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As-tu déjà vu un Esprit ? — Moi? non, mais ma grand-mère en a vu. — C'est | |||
comme moi : je n'en ai jamais vu, mais ma grand-mère en avait qui lui couraient sans | |||
cesse dans les jambes ; et, par respect pour le témoignage de nos grands-mères, nous | |||
croyons à l'existence des esprits. | |||
Mais n'avions-nous pas aussi des grands-pères, et ne haussaient-ils pas les épaules | |||
chaque fois que nos grands-mères entamaient leurs histoires de revenants? Hélas! oui, | |||
c'étaient des incrédules et ils ont fait grand tort à notre bonne religion, tous ces | |||
philosophes. ! Nous le verrons bien par la suite ! | |||
Qu'y a-t-il au fond de cette foi profonde dans les revenants, sinon la foi dans | |||
l'existence d'êtres spirituels en général ? Et la seconde ne serait-elle pas déplorablement | |||
ébranlée, s'il était établi que tout homme qui pense doit hausser les épaules | |||
devant la première? | |||
Les Romantiques, sentant combien l'abandon de la croyance aux esprits ou revenants | |||
compromettrait la croyance en Dieu même, s'efforcèrent de conjurer cette | |||
conséquence fâcheuse; dans ce but, non seulement ils ressuscitèrent le monde merveilleux | |||
des légendes, mais ils finirent par exploiter le « monde supérieur » avec leurs | |||
somnambules, leurs voyantes, etc. | |||
Les bons croyants et les Pères de l'Église ne soupçonnaient guère que, la croyance | |||
aux revenants s'effondrant, c’était le sol même qui se dérobait sous la Religion, | |||
désormais flottante et sans appui. Celui qui ne croit plus à aucun revenant n’a qu’à | |||
être conséquent avec lui-même pour que son incrédulité le conduise à s'apercevoir | |||
qu'il ne se cache derrière les choses aucun être à part, aucun revenant, ou (pour employer | |||
un mot dont on a naïvement fait un synonyme de ce dernier) — aucun Esprit. | |||
« Mais il existe des Esprits! » Contemple le monde qui t'entoure, et dis-moi si | |||
derrière toute chose ne t'apparaît pas un Esprit. La fleur, l'humble fleur te dit l'Esprit | |||
du Créateur qui en fit une petite merveille ; les étoiles proclame l'Esprit qui ordonne | |||
leur cours ; un Esprit de sublimité plane au sommet des monts ; l'Esprit de la mélancolie | |||
et du désir murmure sous les eaux ; — et dans les hommes parlent des millions | |||
d'Esprits. Que les montagnes s'affaissent, que le monde des étoiles tombe en poussière, | |||
que les fleurs se flétrissent et que meurent les hommes, que survit-il à la ruine | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 41 | |||
de ces corps visibles? L'Esprit, invisible, éternel ! Oui, tout dans ce monde est hanté! | |||
Que dis-je? Ce monde lui-même est hanté ; masque décevant, il est la forme errante | |||
d'un Esprit, il est un fantôme. | |||
Qu'est-ce qu'un fantôme, sinon un corps apparent, mais un Esprit réel ? Tel est le | |||
monde, « vain », « nul », illusoire apparence sans autre réalité que l'Esprit, dont il est | |||
l'enveloppe visible. Regarde : ici, là, de toutes parts t’entoure un monde de fantômes ; | |||
tu es assiégé sans cesse de visions, d’ « apparitions ». Tout ce qui se montre à toi n'est | |||
que le reflet de l'Esprit qui l'habite, une apparition spectrale ; le monde entier n'est | |||
qu'une fantasmagorie derrière la quelle s’agite l’Esprit. Tu « vois des Esprits ». | |||
Vas-tu peut-être le comparer aux Anciens, qui voyaient : partout des dieux ? Les | |||
dieux, mon cher Moderne, ne sont pas des Esprits ; les dieux ne réduisent pas le | |||
monde à n'être qu'une apparence et ne le spiritualisent pas. | |||
À tes yeux, le monde entier est spiritualisé ; il est devenu un énigmatique fantôme; | |||
aussi ne songes-tu même plus à t'étonner de ne trouver en toi qu'un fantôme. Ton | |||
Esprit ne hante-t-il pas ton corps et n'est-il pas, lui, le vrai, le réel, tandis que ton | |||
corps n'est qu'une « apparence », quelque chose de périssable et « sans valeur »? Ne | |||
sommes-nous point tous des spectres, de pauvres êtres tourmentés qui attendent la | |||
« délivrance »? Ne sommes-nous pas des « Esprits »? | |||
Depuis que l'Esprit a paru dans le monde, depuis que « le Verbe s'est fait chair », | |||
ce monde spiritualisé et livré aux enchantements n'est plus qu'une maison hantée. | |||
Tu as un esprit, car tu as des pensées. Mais que sont ces pensées ? — Des êtres | |||
spirituels. — Elles ne sont donc point des choses ? — Non, mais l'Esprit des choses, | |||
ce qu'il y a en elles de plus intime, de plus essentiel, leur idée. — Ce que tu penses | |||
n'est donc pas simplement ta pensée ? — Au contraire, c'est ce qu'il y a de plus réel, | |||
de proprement vrai dans le monde : c'est la vérité même; quand je pense juste, je | |||
pense la vérité. Je puis me tromper au sujet de la vérité, je puis la méconnaître ; mais | |||
lorsque ma connaissance est véridique, c'est la vérité qui en est l'objet. — Aspires-tu | |||
donc à connaître la vérité ? — La Vérité m'est sacrée. Il peut arriver que je trouve une | |||
vérité imparfaite et que je doive la remplacer par une meilleure, mais je ne puis | |||
supprimer la Vérité. Je crois à la Vérité et c'est pourquoi je la recherche ; rien ne la | |||
dépasse, elle est éternelle. | |||
La vérité est sacrée et éternelle ! Mais toi, qui t'emplis de cette sainteté et en fais | |||
ton guide, tu seras toi-même sanctifié. Le Sacré ne se manifeste jamais à tes sens, ce | |||
n'est jamais comme être matériel que tu en découvres la trace ; il ne se révèle qu'à ta | |||
foi, ou plus exactement à ton Esprit, car il est lui-même quelque chose de spirituel, un | |||
Esprit ; il est Esprit pour l'Esprit. | |||
La notion de sainteté ne se laisse pas extirper aussi facilement que beaucoup | |||
semblent le croire, qui se refusent à employer encore ce mot « impropre ». À quelque | |||
point de vue qu’on se place pour m'accuser d’égoïsme, ce reproche sous-entend toujours | |||
que l’on a en vue quelque chose d'autre que moi, que je devrais servir de | |||
préférence à moi-même, que je devrais estimer plus important que tout le reste, bref, | |||
quelque chose en quoi je devrais chercher mon véritable salut, c'est-à-dire quelque | |||
chose de « saint », de « sacré ». Que ce sacro-saint soit d'ailleurs si humain que l'on | |||
voudra, qu'il soit l'Humain même, cela ne lui enlève rien de son caractère et fait tout | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 42 | |||
au plus de ce sacré supra-terrestre un sacré terrestre, de ce sacré divin un sacré | |||
humain. | |||
Rien n'est sacré que pour l'Égoïste qui ne se rend pas compte de son égoïsme, | |||
pour l'Égoïste involontaire. J'appelle ainsi celui qui, incapable de dépasser jamais les | |||
bornes de son moi, ne le tient cependant pas pour l'être suprême ; qui ne sert que lui | |||
en croyant servir un être supérieur, et qui, ne connaissant rien de supérieur à luimême, | |||
rêve pourtant quelque chose de supérieur; bref, c'est l'Égoïste qui voudrait | |||
n'être pas Égoïste, qui s'humilie et qui combat son égoïsme, mais qui ne s'humilie que | |||
« pour être élevé », c'est-à-dire pour satisfaire son égoïsme. Comme il voudrait cesser | |||
d'être égoïste, il interroge ciel et terre, en quête de quelque être supérieur auquel il | |||
puisse offrir ses services et ses sacrifices ; mais il a beau s'agiter et se mortifier, il ne | |||
le fait en définitive que par amour de lui-même, et l'Égoïsme, l'odieux égoïsme ne le | |||
