862
modifications
(Page créée avec « {{Navigateur|II. Les anciens et les modernes|Max Stirner — [[Max Stirner:L’Unique et sa proprié... ») |
|||
Ligne 2 : | Ligne 2 : | ||
{{titre|L’Unique et sa propriété|[[Max Stirner]]<br><small>(1845)</small>|§ 1. Le Libéralisme politique}} | {{titre|L’Unique et sa propriété|[[Max Stirner]]<br><small>(1845)</small>|§ 1. Le Libéralisme politique}} | ||
Au XVIIIe siècle, lorsqu'on eut vidé jusqu'à la lie la coupe du pouvoir dit absolu, | |||
on s'aperçut trop nettement que le breuvage qu'elle offrait aux hommes ne pouvait | |||
être de leur goût, pour ne pas sentir le désir de boire à un autre verre. | |||
Étant des « Hommes », nos pères voulurent être considérés comme des hommes. | |||
Quiconque voit en nous autre chose, nous le regardons comme étranger à l'humanité, | |||
inhumain ; pourquoi le traiterions-nous humainement ? Celui au contraire qui reconnaît | |||
en nous des hommes et nous garantit contre le danger d'être traités autrement que | |||
des hommes, nous l'honorons comme notre soutien et notre protecteur. | |||
Unissons-nous donc, et soutenons-nous mutuellement ; notre association nous | |||
assure la protection dont nous avons besoin, et nous, les associés, formons une communauté | |||
dont les membres reconnaissent leur qualité d'hommes, et dont ce nom | |||
d' « hommes » est le signe de ralliement. Le produit de notre association est l'État ; | |||
nous, ses membres, nous formons la Nation. | |||
En tant que réunis dans la Nation ou l'État, nous ne sommes que des hommes. | |||
Qu'en outre, en tant qu'individus, nous fassions nos propres affaires et poursuivions | |||
nos intérêts personnels, peu importe à l'État ; cela concerne exclusivement notre vie | |||
privée ; purement, uniquement humaine est notre vie publique ou sociale. Ce qu'il y a | |||
en nous d'inhumain, d' « égoïste » doit rester confiné dans le cercle inférieur des | |||
« affaires privées », et nous distinguons soigneusement l'État de la « société civile », | |||
domaine de l' « égoïsme ». | |||
Le véritable Homme, c'est la Nation ; l'individu, lui, est toujours un égoïste. | |||
Dépouillez donc cette individualité qui vous isole, cet individualisme qui ne souffle | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 94 | |||
118 L'UNIQUE ET SA PROPRIÉTÉ | |||
qu'inégalité égoïste et discorde, et consacrez-vous entièrement au véritable | |||
Homme, à la Nation, à l'État. Alors seulement vous acquerrez votre pleine valeur | |||
d'hommes et vous jouirez de ce qu'il appartient à l'Homme de posséder ; l'État, qui est | |||
le véritable Homme, vous fera place à la table commune et vous confèrera les « droits | |||
de l'Homme », les droits que l'Homme seul donne et que seul l'Homme reçoit. | |||
Tel est le principe civique. | |||
Le civisme, c'est l'idée que l'État est tout, qu'il est l'Homme par excellence et que | |||
la valeur de l'individu comme homme dérive de sa qualité de citoyen. À ce point de | |||
vue, le mérite suprême est d'être bon citoyen ; il n'est rien de supérieur, à moins que le | |||
vieil idéal — bon chrétien. | |||
La bourgeoisie se développa au cours de la lutte contre les castes privilégiées, par | |||
lesquelles elle était, sous le nom de « tiers état », cavalièrement traitée et confondue | |||
avec la « canaille ». Jusqu'alors avait prévalu dans l'État le principe de l' « inégalité | |||
des personnes ». Le fils d'un noble était, de droit, appelé à remplir des charges | |||
auxquelles aspiraient en vain les bourgeois les plus instruits, etc. Le sentiment de la | |||
bourgeoisie se souleva contre cette situation : plus de prérogatives personnelles, plus | |||
de privilèges, plus de hiérarchie de classes ! Que tous soient égaux ! Aucun intérêt | |||
privé ne peut entrer en ligne de compte avec l’intérêt général. L'État doit être une | |||
réunion d'hommes libres et égaux, et chacun doit se consacrer au « bien public », se | |||
solidariser avec l'État, faire de l'État son but et son idéal. L'État ! L'État ! Tel fut le cri | |||
général, et dès lors on chercha à « bien organiser l'État » et l'on s'enquit de la | |||
meilleure Constitution, c'est-à-dire de la meilleure forme à lui donner. La pensée de | |||
l'État pénétra dans tous les coeurs et y excita l'enthousiasme ; servir ce Dieu terrestre | |||
devint un culte nouveau. L'ère de la politique s'ouvrait. Servir l'État ou la Nation fut | |||
l'idéal suprême, l'intérêt public l'intérêt suprême, et | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 95 | |||
L’HOMME 119 | |||
jouer un rôle dans l'État (ce qui n'impliquait nullement que l'on fût fonctionnaire) | |||
le suprême honneur. | |||
Par là, les intérêts privés, personnels, furent perdus de vue, et leur sacrifice sur | |||
l'autel de l'état devint un schibboleth. Il faut pour toute chose s'en remettre à l'État et | |||
vivre pour lui; l'activité doit être « désintéressée », n'avoir d'autre objectif que l'État. | |||
L'État devint ainsi la véritable Personne devant laquelle s'efface la personnalité de | |||
l'individu ; ce n'est pas moi qui vis, c'est lui qui vit en moi. D'où nécessité de bannir | |||
l'égoïsme d'autrefois et de devenir le désintéressement et l'impersonnalité mêmes. | |||
Devant l'État-Dieu, tout égoïsme disparaissait, tous se trouvaient égaux, tous | |||
étaient, sans que rien ne permît de les distinguer les uns des autres, des Hommes et | |||
rien que des Hommes. | |||
La propriété fut l'étincelle qui mit le feu à la Révolution. Le gouvernement avait | |||
besoin d'argent. Il devait dès lors, pour être logique, montrer qu'il était absolu, et par | |||
conséquent maître de toute propriété, en reprenant possession de son argent, dont les | |||
sujets avaient la jouissance, mais non la propriété. Au lieu de cela, il convoqua des | |||
états généraux, pour se faire accorder l'argent nécessaire. En n'osant pas être conséquent | |||
jusqu'au bout, on détruisit l'illusion du pouvoir absolu : le gouvernement qui | |||
