Nous avons vu, dans le dernier chapitre, que toutes les consommations publiques étant par elles-mêmes un sacrifice, un mal qui n'a d'autre compensation que l'avantage qui résulte pour le public de la satisfaction d'un besoin, une bonne administration ne dépense jamais pour dépenser, et s'assure que l'avantage qui doit naître pour le public d'un besoin satisfait, surpasse l'étendue du sacrifice que le public a dû faire pour cela.
Jetons maintenant un coup d'œil sur les principaux besoins du public dans une société civilisée ; c'est l'unique moyen d'apprécier convenablement l'étendue des sacrifices qu'ils méritent qu'on fasse pour les obtenir.
Les produits matériels qui sont consommés dans l'intérêt du public, sont les munitions de guerre et de bouche, nécessaires à l'entretien des armées ; les provisions que réclament les hôpitaux, les prisons, et en général toutes les personnes à l'entretien desquelles l'État pourvoit directement. Les feux d'artifice tirés publiquement dans les solennités, sont des produits matériels consommés pour l'amusement du peuple. Mais de toutes les dépenses publiques, les plus considérables sont celles qu'entraînent les services rendus, ou censés rendus, par les hommes ou par les choses, et qui ont été caractérisés, dans le premier livre de cet ouvrage, sous le nom de produits immatériels.
Les services personnels sont ceux de tous les fonctionnaires publics civils, judiciaires, militaires, religieux. Le public, en payant une liste civile, des traitements, des salaires, achète des services personnels qui sont consommés dans son intérêt, et pour satisfaire un des besoins de la société. Je dis que ces services sont consommés ; car, après qu'ils ont été rendus, il est impossible de les consommer de nouveau.
Le juge qui a assisté à l'audience d'hier, peut assister à une audience aujourd'hui ; mais c'est une nouvelle vacation, qu'il faut payer sur nouveaux frais. Il faut considérer les talents d'un fonctionnaire public comme un fonds dont il vend au public les produits pendant un espace de temps déterminé ; le public consomme ces services pour son avantage, et le fonctionnaire consomme de son côté pour son entretien et celui de sa famille, les produits qu'il a reçus du public sous le nom de traitement.
Les biens communaux, les jardins publics, les grandes routes, et même les rivières et les mers, sont des fonds de terre productifs d'utilité ou d'agrément, dont le public consomme la rente. Lorsqu'il s'y trouve des valeurs capitales ajoutées, comme des édifices, des ponts, des ports, des chaussées, des digues, des canaux, alors le public consomme, outre le service ou la rente du fonds, le service ou l'intérêt d'un capital. De ces fonds, les uns sont un don gratuit de la nature, les autres sont le fruit d'accumulations que des gouvernements sages ont réservées sur les contributions annuelles des nations.
Quelquefois le public possède des établissements industriels productifs de produits matériels, comme en France la manufacture de porcelaine de Sèvres, celle de tapisseries des Gobelins, les salines de la Lorraine et du Jura, etc. Lorsque ces établissements rapportent plus qu'ils ne coûtent, ce qui est fort rare, alors ils fournissent une partie des revenus de la société, loin de devoir passer pour être une de ses charges.
I. des dépenses relatives à l'administration civile et judiciaire.
Les frais d'administration civile ou judiciaire consistent, soit dans le traitement des magistrats, soit dans la dépense de représentation qu'on suppose nécessaire pour l'accomplissement de leurs fonctions.
Quand même la représentation, ou une partie de la représentation, est payée par le magistrat, elle n'en retombe pas moins à la charge du public, puisqu'il faut bien que dans ce cas le traitement du magistrat soit proportionné à la somptuosité qu'on exige de lui. Ceci s'applique à tous les fonctionnaires publics, depuis le prince jusqu'à l'huissier. Un peuple qui ne sait respecter son prince que lorsqu'il est entouré de faste, de dorures, de gardes, de chevaux, de tout ce qu'il y a de plus dispendieux, paie en conséquence.
Il économise au contraire, quand il accorde son respect à la simplicité plutôt qu'à l'étalage, et quand il obéit aux lois sans appareil. C'est ce qui rendait singulièrement médiocres les frais du gouvernement dans plusieurs cantons suisses avant la révolution, et dans l'Amérique septentrionale même avant son indépendance.
Quoiqu'elles fussent sous la domination de l'Angleterre, on sait que les colonies de l'Amérique septentrionale avaient leur gouvernement à elles, dont elles supportaient les frais ; or, toutes les dépenses du gouvernement de ces provinces ne montaient, par année, qu'à la somme de 64700 livres sterling 1552800 francs). « Exemple mémorable, dit Smith, qui montre avec combien peu de frais trois millions d'hommes peuvent être, non seulement gouvernés, mais bien gouvernés. ».
Les causes purement politiques, et la forme du gouvernement qui en dérive, influent sur les frais de traitement des fonctionnaires civils et judiciaires, sur ceux de représentation, et enfin sur ceux qu'exigent les institutions et les établissements publics. Ainsi, dans un pays despotique, où le prince dispose des biens de ses sujets, lui seul réglant son traitement, c'est-à-dire, ce qu'il consomme de deniers publics pour son utilité personnelle, ses plaisirs, l'entretien de sa maison, ce traitement peut être fixé plus haut que dans les pays où il est débattu entre les représentants du prince et ceux des contribuables.
Le traitement des magistrats subalternes dépend également, soit de leur influence particulière, soit du système général du gouvernement.
Les services qu'ils rendent sont coûteux ou à bon marché, non seulement en proportion du prix qu'on les paie, mais encore selon que les fonctions sont moins bien ou mieux remplies. Un service mal rendu est cher, quoique fort peu payé ; il est cher s'il est peu nécessaire. Il en est de cela comme d'un meuble qui ne remplit pas bien l'office auquel il est destiné, ou dont on n'avait pas besoin, et qui embarrasse plutôt qu'il ne sert. Tels étaient, sous l'ancienne monarchie, les charges de grand-amiral, de grand-maître, de grand-échanson, de grand-veneur, et une foule d'autres qui ne servaient pas même à relever l'éclat de la couronne, et dont plusieurs n'étaient que des moyens employés pour répandre des gratifications et des faveurs.
Par la même raison, lorsque l'on complique les ressorts de l'administration, on fait payer au peuple des services qui ne sont pas indispensables pour le maintien de l'ordre public : c'est une façon inutile donnée à un produit qui n'en vaut pas mieux pour cela, et qui communément en vaut moins. Sous un mauvais gouvernement qui ne peut soutenir ses empiétements, ses injustices, ses exaction, qu'au moyen de nombreux satellites, d'un espionnage actif et de prisons multipliées ; ces prisons, ces espions, ces soldats coûtent au peuple, qui certes n'en est pas plus heureux.
