Mais certaines personnes ont l'habitude de dire que la consommation d'alcool est la grande sources du crime; que "cela remplit nos prisons de criminels"; et que c'est une raison suffisante pour en prohiber la vente.
Si les gens qui disent cela parlent sérieusement, c'est qu'ils parlent sans savoir et sans réfléchir. Ce qu'ils essayent apparemment de faire comprendre, c 'est qu'un très important pourcentage de tous les crimes commis entre les hommes sont commis par des personnes dont les passions criminelles sont exacerbées, à un moment, par la consommation d'alcool, et en conséquence de la consommation d'alcool.
Cette idée est totalement saugrenue.
En premier lieu, les grands crimes commis dans le monde sont pour la plupart motivés par l'avarice et l'ambition.
Les plus grands de tous les crimes sont les guerres que livrent les gouvernements, afin de piller, asservir, et détruire l'humanité.
Après ceux-là, les plus grands crimes commis dans le monde sont également motivés par l'avarice et l'ambition; et ils sont commis, non pas par passion soudaine, mais par des hommes calculateurs, à la tête froide et claire, et qui n'ont pas la moindre intention d'aller en prison pour leur actes. Ils sont commis, moins par des hommes qui violent les lois, que par des hommes qui, tout seuls ou à l'aide de leurs agents, font les lois; par des hommes qui ont comploté pour usurper un pouvoir arbitraire, et le maintenir par la force et par la fraude, et dont le but est de l'usurper et de le maintenir par une législation injuste et inégale, de s'assurer des avantages et des monopoles tels qu'ils seront à même de contrôler et de piller le labeur et les biens d'autres hommes, et ainsi les appauvrir, afin de veiller à leurs propres richesse et promotion[1]. Les vols et méfaits commis par ces hommes, conformément aux lois, – c'est à dire à leurs propres lois – sont comme des montagnes à côté de taupinières, en comparaison avec les crimes commis par tous les autres criminels, en violation des lois.
Mais, troisièmement, il existe un grand nombre de fraudes de toutes sortes commises pendant les transactions commerciales, dans lesquelles les protagonistes, par leur sang-froid et leur sagacité, évitent de se conformer aux lois. Et seule leur tête froide et claire le leur permet. Des hommes sous l'influence de boissons enivrantes sont bien moins aptes que les précédents à réussir de telles fraudes. Ils sont les plus imprudents, les moins heureux dans leurs entreprises, les moins efficaces parmi tous les criminels qui ont affaire à la loi, et ceux dont on a le moins à craindre.
Quatrièmement. Les cambrioleurs, voleurs, détrousseurs, faussaires, faux-monnayeurs, et escrocs qui s'attaquent à la société, sont tout sauf des buveurs invétérés. Leur commerce est d'un genre bien trop dangereux pour tolérer les risques qu'une telle ébriété impliquerait.
Cinquièmement. Les crimes qu'on peur affirmer avoir été commis sous l'influence de boissons enivrantes sont pour la plupart des bagarres pas très nombreuses, et généralement pas très graves. Certains autres crimes mineurs, tels que les vols à l'étalage, ou autres atteintes mineures à la propriété d'autrui, sont parfois commis sous l'influence de l'alcool par des personnes à l'esprit simple, peu habituées au crime en général. Les hommes qui commettent ces crimes mineurs sont peu nombreux. Personne ne peut dire qu'ils "remplissent nos prisons"; ou, si c'est le cas, on devrait se féliciter d'avoir besoin de si peu de prisons, et de prisons si petites, pour les enfermer.
L'État du Massachussetts, par exemple, compte un million et demi d'habitants. Combien de ces derniers sont aujourd'hui en prison pour des crimes – non pas pour le vice d'avoir été saoul, mais pour des crimes – commis contre des personnes ou des biens sous l'influence d'une boisson puissante ? Je doute qu'il y en ait un sur dix mille, c'est-à-dire, cent cinquante en tout; et les crimes pour lesquels ces derniers sont en prison sont pour la plupart bien minimes.
Et je penses qu'on découvrira que ces quelques hommes méritent en général plus notre pitié qu'une punition, parce que c'était leur pauvreté et leur misère, plutôt qu'une passion pour l'alcool, pour le crime, qui les a poussés à boire, et qui les a ainsi incités à commettre leur cime sous les effets de la boisson.