doit se faire « accorder » quelque chose ne saurait plus passer pour absolu. Les sujets | |||
s'aperçurent que les véritables propriétaires étaient eux, et que c'était leur argent | |||
qu'on exigeait d'eux. | |||
Ceux qui n'avaient été jusque-là que des sujets se réveillèrent propriétaires ; c'est | |||
ce que Bailly exprime en peu de mots : « Vous ne pouvez sans mon consentement | |||
disposer de ma propriété, et vous disposeriez de ma personne, de tout ce qui constitue | |||
ma position morale et sociale ! Tout cela est ma propriété, au même titre que le | |||
champ que je cultive : c'est mon droit, c'est mon intérêt de faire moi-même les lois... » | |||
Les paroles de Bailly semblent vouloir dire que chacun | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 96 | |||
120 L'UNIQUE ET SA PROPRIÉTÉ | |||
est un propriétaire ; mais en réalité, au lieu du gouvernement, au lieu des princes, | |||
le possesseur et maître fut — la Nation. À partir de ce moment, l'idéal est « la liberté | |||
du peuple, un peuple libre », etc. | |||
Dès le 8 juillet 1789, les explications de l'évêque d'Autun et de Barère dissipèrent | |||
cette illusion que chacun, chaque volonté individuelle a son importance dans la | |||
législation ; elles montrèrent la radicale impuissance des commettants : la majorité | |||
des représentants fait la loi. Le 9 juillet, quand vient à l'ordre du jour le projet de loi | |||
sur la répartition des travaux de la Constitution, Mirabeau fait remarquer que « le | |||
gouvernement dispose de la force, et non du droit, que c'est dans le Peuple seul que | |||
doit être cherchée la source de tout droit ». Le 16 juillet, le même Mirabeau s'écrie : | |||
« Le peuple n'est-il pas la source de toute puissance »! Digne peuple ! Source de tout | |||
droit et de toute puissance ! Soit dit en passant, on entrevoit ici le contenu du « droit » | |||
: c'est la force, « La raison du plus fort... » | |||
La bourgeoisie est l'héritière des classes privilégiées. En fait, les droits des barons, | |||
qui leur furent enlevés comme « usurpés », ne firent que retourner à la bourgeoisie, | |||
qui s'appelait à présent la « Nation ». Tous les privilèges retombèrent « dans les | |||
mains de la Nation » ; aussi cessèrent-ils d'être des « privilèges » pour devenir des | |||
« droits ». Désormais, c'est la Nation qui percevra les dîmes et les corvées ; c'est elle | |||
qui a hérité des droits seigneuriaux, du droit de chasse — et des serfs. La nuit du 4 | |||
Août fut la nuit de mort des privilèges (les villes, les communes, les magistratures | |||
étaient privilégiées, dotées de privilèges et de droits seigneuriaux), et lorsqu'elle prit | |||
fin se leva l'aube du Droit, des droits de l'État, des droits de la Nation. | |||
Le despotisme n'avait été dans la main des rois qu'une règle complaisante et lâche, | |||
au prix de ce qu'en fit la « Nation souveraine ». Cette monarchie nouvelle se révéla | |||
cent fois plus sévère, plus rigoureuse et plus conséquente que l'ancienne ; devant elle, | |||
plus de droits, | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 97 | |||
L'HOMME 121 | |||
plus de privilèges ; combien, en comparaison, paraît tempérée la royauté absolue | |||
de l'Ancien Régime ! La Révolution, en réalité, substitua à la monarchie tempérée la | |||
véritable monarchie absolue. Désormais, tout droit que ne concède pas le MonarqueÉtat | |||
est une « usurpation », tout privilège qu'il accorde devient un « droit ». L'esprit | |||
du temps exigeait la royauté absolue, et c'est ce qui causa la chute de ce qu'on avait | |||
appelé jusqu'alors royauté absolue, mais qui avait consenti à être si peu absolue | |||
qu'elle se laissait rogner et limiter par mille autorités subalternes. | |||
La bourgeoisie a accompli le rêve de tant de siècles ; elle a découvert un maître | |||
absolu auprès duquel d'autres maîtres ne peuvent plus se dresser comme autant de | |||
restrictions. Elle a produit le maître qui seul accorde des « titres légitimes » et sans le | |||
consentement duquel rien n'est légitime. « Nous savons que les idoles ne sont rien | |||
dans le monde, et qu'il n'y a d'autre dieu que le seul Dieu 1. » | |||
On ne peut plus attaquer le Droit, comme on attaquait un droit, en soutenant qu'il | |||
est « injuste ». Tout ce qu'on peut désormais dire c'est qu'il est un non-sens, une | |||
illusion. Si on l'accusait d'être contraire au droit, on serait obligé de lui opposer un | |||
autre droit, et de les comparer. Mais si l'on rejette totalement le Droit, le Droit en soi, | |||
on nie du même coup la possibilité de le violer, et on fait table rase de tout concept de | |||
Justice (et par conséquent d'Injustice). | |||
Nous jouissons tous de l'« égalité des droits politiques ». Que signifie cela ? | |||
Simplement ceci, que l'État ne tolère nulle acception de personne, que je ne suis à ses | |||
yeux, comme le premier venu, qu'un homme, et n'ai aucun autre titre à son attention. | |||
Peu lui importe que je sois gentilhomme et fils de noble, peu lui importe que je sois | |||
l'héritier d'un homme en place dont la charge (comme au Moyen Âge les comtés, etc., | |||
et, plus | |||
1 lre épître aux Corinthiens, VIII, 4. | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 98 | |||
122 L'UNIQUE ET SA PROPRIÉTÉ | |||
tard, sous la royauté absolue, certaines fonctions sociales) me revient à titre | |||
héréditaire. Aujourd'hui, l'État a une multitude de droits à conférer, tels, par exemple, | |||
le droit de commander un bataillon, une compagnie, le droit d'enseigner dans une | |||
université ; il lui appartient d'en disposer parce qu'ils sont à lui, que ce sont des droits | |||
de l'État, des droits « politiques ». Peu lui importe d'autre part à qui ils échoient, | |||
pourvu que le bénéficiaire remplisse les devoirs que lui impose sa fonction. Nous | |||
sommes à ce point de vue tous égaux devant lui, et nul n'a plus ou moins de droits | |||