Par la raison contraire, un service public peut n'être pas cher, quoiqu'il soit généreusement payé. Si un faible salaire est perdu en totalité quand il est donné à un homme incapable de remplir son emploi, si les pertes que cause son impéritie vont même beaucoup au-delà de son salaire, les services que rend un homme recommandable par ses connaissances et son jugement, sont un riche équivalent qu'il donne en échange du sien ; les pertes dont il préserve l'État, ou les avantages qu'il lui procure, excèdent bientôt la récompense qu'il en reçoit, quelque libérale qu'on la suppose.
On gagne toujours à n'employer, en toutes choses, que les bonnes qualités, dût-on les payer davantage. On n'a presque jamais des gens de mérite à très bas prix, parce que le mérite s'applique à plus d'un emploi. Il ne faut pas lui donner lieu de se dégoûter d'une carrière où il sent qu'il ne reçoit pas une équitable récompense de ses soins. En administration, la véritable économie consiste à ne pas compliquer les rouages, à ne pas multiplier les places, à ne pas les donner à la faveur, et non à les payer mesquinement.
Il en est de la probité comme du talent. On n'a des gens intègres qu'en les payant. Rien d'étonnant à cela : ils n'ont pas à leur disposition les commodes suppléments que s'assure l'improbité.
Le pouvoir qui accompagne ordinairement l'exercice des fonctions publiques, est une espèce de salaire qui, dans bien des cas excède le salaire en argent qu'on leur attribue. Je sais que dans un État bien ordonné, les lois ayant le principal pouvoir, et peu de chose étant laissé à l'arbitraire de l'homme, il n'y trouve pas autant de moyens de satisfaire ses fantaisies et ce malheureux amour de la domination que tout homme porte dans son cœur. Cependant la latitude que les lois ne peuvent manquer de laisser aux volontés de ceux qui les exécutent, surtout dans l'ordre administratif, et les honneurs qui accompagnent ordinairement les emplois éminents, ont une valeur véritable qui les fait rechercher avec ardeur, même dans les pays où ils ne sont pas lucratifs.
Les règles d'une stricte économie conseilleraient peut-être d'économiser le salaire en argent dans les cas où les honneurs suffisent pour exciter l'empressement de ceux qui prétendent aux charges ; ce qui les ferait tomber entre les mains des gens riches exclusivement. Alors, indépendamment de l'inconvénient qui peut se rencontrer lorsque l'on confère à la richesse un pouvoir politique, on risquerait de perdre, par l'incapacité du fonctionnaire, plus qu'on n'épargnerait en économisant son traitement. Ce serait, dit Platon dans sa république , comme si, sur un navire, on faisait quelqu'un pilote pour son argent. Il est à craindre d'ailleurs qu'un homme, quelque riche qu'il soit, qui donne gratuitement ses travaux, ne vende son pouvoir. L'expérience a malheureusement prouvé que dans les pays où les fonctions de représentants de la nation sont gratuites, les intérêts généraux sont sacrifiés aux intérêts privilégiés. Une fortune considérable ne suffit pas pour préserver un fonctionnaire de la vénalité ; car les grands besoins marchent d'ordinaire avec une grande fortune, et fréquemment la devancent. Enfin, en supposant qu'on puisse rencontrer, ce qui n'est pas rigoureusement impossible, avec une grande fortune, l'intégrité, et avec l'intégrité l'amour du travail, nécessaires pour bien s'acquitter de ses devoirs, pourquoi ajouter à l'ascendant déjà trop grand des richesses, celui que donne l'autorité ? Quels comptes osera-t-on demander à l'homme qui peut se donner, soit avec le gouvernement, soit avec le peuple, l'air de la générosité ? Ce n'est pas que dans quelques occasions, comme dans l'administration des hôpitaux et des prisons, on ne puisse, avec avantage et sans danger, employer les services gratuits des gens riches pourvu qu'ils aient le jugement et l'activité, qualités sans lesquelles tout souffre et dépérit.
Sous l'ancien régime, en France, le gouvernement, pressé par le besoin d'argent, vendait les places ; cet expédient entraîne les inconvénients des fonctions qu'on exerce gratuitement, puisque les émoluments de la place ne sont plus que l'intérêt du capital payé par le titulaire, et il coûte à l'État comme si la fonction n'était pas gratuite, puisqu'il laisse l'État grevé d'une rente dont il a mangé le fonds.
On a souvent confié des fonctions civiles, telles que l'expédition des actes de naissance, de mariage et de décès, à des prêtres qui, payés pour d'autres fonctions, pouvaient exercer gratuitement celle-là.
D'abord elle n'est pas gratuite si le prêtre reçoit un droit casuel sous une forme quelconque ; n'y a-t-il pas ensuite quelque imprudence à l'autorité civile, à confier une partie de ses fonctions à des hommes qui se disent ministres d'une autorité supérieure à la sienne, et qui reçoivent quelquefois les ordres d'un prince étranger ?
Malgré toutes les précautions qu'on peut prendre, le public ni le prince ne peuvent jamais être ni si bien servis, ni à si bon marché que les particuliers. Les agents de l'administration ne sauraient être surveillés par leurs supérieurs avec le même soin que les agents des particuliers, et les supérieurs eux-mêmes ne sont pas si directement intéressés à leur bonne conduite.
Il est facile d'ailleurs aux inférieurs d'en imposer à un chef qui, obligé d'étendre au loin son inspection, ne peut donner à chaque objet qu'une fort petite dose d'attention ; à un chef souvent bien plus sensible aux prévenances qui flattent sa vanité, qu'aux soins dont le public seul profite ! Quant au prince et au peuple, qui sont les plus intéressés à la bonne administration, puisqu'elle affermit le pouvoir de l'un et le bonheur de l'autre, une surveillance efficace et soutenue leur est presque impossible à exercer. Il faut nécessairement qu'ils s'en rapportent à leurs agents dans le plus grand nombre des cas, et qu'ils soient trompés quand on est intéressé à les tromper ; ce qui arrive fréquemment. « Les services publics ne sont jamais mieux exécutés, dit Smith, que lorsque la récompense est une conséquence de l'exécution, et se proportionne à la manière dont le service a été exécuté. ». Il voudrait que les salaires des juges fussent payés à l'issue de chaque procès, et proportionnellement aux peines que la procédure aurait occasionnées aux différents magistrats. Les juges alors s'occuperaient de leur affaire, et les procès ne traîneraient pas en longueur.
