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l'hypocrite mauvaise grâce achève d'écoeurer ceux que dégoûtent la pourriture et la | l'hypocrite mauvaise grâce achève d'écoeurer ceux que dégoûtent la pourriture et la | ||
cafarderie de ce qui s'intitule « opposition légale ». | cafarderie de ce qui s'intitule « opposition légale ». | ||
Un accord moral conclu au nom de l'amour et de la fidélité ne laisse place à | Un accord moral conclu au nom de l'amour et de la fidélité ne laisse place à | ||
aucune volonté discordante et opposée ; la belle harmonie est rompue si l'un veut une | aucune volonté discordante et opposée ; la belle harmonie est rompue si l'un veut une | ||
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Que cette volonté soit raisonnable ou déraisonnable, il est en tout cas moral de | Que cette volonté soit raisonnable ou déraisonnable, il est en tout cas moral de | ||
s'y soumettre et immoral de s'y soustraire. | s'y soumettre et immoral de s'y soustraire. | ||
La volonté qui régit la censure paraît déraisonnable à beaucoup de gens. Cependant, | La volonté qui régit la censure paraît déraisonnable à beaucoup de gens. Cependant, | ||
dans un pays où sévit la censure, celui qui lui soustrait ses écrits fait mal et celui | dans un pays où sévit la censure, celui qui lui soustrait ses écrits fait mal et celui | ||
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lui donnera-t-elle pas quelque titre à l'estime des « honnêtes gens »? Qui sait ? — | lui donnera-t-elle pas quelque titre à l'estime des « honnêtes gens »? Qui sait ? — | ||
Peut-être s'imaginait-il servir une « moralité supérieure »? | Peut-être s'imaginait-il servir une « moralité supérieure »? | ||
La toile de l'hypocrisie moderne est tendue aux confins des deux domaines entre | La toile de l'hypocrisie moderne est tendue aux confins des deux domaines entre | ||
lesquels, alternativement ballotte, notre époque tend les fils déliés du mensonge et de | lesquels, alternativement ballotte, notre époque tend les fils déliés du mensonge et de | ||
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Maintenant, séparez-vous ; chacun pense de l'autre : je te connais, masque ! Il a | Maintenant, séparez-vous ; chacun pense de l'autre : je te connais, masque ! Il a | ||
flairé en vous le Diable, aussi bien que vous avez flairé en lui le vieux Bon Dieu. | flairé en vous le Diable, aussi bien que vous avez flairé en lui le vieux Bon Dieu. | ||
Un Néron n'est « mauvais » qu'aux yeux des bons ; à mes yeux, il est simplement | Un Néron n'est « mauvais » qu'aux yeux des bons ; à mes yeux, il est simplement | ||
un possédé, comme les bons eux-mêmes. Les bons voient en lui un franc scélérat et le | un possédé, comme les bons eux-mêmes. Les bons voient en lui un franc scélérat et le | ||
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gens » de son temps se bornaient, dans leur moralité, à lui opposer leurs voeux, et non | gens » de son temps se bornaient, dans leur moralité, à lui opposer leurs voeux, et non | ||
leur volonté. Ils chuchotaient que leur empereur ne se soumettait pas comme eux aux | leur volonté. Ils chuchotaient que leur empereur ne se soumettait pas comme eux aux | ||
lois de la Morale, mais ils restaient des « sujets moraux », en attendant que l'un d'eux | lois de la Morale, mais ils restaient des « sujets moraux », en attendant que l'un d'eux | ||
osât passer franchement par-dessus « ses devoirs de sujet obéissant ». Et tous ces | osât passer franchement par-dessus « ses devoirs de sujet obéissant ». Et tous ces | ||
« bons Romains », tous ces « sujets soumis », abreuvés d'outrages par leur manque de | « bons Romains », tous ces « sujets soumis », abreuvés d'outrages par leur manque de | ||
volonté, d'acclamer aussitôt l'action criminelle et immorale du révolté. | volonté, d'acclamer aussitôt l'action criminelle et immorale du révolté. | ||