qu'un autre (à une place vacante). Je n'ai pas à savoir, dit l'État-Souverain, qui exerce | |||
le commandement de l'armée, du moment que celui que j'investis de ce commandement | |||
possède les capacités nécessaires. « Égalité des droits politiques » signifie | |||
donc que chacun peut acquérir tous les droits que l'État a à distribuer, s'il remplit les | |||
conditions requises ; et ces conditions dépendent de la nature de l'emploi et ne | |||
peuvent être dictées par des préférences personnelles (persona grata). Le droit d'être | |||
officier, par exemple, exige, de par sa nature, qu'on possède des membres sains et | |||
certaines connaissances spéciales, mais ne pose pas comme condition qu'on soit | |||
d'origine noble ; si une carrière pouvait être fermée au citoyen le plus apte, ce serait | |||
l'inégalité, et la négation des droits politiques. De nos États modernes, les uns ont | |||
poussé plus loin, les autres moins loin l'application de ce principe d'égalité. | |||
La « Castocratie » (je nomme ainsi la royauté absolue, le système des rois antérieurs | |||
à la Révolution) ne subordonne l'individu qu'à de petites monarchies, qui sont | |||
les confréries (corps) : corporations, noblesse, clergé, bourgeoisie, villes, communes, | |||
etc. Partout, l'individu devait avant tout se considérer comme membre de la petite | |||
société à laquelle il appartenait, et se plier sans réserve à son esprit, l'esprit du corps 1, | |||
comme devant | |||
1 En français dans le texte. (Note du Traducteur.) | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 99 | |||
L’HOMME 123 | |||
une autorité sans limites. Ainsi le noble devait regarder sa famille, l'honneur de sa | |||
race comme plus que lui-même. Ce n'est que par l'intermédiaire de sa corporation, de | |||
son « état », que l'individu se rattachait à la corporation supérieure, à l'État, comme | |||
dans le catholicisme l'individu ne communique avec Dieu que par l'organe du prêtre. | |||
C'est à cet état de choses que le tiers état mit fin, lorsqu'il prit sur lui de nier son | |||
existence en tant qu'état séparé ; il résolut de ne plus être un état auprès d'autres états, | |||
mais de s'affirmer comme la « Nation ». Par là il instaura une Monarchie bien plus | |||
parfaite et plus absolue, et le principe des castes jusqu'alors régnant, le principe des | |||
petites monarchies dans la grande, s'écroula du même coup. Les castes et leur | |||
tyrannie renversées (et le roi n'était que roi des castes et non roi des citoyens), les | |||
individus se trouvèrent affranchis de l'inégalité inhérente à la hiérarchie des corps | |||
sociaux. Mais les individus, ainsi sortis des castes et des cadres qui les enfermaient, | |||
n'étaient-ils réellement plus liés à aucun état (status), étaient-ils détachés du reste ? | |||
Non : si le Tiers s'était proclamé Nation, c'était précisément afin de ne plus être un | |||
état à côté d'autres états, mais pour devenir l'unique état, l'État national (status). Que | |||
devenait par là l'individu ? Un protestant politique, désormais en relations immédiates | |||
avec son Dieu, l'État. Il n'appartenait plus comme gentilhomme à la caste noble, ou | |||
comme artisan au corps des métiers ; il ne reconnaissait, plus, comme tous les autres | |||
individus, qu'un seul et unique maître, l'État, décernant à tous ceux qui le servaient le | |||
même titre de « citoyens ». | |||
La Bourgeoisie est la noblesse du mérite : « Au mérite sa couronne » est sa | |||
devise. | |||
Elle lutta contre la noblesse « pourrie », car pour elle, laborieuse, ennoblie par le | |||
labeur et le mérite, ce n'est pas « l'homme bien né » qui est libre, ni d'ailleurs moi qui | |||
suis libre ; est libre « celui qui le mérite », le serviteur intègre (de son Roi, de l'État, | |||
ou du Peuple | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 100 | |||
124 L'UNIQUE ET SA PROPRIÉTÉ | |||
dans nos États constitutionnels). C'est par les services rendus que l'on acquiert la | |||
liberté, autrement dit le mérite — et ses profits, fût-ce d'ailleurs en servant Mammon. | |||
Il faut avoir bien mérité de l'État, c'est-à-dire du principe de l'État, de son esprit | |||
moral. Celui qui sert cet esprit de l'État, celui-là, de quelque branche de l'industrie | |||
qu'il vive, est un bon citoyen ; à ses yeux, les « novateurs » font « un triste métier ». | |||
Seul, le « boutiquier » est « pratique », et c'est le même esprit de trafic qui fait qu'on | |||
chasse aux emplois, qu'on cherche à faire fortune dans le commerce, et qu'on s'efforce | |||
de se rendre de n'importe quelle façon utile à soi et aux autres. | |||
Si c'est le mérite de l'homme qui fait sa liberté (et que manque-t-il à la liberté que | |||
réclame le coeur du bon bourgeois ou du fonctionnaire fidèle ?), servir, c'est être libre. | |||
Le serviteur obéissant, voilà l'homme libre ! — Et voilà une rude absurdité ! Cependant | |||
tel est le sens intime de la bourgeoisie ; son poète, Goethe, comme son philosophe, | |||
Hegel, ont célébré la dépendance du sujet vis-à-vis de l'objet, la soumission au | |||
monde objectif, etc. Celui qui s'incline devant les événements et se découvre devant | |||
le fait accompli possède la vraie liberté. Et le fait, pour quiconque fait profession de | |||
penser, c'est — la Raison, la Raison qui, comme l'État et l'Église, promulgue des lois | |||
générales et fait communier les individus dans l'idée de l'Humanité. Elle détermine ce | |||
qui est « vrai » et la règle sur laquelle on doit se guider. Pas de gens plus « raisonnables | |||
» que les loyaux serviteurs, et, avant tous, ceux qui, serviteurs de l'État, | |||
s'appellent bons citoyens et bons bourgeois. | |||
Sois ce que tu pourras, un Crésus ou un gueux — l'État bourgeois te laisse le | |||
choix —, mais aie de « bonnes opinions »! Ceci, l'État l'exige de toi, et il regarde | |||
comme son devoir le plus urgent de faire germer chez tous ces « bonnes opinions ». | |||
