Mais, dit-on, si une personne en entraîne une autre dans un vice, cela constitue un crime.
Quelle aberration ! Si n'importe quel acte spécifique est simplement un vice, alors un homme qui incite un autre à le commettre est simplement un complice du vice. De toute évidence il ne commet pas de crime, parce que l'offense du complice ne peut certainement pas être plus grave que celle du responsable.
Toute personne qui est saine d'esprit, compos mentis, pourvue d'un discernement et d'une retenue raisonnables, est présumée mentalement habilitée à juger pour elle-même de tous les arguments, pour et contre, qui pourraient lui être avancés, dans le dessein de la persuader d'executer n'importe quel acte spécifique ; à condition qu'aucune fraude ne soit employée pour la tromper. Et si elle est persuadée ou incitée à commettre l'acte, son acte n'appartient alors qu'à elle ; et même si l'acte s'avère être mauvais pour elle, elle ne peut pas se plaindre que la persuasion ou les arguments, auxquels elle a cédé, étaient des crimes contre elle.
Quand il y a fraude, bien entendu les choses sont différentes. Si, par exemple, je propose du poison à un homme, lui assurant qu'il s'agit d'une boisson inoffensive et bonne pour la santé, et que lui, sur la foi de mon affirmation, l'avale, mon acte est un crime.
Volenti non fit injuria est une maxime du droit. Aux consentants, aucun mal n'est fait. C'est-à-dire aucun mal légal. Et toute personne saine d'esprit, compos mentis, capable d'exercer un discernement raisonnable dans le jugement de la vérité ou du mensonge des représentations ou de la persuasion auxquelles elle cède, est "consentante", au regard de la loi ; elle prend sur elle l'entière responsabilité de ses actes, dès lors qu'il n'y a pas eu de fraude intentionnelle à son encontre.
Ce principe, aux consentants aucun mal n'est fait, ne connaît pas de limites, à l'exception des cas de fraude, ou de personnes ne possédant pas un discernement raisonnable dans le jugement de l'affaire en question. Si une personne possède un discernement raisonnable et n'ayant pas été trompée par une fraude, consent à s'adonner au vice le plus infâme, et que ce faisant elle s'inflige les plus terribles pertes morales, physiques, ou économiques, elle ne peut pas prétendre avoir été légalement trompée. Pour illustrer ce principe, prenons le cas du viol. Prendre possession charnelle d'une femme, contre sa volonté, est le plus horrible des crimes pouvant être commis contre elle, avec le meurtre. Mais prendre possession charnelle d'elle, avec son consentement, n'est pas un crime ; tout au plus un vice. Et l'opinion générale est qu'un enfant de sexe féminin, dès l'âge de dix ans, possède un discernement tellement raisonnable que son consentement, bien que gagné à force de récompenses, ou de promesses de récompenses, suffit à changer l'acte, qui autrement serait un crime de la pire espèce, en un simple acte de vice[1].
Nous voyons le même principe agir dans le cas des boxeurs. Si je pose ne serait-ce qu'un de mes doigts sur la personne d'autrui, contre sa volonté, peu importe que je l'aie à peine effleuré, et peu importe qu'aucune blessure n'ait été causée, cet acte constitue un crime. Mais si deux hommes sont d'accord pour se taper dessus jusqu'à réduire leurs visages en bouillie, il ne s'agit pas d'un crime, seulement d'un vice.
Même les duels ne sont généralement pas considérés comme des crimes, parce que la vie de chaque homme lui appartient et parce que les parties en présence sont d'accord pour que chacun puisse prendre la vie de l'autre, s'il y arrive, par l'usage d'armes qu'ils ont agréées, et conformément à certaines règles également mutuellement approuvées.
Et il s'agit là de la manière correcte de voir les choses, à moins que l'on puisse dire (bien qu'on ne le puisse probablement pas), que "la colère est une folie" qui fait perdre leur raison aux hommes au point de les rendre incapables de discernement raisonnable.
Le jeu est une autre illustration du principe aux consentants aucun mal n'est fait. Si je ne faisais que prendre un seul cent des biens d'un homme, sans son consentement, cet acte serait un crime. Mais si deux hommes, qui sont compos mentis, possédant un discernement raisonnable pour pouvoir juger de la nature et des résultats probables de leurs actes, s'asseyent ensemble, et si chacun d'eux parie volontairement son argent contre l'argent d'un autre, sur un coup de dé, et que l'un d'eux perde la totalité de ses biens (quelle qu'en soit l'importance), il ne s'agit pas d'un crime, seulement d'un vice.
Ce n'est même pas un crime d'aider une personne à se suicider, à condition qu'elle soit en possession de toute sa raison.
L'idée est plutôt répandue que le suicide est, par lui-même, une preuve irréfutable de folie. Mais, bien que d'ordinaire cela puisse être une preuve solide de folie, ce n'est d'aucune manière, en aucun cas, une preuve irréfutable. De nombreuses personnes ayant indubitablement pleine possession de leurs facultés mentales se sont suicidées, pour échapper à la honte de voir leur crime révélé au public, ou pour éviter une quelconque autre terrible calamité. Le suicide, dans ces cas-là, n'a peut-être pas été d'une sagesse extraordinaire, mais n'a certainement pas été non plus la preuve d'un manque de discernement raisonnable[2]. Et, pour rester dans les limites du discernement raisonnable, il n'y a pas eu de crime de la part des personnes qui y ont aidé, qu'elles en aient fourni l'instrument ou qu'elles y aient contribué autrement. Et si, dans des cas pareils, aider un suicide n'est pas un crime, comment peut-on prétendre qu'aider quelqu'un à commettre cet acte qui lui procure du plaisir, et qu'une large proportion de l'humanité a cru utile, en soit un ?
Notes
^ 1 : Le code des lois du Massachussets statue que c'est à l'âge de dix ans qu'un enfant de sexe féminin est supposé avoir suffisamment de discernement pour se débarrasser de sa virginité. Mais le même code statue qu'aucune personne, homme ou femme, de n'importe quel âge, ou de n'importe quel niveau de sagesse ou d'expérience, n'a suffisamment de discernement pour qu'on puisse lui confier l'achat personnel et la consommation d'un verre d'alcool, selon son bon jugement ! Quelle illustration de la sagesse législative du Massachussets !
^ 2 : Caton d'Utique s'est suicidé pour ne pas tomber dans les mains de César. Qui l'a jamais suspecté de folie ? Brutus a fait de même. Colt s'est suicidé une heure avant d'être pendu. Il l'a fait pour éviter à son nom et à sa famille la honte d'une pendaison. Ceci, qu'il s'agisse d'un acte vraiment sage ou non, était un acte raisonnable marqué d'un discernement raisonnable. Existe-t-il quelqu'un pour supposer que la personne lui ayant fourni l'instrument nécessaire était un criminel ?