Il serait difficile d'étendre ce procédé à la plupart des actes de l'administration, et il ouvrirait peut-être la porte à d'autres abus non moins nuisibles ; mais il aurait un grand avantage, en ce que les agents de l'administration ne se multiplieraient pas au-delà de tous les besoins. Cela établirait dans les services rendus au public, cette concurrence si favorable aux particuliers dans les services qu'ils réclament.
Non seulement le temps et les travaux des administrateurs sont parmi les plus chèrement payés, non seulement il y en a une grande partie gaspillée par leur faute, sans qu'il soit possible de l'éviter, mais il y en a souvent beaucoup de perdus par une suite des usages du pays et de l'étiquette des cours.
Qui pourrait calculer ce que, durant plus d'un siècle, il a été perdu, sur la route de Paris à Versailles, d'heures chèrement payées par le public ?
Les longues cérémonies qui s'observent dans les cours de l'orient, prennent de même aux principaux fonctionnaires de l'État un temps considérable. Quand le prince a consacré aux pratiques religieuses, aux cérémonies d'usage, et à ses plaisirs, le temps qu'ils réclament, il ne lui en reste pas beaucoup pour s'occuper de ses affaires ; aussi vont-elles fort mal.
Le roi de Prusse Frédéric II, au contraire, en distribuant bien son temps et en le remplissant bien, avait trouvé le moyen de faire beaucoup par lui-même.
Il a plus vécu que d'autres, morts plus âgés, et il a élevé son pays au rang d'une puissance du premier ordre. Sans doute ses autres qualités étaient nécessaires pour cela ; mais ses autres qualités n'auraient pas suffi sans un bon emploi de son temps.
II. Des dépenses relatives à l'armée.
Lorsque le commerce, les manufactures et les arts se sont répandus chez un peuple, et que les produits généraux se sont par conséquent multipliés, chaque citoyen ne peut, sans de graves inconvénients, être arraché aux emplois productifs devenus nécessaires à l'existence de la société, pour être employé à la défense de l'État. Le cultivateur est forcé de travailler non seulement pour se nourrir avec sa famille, mais pour nourrir d'autres familles qui sont, ou propriétaires des terres et en partagent les produits, ou manufacturières et commerçantes, et lui fournissent des denrées dont lui-même ne peut plus se passer. Il faut, en conséquence, qu'il cultive une plus grande étendue de terrain, qu'il varie ses cultures, qu'il soigne un plus grand nombre de bestiaux, qu'il se livre à une exploitation lus compliquée, et qui l'occupe même dans les intervalles que lui laisse le développement des germes.
Le manufacturier, le commerçant peuvent encore moins sacrifier un temps et des facultés dont toutes les portions, sauf les instants de relâche, sont nécessaires à la production qui soutient leur existence.
Les propriétaires des terres affermées pourraient encore, à la vérité, faire la guerre à leurs dépens, et c'est bien ce que font jusqu'à un certain point les nobles dans les monarchies ; mais la plupart des propriétaires, accoutumés aux douceurs de la civilisation, n'éprouvant jamais les besoins qui font concevoir et exécuter les grandes entreprises, peu susceptibles de cet enthousiasme qu'on n'éprouve jamais seul, et qui ne peut être général dans une nation nécessairement occupée ; les propriétaires, dis-je, ont, dans cet ordre de choses, toujours préféré de contribuer à la défense de la société plutôt par le sacrifice d'une partie de leurs revenus, que par celui de leur repos et de leur vie. Les capitalistes partagent les goûts, les besoins et l'opinion des propriétaires fonciers.
De là les contributions qui, dans presque tous les États modernes, ont mis le prince ou la république en état de salarier des soldats dont tout le métier est de garder le pays, de le défendre contre les agressions des autres puissances, et trop souvent d'être les instruments des passions et de la tyrannie de leurs chefs.
La guerre, devenue un métier, participe comme tous les autres arts aux progrès qui résultent de la division du travail : elle met à contribution toutes les connaissances humaines. On ne peut y exceller, soit comme général, soit comme ingénieur, soit comme officier, soit même comme soldat, sans une instruction quelquefois fort longue et sans un exercice constant.
Aussi, en exceptant les cas où l'on a eu à lutter contre l'enthousiasme d'une nation tout entière, l'avantage est-il toujours demeuré aux troupes les mieux aguerries, à celles dont la guerre était devenue le métier. Les Turcs, malgré leur mépris pour les arts des Chrétiens, sont obligés d'être leurs écoliers dans l'art de la guerre, sous peine d'être exterminés.
Toutes les armées de l'Europe ont été forcées d'imiter la tactique des Prussiens ; et lorsque le mouvement imprimé aux esprits par la révolution française, a perfectionné, dans les armées de la république, l'application des sciences aux opérations militaires, les ennemis des Français se sont vus dans la nécessité de s'approprier les mêmes avantages.
Tous ces progrès, ce déploiement de moyens, cette consommation de ressources, ont rendu la guerre bien plus dispendieuse qu'elle ne l'était autrefois. Il a fallu pourvoir d'avance les armées, d'armes, de munitions de guerre et de bouche, d'attirails de toute espèce. L'invention de la poudre à canon a rendu les armes bien plus compliquées et plus coûteuses, et leur transport, surtout celui des canons et des mortiers, plus difficile. Enfin les étonnants progrès de la tactique navale, ce nombre de vaisseaux de tous les rangs, pour chacun desquels il a fallu mettre en jeu toutes les ressources de l'industrie humaine ; les chantiers, les bassins, les usines, les magasins, etc., ont forcé les nations qui font la guerre, non seulement à faire pendant la paix à peu près la même consommation que pendant les hostilités, non seulement à y dépenser une partie de leur revenu, mais à y placer une portion considérable de leurs capitaux.
On peut ajouter à ces considérations que le système colonial des modernes, j'entends ce système qui tend à vouloir conserver le gouvernement d'une ville ou d'une province situées sous un autre climat, a rendu les États européens attaquables et vulnérables jusqu'aux extrémités de la terre ; tellement qu'une guerre entre deux grandes puissances, a maintenant pour champ de bataille le globe entier.