Dans ce but, il te protégera contre les « suggestions mauvaises »; il tiendra en bride | |||
les « mal pensants », il étouffera leurs discours subversifs | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 101 | |||
L’HOMME 125 | |||
sous les sanctions de la censure et des lois sur la presse ou derrière les murs d'un | |||
cachot ; d'autre part, il choisira comme censeurs des gens « d'opinions sûres », et il te | |||
soumettra à l'influence moralisatrice de ceux qui sont « bien pensants et bien | |||
intentionnés ». Lorsqu'il t'aura rendu sourd aux mauvaises suggestions, il te rouvrira | |||
les oreilles toutes grandes aux bonnes. | |||
Avec l'ère de la bourgeoisie s'ouvre celle du Libéralisme. On veut instaurer partout | |||
le « raisonnable », l’ « opportun ». La définition suivante du Libéralisme, d'ailleurs | |||
tout à son honneur, le caractérise parfaitement : « Le Libéralisme est l'application | |||
du bon sens aux circonstances, à mesure qu'elles se présentent. » Son idéal est | |||
« un ordre raisonnable », une « conduite morale », une « liberté modérée », et non | |||
l'anarchie, l'absence de lois, l'individualisme. Mais si la raison règne, la personne | |||
succombe. L'Art ne fait point que tolérer le Laid ; longtemps il l'a revendiqué comme | |||
étant de son domaine et en a fait un de ses ressorts : le monstre lui est nécessaire, etc. | |||
Les libéraux extrêmes vont tout aussi loin sur le terrain de la Religion, si loin même | |||
qu'ils veulent voir considérer et traiter en citoyen l'homme le plus religieux, c'est-àdire | |||
le monstre religieux. Ils ne veulent plus entendre parler de l'inquisition, mais nul | |||
ne doit se révolter contre la loi raisonnable », sous peine des plus sévères châtiments. | |||
Ce que veut le Libéralisme, c'est la libre évolution, la mise en valeur non point de la | |||
personne ou du moi, mais de la Raison ; c'est en un mot la dictature de la Raison, et, | |||
en somme, une dictature. Les Libéraux sont des apôtres, non pas précisément les | |||
apôtres de la foi, de Dieu, etc., mais de la Raison, leur évangile. Leur rationalisme, ne | |||
laissant aucune latitude au caprice, exclut en conséquence toute spontanéité dans le | |||
développement et la réalisation du moi : leur tutelle vaut celle des maîtres les plus | |||
absolus. | |||
« Liberté politique ! » Que faut-il entendre par là ? Serait-ce l'indépendance de | |||
l'individu vis-à-vis de l'État et de ses lois ? Nullement ; c'est au contraire l'assujettissement | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 102 | |||
126 L'UNIQUE ET SA PROPRIÉTÉ | |||
de l'individu à l'État et aux lois de l'État. __ Pourquoi donc « liberté »? Parce que | |||
nul intermédiaire ne s'interpose plus entre moi et l'État, mais que je suis directement | |||
en relation avec lui ; parce que je suis citoyen, et non plus sujet d'un autre, cet autre | |||
fût-il le roi : ce n'est pas devant la personne royale que je m'incline, mais devant sa | |||
qualité de « chef d'État ». La liberté politique, maxime fondamentale du Libéralisme, | |||
n'est qu'une seconde phase du — Protestantisme, et la « liberté religieuse » lui fait | |||
exactement pendant. En effet 1, qu'implique cette dernière ? Affranchissement de | |||
toute religion ? Évidemment non, mais uniquement affranchissement de toute | |||
personne interposée entre le ciel et vous. Suppression de l'intermédiaire du prêtre, | |||
abolition de l'opposition entre le « laïque » et le « clerc », et mise en communication | |||
directe et immédiate du fidèle avec la Religion ou le Dieu, tel est le sens de la liberté | |||
religieuse. On n'en peut jouir qu'à condition d'être religieux, et loin de signifier | |||
irréligion elle signifie intimité de la foi, commerce immédiat et coeur à coeur avec | |||
Dieu. | |||
Pour l’ « affranchi religieux », la Religion est une affaire de coeur, c'est son, | |||
affaire, et il s'y consacre avec une « sainte ferveur ». Il en est de même de l' « affranchi | |||
politique » : il prend l'État à coeur, l'État est son affaire de coeur, la première de | |||
toutes ses affaires, celle qui entre toutes lui est propre. | |||
Liberté politique et liberté religieuse sous-entendent l'une que l'État, la [mot en | |||
grec dans le texte] est libre, et l'autre que la Religion est libre, de même que liberté de | |||
conscience sous-entend que la conscience est libre ; y voir ma liberté, mon indépendance | |||
vis-à-vis de l'État, de la Religion ou de la conscience serait un contresens | |||
absolu. Il ne s'agit point ici de ma liberté, mais de la liberté d'une | |||
1 Louis BLANC dit, en parlant de la Restauration (Histoire de dix ans, I, p. 138) : « Le | |||
protestantisme devint le fond des idées et des moeurs. » | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 103 | |||
L'HOMME 127 | |||
force qui me gouverne et m'opprime ; ce sont mes tyrans État, Religion ou | |||
conscience qui sont libres, et leur liberté fait mon esclavage. Il va de soi qu'ils mettent | |||
en pratique, pour me réduire, le proverbe « la fin justifie les moyens ». Si le bien de | |||
l'État est le but, le moyen d'y pourvoir, la guerre, se trouve sanctifié ; si la justice est | |||
le but de l'État, le meurtre comme moyen devient légitime et porte le nom sacré | |||
d'« exécution », etc. La sainteté de l'État déteint sur tout ce qui lui est utile. | |||
La « liberté individuelle », sur laquelle le Libéralisme issu de 89 veille avec un | |||
soin jaloux, n'implique nullement la parfaite et totale autonomie de l'individu (autonomie | |||
grâce à laquelle tous mes actes seraient exclusivement miens), mais uniquement | |||
l'indépendance vis-à-vis des personnes. Posséder la liberté individuelle, c'est n'être | |||
responsable envers aucun homme. Si l'on comprend ainsi la liberté — et on ne peut la | |||
comprendre autrement — ce n'est pas seulement le maître qui est libre, c'est-à-dire | |||
irresponsable devant les hommes (il se reconnaît responsable « devant Dieu »), mais | |||