lâche pas. Voilà pourquoi je l'appelle un égoïste involontaire. Tous ses soins, toutes | |||
ses peines pour s'affranchir de son moi ne sont qu'un effort mal compris pour affranchir | |||
son moi. | |||
Es-tu lié à ton heure passée? Dois-tu faire aujourd'hui ce que tu fis hier 1 ? Ne | |||
peux-tu te transformer à chaque instant ? S'il en était ainsi, tu te sentirais enchaîné et | |||
paralysé. Mais, à chaque minute de ton existence, une nouvelle minute de l'avenir te | |||
fait signe et t'appelle ; en te développant, tu te dégages « de toi », de ton moi actuel. | |||
Ce que tu es à chaque instant est ton oeuvre, et tu dois à cette oeuvre de ne pas te | |||
perdre, toi, son auteur. Tu es toi-même un être supérieur à ce que tu es, tu te dépasses | |||
toi-même. Mais ce fait que tu es supérieur à toi, que tu n'es pas seulement une | |||
créature, mais en même temps ton créateur, t'échappe en ta qualité d'Égoïste | |||
involontaire, et c'est pourquoi l' « être supérieur » reste pour toi un étranger. Tout être | |||
supérieur, Vérité, Humanité, etc., est un être au-dessus de nous. | |||
Il nous est étranger ; c'est là un signe auquel nous reconnaissons ce qui est | |||
« sacré ». II y a dans tout ce qui est sacré quelque chose d'inconnu, de différent, qui | |||
nous met mal à l'aise et nous empêche de nous sentir chez nous. Ce qui m'est sacré ne | |||
m'appartient pas ; si la propriété d'autrui, par exemple, ne m'était pas sacrée, je la | |||
regarderais comme mienne et ne laisserais pas échapper une occasion de m'en saisir ; | |||
si, au contraire, la figure de l'empereur de Chine m'est sacrée, elle reste étrangère à | |||
mes yeux et je les baisse devant lui. | |||
Pourquoi une vérité mathématique indiscutable, qu'on pourrait dans le sens usuel | |||
du mot appeler éternelle, ne m'est-elle pas — sacrée ? Parce qu'elle n'est pas révélée ; | |||
elle n'est point la révélation d'un être supérieur. Entendre uniquement par révélées les | |||
« vérités religieuses » serait absolument erroné, ce serait méconnaître complètement | |||
la valeur du concept « être supérieur ». Les athées tournent en dérision cet être supérieur | |||
auquel on a voué un culte sous le nom d' « être suprême * », et réduisent en | |||
poussière l'une après l'autre toutes les « preuves de son existence », sans remarquer | |||
qu'eux-mêmes obéissent ainsi à leur besoin d'un être supérieur, et qu'ils ne détruisent | |||
1 Wie sie klingeln, die Pfaffen, wie angelegen Sie's machen, | |||
Dass man komme, nur ja plappre, wie gestern, so heut. | |||
Scheltet mir nicht die Pfaffen ! Sie kennen des Menschen | |||
[Bedürfniss ; | |||
Denn wie ist er beglückt, plappert er morgen wie heut. | |||
GOETHE (Épigrammes vénitiennes, II). | |||
* En français dans le texte. (Note du Traducteur.) | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 43 | |||
l'ancien que pour faire place à un nouveau. À côté d'un individu humain, l'« Homme » | |||
n'est-il pas un être supérieur ? Et les Vérités, les Droits, les Idées qui découlent de son | |||
concept ne doivent-ils pas, comme révélations de ce concept, être respectés et tenus | |||
pour — sacrés ? Supposez même qu’on vienne à démontrer la fausseté de telle vérité | |||
qui passait pour une de ses manifestations : cela témoignera uniquement d'une fausse | |||
interprétation de votre part, sans causer le moindre préjudice à la notion sacrée ellemême | |||
et sans rien enlever de leur sainteté aux autres vérités, à celles qui doivent « à | |||
juste titre » être regardées comme ses révélations. L'Homme dépasse tout homme pris | |||
individuellement, et s'il est l'« essence » de l'individu, il n'est en réalité pas son | |||
essence (car l'être ou l'essence de l'individu devrait être aussi unique que l'individu | |||
même), mais une essence, un être « supérieur », et, pour les athées eux-mêmes, | |||
l'essence ou l'Être « suprêmes ». | |||
De même que les révélations divines ne furent pas écrites de la main de Dieu, | |||
mais publiées par les « instruments du Seigneur », de même l'Homme ne publie pas | |||
lui-même ses révélations, mais nous les fait connaître par l'intermédiaire de « véritables | |||
hommes ». Seulement, ce nouvel être suprême trahit une conception bien plus | |||
spiritualisée que celle de l'ancien Dieu ; ce dernier pouvait encore être représenté sous | |||
une forme corporelle, on pouvait lui imaginer une certaine figure, tandis que l'Homme, | |||
au contraire, reste purement spirituel, et on ne peut lui prêter aucun corps | |||
matériel particulier. Il est vrai qu'il ne manque pas d'une certaine corporalité, d'autant | |||
plus séduisante qu'elle paraît plus naturelle et plus terrestre, et c'est tout bonnement | |||
chaque homme corporel ou, plus simplement encore, la « race humaine » ou « tous | |||
les hommes ». L'Esprit réintègre ainsi sa forme de fantôme et redevient compact et | |||
populaire à souhait. | |||
Saint donc est l'être suprême, saint est tout ce en quoi il se révèle ou se révélera, et | |||
sanctifiés sont ceux qui reconnaissent cet être suprême dans leur propre être, c'est-àdire | |||
dans les manifestations de cet être. Ce qui est saint sanctifie en retour son adorateur | |||
; le culte qu'il lui rend le sanctifie et sanctifie ce qu'il fait : un saint commerce, de | |||
saintes pensées et de saintes actions, etc. | |||
L'objet qui doit être honoré comme l'être suprême ne peut, on le conçoit, être | |||
discuté avec fruit que pour autant que les contradicteurs les plus acharnés sont | |||
d'accord sur le point essentiel et qu'ils admettent l'existence d'un être suprême auquel | |||
s'adressent notre culte et nos sacrifices. Si quelqu'un souriait dédaigneusement devant | |||
toute controverse au sujet de l'être suprême comme un Chrétien peut sourire devant | |||
les discussions d'un Chiite et d'un Sunnite ou d'un Brahmine et d'un Bouddhiste, ce | |||
serait qu'à ses yeux l'hypothèse d'un être suprême est nulle et que toute contestation à | |||
ce propos est un jeu puéril. Que votre être suprême soit le Dieu unique en trois personnes, | |||
le Dieu de Luther, l' « Être suprême * » du Déiste, ou qu'il ne soit nullement | |||
Dieu mais l’ « Homme », c'est tout un pour qui nie l'être suprême lui-même : Vous | |||
tous qui servez un Être suprême quel qu'il soit, vous n'êtes que des — gens pieux, | |||
l'athée le plus frénétique comme le plus fervent chrétien. | |||
Dans la sainteté vient au premier rang l'Être suprême, et avec lui notre « sainte | |||
croyance ». | |||
* En français dans le texte. (Note du Traducteur.) | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 44 | |||
LE FANTÔME | |||
Avec les revenants nous entrons dans le royaume des esprits, dans le royaume des | |||
Êtres, des Essences. | |||
L'être énigmatique et « incompréhensible » qui hante et trouble l'univers est le | |||
fantôme mystérieux que nous nommons être suprême. Pénétrer ce fantôme, le saisir, | |||
découvrir la réalité qui est en lui (prouver l' « existence de Dieu ») est la tâche à | |||
laquelle les hommes se sont attelés pendant des siècles; ils se sont ingéniés à venir à | |||
bout de cette terrible impossibilité, de cet interminable travail de Danaïdes, de | |||
changer le fantôme en un non-fantôme, l'irréel en réel, l'esprit en une personne entière | |||
et corporelle. Derrière le monde existant, ils cherchèrent la « chose en soi », l'être, | |||
l'essence ; derrière la chose, ils cherchèrent la non-chose. | |||
Qu'on examine à fond le moindre phénomène, qu'on en recherche l'essence, et l'on | |||