Il en est résulté que la richesse est devenue aussi indispensable pour faire la guerre que la bravoure, et qu'une nation pauvre ne peut plus résister à une nation riche. Or comme la richesse ne s'acquiert que par l'industrie et l'épargne, on peut prévoir que toute nation qui ruinera, par de mauvaises lois ou par des impôts trop pesants, son agriculture, ses manufactures et son commerce, sera nécessairement dominée par d'autres nations plus prévoyantes. Il en résulte aussi que la force sera probablement à l'avenir du côté de la civilisation et des lumières ; car les nations civilisées sont les seules qui puissent avoir assez de produits pour entretenir des forces militaires imposantes ; ce qui éloigne pour l'avenir la probabilité de ces grands bouleversements dont l'histoire est pleine, et où les peuples civiliés sont devenus victimes des peuples barbares.
La guerre coûte plus que ses frais ; elle coûte ce qu'elle empêche de gagner. Lorsqu'en 1672, Louis XII, dominé par son ressentiment, résolut de châtier la Hollande pour l'indiscrétion de ses gazetiers, Boreel, ambassadeur des Provinces-Unies, lui remit un mémoire qui lui prouvait que, par le canal de la Hollande, la France vendait annuellement aux étrangers pour 60 millions de ses marchandises, valeur d'alors, qui feraient 120 millions de ce temps-ci.
Cela fut traité de bavardage par la cour.
Enfin ce serait apprécier imparfaitement les frais de la guerre, si l'on n'y comprenait aussi les ravages qu'elle commet, et il y a toujours un des deux partis pour le moins exposé à ses ravages, celui chez lequel s'établit le théâtre de la guerre. Plus un État est industrieux, et plus la guerre est pour lui destructive et funeste. Lorsqu'elle pénètre dans un pays riche de ses établissements agricoles, manufacturiers et commerciaux, elle ressemble à un feu qui gagne des lieux pleins de matières combustibles ; sa rage s'en augmente, et la dévastation est immense. Smith appelle le soldat un travailleur improductif ; plût à dieu ! C'est bien plutôt un travailleur destructif ; non seulement il n'enrichit la société d'aucun produit, non seulement il consomme ceux qui sont nécessaires à son entretien, mais trop souvent il est appelé à détruire, inutilement pour lui-même, le fruit pénible des travaux d'autrui.
Au reste, le progrès lent mais infaillible des lumières changera encore une fois les relations des peuples entre eux, et par conséquent les dépenses publiques qui ont rapport à la guerre. On finira par comprendre qu'il n'est point dans l'intérêt des nations de se battre ; que tous les maux d'une guerre malheureuse retombent sur elles ; et que les avantages qu'elles recueillent des succès, sont absolument nuls. Toute guerre, dans le système politique actuel, est suivie de tributs imposés aux vaincus par le vainqueur, et de tributs imposés aux vainqueurs par ceux qui les gouvernent ; car qu'est-ce que l'intérêt des emprunts qu'ils ont faits, sinon des tributs ? Peut-on citer dans les temps modernes une seule nation qui, à l'issue de la guerre la plus heureuse, ait eu moins de contributions à payer, qu'avant de l'avoir commencée ?
Quant à la gloire qui suit des succès sans avantages réels, c'est un hochet qui coûte fort cher, et qui ne saurait longtemps amuser des hommes raisonnables. La satisfaction de dominer sur la terre ou sur les mers, ne paraîtra guère moins puérile, quand on sera plus généralement convaincu que cette domination ne s'exerce jamais qu'au profit de ceux qui gouvernent, et nullement au profit de leurs administrés. Le seul intérêt des administrés est de communiquer librement entre eux, et par conséquent d'être en paix. Toutes les nations sont amies par la nature des choses, et deux gouvernements qui se font la guerre ne sont pas moins ennemis de leurs propres sujets que de leurs adversaires. Si de part et d'autre les sujets épousent des querelles de vanité et d'ambition qui leur sont également funestes, à quoi peut-on comparer leur stupidité ? J'ai honte de le dire ; à celle des brutes qui s'animent et se déchirent pour le plaisir de leurs maîtres ?
Mais si déjà la raison publique a fait des progrès, elle en fera encore. Précisément parce que la guerre est devenue beaucoup plus dispendieuse qu'elle n'était autrefois, il est impossible aux gouvernements de la faire désormais sans l'assentiment du public, positivement ou tacitement exprimé. Cet assentiment s'obtiendra de plus en plus difficilement à mesure que le gros des nations s'éclairera sur leurs véritables intérêts. Dès lors l'état militaire des nations se réduira à ce qui sera nécessaire pour repousser une invasion. Or, ce qu'il faut pour cela, ce sont quelques corps de cavalerie et d'artillerie qui ne peuvent se former à la hâte, et qui demandent une instruction préalable ; du reste, la force des États sera dans leurs milices nationales, et surtout dans de bonnes institutions : on ne surmonte jamais un peuple unanimement attaché à ses institutions, et il s'y attache d'autant plus qu'il aurait plus à perdre à changer de domination.
III. Des dépenses relatives à l'enseignement public.
Le public est-il intéressé à ce qu'on cultive tous les genres de connaissances ?
Est-il nécessaire qu'on enseigne à ses frais toutes celles qu'il est de son intérêt que l'on cultive ?
Deux questions dont la solution peut être demandée à l'économie politique.
Quelle que soit notre position dans la société, nous sommes perpétuellement en rapport avec les trois règnes de la nature. Nos aliments, nos habits, nos médicaments, l'objet de nos occupations et de nos plaisirs, tout ce qui nous environne enfin, est soumis à des lois ; et mieux ces lois sont connues, plus sont grands le avantages qu'en retire la société. Depuis l'ouvrier qui façonne le bois ou l'argile, jusqu'au ministre d'État, qui d'un trait de plume règle ce qui a rapport à l'agriculture, aux haras, aux mines, au commerce, chaque individu remplira mieux son emploi s'il connaît mieux la nature des choses, s'il est plus instruit.
De nouveaux progrès dans nos connaissances procurent, par la même raison, un accroissement de bonheur à la société. Un nouvel emploi du levier, ou de la force de l'eau, ou de celle du vent, la manière de diminuer un simple frottement, peuvent influer sur vingt arts différents. L'uniformité des mesures, auxquelles les sciences mathématiques ont fourni une base, serait utile au monde commerçant tout entier, s'il avait la sagesse de l'adopter. La première découverte importante qu'on fera dans l'astronomie ou la géologie, donnera peut-être le moyen de connaître plus exactement et plus facilement les longitudes en mer, et cette facilité influera sur le commerce du globe.
Une seule plante dont la botanique enrichira l'Europe, peut influer sur le sort de plusieurs millions de familles.