tous sont libres, parce qu'ils « ne sont responsables que devant la Loi ». C'est le | |||
mouvement révolutionnaire du siècle qui a conquis cette forme de la liberté, l'indépendance | |||
vis-à-vis de l'arbitraire, du « tel est notre plaisir ». En conséquence, il fallait | |||
que le prince constitutionnel dépouillât toute personnalité, toute volonté individuelle | |||
pour ne point léser, comme individu, la « liberté individuelle » d'autrui. La regis | |||
voluntas n'existe plus chez le prince constitutionnel, et c'est poussés par un sentiment | |||
très juste que tous les princes absolus se défendent contre celte mutilation. Notez que | |||
ce sont justement ces derniers qui se prétendent des « princes chrétiens », dans le vrai | |||
sens du mot ; mais il faudrait, pour en être, que chacun d'eux devînt une puissance | |||
purement spirituelle, attendu que le Chrétien n'est le sujet que de l'Esprit (« Dieu est | |||
Esprit »). Cette pure puissance spirituelle, c'est le prince constitutionnel qui seul la | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 104 | |||
128 L’UNIQUE ET SA PROPRIÉTÉ | |||
représente ; la perte de toute signification personnelle l'a si bien spiritualisé qu'on | |||
peut avec raison ne plus voir en lui qu'un « esprit », l'ombre fantomatique et | |||
inquiétante d'une Idée. Le roi constitutionnel est le véritable roi chrétien, la stricte | |||
conséquence du principe chrétien. La monarchie constitutionnelle a été le tombeau de | |||
la domination personnelle, c'est-à-dire du Maître capable de vouloir réellement ; aussi | |||
y voyons-nous régner la liberté individuelle, l'indépendance vis-à-vis de tout | |||
commandement émanant d'un individu et vis-à-vis de quiconque pourrait donner un | |||
ordre en disant « tel est notre plaisir * ». La monarchie constitutionnelle est la | |||
réalisation parfaite de la vie sociale chrétienne, d'une vie spiritualisée. | |||
La bourgeoisie est par toute sa conduite foncièrement libérale. Tout empiétement | |||
sur le domaine d'autrui lui est odieux. Dès que le bourgeois soupçonne qu'il dépend | |||
du caprice, du bon plaisir, de la volonté de quelqu'un que n'autorise pas une « puissance | |||
supérieure », il brandit son libéralisme et crie à l' « arbitraire ». Aussi défend-il | |||
énergiquement sa liberté contre ce qu'on appelle décret ou ordonnance ** : « Je n'ai | |||
d'ordres à recevoir de personne ! » Une ordonnance implique que mon devoir peut | |||
m'être tracé par la volonté d'un autre homme, et nous savons que la loi s'oppose à | |||
toute suprématie personnelle. La liberté personnelle ou individuelle, l'indépendance | |||
du citoyen vis-à-vis des individus ou des personnes, ne peut exister que si nul ne peut | |||
disposer de ce qui est mien, et tracer à son gré la limite entre ce qui m'est permis et ce | |||
qui m'est défendu. | |||
La liberté de la presse est une des conquêtes du Libéralisme ; mais s'il combat la | |||
censure comme un instrument au service du bon plaisir gouvernemental, il n'éprouve | |||
cependant aucun scrupule à exercer à son tour la tyrannie à l'aide de « lois sur la | |||
presse »; d'où | |||
* En français dans le texte. (Note du Traducteur.) | |||
** Ibid. | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 105 | |||
L’HOMME 129 | |||
il appert que si les Libéraux tiennent à la liberté de la presse, c'est pour eux : leurs | |||
écrits, ne sortant pas de la légalité, ne risquent pas de tomber sous le coup de la loi. | |||
Ce qui est libéral, c'est-à-dire légal, peut seul être imprimé ; pour le reste, gare aux | |||
« délits de presse »! | |||
Eh ! oui, la liberté de la presse est assurée, la liberté personnelle est garantie, cela | |||
saute aux yeux, mais ce qu'on ne voit pas, c'est que la conséquence de toutes ces | |||
libertés est un criant esclavage. Fini des ordonnances ! Fini du bon plaisir et de l'arbitraire | |||
! « Nous n'avons plus d'ordres à recevoir de personne ! » — et nous n’en | |||
sommes que plus étroitement asservis à la Loi. Nous sommes les forçats du Droit. | |||
Il n'y a plus dans l'État que des « gens libres », qu'oppriment mille contraintes | |||
(respects, convictions, etc.). Mais qu'importe ? Celui qui les écrase s'appelle l'État, la | |||
Loi, et jamais un « tel » ou « un tel ». | |||
D'où vient l'hostilité acharnée de la bourgeoisie contre tout commandement personnel, | |||
c'est-à-dire n'émanant point des « faits », de la « raison », etc.? C'est qu'elle ne | |||
lutte que dans l'intérêt des « faits », contre la domination des « personnes »! Mais | |||
l'intérêt de l'Esprit, c'est le raisonnable, le vertueux, le légal, etc. : c'est là « la bonne | |||
cause ». La bourgeoisie veut un maître impersonnel. | |||
Voici d'ailleurs le principe : l'intérêt des faits doit seul gouverner l'homme, notamment | |||
l'intérêt de la moralité, de la légalité, etc. Aussi nul ne peut-il être lésé dans ses | |||
intérêts par un autre (comme c'était le cas jadis, par exemple, lorsque les charges | |||
nobles étaient fermées aux bourgeois, les métiers fermés aux nobles, etc.). Que la | |||
concurrence soit libre, et si quelqu'un est lésé ce ne pourra plus être que par un fait et | |||
non par une personne (le riche, par exemple, opprime le pauvre par l'argent, qui est un | |||
« fait »). | |||
Il n'y a donc plus qu'un seul maître, l'autorité de l'État ; nul n'est personnellement | |||
le maître d'autrui, Dès sa naissance, l'enfant appartient à l'État ; ses parents | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 106 | |||
130 L’UNIQUE ET SA PROPRIÉTÉ | |||
ne sont que les représentants de ce dernier, et c'est lui, par exemple, qui ne tolère | |||
pas l'infanticide, qui vaque aux soins du baptême, etc. | |||
Aux yeux paternels de l'État, tous ses enfants sont égaux (égalité civique ou politique) | |||
et libres d'aviser aux moyens de remporter sur les autres : ils n'ont qu'à | |||
concourir. | |||