y découvrira souvent tout autre chose que ce qui paraissait à première vue : une | |||
parole mielleuse et un coeur faux, un discours pompeux et des pensées mesquines, etc. | |||
Et par là même qu'on fait ressortir l'essence, on réduit l'aspect jusqu'alors mal compris | |||
à une mensongère apparence. | |||
L'essence de ce monde superbe est, pour celui qui en scrute les profondeurs, la — | |||
vanité. Celui qui est religieux ne s'occupe point de l'apparence trompeuse, des vains | |||
phénomènes, mais recherche l'essence, et quand il tient cette essence il tient — la | |||
Vérité. | |||
Les essences qui se manifestent sous certaines apparences sont les mauvaises | |||
essences, celles qui se manifestent sous d'autres sont les bonnes. L'essence du sentiment | |||
humain, par exemple, est l'amour, l'essence de la volonté humaine est le bien, | |||
celle de la pensée est le vrai, etc. | |||
Ce qui passe d'abord pour existant, comme le monde et ce qui s'y rapporte, apparaît | |||
maintenant comme une pure illusion, et ce qui existe vraiment, c'est l'essence, | |||
dont le royaume s'emplit de dieux, d'esprits, de démons, c'est-à-dire de bonnes et de | |||
mauvaises essences. Ce monde retourné, le monde des essences, est désormais seul | |||
vraiment existant. Le coeur humain peut être sans amour, mais son essence existe : le | |||
dieu, « qui est l'amour »; la pensée humaine peut s'égarer dans l'erreur, mais son | |||
essence, la vérité, n'en existe pas moins : « Dieu est la vérité. » Ne connaître et ne | |||
reconnaître que les essences, tel est le propre de la religion ; son royaume est un | |||
royaume des essences, des fantômes, des revenants. | |||
L'effort pour rendre saisissable le fantôme, ou pour réaliser le « non-sens * » a | |||
abouti à produire un fantôme corporel, un fantôme ou un esprit pourvu d'un corps | |||
réel, un fantôme fait chair. Comment les plus puissants génies du christianisme se | |||
sont mis l'esprit à la torture pour saisir cette apparence fantomatique, chacun le sait; | |||
mais, en dépit de leurs efforts, la contradiction des deux natures est reste irréductible : | |||
d'une part la divine, d'autre part l'humaine ; d'une part le fantôme, de l'autre le corps | |||
* « Non-sens » en français dans le texte. (Note du Traducteur.) | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 45 | |||
sensible. Le plus extraordinaire des fantômes est resté une « non-chose ». Celui qui se | |||
martyrisait l'âme n'était point encore un Esprit, et nul chaman qui se torture jusqu'au | |||
délire furieux et à la frénésie pour exorciser un esprit n'a éprouvé les angoisses que ce | |||
spectre insaisissable procura aux Chrétiens. | |||
C'est le Christ qui mit en lumière cette vérité que le véritable Esprit, le fantôme | |||
par excellence, est — l'Homme. L'esprit fait chair, c'est l'Homme ; il est lui-même | |||
l'effroyable essence, il en est à la fois l'apparence et l'existence. Depuis lors, l'homme | |||
ne s'épouvante plus devant les revenants qui sont hors de lui, mais devant lui-même ; | |||
il est pour lui-même un objet d'effroi. Au fond de sa poitrine habite l'Esprit de péché, | |||
la pensée la plus douce (et cette pensée est elle-même un Esprit) est peut-être un | |||
diable, etc. | |||
Le fantôme a pris un corps, le Dieu s'est fait homme, mais l'homme est maintenant | |||
lui-même le terrifiant fantôme derrière lequel il s'efforce de pénétrer, qu'il cherche | |||
à exorciser, à comprendre et à exprimer ; l'homme est — Esprit. Que le corps se | |||
dessèche pourvu que l'esprit soit sauvé ; l'esprit est désormais l'unique souci, et le | |||
salut de l'esprit ou de l' « âme » est le but unique. L'homme est lui-même devenu un | |||
revenant, un fantôme obscur et décevant, auquel une place déterminée est assignée | |||
dans le corps. (Discussions sur le siège de l'âme : est-elle dans la tête? etc.) | |||
Tu n'es pas pour moi un être supérieur, et je n'en suis point un pour toi. Il se peut | |||
toutefois que chacun de nous recèle un être supérieur, qui exige de nous un respect | |||
mutuel. Ainsi, pour prendre comme exemple ce qu'il y a en nous de plus général, en | |||
toi et en moi vit l'Homme. Si je ne voyais pas l'Homme en toi, qu'aurais-je à y respecter | |||
? En vérité, tu n'es pas l'Homme, tu n'es pas sa vraie et adéquate figure, tu n'es que | |||
l'enveloppe périssable que l'Homme revêt pour quelques heures et dont il peut sortir | |||
sans cesser d'être lui-même. Cependant, cet être général et supérieur demeure pour le | |||
moment en toi; aussi m'apparais-tu, toi dont un esprit immortel a revêtu la forme | |||
passagère, toi en qui un esprit se manifeste sans être lié à ton corps et à ce mode | |||
d'apparition, comme un fantôme. | |||
Aussi ne te considéré-je point comme un être supérieur ; ce que je respecte en toi, | |||
ce n'est que l'être supérieur que tu héberges, c'est-à-dire l' « Homme ». Les Anciens | |||
n'avaient à ce point de vue aucun respect pour leurs esclaves, parce qu'ils n'en avaient | |||
guère pour l'être supérieur que nous honorons aujourd'hui sous le nom d' « Homme ». | |||
Ils apercevaient chez autrui d'autres fantômes, d'autres Esprits. Le peuple est un être | |||
supérieur à l'individu, c'est un Esprit qui hante l'individu, c'est l'Esprit du peuple. | |||
C'est cet Esprit qu'honoraient les Anciens, et l'individu n'avait pour eux d'importance | |||
qu'au service de cet Esprit ou d'un Esprit voisin, l'Esprit de famille. C'est par amour | |||
de cet être supérieur, le Peuple, qu'on accordait quelque valeur à chaque citoyen. De | |||
même que tu es à nos yeux sanctifié par l' « Homme » qui te hante, de même on était | |||
en ce temps-là sanctifié par tel ou tel autre être supérieur : le Peuple, la Famille, etc. | |||
Si je te prodigue mes attentions et mes soins, c'est que tu m'es cher, c'est que je trouve | |||
en toi l'aliment de mon coeur, l'apaisement de ma détresse; si je t'aime, ce n'est point | |||
par amour d'un être supérieur dont tu serais l'enveloppe consacrée, ce n'est pas que je | |||
voie en toi un fantôme et que j'y devine un esprit; c'est par égoïsme que je t'aime ; | |||
c'est toi-même, avec ton essence, qui m'es cher, car ton essence n'est rien de | |||
supérieur, elle n'est ni plus haute ni plus générale que toi, elle est unique comme toimême, | |||
c'est toi-même. | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 46 | |||
Mais l'homme n'est pas seul un fantôme ; tout est hanté. L'être supérieur, l'Esprit | |||
qui s'agite en toutes choses, n'est lié à rien et ne fait que « paraître » dans les choses. | |||
Fantômes dans tous les coins! | |||
Ce serait ici le lieu de faire défiler ces fantômes ; mais nous aurons l'occasion | |||
dans la suite de les évoquer de nouveau pour les voir s'envoler devant l'égoïsme. Nous | |||
pouvons donc nous borner à en citer quelques-uns en guise d'exemples : ainsi le | |||
Saint-Esprit, ainsi la Vérité, le Roi, la Loi, le Bien, la Majesté, l'Honneur, le Bien | |||
public, l'Ordre, la Patrie, etc. | |||
LA MAROTTE | |||
Homme, ta cervelle est hantée, tu bats la campagne! Dans tes rêves démesurés, tu | |||
te forges tout un monde divin, un royaume des Esprits qui t'attend, un Idéal qui | |||
t'invite. Tu as une idée fixe! | |||
Ne crois pas que je plaisante ou que je parle par métaphore, quand je déclare | |||
radicalement fous, fous à lier, tous ceux que l'infini, le surhumain tourmente, c'est-àdire, | |||
à en juger par l'unanimité de ses voeux, à peu près toute la race humaine. | |||