Parmi cette foule de connaissances, les unes de théorie, les autres d'application, dont la propagation et les progrès sont avantageux au public, il y en a heureusement beaucoup que les particuliers sont personnellement intéressés à acquérir, et dont la société peut se dispenser de payer l'enseignement.
Un entrepreneur de travaux quelconques cherche avidement à connaître tout ce qui a rapport à son art ; l'apprentissage de l'ouvrier se compose de l'habitude manuelle, et en outre d'une foule de notions qu'on ne peut acquérir que dans les ateliers, et qui ne peuvent être récompensées que par un salaire.
Mais tous les degrés de connaissances ne produisent pas pour l'individu un avantage proportionné à celui qu'en retire la société. En traitant des profits du savant, j'ai montré par quelle cause ses talents n'étaient point récompensés selon leur valeur.
Cependant les connaissances théoriques ne sont pas moins utiles à la société que les procédés d'exécution. Si l'on n'en conservait pas le dépôt, que deviendrait leur application aux besoins de l'homme ?
Cette application ne serait bientôt plus qu'une routine aveugle qui dégénérerait promptement ; les arts sombreraient, la barbarie reparaîtrait.
Les académies et les sociétés savantes, un petit nombre d'écoles très fortes, où non seulement on conserve le dépôt des connaissances et les bonnes méthodes d'enseignement, mais où l'on étende sans cesse le domaine des sciences, sont donc regardées comme une dépense bien entendue, en tout pays où l'on sait apprécier les avantages attachés au développement des facultés humaines. Mais il faut que ces académies et ces écoles soient tellement organisées, qu'elles n'arrêtent pas les progrès des lumières au lieu de les favoriser, qu'elles n'étouffent pas les bonnes méthodes d'enseignement au lieu de les répandre.
Longtemps avant la révolution française, on s'était aperçu que la plupart des universités avaient cet inconvénient. Toutes les grandes découvertes ont été faites hors de leur sein ; et il en est peu auxquelles elles n'aient opposé le poids de leur influence sur la jeunesse, et de leur crédit sur l'autorité.
Cette expérience montre combien il est essentiel de ne leur attribuer aucune juridiction. Un candidat est-il appelé à faire des preuves ; il ne convient pas de consulter des professeurs qui sont juges et parties, qui doivent trouver bon tout ce qui sort de leur école, et mauvais tout ce qui n'en vient pas. Il faut constater le mérite du candidat, et non le lieu de ses études, ni le temps qu'il y a consacré ; car exiger qu'une certaine instruction, celle qui est relative à la médecine, par exemple, soit reçue dans un lieu désigné, c'est empêcher une instruction qui pourrait être meilleure, et prescrire un certain cours d'études, c'est prohiber toute autre marche plus expéditive.
S'agit-il de juger le mérite d'un procédé quelconque, il faut de même se défier de l'esprit de corps.
Un encouragement qui n'a aucun danger et dont l'influence est bien puissante, est celui qu'on donne à la composition des bons ouvrages élémentaires.
L'honneur et le profit que procure un bon ouvrage de ce genre, ne paient pas le travail, les connaissances et les talents qu'il suppose ; c'est une duperie de servir le public par ce moyen, parce que la récompense naturelle qu'on en reçoit, n'est pas proportionnée au bien que le public en retire. Le besoin qu'on a de bons livres élémentaires ne sera donc jamais complètement satisfait, qu'autant qu'on fera, pour les avoir, des sacrifices extraordinaires, capables de tenter des hommes du premier mérite. Il ne faut charger personne spécialement d'un pareil travail : l'homme du plus grand talent peut n'avoir pas celui qui serait propre à cela. Il ne faut pas proposer des prix : ils sont accordés quelquefois à des productions imparfaites, parce qu'il ne s'en est point présenté de meilleures ; d'ailleurs l'encouragement du prix cesse dès qu'il est accordé. Mais il faut payer proportionnellement au mérite, et toujours généreusement, tout ce qui se fait de bon. Une bonne production n'en exclut pas alors une meilleure ; et avec le temps on a, dans chaque genre, ce qu'on peut avoir de mieux. Je remarquerai qu'on ne risque jamais beaucoup en mettant un grand prix aux bonnes productions : elles sont toujours rares ; et ce qui est une récompense magnifique pour un particulier, est un léger sacrifice pour une nation.
Tels sont les genres d'instruction favorables à la richesse nationale, et ceux qui pourraient déchoir si la société ne contribuait pas à leur entretien. Il y en a d'autres qui sont nécessaires à l'adoucissement des mœurs, et qui peuvent encore moins se soutenir sans son appui.
À une époque où les arts sont perfectionnés, et où la séparation des occupations est introduite jusque dans leurs moindres embranchements, la plupart des ouvriers sont forcés de réduire toutes leurs actions et toutes leurs pensées à une ou deux opérations, ordinairement très simple et constamment répétées ; nulle circonstance nouvelle, imprévue, ne s'offre jamais à eux ; n'étant dans aucun cas appelés à faire usage de leurs facultés intellectuelles, elles s'énervent, s'abrutissent, et ils deviendraient bientôt eux-mêmes non seulement incapables de dire deux mots qui eussent le sens commun sur toute autre chose que leur outil, mais encore de concevoir ni même de comprendre aucun dessein généreux, aucun sentiment noble. Les idées élevées tiennent à la vue de l'ensemble ; elles ne germent point dans un esprit incapable de saisir des rapports généraux : un ouvrier stupide ne comprendra jamais comment le respect de la propriété est favorable à la prospérité publique, ni pourquoi lui-même est plus intéressé à cette prospérité que l'homme riche ; il regardera tous les grands biens comme une usurpation. Un certain degré d'instruction, un peu de lecture, quelques conversations avec d'autres personnes de son état, quelques réflexions pendant son travail, suffiraient pour l'élever à cet ordre d'idées, et mettraient même plus de délicatesse dans ses relations de père, d'époux, de frère, de citoyen.
Mais la position du simple manouvrier dans la machine productive de la société, réduit ses profits presqu'au niveau de ce qu'exige sa subsistance. À peine peut-il élever ses enfants, et leur apprendre un métier ; comment leur donnerait-il ce degré d'instruction que nous supposons nécessaire au bien-être de l'ordre social ? Si la société veut jouir de l'avantage attaché à ce degré d'instruction dans cette classe, elle doit donc le donner à ses frais.