La libre concurrence n'est rien d'autre que le droit que possède chacun de prendre | |||
position contre les autres, de se faire valoir, de lutter. Le parti de la féodalité s'est | |||
naturellement défendu contre elle, son existence n'étant possible que par la nonconcurrence. | |||
Les luttes de la Restauration en France n'avaient pas d'autre objet ; la | |||
bourgeoisie voulait la concurrence libre, l'aristocratie cherchait à restaurer le système | |||
corporatif et le monopole. | |||
Aujourd'hui, la concurrence est victorieuse, comme elle devait l'être, dans sa lutte | |||
contre le système corporatif (voir la suite plus loin). | |||
La Révolution a abouti à une Réaction, et cela montre es qu'était en réalité la | |||
Révolution. Toute aspiration aboutit en effet à une réaction lorsqu'elle fait un retour | |||
sur elle-même et commence à réfléchir ; elle ne pousse à l'action qu'aussi longtemps | |||
qu'elle est une ivresse, une « irréflexion ». « La réflexion », tel est le mot d'ordre de | |||
toute réaction, parce que la réflexion pose des bornes, et dégage du « déchaînement » | |||
et du « dérèglement » primitifs le but précis qu'on a poursuivi, c'est-à-dire le principe. | |||
Les mauvais sujets, les étudiants tapageurs et mécréants qui bravent toutes les | |||
convenances ne sont à proprement parler que des « philistins » : comme ces derniers, | |||
ils ont pour unique objectif les convenances. Les braver par fanfaronnade comme ils | |||
le font, c'est encore s'y conformer, c'est, si vous voulez, s'y conformer négativement ; | |||
devenus « philistins », ils s'y soumettront un jour et s'y conformeront positivement. | |||
Tous leurs actes, toutes leurs pensées, aux uns comme aux autres, visent | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 107 | |||
L'HOMME 131 | |||
à la « considération », mais le philistin est réactionnaire comparé au garnement. | |||
L'un est un mauvais sujet rassis, venu à résipiscence, l'autre est un philistin en herbe. | |||
L'expérience journalière démontre la vérité de cette remarque : les cheveux des pires | |||
mauvais sujets grisonnent sur des crânes de philistins. | |||
Ce qu'on appelle en Allemagne la Réaction apparaît également comme le prolongement | |||
réfléchi de l'accès d'enthousiasme provoqué par la guerre pour la liberté. | |||
La Révolution n'était pas dirigée contre l'ordre en général, mais contre l'ordre | |||
établi, contre un état de choses déterminé. Elle renversa un certain gouvernement et | |||
non le gouvernement ; les Français ont, au contraire, été depuis écrasés sous le plus | |||
inflexible des despotismes. La Révolution tua de vieux abus immoraux, pour établir | |||
solidement des usages moraux, c'est-à-dire qu'elle ne fit que mettre la vertu à la place | |||
du vice (vice et vertu diffèrent, comme le mauvais sujet et, le philistin). Jusqu'à ce | |||
jour, le principe révolutionnaire n'a pas changé : ne s'attaquer qu'à l'une ou l'autre institution | |||
déterminée, en un mot, réformer. Plus on a amélioré, plus la réflexion qui | |||
vient ensuite met de soins à conserver le progrès réalisé. Toujours un nouveau maître | |||
est mis à la place de l'ancien, on ne démolit que pour reconstruire, et toute révolution | |||
est une — restauration. C'est toujours la différence entre le jeune et le vieux philistin. | |||
La Révolution a commencé en petite-bourgeoise par l'élévation du tiers état, de la | |||
classe moyenne, et elle monte en graine sans être sortie de son arrière-boutique. | |||
Celui qui est libre, ce n'est pas l'homme en tant qu'individu, — et lui seul l'homme | |||
— mais c'est le bourgeois, le « citoyen » *, l'homme politique, lequel n'est pas un | |||
homme, mais un exemplaire de l'espèce bourgeoise, un citoyen libre. | |||
Dans la Révolution, ce ne fut pas l'individu qui agit | |||
* En français dans le texte. (Note du Traducteur.) | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 108 | |||
132 L'UNIQUE ET SA PROPRIÉTÉ | |||
et dont l'action eut une valeur historique, mais un Peuple : la Nation souveraine | |||
voulut tout faire. C'est une entité artificielle, imaginaire, une Idée (la Nation n'est rien | |||
de plus) qui s'y révèle agissante ; les individus n'y sont que les instruments au service | |||
de cette idée et ne sortent pas du rôle de « citoyens ». | |||
La Bourgeoisie tient sa puissance, et en même temps ses limites, de la « constitution | |||
de l'État », d'une charte, d'un prince « légitime » ou « légitimé » qui se dirige et | |||
qui gouverne d'après des « lois raisonnables », bref de la légalité. La période bourgeoise | |||
est dominée par l'esprit de légalité, d'importation anglaise. Une réunion des | |||
états, par exemple, n'oublie jamais que ses droits ne sont pas illimités, qu'on lui a fait | |||
une grâce en la convoquant, et qu'une disgrâce peut la dissoudre. Elle ne perd jamais | |||
de vue le but de sa convocation, sa vocation. On ne peut en vérité pas nier que mon | |||
père m'a engendré ; mais aujourd'hui que c'est chose faite, les intentions qu'il avait en | |||
procédant à cette opération ne me regardent plus, et quel que soit le but dans lequel il | |||
m'a appelé à la vie, je fais ce qu'il me plaît. De même, les états généraux convoqués | |||
au début de la Révolution française jugèrent très justement qu'une fois réunis ils | |||
étaient indépendants de celui qui les avait convoqués : ils existaient, et ils eussent été | |||
bien bêtes de ne pas faire valoir leurs droits à l'existence, et de se croire à la merci de | |||
leur père. | |||
Celui qui est convoqué n'a plus à se demander : « Que voulait-on de moi, en m'appelant | |||
?» — mais bien : « Que veux-je, maintenant que je suis présent à l'appel ? » Ni | |||
l'auteur de la convocation, ni la charte en vertu de laquelle on l'a appelé, ni ses | |||
commettants, ni ses « cahiers », rien n'est pour lui une puissance sacrée, soustraite à | |||
ses atteintes. Il est autorisé à tout ce qui est en son pouvoir, il ne reconnaîtra aucun | |||