Qu'appelle-t-on en effet une « idée fixe » ? Une idée à laquelle l'homme est asservi. | |||
Lorsque vous reconnaissez l'insanité d'une telle idée, vous enfermez son esclave dans | |||
une maison de santé. Mais que sont donc la Vérité religieuse dont il n'est pas permis | |||
de douter, la Majesté (celle du Peuple, par exemple) que l'on ne peut secouer sans | |||
lèse-majesté, la Vertu, à laquelle le censeur, gardien de la moralité, ne tolère pas la | |||
moindre atteinte? Ne sont-ce point autant d' « idées fixes » ? Et qu'est-ce, par exemple, | |||
que ce radotage qui remplit la plupart de nos journaux, sinon le langage de fous | |||
que hante une idée fixe de légalité, de moralité, de christianisme, fous qui n'ont l'air | |||
d'être en liberté que grâce à la grandeur du préau où ils prennent leurs ébats ? Essayez | |||
donc d'entreprendre un tel fou au sujet de sa manie, immédiatement vous aurez à | |||
protéger votre échine contre sa méchanceté; car ces fous de grande envergure ont | |||
encore cette ressemblance avec les pauvres gens dûment déclarés fous qu'ils se ruent | |||
haineusement sur quiconque touche à leur marotte. Ils vous volent d'abord votre | |||
arme, ils vous volent la liberté de la parole, puis ils se jettent sur vous les griffes en | |||
avant. Chaque jour montre mieux la lâcheté et la rage de ces maniaques, et le peuple, | |||
comme un imbécile, leur prodigue ses applaudissements. Il suffit de lire les gazettes | |||
d'aujourd'hui et d'écouter parler les Philistins pour acquérir bien vite la désolante | |||
conviction qu'on est enfermé avec des fous dans une maison de santé. « Tu ne | |||
traiteras pas ton frère de fou, sinon..., etc.! Mais la menace me laisse froid, et je répète | |||
: mes frères sont des fous fieffés. | |||
Qu'un pauvre fou dans son cabanon se nourrisse de l'illusion qu'il est Dieu le Père, | |||
l'empereur du Japon, le Saint-Esprit, ou qu'un brave bourgeois s'imagine qu'il est | |||
appelé par sa destinée à être bon chrétien, fidèle protestant, citoyen loyal, homme | |||
vertueux — c'est identiquement la même « idée fixe ». Celui qui ne s'est jamais risqué | |||
à n'être ni bon chrétien, ni fidèle protestant, ni homme vertueux, est enfermé et | |||
enchaîné dans la foi, la vertu, etc. C'est ainsi que les scolastiques ne philosophaient | |||
que dans les limites de la foi de l'Église, et que le pape Benoît XIV écrivit de volumineux | |||
bouquins dans les limites de la superstition papiste, sans que le moindre doute | |||
effleurât leur croyance ; c'est ainsi que les écrivains entassent in-folio sur in-folio | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 47 | |||
traitant de l'État, sans jamais mettre en question l'idée fixe d'État elle-même; c'est | |||
ainsi que nos gazettes regorgent de politique parce qu'elles sont infectées de cette | |||
illusion que l'homme est fait pour être un zoon politicon. Et les sujets végètent dans | |||
leur servitude, les gens vertueux dans la vertu, les Libéraux dans les éternels principes | |||
de 89, sans jamais porter dans leur idée fixe le scalpel de la critique. Ces idoles | |||
restent inébranlables sur leurs larges pieds comme les manies d'un fou, et celui qui les | |||
met en doute joue avec les vases de l'autel! Redisons-le encore : une idée fixe, voilà | |||
ce qu'est le vrai sacro-saint! | |||
Ne nous heurtons-nous qu'à des possédés du Diable, ou rencontrons-nous aussi | |||
souvent des possédés d'espèce contraire, possédés par le Bien, la Vertu, la Morale, la | |||
Loi ou n'importe quel autre « principe »? Les possessions diaboliques ne sont point | |||
les seules : si le Diable nous tire par une manche, Dieu nous tire par l'autre ; d'un côté | |||
la « tentation », de l'autre la « grâce »; mais quelle que soit celle qui opère, les | |||
possédés n'en sont pas moins acharnés dans leur opinion. | |||
« Possession » vous déplaît ? Dites obsession, ou, puisque c'est l'Esprit qui vous | |||
possède et qui vous suggère tout, dites inspiration, enthousiasme. J'ajoute que l'enthousiasme, | |||
dans sa plénitude, car il ne peut être question de faux, de demi-enthousiasme, | |||
s'appelle — fanatisme. | |||
Le fanatisme est spécialement propre aux gens cultivés, car la culture d'un homme | |||
est en raison de l'intérêt qu'il attache aux choses de l'esprit, et cet intérêt spirituel s'il | |||
est fort et vivace, n'est et ne peut être que fanatisme ; c'est, un intérêt fanatique pour | |||
ce qui est sacré (fanum). | |||
Observez nos libéraux, lisez certains de nos journaux saxons, et écoutez ce que dit | |||
Schlosser 1 : « La société d'Holbach ourdit un complot formel contre la doctrine | |||
traditionnelle et l'ordre établi, et ses membres mettaient dans leur incrédulité autant de | |||
fanatisme que moines et curés, jésuites, piétistes et méthodistes ont coutume d'en | |||
mettre au service de leur piété machinale et de leur foi littérale. » | |||
Examinez la façon dont se comporte aujourd'hui un homme « moral », qui pense | |||
en avoir bien fini avec Dieu, et qui rejette le Christianisme comme une guenille usée. | |||
Demandez-lui s'il lui est déjà arrivé de mettre en doute que les rapports charnels entre | |||
frère et soeur soient un inceste, que la monogamie soit la vraie loi du mariage, que la | |||
piété soit un devoir sacré, etc. Vous le verrez saisi d'une vertueuse horreur à cette idée | |||
qu'on pourrait traiter sa soeur en femme, etc. Et d'où lui vient cette horreur ? De ce | |||
qu'il croit à une loi morale. Cette foi morale est solidement ancrée en lui. Avec quelque | |||
vivacité qu'il s'insurge contre la piété des Chrétiens, il n'en est pas moins resté | |||
également chrétien par la moralité. Par son côté moral, le Christianisme le tient | |||
enchaîné, et enchaîné dans la foi. La monogamie doit être quelque chose de sacré, et | |||
le bigame sera châtié comme un criminel; celui qui se livre à l'inceste portera le poids | |||
de son crime. Et ceci s'applique aussi à ceux qui ne cessent de crier que la Religion | |||
n'a rien à voir avec l'État, que Juif et Chrétien sont également citoyens. Inceste, monogamie, | |||
ne sont-ce point autant de dogmes ? Qu'on s'avise d'y toucher, et l'on | |||
éprouvera qu'il y a dans cet homme moral l'étoffe d'un inquisiteur à faire envie à un | |||
Krummacher ou à un Philippe II. Ceux-ci défendaient l'autorité religieuse de l'Église, | |||
lui défend l'autorité morale de l'État, les lois morales sur lesquelles l'État : repose; l'un | |||
1 Achtzehntes Jahrhundert, II, 519. | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 48 | |||
comme l'autre condamnent au nom d'articles de foi : quiconque agit autrement que ne | |||
le permet leur foi à eux, on lui infligera la flétrissure due à son « crime », et on | |||
l'enverra pourrir dans une maison de correction, au fond d'un cachot. La croyance | |||
morale n'est pas moins fanatique que la religieuse. Et cela s'appelle « liberté de | |||
conscience », quand un frère et une soeur sont jetés en prison au nom d'un principe | |||
que leur « conscience » avait rejeté ? Mais ils donnaient un exemple détestable! — | |||
Certes oui, car il se pourrait que d'autres s'avisassent grâce à eux que l'État n'a point à | |||
se mêler de leurs relations, et que deviendrait la « pureté des moeurs »? D'où, tollé | |||
général : « Sainteté divine! » crient les zélateurs de la Foi, « Vertu sacrée! » crient les | |||
apôtres de la Morale. | |||
Ceux qui s'agitent pour les intérêts sacrés se ressemblent. souvent fort peu. | |||