La vaste accusation selon laquelle l'alcool "remplit nos prisons de criminels" est formulée à, je pense, uniquement par des hommes ne sachant rien faire de mieux que d'appeler un ivrogne un criminel; et leur accusation n'a d'autre fondement que le fait honteux que nous sommes un peuple brutal et déraisonnable, au point de condamner et punir les personnes faibles et infortunées que sont les ivrogne, comme si elles étaient des criminels.
Les législateurs qui autorisent, et les juges qui pratiquent de telles atrocités, sont intrinsèquement des criminels. A moins que leur ignorance soit telle – et elle ne l'est probablement pas – qu'elle puisse leur servir d'excuse. Et si ils devaient eux-mêmes être punis en tant que criminels, notre conduite aurait plus de sens.
Un juge de paix de Boston m'a dit un jour qu'il avait l'habitude de se débarrasser des ivrognes (en les envoyant en prison pour trente jours – je crois que c'était cela la peine d'usage) au rythme d'un toutes les trois minutes !, et parfois même plus rapidement que cela; les condamnant ainsi en tant que criminels,et les expédiant en prison, sans pitié, et sans s'enquérir des circonstances, pour une infirmité qui devrait leur donner droit à de la compassion et à la protection, à la place d'une punition. Les véritables criminels dans ces cas-là n'étaient pas les hommes qui allaient en prison, mais le juge et les hommes à ces ordres, qui les ont mis sous les verrous.
Je recommande à ces personnes qui sont tellement malheureuses à l'idée que les prisons du Massachussetts ne regorgent pas de criminels d'employer une petite partie, au moins, de leur philanthropie à empêcher que nos prisons ne se remplissent de personnes qui ne sont pas des criminels. Je ne me souviens pas avoir entendu que leur sympathie soit jamais allée dans ce sens. Au contraire, la punition des criminels semble être une telle passion chez elles qu'elles ne se donnent pas la peine de s'enquérir si un candidat à la punition est réellement un criminel. Une telle passion, je peux le leur assurer, est bien plus dangereuse, et a droit à beaucoup moins de charité, qu'elle soit morale ou légale, que la passion pour l'alcool.
Il semblerait qu'il convienne beaucoup mieux au caractère sans merci de ces hommes d'envoyer un malheur en prison pour soûlerie, et ainsi de l'écraser, et de le dégrader, et de le décourager, et de la détruire pour la vie, qu'il ne leur conviendrait de le sortir de la pauvreté et de la misère l'ayant rendu ivrogne.
Seules ces personnes qui ont soit peu de capacités, soit peu de dispositions, à ouvrir les yeux, à encourager, ou à aider leurs semblables, sont prises de cette passion violente de les gouverner,les commander, et les punir. Si, au lieu de rester inactives, et de donner leur accord et aval à toutes les lois par lesquelles l'homme faible est d'abord dépossédé, opprimé, et découragé, et ensuite puni en tant que criminel, elles se consacraient plus aux devoirs de défendre ses droits et d'améliorer sa condition, et ainsi à le rendre plus fort, et à le rendre capable de se tenir debout sur ses propres jambes, et de résister aux tentations qui l'entourent, elles n'auraient, je pense, que faire de parler de lois et de prisons pour les vendeurs de rhum ou les buveurs de rhum, ou même pour n'importe quelle autre catégorie de criminels ordinaires. Si, pour être bref, ces hommes, tellement angoissés par la suppression du crime mettaient en suspens, pour quelques temps, leurs appels au gouvernement pour aider à la suppression des crimes des individus, et en appelaient au peuple pour les aider à supprimer les rimes du gouvernement, ils démontreraient à la fois leur sincérité et leur bon sens d'une manière beaucoup plus évidente que ce n'est le cas actuellement. Quand les lois seront toutes à ce point justes et équitable qu'il sera possible pour tous les hommes et toutes les femmes de vivre honnêtement et vertueusement, et de trouver leur propre confort et bonheur, il y aura beaucoup moins d'occasions qu'il n'en existe à présent de les accuser d'un style de vie malhonnête et vicieux.
Notes
- ^ Une première réponse est: si le fait que la consommation d'alcool mène à la pauvreté et à la misère est une raison suffisante pour en prohiber la vente, c'est tout autant une raison suffisante pour en prohiber la consommation; car s'est la consommation, et non pas la vente, qui mène à la pauvreté. Le vendeur est, tout au plus, seulement un complice du buveur. Et c'est une règle de droit, ainsi que de raison, que si le responsable d'acte n'est pas réprimandable, le complice ne peut pas l'être davantage.