« mandat » impératif ou restrictif et ne prétendra pas être loyal (rester dans la | |||
légalité). La conséquence de ceci serait — si toutefois on pouvait attendre d'un | |||
Parlement rien | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 109 | |||
L'HOMME 133 | |||
de pareil — de nous donner des Chambres parfaitement égoïstes, dont le cordon | |||
ombilical moral serait coupé, et qui ne garderaient plus aucun ménagement. Mais les | |||
Chambres sont toujours dévotes, à la dévotion de quelqu'un ou de quelque chose ; | |||
comment s'étonner d'y voir toujours étaler tant de demi-égoïsme, d'égoïsme inavoué | |||
et hypocrite ? | |||
Les membres des Parlements ne peuvent franchir les limites que leur tracent la | |||
charte, la volonté royale, etc. ; dépasser ces limites, ou tenter de les dépasser, serait | |||
« empiéter ». Quel homme fidèle à ses devoirs oserait outrepasser sa mission en | |||
mettant en première ligne lui, ses convictions ou sa volonté ? Qui serait assez immoral | |||
pour se faire valoir et pour imposer son individualité au risque de faire crouler le | |||
corps auquel il appartient et tout le reste avec lui ? On se tient respectueusement dans | |||
les limites de ses droits, et il faut bien, d'autre part, qu'on reste dans les limites de ses | |||
forces, personne ne pouvant plus qu'il ne peut. — Que ma force ou mon impuissance | |||
soit mon seul frein, et que mandats, missions, vocations ne soient, que des dogmes | |||
qui m'entravent ? Qui pourrait souscrire à une doctrine d'un aussi audacieux nihilisme | |||
? Pas moi, en tout cas : je suis un citoyen légal ! | |||
La Bourgeoisie se reconnaît à ce qu'elle pratique une morale étroitement liée à son | |||
essence. Ce qu'elle exige avant tout, c'est qu'on ait une occupation sérieuse, une | |||
profession honorable, une conduite morale. Le chevalier d'industrie, la fille de joie, le | |||
voleur, le brigand et l'assassin, le joueur, le bohème sont immoraux, et le brave bourgeois | |||
éprouve à l'égard de ces « gens sans moeurs » la plus vive répulsion. Ce qui leur | |||
manque que donnent un commerce solide, des moyens d'existence assurés, des revenus | |||
stables, etc.! comme leur vie ne repose pas sur une base sûre, ils appartiennent au | |||
clan des « individus » dangereux, au dangereux prolétariat : ce sont des « particuliers | |||
» qui n'offrent aucune « garantie ». et n'ont »rien à perdre » et rien à risquer. | |||
La famille ou le mariage, par exemple, lient l'homme, et ce lien le case dans la société | |||
et lui sert de garant ; — mais qui répond de la courtisane ? Le joueur risque tout | |||
son avoir sur une carte, il ruine lui et les autres : — pas de garantie ! | |||
On pourrait réunir sous le nom de « Vagabonds » tous ceux que le bourgeois tient | |||
pour suspects, hostiles et dangereux. | |||
Tout vagabondage déplaît d'ailleurs au bourgeois, et il existe aussi des vagabonds | |||
de l'esprit, qui, étouffant sous le toit qui abritait leurs pères, s'en vont chercher au loin | |||
plus d'air et plus d'espace. Au lieu de rester au coin de l'âtre familial à remuer les | |||
cendres d'une opinion modérée, au lieu de tenir pour des vérités indiscutables ce qui a | |||
consolé et apaisé tant de générations avant eux, ils franchissent la barrière qui clôt le | |||
champ paternel et s'en vont, par les chemins audacieux de la critique, où les mène leur | |||
indomptable curiosité de douter. Ces extravagants vagabonds rentrent, eux aussi, dans | |||
la classe des gens inquiets, instables et sans repos que sont les prolétaires, et quand ils | |||
laissent soupçonner leur manque de domicile moral, on les appelle des « brouillons », | |||
des « têtes chaudes » et des « exaltés ». | |||
Tel est le sens étendu qu'il faut attacher à ces mots de Prolétariat et de Paupérisme, | |||
Combien on se tromperait, si l'on croyait la Bourgeoisie capable de désirer | |||
l'extinction de la misère (du paupérisme) et de consacrer à ce but tous ses efforts ! | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 110 | |||
Rien au contraire ne réconforte le bon bourgeois comme cette conviction incomparablement | |||
consolante qu' « un sage décret de la Providence a réparti une bonne fois et | |||
pour toujours les richesses et le bonheur ». La misère qui encombre les rues autour de | |||
lui ne trouble pas le vrai citoyen au point de le solliciter à faire plus que de s'acquitter | |||
envers elle, comme en lui jetant l'aumône, ou en fournissant le travail et la pitance à | |||
quelque « brave garçon laborieux ». Mais il n'en sent que plus vivement combien sa | |||
paisible jouissance est troublée par les grondements de la misère remuante et avide de | |||
changement, par ces pauvres qui ne souffrent et ne peinent plus en silence mais qui | |||
commencent, à s'agiter et à extravaguer. Enfermez le vagabond ! Jetez le perturbateur | |||
dans les plus sombres oubliettes ! « Il veut attiser les mécontentements et renverser | |||
l'ordre établi ! » Tuez ! Tuez ! | |||
Mais justement ces trouble-fête font à peu près le raisonnement suivant : « Les | |||
bons bourgeois » s'inquiètent peu de qui les protège eux et leurs principes ; roi absolu, | |||
roi constitutionnel ou république leur sont bons pourvu qu'ils soient protégés. Et quel | |||
est leur principe, ce principe dont ils « aiment » toujours le protecteur ? Ce n'est pas | |||
le travail, ce n'est pas non plus la naissance ; mais c'est la médiocrité, le juste milieu, | |||
un peu de travail et un peu de naissance, en deux mots, un capital qui produit des | |||
intérêts. | |||
Le capital est ici le fonds, la mise, l'héritage (naissance) ; l'intérêt est la peine | |||
prise pour faire valoir (travail) : le capital travaille. Mais pas d'excès, pas d'ultra, pas | |||
de radicalisme ! Évidemment, il faut que le nom, la naissance, puissent donner quelque | |||
avantage, mais ce ne peut être là qu'un capital, une mise de fonds ; évidemment, | |||