Combien les orthodoxes stricts ou vieux croyants diffèrent des combattants pour « la | |||
Vérité, la Lumière et le Droit », des Philalèthes, des amis de la lumière, etc.! Et | |||
cependant rien d'essentiel, de fondamental ne les sépare. Si l'on attaque telle ou telle | |||
des vieilles vérités traditionnelles (le miracle, le droit divin), les plus éclairés | |||
applaudissent, les vieux croyants sont seuls à gémir. Mais si l'on s'attaque à la vérité | |||
elle-même, aussitôt tous se retrouvent croyants, et on les a tous à dos. De même pour | |||
les choses de la morale : les bigots sont intolérants, les cerveaux éclairés se piquent | |||
d'être plus larges ; mais si quelqu'un s'avise de toucher à la Morale elle-même, tous | |||
font aussitôt cause commune contre lui. « Vérité, Morale, Droit » sont et doivent | |||
rester « sacrés ». Ce qu'on trouve à blâmer dans le Christianisme ne peut, disent les | |||
plus libéraux, qu'y avoir été introduit à tort et n'est point vraiment chrétien ; mais le | |||
Christianisme doit rester au-dessus de toute discussion, c'est la « base » immuable | |||
qu'il est « criminel » d'ébranler. L'hérétique contre la croyance pure n'est plus exposé, | |||
il est vrai, à la rage de persécution de jadis, mais celle-ci s'est tournée tout entière | |||
contre l'hérétique qui touche à la morale pure. | |||
* | |||
** | |||
La Piété a eu depuis un siècle tant d'assauts à subir, elle a si souvent entendu | |||
reprocher à son essence surhumaine d'être tout bonnement « inhumaine », qu'on ne | |||
peut plus guère être tenté de s'attaquer à elle. Et cependant, si des adversaires se sont | |||
présentés pour la combattre, ce fut presque toujours au nom de la Morale elle-même, | |||
pour détrôner l'Être suprême au profit d'un — autre être suprême. Ainsi Proudhon 1 | |||
n'hésite pas à dire : « Les hommes sont destinés à vivre sans religion, mais la morale | |||
est éternelle et absolue; qui oserait aujourd’hui attaquer la morale ? » Les moralistes | |||
ont tous passé dans le lit de la Religion, et après qu'ils se sont plongés jusqu'au cou | |||
dans l'adultère, c'est à qui dira aujourd'hui en s'essuyant la bouche : « La Religion ? Je | |||
ne connais pas cette femme-là ! » | |||
Si nous montrons que la Religion est loin d'être mortellement atteinte tant qu'on se | |||
borne à incriminer son essence surnaturelle, et qu'elle en appelle en dernière instance | |||
à l' « Esprit » (car Dieu est l'Esprit), nous aurons suffisamment fait voir son accord | |||
1 PROUDHON : De la création de l'ordre, p. 36. | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 49 | |||
final avec la moralité pour qu'il nous soit permis de les laisser à leur interminable | |||
querelle. | |||
Que vous parliez de la Religion ou de la Morale, il s'agit toujours d'un être suprême; | |||
que cet être suprême soit surhumain ou humain, peu m'importe, il en est en tout | |||
cas un être au-dessus de moi. Qu'il devienne en dernière analyse l'essence humaine ou | |||
l' « Homme », il n'aura fait que quitter la peau de la vieille religion pour revêtir une | |||
nouvelle peau religieuse. | |||
Voyez Feuerbach : il nous enseigne que « du moment qu'on s'en tient à la | |||
philosophie spéculative, c'est-à-dire qu'on fait systématiquement du prédicat le sujet, | |||
et, réciproquement, du sujet l'objet et le principe, on possède la vérité nue et sans | |||
voiles 1. Sans doute, nous abandonnons ainsi le point de vue étroit de la Religion, | |||
nous abandonnons le Dieu qui à ce point de vue est sujet ; mais nous ne faisons que le | |||
troquer pour l'autre face du point de vue religieux, le Moral. Nous ne disons plus, par | |||
exemple, « Dieu est l'amour », mais bien « l'amour est divin »; remplaçons même le | |||
prédicat divin par son équivalent « sacré », et nous en sommes toujours à notre point | |||
de départ, nous n'avons pas fait un pas. L'amour n'en reste pas moins pour l'homme le | |||
Bien, ce qui le divinise, ce qui le rend respectable, sa véritable « humanité », ou, pour | |||
nous exprimer plus exactement, l'amour est ce qu'il y a dans l'homme de véritablement | |||
humain, et ce qu'il y a en lui d'inhumain, c'est l'égoïsme sans amour. | |||
Mais, précisément, tout ce que le Christianisme, et avec lui la philosophie spéculative, | |||
c'est-à-dire la théologie, nous présente comme le bien, l'absolu, n'est proprement | |||
pas le bien (ou, ce qui revient au même, n'est que le bien) ; de sorte que cette | |||
transmutation du prédicat en sujet ne fait qu'affirmer plus solidement encore l'être | |||
chrétien (le prédicat lui-même postule déjà l'être). Le dieu et le divin m'enlacent plus | |||
indissolublement encore. Avoir délogé le dieu de son ciel, et l'avoir ravi à la « transcendance | |||
», cela ne justifie nullement vos prétentions à une victoire définitive, tant | |||
que vous ne faites que le refouler dans le coeur humain et le doter d'une indéracinable | |||
« immanence ». Il faudra dire désormais : le divin est le véritablement humain. | |||
Ceux-là mêmes qui se refusent à voir dans le Christianisme le fondement de | |||
l'État, et qui s'insurgent contre toute formule telle que État chrétien, Christianisme | |||
d'État, etc., ne se lassent pas de répéter que la Moralité est « la base de la vie sociale | |||
et de l'État ». Comme si le règne de la Moralité n'était pas la domination absolue du | |||
sacré, une « Hiérarchie » ! | |||
À ce propos, on peut se rappeler la tentative d'explication qu'on a voulu opposer à | |||
l'ancienne doctrine des théologiens. À les en croire, la foi seule serait capable de saisir | |||
les vérités religieuses, Dieu ne se révélerait qu’aux seuls croyant, ce qui revient à dire | |||
que seuls le coeur, le sentiment, la fantaisie dévote sont religieux. À cette affirmation | |||
on répondit que l’ « intelligence naturelle », la raison humaine sont également aptes à | |||
connaître Dieu (singulière prétention de la raison, pour le dire en passant, que de | |||
vouloir rivaliser de fantaisie avec la fantaisie elle-même). | |||
C’est dans ce sens que Reimarus écrivit ses Vornehmsten Wahrheiten der | |||
natülichen Religion (principales vérités de la Religion naturelle). Il en vint à consi- | |||
1 FEUERBACH : Anekdota, II, 64. | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 50 | |||
dérer l'homme entier comme tendant à la religion par toutes ses facultés ; coeur, | |||
sentiment, intelligence, raison, sentir, savoir, vouloir, tout chez l'homme lui parut | |||
religieux. Hegel a bien montré que la philosophie elle-même est religieuse ! Et que ne | |||
décore-t-on point de nos jours du nom de Religion ? La « Religion de l'Amour », la | |||
« Religion de la Liberté », la « Religion politique », bref, tout enthousiasme. Et, au | |||
fond, on n'a pas tort ! | |||
Aujourd'hui encore nous employons ce mot d'origine latine « Religion », qui, par | |||
son étymologie, exprime l'idée de lien. Et liés nous sommes en effet, et liés nous | |||
resterons tant que nous serons imprégnés de religion. Mais l'Esprit aussi est-il lié ? Au | |||
contraire, l'Esprit est libre ; il est l'unique maître, il n'est pas notre Esprit, mais il est | |||
absolu. Aussi, la vraie traduction affirmative du mot Religion serait « Liberté spirituelle | |||
». Celui dont l'Esprit est libre est par là même religieux, comme celui qui donne | |||
libre cours à ses appétits est sensuel ; l'Esprit lie l'un, la Chair lie l'autre. | |||
Liaison, dépendance, — Religio, telle est la Religion par rapport à moi : je suis | |||