Où était, chez les « bons », le courage de faire la Révolution, cette Révolution | Où était, chez les « bons », le courage de faire la Révolution, cette Révolution | ||
qu'ils vantent et exploitent aujourd'hui, après qu'un autre l'a faite ? Ce courage ils ne | qu'ils vantent et exploitent aujourd'hui, après qu'un autre l'a faite ? Ce courage ils ne | ||
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d' « immoral », auquel on ne peut se résoudre à moins de cesser d'être « bon » pour | d' « immoral », auquel on ne peut se résoudre à moins de cesser d'être « bon » pour | ||
devenir « mauvais » ou ni bon ni mauvais. | devenir « mauvais » ou ni bon ni mauvais. | ||
Néron n'était pas pire que le temps où il vivait ; on ne pouvait alors être que l'un | Néron n'était pas pire que le temps où il vivait ; on ne pouvait alors être que l'un | ||
des deux : bon ou mauvais. Son temps a jugé qu'il était mauvais, et aussi mauvais | des deux : bon ou mauvais. Son temps a jugé qu'il était mauvais, et aussi mauvais | ||
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de ses plis tutélaires. Le rude poing de la morale est sans miséricorde pour la noble | de ses plis tutélaires. Le rude poing de la morale est sans miséricorde pour la noble | ||
essence de l'égoïsme. | essence de l'égoïsme. | ||
« On ne peut cependant pas mettre sur la même ligne un gredin et un honnête | « On ne peut cependant pas mettre sur la même ligne un gredin et un honnête | ||
homme ! » Eh! qui donc le fait plus souvent que vous, Censeurs ? Bien mieux, l'honnête | homme ! » Eh! qui donc le fait plus souvent que vous, Censeurs ? Bien mieux, l'honnête | ||
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« les pécheurs et les publicains », et de même, aux yeux de l'individualiste, le | « les pécheurs et les publicains », et de même, aux yeux de l'individualiste, le | ||
pharisien moral vaut le pécheur immoral. | pharisien moral vaut le pécheur immoral. | ||
Néron était un possédé très malcommode, un fou dangereux. C'eût été une sottise | Néron était un possédé très malcommode, un fou dangereux. C'eût été une sottise | ||
de perdre son temps à le rappeler au « respect des choses sacrées », pour lamenter | de perdre son temps à le rappeler au « respect des choses sacrées », pour lamenter | ||
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et toutes les preuves qu'on peut en fournir qui en font approcher d'un pas : se | et toutes les preuves qu'on peut en fournir qui en font approcher d'un pas : se | ||
lamenter, pétitionner ne convient qu'aux mendiants. | lamenter, pétitionner ne convient qu'aux mendiants. | ||
L'homme « moral » est nécessairement borné, en ce qu'il ne conçoit d'autre ennemi | L'homme « moral » est nécessairement borné, en ce qu'il ne conçoit d'autre ennemi | ||
que l' « immoral »; ce qui n'est pas bien est « mal » et, par conséquent, réprouvé, | que l' « immoral »; ce qui n'est pas bien est « mal » et, par conséquent, réprouvé, | ||
odieux, etc. Aussi est-il radicalement incapable de comprendre l'égoïste. L'amour en | odieux, etc. Aussi est-il radicalement incapable de comprendre l'égoïste. L'amour en | ||
dehors du mariage n'est-il pas immoral ? L'homme moral peut tourner et retourner la | dehors du mariage n'est-il pas immoral ? L'homme moral peut tourner et retourner la | ||
question, il n'échappera pas à la nécessité de condamner le fornicateur. L'amour libre | question, il n'échappera pas à la nécessité de condamner le fornicateur. L'amour libre | ||
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ineffaçable. La chasteté, qui faisait jadis partie des voeux monastiques, est entrée dans | ineffaçable. La chasteté, qui faisait jadis partie des voeux monastiques, est entrée dans | ||
le domaine de la morale commune. | le domaine de la morale commune. | ||
Pour l'égoïste, au contraire, la chasteté n'est pas un bien dont il ne puisse se | Pour l'égoïste, au contraire, la chasteté n'est pas un bien dont il ne puisse se | ||