On atteint ce but par des écoles où l'on enseigne gratuitement à lire, à écrire et à compter. Ces connaissances sont le fondement de toutes les autres, et suffisent pour civiliser le manouvrier le plus simple. À vrai dire, une nation n'est pas civilisée, et ne jouit pas par conséquent des avantages attachés à la civilisation, quand tout le monde n'y sait pas lire, écrire et compter. Sans cela elle n'est pas encore complètement tirée de l'état de barbarie.
J'ajouterai qu'avec ces connaissances, nulle grande disposition, nul talent extraordinaire, et dont le développement serait hautement profitable à une nation, ne peut rester enfoui. La seule faculté de lire, met, à peu de frais, le moindre citoyen en rapport avec ce que le monde a produit de plus éminent dans le genre vers lequel il se sent appelé par son génie. Les femmes ne doivent pas demeurer étrangères à cette instruction élémentaire, parce qu'on n'est pas moins intéressé à leur civilisation, et qu'elles sont les premières, et trop souvent les seules institutrices de leurs enfants.
Les gouvernements seraient d'autant plus inexcusables de négliger l'instruction élémentaire et de laisser croupir, dans un état voisin de la barbarie, la majeure partie de nos nations soi-disant civilisées de l'Europe, qu'ils peuvent, au moyen d'un procédé maintenant éprouvé, celui de l'enseignement mutuel, répandre cette instruction parmi la presque totalité de la classe indigente.
Ce sont donc les connaissances élémentaires et les connaissances relevées qui, moins favorisées que les autres par la nature des choses, et par la concurrence des besoins, doivent avoir recours à l'appui de l'autorité publique lorsqu'elle veut servir les intérêts du corps social. Ce n'est pas que les particuliers ne soient intéressés au maintien et aux progrès de ces connaissances comme des autres ; mais ils n'y sont pas aussi directement intéressés ; le déclin qu'elles éprouvent ne les expose pas à une perte immédiate ; et un grand empire pourrait rétrograder jusqu'aux confins de la barbarie et du dénuement, avant que les particuliers se fussent aperçus de la cause qui les y pousse.
Je ne prétends pas, au reste, blâmer les établissements d'instruction qui, payés par le public, embrassent des parties d'enseignement autres que celles que j'ai désignées ; j'ai seulement voulu montrer quel est l'enseignement que l'intérêt bien entendu d'une nation lui conseille de payer. Du reste, toute instruction fondée sur des faits constatés, toute instruction où l'on n'enseigne point des opinions comme des vérités, toute instruction qui orne l'esprit et forme le goût, étant bonne en elle-même, tout établissement qui la propage est bon aussi. Il faut seulement éviter, lorsqu'il encourage d'un côté, qu'il ne décourage de l'autre. C'est l'inconvénient qui suit presque toutes les primes données par l'autorité : un maître, une institution priée, ne recevront pas un salaire convenable dans un pays où l'on pourra trouver gratuitement des maîtres et un enseignement pareils, fussent-ils plus médiocres. Le mieux sera sacrifié au pire ; et les efforts privés, sources de tant d'avantages en économie publique, seront étouffés.
La seule étude importante qui ne me paraisse pas pouvoir être l'objet d'un enseignement public, est l'étude de la morale. La morale est ou expérimentale ou dogmatique. La première consiste dans la connaissance de la nature des choses morales et de la manière dont s'enchaînent les faits qui dépendent de la volonté de l'homme : elle fait partie de l'étude de l'homme. La meilleure école pour l'apprendre, c'est le monde. La morale dogmatique, celle qui se compose de préceptes, n'influe presqu'en rien sur la conduite des hommes.
Leur bonne conduite dans leurs relations privées et publiques, ne saurait être le fruit que d'une bonne législation, d'une bonne éducation et d'un bon exemple.
Le seul et véritable encouragement à la vertu, est l'intérêt qu'ont tous les hommes de ne rechercher, de n'employer que ceux qui se conduisent bien. Les hommes les plus indépendants par leur position ont encore besoin, pour être heureux, de l'estime et de la considération qu'accordent les autres hommes ; il faut donc qu'ils paraissent estimables à leurs yeux, et le moyen le plus simple pour paraître tel, c'est de l'être. Le gouvernement exerce une grande influence sur les mœurs, parce qu'il emploie beaucoup de monde ; son influence est moins favorable que celle des particuliers, parce qu'il est moins intéressé qu'eux à n'employer que d'honnêtes gens, et quand, à cette tiédeur pour la bonne morale, se joint l'exemple qu'il donne quelquefois de la dépravation, du mépris de la probité et de l'économie, le gouvernement avance rapidement la corruption d'une nation. Mais un peuple se régénère par des moyens contraires à ceux qui l'ont dépravé. La plupart des colonies ne sont pas composées, dans l'origine, des gens les plus estimables de chaque nation ; cependant, au bout d'un temps assez court, lorsque l'esprit de retour n'y règne pas, et que chacun prévoit qu'il sera obligé d'y terminer ses jours, il est forcé de mettre du prix à l'estime de ses concitoyens ; les mœurs y deviennent bonnes ; et par le mot de mœurs , j'entends toujours l'ensemble des habitudes.
Telles sont les causes qui influent véritablement sur les mœurs. Il faut y joindre l'instruction, en général, qui nous éclaire sur nos vrais intérêts, et qui adoucit notre caractère moral. Quant aux exhortations et aux menaces de châtiments douteux et éloignés, l'expérience des siècles montre qu'elles y influent fort peu.
L'enseignement religieux, rigoureusement parlant, ne devrait être payé que par les différentes sociétés religieuses ; car chacune de ces sociétés regarde comme des erreurs plusieurs des dogmes professés par toutes les autres, et trouve injustes les sacrifices qu'on lui impose pour propager ce qu'elle regarde comme des erreurs.
IV. Des dépenses relatives aux établissements de bienfaisance.
Beaucoup de personnes sont d'avis que le malheur seul donne des droits au secours de la société. Il semblerait plutôt que pour réclamer ces secours comme un droit, il faudrait que les malheureux prouvassent que leurs infortunes sont une suite nécessaire de l'ordre social établi, et que cet ordre social lui-même ne leur offrait, en même temps, aucune ressource pour échapper à leurs maux. Si leurs maux ne résultent que de l'infirmité de notre nature, on ne voit pas aisément comment les institutions sociales seraient tenues de les réparer. On le voit encore moins, quand ces maux sont le fruit de leur imprudence et de leurs erreurs, et quand ces erreurs mêmes ont été préjudiciables à la société. Ainsi l'homme qui, par son incurie et sa paresse, est tombé dans la misère, après avoir épuisé ses capitaux, est-il fondé à réclamer des secours, lorsque ses fautes mêmes privent de leurs ressources les hommes dont ses capitaux alimentaient l'industrie ? Cette question au surplus, n'est pas de mon sujet. Je ne dois examiner ici que les intérêts du corps social et non les sentiments de compassion qui peuvent s'y joindre, et que je suis loin de condamner. Sous le rapport économique, le devoir du publiciste consiste à comparer les sacrifices que les établissements de bienfaisance coûtent à la société, avec les avantages que la société en retire.