lié ; Liberté, voilà la Religion par rapport à l'Esprit : il est libre, il jouit de la liberté | |||
spirituelle. | |||
Le mal que peut nous faire le déchaînement de nos passions, combien le connaissent | |||
pour en avoir souffert! Mais que le libre Esprit, la radieuse spiritualité, l'enthousiasme | |||
pour des intérêts idéaux puissent nous plonger dans une détresse pire que ne le | |||
ferait la plus noire méchanceté, c'est ce que l'on ne veut pas voir ; et l'on ne peut | |||
d'ailleurs s'en aviser, si l'on n'est et ne fait profession d'être un égoïste. | |||
Reimarus, et avec lui tous ceux qui ont montré que notre raison aussi bien que | |||
notre coeur, etc., conduisent à Dieu, ont montré du même coup que nous sommes | |||
complètement et totalement possédés. Assurément, ils faisaient tort aux théologiens, | |||
auxquels ils enlevaient le monopole de l'illumination religieuse ; mais ils n'en élargissaient | |||
pas moins d'autant le domaine de la Religion et de la liberté spirituelle. En | |||
effet, si par Esprit vous n'entendez plus seulement le sentiment ou la foi, mais l'Esprit | |||
dans toutes ses manifestations, intelligence, raison et pensée en général, et si vous lui | |||
permettez en tant qu'intelligence, etc., de participer aux vérités spirituelles et célestes, | |||
en ce cas c'est l'Esprit tout entier qui s'élève à la pure spiritualité et qui est libre. | |||
Partant de ces prémisses, la Moralité était autorisée à se mettre en opposition | |||
absolue avec la Piété. C'est cette opposition qui se fit jour révolutionnairement sous | |||
forme d'une haine brûlante contre tout ce qui ressemblait à un « commandement » | |||
(ordonnance, décret, etc.), et contre la personne honnie et persécutée du « maître | |||
absolu ». Elle s'affirma dans la suite comme doctrine et trouva d'abord sa formule | |||
dans le Libéralisme, dont la « bourgeoisie constitutionnelle » est la première expression | |||
historique, et qui éclipsa les puissances religieuses proprement dites (voir plus | |||
loin le « Libéralisme »). | |||
La moralité ne dérivant plus simplement de la piété, mais ayant ses racines propres, | |||
le principe de la morale ne découle plus des commandements divins, mais des | |||
lois de la raison; pour que ces commandements restent valables, il faut d'abord que | |||
leur valeur ait été contrôlée par la raison et qu'ils soient contresignés par elle. Les lois | |||
de la raison sont l'expression de l'homme lui-même, car l’ « Homme » est raisonnable, | |||
et l' « essence de l'homme » implique ces lois de toute nécessité. Piété et | |||
moralité diffèrent en ce que la première reconnaît Dieu et la seconde l'Homme pour | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 51 | |||
législateurs. En se mettant à un certain point de vue de la moralité, on raisonne à peu | |||
près comme suit : Ou bien l'homme obéit à sa sensualité et par là il est immoral, ou | |||
bien il obéit au Bien, lequel, en tant que facteur agissant sur la volonté, s'appelle sens | |||
moral (sentiment, préoccupation du Bien), et dans ce cas il est moral. Comment, à ce | |||
point de vue, peut-on appeler immoral l'acte de Sand tuant Kotzebue ? Ce qu'on | |||
appelle désintéressé, cet acte l'était sûrement autant que, par exemple, les larcins de | |||
saint Crispin au profit des pauvres. « Il ne devait pas assassiner, car il est écrit : »tu ne | |||
tueras pas ! » — Poursuivre le bien, le bien public (comme Sand croyait le faire) ou le | |||
bien des pauvres (comme Crispin), est donc moral, mais le meurtre et le vol sont | |||
immoraux : but moral, moyen immoral. Pourquoi ? — « Parce que le meurtre, l'assassinat, | |||
est mal en soi, d'une manière absolue. » — Lorsque les Guérillas entraînaient | |||
les ennemis de leur pays dans les ravins et les canardaient à loisir, embusqués derrière | |||
les buissons, n'était-ce pas un assassinat ? | |||
Si vous vous en tenez au principe de la morale qui prescrit de poursuivre partout | |||
et toujours le Bien, vous en êtes réduits à vous demander si, en aucun cas, le meurtre | |||
ne peut arriver à réaliser ce Bien; dans l'affirmative, vous devez liciter ce meurtre | |||
dont le Bien est sorti. Vous ne pouvez condamner l'action de Sand : elle fut morale, | |||
parce que désintéressée et sans autre objectif que le Bien ; ce fut un châtiment infligé | |||
par un individu, une exécution., pour laquelle il risquait sa vie. | |||
Que voir dans l'entreprise de Sand, sinon sa volonté de supprimer de vive force | |||
certains écrits ? N'avez-vous jamais vu appliquer ce même procédé comme très | |||
« légal » et très sanctionné ? Et que répondre à cela au nom de votre principe de la | |||
Moralité ? — « C'était une exécution illégale ! » L'immoralité du fait était-elle donc | |||
dans son illégalité, dans la désobéissance à la loi ? Accordez-moi tout d'un coup que | |||
le Bien n'est autre chose que la —Loi, et que Moralité égale Légalité ! Votre moralité | |||
doit se résigner à n'être plus qu'une vaine façade de « légalité », une fausse dévotion à | |||
l'accomplissement de la loi, bien plus tyrannique et plus révoltante que l'ancienne ; | |||
celle-ci n'exigeait que la pratique extérieure, tandis que vous exigez en plus l'intention | |||
: on doit porter en soi la règle et le dogme, et le plus légalement intentionné est le | |||
plus moral. La dernière clarté de la vie catholique s'éteint dans cette légalité protestante. | |||
Ainsi finalement se complète et s'absolutise la domination de la Loi. « Ce n'est | |||
pas moi qui vis, c'est la Loi qui vit en moi. » J'en arrive à n'être plus que le « vaisseau | |||
de sa gloire ». « Chaque Prussien porte son gendarme dans sa poitrine », disait, en | |||
parlant de ses compatriotes, un officier supérieur. | |||
* | |||
** | |||
D'où vient l'incurable impuissance de certaines oppositions ? Uniquement de ce | |||
qu'elles ne veulent point s'écarter du chemin de la Moralité ou de la Légalité, ce qui | |||
les condamne à jouer cette monstrueuse comédie de dévouement, d'amour, etc., dont | |||
l'hypocrite mauvaise grâce achève d'écoeurer ceux que dégoûtent la pourriture et la | |||
cafarderie de ce qui s'intitule « opposition légale ». | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 52 | |||
Un accord moral conclu au nom de l'amour et de la fidélité ne laisse place à | |||
aucune volonté discordante et opposée ; la belle harmonie est rompue si l'un veut une | |||
chose et l'autre le contraire. Or, l'usage et un vieux préjugé exigent avant tout de | |||
l'opposition le respect de ce pacte moral. Que reste-t-il à l'opposition ? Peut-elle | |||
vouloir une liberté lorsque l'élu, la majorité trouvent bon de la repousser ? Non! Elle | |||
n'oserait vouloir la liberté ; tout ce qu'elle peut faire, c'est la souhaiter, et pour l'obtenir, | |||
« pétitionner » et tendre la main en la demandant par charité. Voyez-vous ce qui | |||
arriverait si l'opposition voulait réellement, si elle voulait de toute l'énergie de sa | |||
volonté ? Non, non : qu'elle sacrifie la Volonté à l'Amour, qu'elle renonce à la Liberté | |||
— pour les beaux yeux de la Morale. Elle ne doit jamais « réclamer comme un droit » | |||
ce qu'il lui est seulement permis de « demander comme une grâce ». L'amour, le | |||
dévouement, etc., exigent impérieusement qu'il n'y ait qu'une seule volonté devant | |||
laquelle toutes les autres s'inclinent, à laquelle elles obéissent avec amour et soumission. | |||