passer ; elle est pour lui sans importance. Aussi, quel va être le jugement de l'homme | passer ; elle est pour lui sans importance. Aussi, quel va être le jugement de l'homme | ||
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fausse ». Souvent les gens sont déjà beaucoup plus loin qu'ils ne voudraient en | fausse ». Souvent les gens sont déjà beaucoup plus loin qu'ils ne voudraient en | ||
convenir. | convenir. | ||
C'eût été de la part de Socrate, une immoralité d'accueillir les offres séduisantes | C'eût été de la part de Socrate, une immoralité d'accueillir les offres séduisantes | ||
de Criton et de s'échapper de sa prison ; rester était le seul parti qu'il pût moralement | de Criton et de s'échapper de sa prison ; rester était le seul parti qu'il pût moralement | ||
prendre. Et c'était le seul, simplement parce que Socrate était — un homme moral. | prendre. Et c'était le seul, simplement parce que Socrate était — un homme moral. | ||
Les hommes de la Révolution, « immoraux et impies », avaient, eux, juré fidélité | Les hommes de la Révolution, « immoraux et impies », avaient, eux, juré fidélité | ||
à Louis XVI, ce qui ne les empêcha pas de décréter sa déchéance et de l'envoyer à | à Louis XVI, ce qui ne les empêcha pas de décréter sa déchéance et de l'envoyer à | ||
l'échafaud ; action immorale, qui fera horreur aux honnêtes gens de toute éternité. | l'échafaud ; action immorale, qui fera horreur aux honnêtes gens de toute éternité. | ||
Ces critiques ne s'appliquent toutefois qu'à la « morale bourgeoise », que tout | Ces critiques ne s'appliquent toutefois qu'à la « morale bourgeoise », que tout | ||
esprit un peu libre fait profession de dédaigner. Cette morale, comme la bourgeoisie | esprit un peu libre fait profession de dédaigner. Cette morale, comme la bourgeoisie | ||
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pour ne pas se borner à s'en approprier les lois. N'exigez pas d'elle de la critique, et ne | pour ne pas se borner à s'en approprier les lois. N'exigez pas d'elle de la critique, et ne | ||
lui demandez pas de tirer de son propre fond une doctrine originale. | lui demandez pas de tirer de son propre fond une doctrine originale. | ||
C'est sous un tout autre aspect que se présente la morale, lorsque, consciente de sa | C'est sous un tout autre aspect que se présente la morale, lorsque, consciente de sa | ||
dignité, elle prend pour unique règle son principe, l'essence humaine ou l’ « Homme | dignité, elle prend pour unique règle son principe, l'essence humaine ou l’ « Homme | ||
». Ceux qui parviennent à transporter résolument le problème sur ce terrain rompent | ». Ceux qui parviennent à transporter résolument le problème sur ce terrain rompent | ||
pour toujours avec la Religion : il n'y a plus de place pour son Dieu auprès de | pour toujours avec la Religion : il n'y a plus de place pour son Dieu auprès de | ||
leur Homme ; de plus, comme ils coulent à fond le vaisseau de l'État (voir plus loin), | leur Homme ; de plus, comme ils coulent à fond le vaisseau de l'État (voir plus loin), | ||
ils anéantissent du même coup toute « moralité » procédant du seul État et s'interdisent, | ils anéantissent du même coup toute « moralité » procédant du seul État et s'interdisent, | ||
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» ou « politique », et doit paraître aux hommes d'État et aux bourgeois une | » ou « politique », et doit paraître aux hommes d'État et aux bourgeois une | ||
« licence effrénée ». | « licence effrénée ». | ||
Cependant, cette conception nouvelle de la moralité n'a rien de neuf et d'inédit ; | Cependant, cette conception nouvelle de la moralité n'a rien de neuf et d'inédit ; | ||
elle ne fait que s'adapter au progrès réalisé dans la « pureté du principe ». Ce dernier, | elle ne fait que s'adapter au progrès réalisé dans la « pureté du principe ». Ce dernier, | ||
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comble, devient « État libre » ou même « Société libre », sans cesser d'être l'une la | comble, devient « État libre » ou même « Société libre », sans cesser d'être l'une la | ||