On peut en général regarder les établissements de bienfaisance comme des espèces de caisses de prévoyance, où le contribuable apporte une légère portion de son revenu, pour acquérir le droit d'y avoir recours au besoin. L'homme riche ne suppose guère qu'il soit jamais dans la nécessité d'en faire usage. Il devrait se défier un peu plus du sort. Les faveurs de la fortune ne sont pas une seule et même chose avec notre personne comme sont nos infirmités et nos besoins : notre fortune peut s'évanouir, nos infirmités et nos besoins restent. Il suffit de savoir que ces choses ne sont pas inséparables, pour qu'on doive craindre de les voir séparées. Et, si vous appelez l'expérience au secours du raisonnement, n'avez-vous jamais rencontré des infortunés qui ne s'attendaient pas à le devenir ?
Il serait doux de penser que la société peut soulager toutes les infortunes non méritées. Il n'est malheureusement pas permis de le croire. Il y a des maux qui se multiplient avec le soulagement qu'on leur apporte. Nous avons vu, en observant les phénomènes que présente la population, qu'elle tend toujours à s'accroître au-delà des moyens d'existence qui lui sont offerts ; cet effet a lieu dans tous les états d'avancement de la société. Dès lors, quelque considérables que soient les secours qu'on accorde à la classe indigente, une partie de cette classe doit toujours se trouver aux prises avec le besoin, surtout dans certains moments critiques. L'Angleterre a subi les fâcheuses conséquences de ses lois sur les pauvres ; elle a vu le nombre des gens ayant besoin de secours, s'accroître à mesure qu'on augmentait les secours qu'on leur accordait.
Les hôpitaux pour les malades, les hospices pour les vieillards et les enfants, déchargeant la classe indigente de l'entretien d'une partie de ses membres, lui permettent de se multiplier un peu plus et de se contenter de salaires un peu plus bas qu'elle ne ferait sans cette circonstance. Cette classe en masse, recevant de moins forts salaires en conséquence des secours qu'on lui offre, ne gagne rien aux établissements de bienfaisance ; ils coûtent quelque chose aux familles les moins malaisées et profitent seulement aux plus indigentes. Quant aux entrepreneurs d'industrie et peut-être aux consommateurs, s'ils obtiennent des produits à un peu meilleur compte, ils contribuent d'un autre côté, à fournir les secours qui occasionnent cette légère économie qu'ils font sur les salaires. Il paraît qu'en Angleterre le contingent fourni par les entrepreneurs, et surtout par les fermiers, pour la taxe des pauvres, excède l'économie qu'ils trouvent dans le prix des salaires.
Les secours qui paraissent le mieux placés, sont ceux qui ne peuvent pas multiplier le nombre des personnes secourues, et surtout ceux que la société donne aux hommes qui se sont dévoués pour sa défense. Quelque abondants que fussent les secours donnés aux sourds-muets et aux aveugles-nés, on ne peut supposer qu'ils se multiplient à cause des secours. Ils se trouvent sans doute plus nombreux en raison des soins qu'on leur donne et parce qu'il s'en conserve davantage ; mais leur nombre est nécessairement borné, et ils n'ont pas à se reprocher leurs malheurs. Les travaux dont on peut les rendre capables dans les établissements communs, font que, dans ces établissements, ils sont moins à charge à la société que s'ils se trouvaient répandus dans ses rangs.
Les secours accordés aux frais du public aux militaires invalides, n'augmentent pas non plus le nombre des secourus ; et d'ailleurs ces secours ne sont autre chose qu'une dette qu'on acquitte. Mais on peut examiner si, au lieu de ces fastueux hôpitaux élevés par la vanité plus encore que par la reconnaissance, il n'y aurait pas des moyens de répandre, sans plus de frais, des consolations plus efficaces.
En admettant même que dans la rigueur du droit, la société, comme corps politique, ne soit pas tenue de donner des secours aux infortunés qui le sont devenus par leur propre faute ou par les infirmités auxquelles la nature seule les a condamnés, l'humanité ne saurait perdre ses droits ; le seul spectacle de la souffrance est une douleur dont une nation civilisée cherche toujours à s'affranchir ; sa sûreté veut même qu'elle se mette à l'abri du danger auquel certaines maladies l'exposent, telles que l'aliénation mentale, les maladies contagieuses, etc.
Aussi, indépendamment des secours nombreux donnés en tout pays par la bienfaisance des particuliers, une sorte de bienfaisance publique, et peut-être d'orgueil national, impose la loi de secourir certaines infortunes. Il faut craindre seulement que les hommes s'exposent d'autant plus aisément à être secourus que les secours sont plus à leur portée. En dépouillant leurs imprudences d'une partie des maux qui en sont la suite, on diminue en eux cette terreur salutaire qui contribue tant à les en préserver. Nous nous blesserions bien plus fréquemment, sans la douleur qui suit chaque blessure. Un judicieux publiciste a fait observer que de trop nombreux établissements ouverts en Angleterre aux femmes en couche, aux filles repentantes, étant propres à diminuer les inconvénients qui accompagnent les désordres des femmes, font naître plus de maux qu'ils n'en soulagent.
Le même inconvénient ne se rencontre pas dans le maisons où l'on offre du travail aux indigents qui en demandent volontairement, et celles où l'on enferme les vagabonds qui ne peuvent justifier d'aucun moyen d'existence. Ces maisons, qui ne sont pas de nature à multiplier le nombre des infortunés, offrent des soulagements précieux dans une société nombreuse, où, au milieu d'une multitude d'occupations, il est impossible qu'il n'y en ait pas quelques-unes en souffrance. Un commerce qui change de cours, des procédés nouvellement introduits, des capitaux retirés des emplois productifs, des incendies et d'autres fléaux, peuvent laisser quelquefois sans ouvrage beaucoup d'ouvriers ; souvent, avec la meilleure conduite, un homme laborieux peut tomber au dernier degré du besoin. Il trouve dans une maison de travail, les moyens de gagner sa subsistance, si ce n'est précisément dans la profession qu'il a apprise, au moins dans quelque autre travail analogue.