Que cette volonté soit raisonnable ou déraisonnable, il est en tout cas moral de | |||
s'y soumettre et immoral de s'y soustraire. | |||
La volonté qui régit la censure paraît déraisonnable à beaucoup de gens. Cependant, | |||
dans un pays où sévit la censure, celui qui lui soustrait ses écrits fait mal et celui | |||
qui les lui soumet fait bien. Que quelqu'un, dûment averti et rappelé à l'ordre par le | |||
censeur, passe outre et installe par exemple une presse clandestine, on sera en droit de | |||
l'accuser d'immoralité, et, qui plus est, de sottise s'il se fait prendre ; son aventure ne | |||
lui donnera-t-elle pas quelque titre à l'estime des « honnêtes gens »? Qui sait ? — | |||
Peut-être s'imaginait-il servir une « moralité supérieure »? | |||
La toile de l'hypocrisie moderne est tendue aux confins des deux domaines entre | |||
lesquels, alternativement ballotte, notre époque tend les fils déliés du mensonge et de | |||
l'erreur. Trop faible désormais pour servir la morale sans hésitation et sans défaillance, | |||
trop scrupuleuse encore pour vivre tout à fait selon l'égoïsme, elle passe en | |||
tremblant, dans la toile d'araignée de l'hypocrisie, d'un principe à l'autre, et, paralysée | |||
par le fléau de l'incertitude, ne capture plus que de sottes et pauvres mouches. A-t-on | |||
eu l'audace grande de dire carrément son avis, aussitôt on énerve la liberté du propos | |||
par des protestations d'amour : — résignation hypocrite. A-t-on, au contraire, eu le | |||
front de combattre une affirmation libre en invoquant moralement la bonne foi, etc., | |||
aussitôt le courage moral s'évanouit et l'on assure que c'est avec un plaisir tout particulier | |||
qu'on a entendu cette vaillante parole : — approbation hypocrite. Bref, on voudrait | |||
tenir l'un, mais ne pas lâcher l'autre ; on veut vouloir librement, mais on n'entend | |||
pas, à Dieu ne plaise, cesser de vouloir moralement. — Voyons, Libéraux, vous voilà | |||
en présence d'un de ces adversaires dont vous méprisez la servilité ; nous vous | |||
écoutons : vous atténuez l'effet de chaque mot un peu libéral par un regard, de la plus | |||
loyale fidélité ; lui habille son servilisme des plus chaudes protestations de libéralisme. | |||
Maintenant, séparez-vous ; chacun pense de l'autre : je te connais, masque ! Il a | |||
flairé en vous le Diable, aussi bien que vous avez flairé en lui le vieux Bon Dieu. | |||
Un Néron n'est « mauvais » qu'aux yeux des bons ; à mes yeux, il est simplement | |||
un possédé, comme les bons eux-mêmes. Les bons voient en lui un franc scélérat et le | |||
vouent à l'enfer. Comment se fait-il que rien ne se soit opposé à ses caprices ? | |||
Comment a-t-on pu tant supporter ? Les Romains domestiqués valaient-ils un liard de | |||
plus pour se laisser fouler aux pieds par un tel tyran ? Dans l'ancienne Rome, on l'eût | |||
immédiatement supprimé, et on ne fût jamais devenu son esclave. Mais les « honnêtes | |||
gens » de son temps se bornaient, dans leur moralité, à lui opposer leurs voeux, et non | |||
leur volonté. Ils chuchotaient que leur empereur ne se soumettait pas comme eux aux | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 53 | |||
lois de la Morale, mais ils restaient des « sujets moraux », en attendant que l'un d'eux | |||
osât passer franchement par-dessus « ses devoirs de sujet obéissant ». Et tous ces | |||
« bons Romains », tous ces « sujets soumis », abreuvés d'outrages par leur manque de | |||
volonté, d'acclamer aussitôt l'action criminelle et immorale du révolté. | |||
Où était, chez les « bons », le courage de faire la Révolution, cette Révolution | |||
qu'ils vantent et exploitent aujourd'hui, après qu'un autre l'a faite ? Ce courage ils ne | |||
pouvaient l'avoir, car toute révolution, toute insurrection est toujours quelque chose | |||
d' « immoral », auquel on ne peut se résoudre à moins de cesser d'être « bon » pour | |||
devenir « mauvais » ou ni bon ni mauvais. | |||
Néron n'était pas pire que le temps où il vivait ; on ne pouvait alors être que l'un | |||
des deux : bon ou mauvais. Son temps a jugé qu'il était mauvais, et aussi mauvais | |||
qu'on peut l'être, non par faiblesse, mais par scélératesse pure; quiconque est moral | |||
doit ratifier ce jugement. On rencontre encore parfois aujourd'hui des coquins de son | |||
espèce mêlés à la foule des honnêtes gens (voyez, par exemple, les Mémoires du chevalier | |||
de Lang). En vérité, il ne fait pas bon vivre avec eux, car on n'a pas un instant | |||
de sécurité ; mais est-il plus commode de vivre au milieu des bons ? On n'y est guère | |||
plus sûr de sa vie, sauf que quand on est pendu, c'est du moins pour la bonne cause ; | |||
quant à l'honneur, il est encore plus en danger, bien que le drapeau national le couvre | |||
de ses plis tutélaires. Le rude poing de la morale est sans miséricorde pour la noble | |||
essence de l'égoïsme. | |||
« On ne peut cependant pas mettre sur la même ligne un gredin et un honnête | |||
homme ! » Eh! qui donc le fait plus souvent que vous, Censeurs ? Bien mieux, l'honnête | |||
homme qui s'élève ouvertement contre l'ordre établi, contre les sacro-saintes | |||
institutions, etc., vous le coffrez comme un criminel, tandis qu'à un subtil coquin vous | |||
confiez vos portefeuilles et des choses encore plus précieuses. Donc, in praxi, vous | |||
n'avez rien à me reprocher. « Mais en théorie ! » En théorie, je les mets sur la même | |||
ligne, sur la ligne de la moralité, dont ils sont les deux pôles opposés. Bons et | |||
mauvais, ils n'ont de signification que dans le monde « moral », juste comme, avant le | |||
Christ, être un Juif selon la Loi ou non selon la Loi n'avait de signification que par | |||
rapport à la Loi mosaïque. Aux yeux du Christ, le pharisien n'était rien de plus que | |||
« les pécheurs et les publicains », et de même, aux yeux de l'individualiste, le | |||
pharisien moral vaut le pécheur immoral. | |||
Néron était un possédé très malcommode, un fou dangereux. C'eût été une sottise | |||
de perdre son temps à le rappeler au « respect des choses sacrées », pour lamenter | |||
ensuite parce que le tyran n'en tenait aucun compte et agissait à sa guise. À chaque | |||
instant, on entend des gens invoquer la sacro-sainteté des imprescriptibles droits de | |||
l'Homme devant ceux-là mêmes qui en sont les ennemis, et s'efforcer de prouver et de | |||
démontrer par anticipation que telle ou telle liberté est un des « droits sacrés de | |||
l'Homme ». Ceux qui se livrent à ces exercices méritent d'être raillés comme ils le | |||
sont, si, fût-ce inconsciemment, ils ne prennent pas résolument le chemin qui conduit | |||
à leur but. Ils pressentent que ce n'est que lorsque la majorité sera acquise à cette | |||
liberté qu'ils désirent qu'elle la voudra et la prendra. Ce n'est pas la sainteté d'un droit | |||
et toutes les preuves qu'on peut en fournir qui en font approcher d'un pas : se | |||
lamenter, pétitionner ne convient qu'aux mendiants. | |||
L'homme « moral » est nécessairement borné, en ce qu'il ne conçoit d'autre ennemi | |||
que l' « immoral »; ce qui n'est pas bien est « mal » et, par conséquent, réprouvé, | |||
odieux, etc. Aussi est-il radicalement incapable de comprendre l'égoïste. L'amour en | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 54 | |||
dehors du mariage n'est-il pas immoral ? L'homme moral peut tourner et retourner la | |||
question, il n'échappera pas à la nécessité de condamner le fornicateur. L'amour libre | |||
est bien une immoralité, et cette vérité morale a coûté la vie à Emilia Galotti. Une | |||