morale et l'autre l'État. | morale et l'autre l'État. | ||
La morale étant désormais purement humaine et complètement séparée de la | La morale étant désormais purement humaine et complètement séparée de la | ||
Religion dont, historiquement, elle est sortie, rien ne s'oppose à ce qu'elle devienne | Religion dont, historiquement, elle est sortie, rien ne s'oppose à ce qu'elle devienne | ||
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suprême, s'élève à la hauteur absolue, et nous sommes dans nos rapports avec Lui ce | suprême, s'élève à la hauteur absolue, et nous sommes dans nos rapports avec Lui ce | ||
que nous sommes aux pieds d'un être suprême, — religieux. | que nous sommes aux pieds d'un être suprême, — religieux. | ||
Moralité et Piété redeviennent ainsi aussi parfaitement synonymes qu'au début du | Moralité et Piété redeviennent ainsi aussi parfaitement synonymes qu'au début du | ||
Christianisme. Si le sacré n'est plus « saint » mais « humain », c'est simplement que | Christianisme. Si le sacré n'est plus « saint » mais « humain », c'est simplement que | ||
l'être suprême a changé et que l'Homme a pris la place du Dieu. La victoire de la | l'être suprême a changé et que l'Homme a pris la place du Dieu. La victoire de la | ||
Moralité aboutit simplement à un changement de dynastie. | Moralité aboutit simplement à un changement de dynastie. | ||
La Foi détruite, Feuerbach croit trouver un asile dans l'Amour. « La première et la | La Foi détruite, Feuerbach croit trouver un asile dans l'Amour. « La première et la | ||
suprême loi doit être l'amour de l'homme pour l'homme. Homo homini Deus est, telle | suprême loi doit être l'amour de l'homme pour l'homme. Homo homini Deus est, telle | ||
est la maxime pratique la plus haute ; par elle, la face du monde est changée | est la maxime pratique la plus haute ; par elle, la face du monde est changée <ref>Wesen des Christentams, zw. Aufl., p. 402.</ref>. Mais il | ||
n'y a à proprement parler que le dieu, Deus, de changé ; l'amour reste : vous adoriez le | n'y a à proprement parler que le dieu, Deus, de changé ; l'amour reste : vous adoriez le | ||
dieu surhumain, vous adorerez le dieu humain, l'Homo qui est Deus. L'Homme m'est | dieu surhumain, vous adorerez le dieu humain, l'Homo qui est Deus. L'Homme m'est | ||
— sacré, et tout ce qui est « vraiment humain » m'est — sacré ! Le mariage est par | — sacré, et tout ce qui est « vraiment humain » m'est — sacré ! Le mariage est par | ||
lui-même sacré ; de même toutes les relations de la vie morale : l'amitié, la propriété, | lui-même sacré ; de même toutes les relations de la vie morale : l'amitié, la propriété, | ||
le mariage, le bien de chacun sont et doivent être sacrés, en eux et par eux-mêmes | le mariage, le bien de chacun sont et doivent être sacrés, en eux et par eux-mêmes <ref>Ibid., p. 403.</ref>.» | ||
Est-ce un prêtre qui parle ? Quel est son dieu ? L'Homme ! Qu'est-ce que le divin ? | Est-ce un prêtre qui parle ? Quel est son dieu ? L'Homme ! Qu'est-ce que le divin ? | ||
C'est l'humain ! Le prédicat n'a fait en définitive que prendre la place du sujet; la | C'est l'humain ! Le prédicat n'a fait en définitive que prendre la place du sujet; la | ||
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le procédé : « Dieu s'est fait Homme » vous donnera « l'Homme s'est fait Dieu », etc., | le procédé : « Dieu s'est fait Homme » vous donnera « l'Homme s'est fait Dieu », etc., | ||
et voilà une nouvelle — Religion. | et voilà une nouvelle — Religion. | ||
« Tous les phénomènes de la vie morale constituant les moeurs ne sont moraux, ne | « Tous les phénomènes de la vie morale constituant les moeurs ne sont moraux, ne | ||
prennent une signification morale, que s'ils ont en eux-mêmes (sans que la bénédiction | prennent une signification morale, que s'ils ont en eux-mêmes (sans que la bénédiction |
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