il faut du travail, mais que ce travail soit peu ou point personnel, que ce soit le travail | |||
du capital — et des travailleurs asservis. | |||
Lorsqu'une époque est plongée dans une erreur, toujours les uns bénéficient de | |||
cette erreur, tandis que les autres en pâtissent. Au Moyen Âge, l'erreur universellement | |||
répandue parmi les Chrétiens était que l'Église, toute-puissante, doit être sur | |||
terre la surintendante et la dispensatrice de tous biens. Les ecclésiastiques admettaient | |||
cette « vérité » tout comme les laïques, la même erreur était également ancrée chez | |||
tous. Mais le bénéfice, la puissance, étaient pour les prêtres, et le dommage, l'asservissement, | |||
pour les laïques. « Le malheur, dit-on, rend sage »; aussi les laïques assagis | |||
finirent-ils par ne plus admettre cette « vérité » du Moyen Âge. | |||
Il en est exactement de même pour la Bourgeoisie et le Prolétariat. Bourgeois et | |||
ouvriers croient à la « réalité » de l'argent ; ceux qui n'en ont pas sont aussi pénétrés | |||
de cette « réalité » que ceux qui en ont, les profanes que les clercs. « L'argent régit le | |||
monde » est la tonique de l'époque bourgeoise. Un gentilhomme sans le sou et un | |||
travailleur sans le sou sont des « meurt-de-faim » également sans valeur politique. La | |||
valeur ne va pas sans les valeurs ; l'argent seul la donne, naissance et travail n'y peuvent | |||
rien. Ceux qui possèdent gouvernent, mais l'État élit parmi les non-possédants | |||
ses « serviteurs » et leur distribue avec une sage économie quelques sommes (traitements, | |||
appointements) pour gouverner en son nom ; il en fait ses régisseurs. | |||
Je reçois tout de l'État. Puis-je avoir quelque chose sans la permission de l'État ? | |||
Non, tout ce que je pourrais avoir ainsi, il me l'enlève dès qu'il s'aperçoit que les | |||
« titres de propriété » me font défaut. Tout ce que je possède, je le dois à sa clémence. | |||
C'est uniquement là-dessus, sur les titres, que repose la bourgeoisie ; le Bourgeois | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 111 | |||
n'est ce qu'il est que grâce à la bienveillante protection de l'État. Il aurait tout à perdre | |||
si la puissance de l'État venait à s'effondrer. | |||
Mais quelle est la situation de celui qui n'a rien à perdre dans cette banqueroute | |||
sociale, du Prolétaire ? Comme tout ce qu'il a et ce qu'il pourrait perdre se chiffre par | |||
zéro, il n'a pour ce zéro nul besoin de la protection de l'État. Il ne pourrait au contraire | |||
qu'y gagner si cette protection venait à manquer aux protégés. | |||
Aussi celui qui ne possède pas considère-t-il l'État comme une puissance tutélaire | |||
de ceux qui possèdent ; cet ange gardien des capitalistes est — un vampire qui lui | |||
suce le sang. | |||
L'État est un État bourgeois, c'est le status de la Bourgeoisie. Il accorde sa protection | |||
à l'homme non en raison de son travail, mais en raison de sa docilité (loyalisme), | |||
suivant qu'il use des droits que l'État lui accorde en se conformant à la volonté, | |||
autrement dit aux lois de l'État. | |||
Le régime bourgeois livre les travailleurs aux possesseurs, c'est-à-dire à ceux qui | |||
détiennent quelque bien de l'État (et toute fortune est un bien de l'État, appartient à | |||
l'État et n'est donnée qu'en fief à l'individu), et particulièrement à ceux entre les mains | |||
desquels est l'argent, aux capitalistes. | |||
L'ouvrier ne peut tirer de son travail un prix en rapport avec la valeur qu'a le | |||
produit de ce travail pour celui qui le consomme. « Le travail est mal payé ! » Le plus | |||
gros bénéfice en va au capitaliste. — Mais bien payés, et plus que bien payés sont les | |||
travaux de ceux qui contribuent à relever l'éclat et la puissance de l'État, les travaux | |||
des hauts serviteurs de l'État. L'État paie bien, pour que les « bons citoyens », les | |||
possesseurs, puissent impunément payer mal. Il s'assure, en les payant bien, la fidélité | |||
de ses serviteurs et fait d'eux, pour la sauvegarde des bons citoyens, une « Police » (à | |||
la police appartiennent les soldats, les fonctionnaires de tout acabit, juges, pédagogues, | |||
etc., bref toute la « machine de l'État »). Les « bons citoyens » de leur côté lui | |||
paient sans faire la grimace de gros impôts, afin de pouvoir payer d'autant plus misérablement | |||
les ouvriers à leur service. | |||
Mais les ouvriers ne sont, en tant qu'ouvriers, pas protégés par l'État ; en tant que | |||
sujets de l'état, ils ont simplement la cojouissance de la « police », qui leur assure ce | |||
qu'on appelle une « garantie légale »; aussi la classe des travailleurs reste-t-elle une | |||
puissance hostile vis-à-vis de cet État, l'État des riches, le « royaume de la Bourgeoisie | |||
». Leur principe, le travail, n'est pas estimé à sa valeur, mais exploité ; il est le | |||
butin de guerre des riches, de l'ennemi. | |||
Les ouvriers disposent d'une puissance formidable ; qu'ils parviennent à s'en | |||
rendre bien compte et se décident à en user, rien ne pourra leur résister : il suffirait | |||
qu'ils cessent tout travail et s'approprient tous les produits, ces produits de leur travail | |||
qu'ils s'apercevraient être à eux comme ils viennent d'eux. Tel est d'ailleurs le sens | |||
des meutes ouvrières que nous voyons éclater un peu partout. | |||
L'État est fondé sur — l'esclavage du travail. Que le travail soit libre, et l'État | |||
s'écroule. | |||
== Notes et références == | |||
<references /> <!-- aide : http://fr.wikipedia.org/wiki/Aide:Notes et références --> | |||
{{Navigateur|[[Max_Stirner:II. Les anciens et les modernes|II. Les anciens et les modernes]]|[[Max Stirner]] — [[Max Stirner:L’Unique et sa propriété|L’Unique et sa propriété]]|}} | {{Navigateur|[[Max_Stirner:II. Les anciens et les modernes|II. Les anciens et les modernes]]|[[Max Stirner]] — [[Max Stirner:L’Unique et sa propriété|L’Unique et sa propriété]]|}} |
modifications