Nous avons vu, au chapitre Ier de ce chapitre, que l'administration des établissements de bienfaisance peut avec avantage être confiée à des personnes qui ont du loisir et de l'aisance, et qui consentent à en remplir gratuitement les fonctions. Il est à craindre seulement que ces fonctions ne soient remplies avec négligence ; abus dont on se garantirait peut-être en attachant quelques récompenses honorifiques à des devoirs consciencieusement remplis. On peut aussi établir entre plusieurs administrations du même genre une sorte d'émulation. Pourquoi tous les hospices de Paris sont-ils sous la surveillance d'un seul conseil ? À Londres, il y a autant d'administrations que d'hospices ; aussi sont-ils gouvernés avec plus de diligence et d'économie. Il s'établit entre les différents hospices une louable émulation ; et voilà un exemple de plus, qui prouve la possibilité et l'avantage qu'on trouve à établir la concurrence dans les services publics.
V. Des dépenses relatives aux édifices et constructions qui appartiennent au public.
Mon intention n'est point ici de passer en revue toutes les constructions qui sont à l'usage du public, mais de donner les méthodes qui peuvent conduire à la juste appréciation de ce qu'elles coûtent. Quant à l'appréciation de l'avantage qu'elles rapportent, il est souvent impossible de la faire, même par approximation. Comment évaluer le service, c'est-à-dire l'agrément que les habitants d'une ville retirent d'une promenade publique ? C'est un avantage incontestable que celui de pouvoir trouver à portée des habitations resserrées des villes, un lieu où l'on puisse respirer plus librement, prendre quelque exercice, jouir de l'ombrage et de la verdure des arbres, laisser sans inquiétude la jeunesse s'ébattre dans ses nombreux instants de loisir ; mais un semblable avantage échappe à toute évaluation.
Quant au sacrifice au prix duquel on l'achète, il peut être connu ou du moins évalué.
La dépense annuelle de toute espèce de construction publique se compose :
- de la perte que fait le public du loyer du terrain où elle est assise ;
- de l'intérêt du capital qui a servi à l'établir ;
- des frais annuels de l'entretien.
Lorsque le terrain sur lequel est placé un établissement public n'est pas susceptible d'être vendu, ni loué, le public ne perd point la rente de la terre, puisque la terre n'en serait pas plus louée si la construction n'y était pas. Un pont, par exemple, ne coûte que l'intérêt du capital qui a été consacré à le construire, et les réparations annuelles auxquelles il donne lieu. Si l'on ne fait aucuns frais d'entretien, on consomme à la fois le service de ce capital représenté par l'intérêt de la somme, et peu à peu, le capital lui-même, puisque lorsque l'édifice sera hors d'usage, non seulement le service ou le loyer de ce capital sera perdu, mais ce capital lui-même le sera.
Je suppose qu'une digue hollandaise ait coûté, de premier établissement, cent mille francs ; si l'intérêt que cette somme eût rapporté est de cinq pour cent, la digue coûte annuellement cinq mille francs ; et si elle oblige à trois mille francs d'entretien ; elle coûte annuellement huit mille francs.
On peut appliquer ce calcul aux routes, aux canaux.
Une route trop large fait perdre chaque année la rente de la terre superflue qu'on y a consacrée, et des frais d'entretien plus forts que ceux qui seraient nécessaires. Plusieurs des routes qui partent de Paris ont 180 pieds de large, compris les bas côtés ; quand elles n'en auraient que 60, leur largeur excéderait encore tous les besoins et pourrait passer pour magnifique, même aux approches d'une grande capitale. Le surplus est un faste inutile. Je ne sais même si c'est un faste ; car une étroite chaussée au milieu d'une large avenue dont les côtés sont impraticables durant la majeure partie de l'année, semble accuser la mesquinerie non moins que le bon sens d'une nation. Il y a quelque chose de pénible, non seulement à voir un espace perdu, mais mal tenu ; il semble qu'on ait voulu avoir des routes superbes sans avoir les moyens de les entretenir unies, propres et soignées, à l'exemple de ces seigneurs italiens qui habitent des palais qu'on ne balaie point.
Quoi qu'il en soit, il y a le long des routes dont je parle, 120 pieds qu'on pourrait rendre à la culture, ce qui fait pour chaque lieue commune 50 arpents.
Maintenant, qu'on mette ensemble le fermage de ces arpents, l'intérêt des frais de confection, et les frais annuels d'entretien de la largeur inutile (qui coûte, quoique mal entretenue), et l'on saura à quel prix la France jouit de l'honneur, qui n'en est pas un, d'avoir des routes deux ou trois fois trop larges, pour arriver à des villes dont les rues sont quatre fois trop étroites.
Les routes et les canaux sont des établissements publics très dispendieux, même dans les pays où ils sont établis judicieusement et avec économie. Néanmoins il est probable que le service qu'en tire la société excède, dans la plupart des cas, de beaucoup la dépense annuelle qu'ils lui causent. Pour s'en convaincre, il faut se reporter à ce que j'ai dit de la production de valeur due uniquement à l'industrie commerciale, au transport opéré d'un lieu dans un autre, et du principe que tout ce qui est épargné sur les frais de production est un profit pour le consommateur. À ce compte, si l'on évalue le transport que coûteraient toutes les marchandises et toutes les denrées qui passent annuellement sur cette route, en supposant qu'elle ne fût pas faite, et si l'on compare l'énorme dépense de tous ces transports avec ce qu'ils coûtent dans l'état actuel, la différence donnera le montant du gain que font les consommateurs de ces denrées et marchandises, gain réel et complet pour la nation.
Les canaux procurent un gain encore plus considérable, parce qu'il en résulte une économie encore plus forte.
Quant aux édifices publics sans utilité, comme les palais fastueux, les arcs de triomphe, les colonnes monumentales, c'est le luxe des nations : il n'est pas plus aisé de le justifier que le luxe des particuliers. La satisfaction creuse qu'en retire la vanité d'un peuple ou d'un prince, ne balance pas les frais, et trop souvent les larmes qu'elle coûte. Les actions utiles et vertueuses n'ont pas besoin de tant d'éclat. Sont-ce des succès militaires qu'on veut célébrer ? Quel monument élèvera-t-on qui dure autant que l'histoire ? Les trophées qu'un vainqueur s'érige à lui-même sont des insultes aux nations vaincues, qui peuvent presque toujours y répondre par des insultes semblables. Les peuples ont besoin de se donner des gages de paix, et non de guerre.