jeune fille vertueuse vieillira fille ; un homme vertueux usera sa vie à refouler les | |||
aspirations de sa nature jusqu'à ce qu'elles soient étouffées, il se mutilera même par | |||
amour de la vertu, comme Origène par amour du ciel : ce sera honorer la sainteté du | |||
mariage, l'inviolable sainteté de la chasteté, ce sera moral. L'impureté ne peut jamais | |||
porter un bon fruit ; avec quelque indulgence que l'honnête homme juge celui qui s'y | |||
livre, elle reste une faute, une infraction à une loi morale, et entraîne une souillure | |||
ineffaçable. La chasteté, qui faisait jadis partie des voeux monastiques, est entrée dans | |||
le domaine de la morale commune. | |||
Pour l'égoïste, au contraire, la chasteté n'est pas un bien dont il ne puisse se | |||
passer ; elle est pour lui sans importance. Aussi, quel va être le jugement de l'homme | |||
moral à son égard ? Celui-ci : il classera l'égoïste dans la seule catégorie de gens qu'il | |||
conçoive en dehors des « moraux », dans celle des — immoraux. Il ne peut faire | |||
autrement; l'égoïste, n'ayant aucun respect pour la moralité, doit lui paraître immoral. | |||
S'il le jugeait autrement, c'est que, sans se l'avouer, il ne serait plus un homme | |||
véritablement moral, mais un apostat de la Moralité. Ce phénomène, qui n'est plus | |||
fort rare aujourd'hui, ne doit pas nous induire en erreur; il faut bien se dire que celui | |||
qui tolère la moindre atteinte à la moralité ne mérite pas plus le nom d'homme moral | |||
que Lessing ne méritait celui de pieux chrétien, lui qui dans une parabole bien connue | |||
compare la religion chrétienne aussi bien que la mahométane et la juive à une « bague | |||
fausse ». Souvent les gens sont déjà beaucoup plus loin qu'ils ne voudraient en | |||
convenir. | |||
C'eût été de la part de Socrate, une immoralité d'accueillir les offres séduisantes | |||
de Criton et de s'échapper de sa prison ; rester était le seul parti qu'il pût moralement | |||
prendre. Et c'était le seul, simplement parce que Socrate était — un homme moral. | |||
Les hommes de la Révolution, « immoraux et impies », avaient, eux, juré fidélité | |||
à Louis XVI, ce qui ne les empêcha pas de décréter sa déchéance et de l'envoyer à | |||
l'échafaud ; action immorale, qui fera horreur aux honnêtes gens de toute éternité. | |||
* | |||
** | |||
Ces critiques ne s'appliquent toutefois qu'à la « morale bourgeoise », que tout | |||
esprit un peu libre fait profession de dédaigner. Cette morale, comme la bourgeoisie | |||
dont elle est la fille, est encore trop près du ciel, trop peu affranchie de la Religion, | |||
pour ne pas se borner à s'en approprier les lois. N'exigez pas d'elle de la critique, et ne | |||
lui demandez pas de tirer de son propre fond une doctrine originale. | |||
C'est sous un tout autre aspect que se présente la morale, lorsque, consciente de sa | |||
dignité, elle prend pour unique règle son principe, l'essence humaine ou l’ « Homme | |||
». Ceux qui parviennent à transporter résolument le problème sur ce terrain rompent | |||
pour toujours avec la Religion : il n'y a plus de place pour son Dieu auprès de | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 55 | |||
leur Homme ; de plus, comme ils coulent à fond le vaisseau de l'État (voir plus loin), | |||
ils anéantissent du même coup toute « moralité » procédant du seul État et s'interdisent, | |||
par conséquent, d'en invoquer jamais même le nom. Ce que ces « Critiques » | |||
désignent sous le nom de moralité s'écarte définitivement de la morale dite « bourgeoise | |||
» ou « politique », et doit paraître aux hommes d'État et aux bourgeois une | |||
« licence effrénée ». | |||
Cependant, cette conception nouvelle de la moralité n'a rien de neuf et d'inédit ; | |||
elle ne fait que s'adapter au progrès réalisé dans la « pureté du principe ». Ce dernier, | |||
lavé de la souillure de son adultère avec le principe religieux, se précise et atteint son | |||
plein épanouissement en devenant l' « Humanité ». Aussi ne faut-il pas s'étonner de | |||
voir conserver ce nom de moralité, à côté d'autres comme liberté, humanité, conscience, | |||
etc., en se contentant d'y ajouter tout au plus l'épithète « libre ». La morale | |||
devient « morale libre », comme l'État bourgeois, quoique bouleversé de fond en | |||
comble, devient « État libre » ou même « Société libre », sans cesser d'être l'une la | |||
morale et l'autre l'État. | |||
La morale étant désormais purement humaine et complètement séparée de la | |||
Religion dont, historiquement, elle est sortie, rien ne s'oppose à ce qu'elle devienne | |||
elle-même une religion. En effet, la Religion ne diffère de la Morale que pour autant | |||
que nos relations avec le monde des hommes sont réglées et sanctifiées par nos | |||
rapports avec un être surhumain, et que nous n'agissons plus que par « amour de | |||
Dieu ». Mais admettez que « l'Homme est pour l'homme l'être suprême », et toute | |||
différence s'efface ; la Morale quitte son rang subalterne, elle se complète, s'absolutise | |||
et devient — Religion. L'Homme, être supérieur, jusqu'ici subordonné à un Être | |||
suprême, s'élève à la hauteur absolue, et nous sommes dans nos rapports avec Lui ce | |||
que nous sommes aux pieds d'un être suprême, — religieux. | |||
Moralité et Piété redeviennent ainsi aussi parfaitement synonymes qu'au début du | |||
Christianisme. Si le sacré n'est plus « saint » mais « humain », c'est simplement que | |||
l'être suprême a changé et que l'Homme a pris la place du Dieu. La victoire de la | |||
Moralité aboutit simplement à un changement de dynastie. | |||
La Foi détruite, Feuerbach croit trouver un asile dans l'Amour. « La première et la | |||
suprême loi doit être l'amour de l'homme pour l'homme. Homo homini Deus est, telle | |||
est la maxime pratique la plus haute ; par elle, la face du monde est changée 1. Mais il | |||
n'y a à proprement parler que le dieu, Deus, de changé ; l'amour reste : vous adoriez le | |||
dieu surhumain, vous adorerez le dieu humain, l'Homo qui est Deus. L'Homme m'est | |||
— sacré, et tout ce qui est « vraiment humain » m'est — sacré ! Le mariage est par | |||
lui-même sacré ; de même toutes les relations de la vie morale : l'amitié, la propriété, | |||
le mariage, le bien de chacun sont et doivent être sacrés, en eux et par eux-mêmes 2. » | |||
Est-ce un prêtre qui parle ? Quel est son dieu ? L'Homme ! Qu'est-ce que le divin ? | |||
C'est l'humain ! Le prédicat n'a fait en définitive que prendre la place du sujet; la | |||
proposition « Dieu est l'amour » devient « l'Amour est divin » ; continuez à appliquer | |||
le procédé : « Dieu s'est fait Homme » vous donnera « l'Homme s'est fait Dieu », etc., | |||
et voilà une nouvelle — Religion. | |||
1 Wesen des Christentams, zw. Aufl., p. 402. | |||
2 Ibid., p. 403. | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 56 | |||
« Tous les phénomènes de la vie morale constituant les moeurs ne sont moraux, ne | |||
prennent une signification morale, que s'ils ont en eux-mêmes (sans que la bénédiction | |||
du prêtre les consacre) une valeur religieuse » Le sens de la proposition de | |||
Feuerbach : « La théologie est une anthropologie », se précise et se réduit à : « La | |||
religion doit être une éthique, l'éthique est la seule religion. » Feuerbach se contente | |||
de renverser l'ordre du prédicat et du sujet, de faire un usteron proteron logique. | |||
Comme il le dit lui-même : « L'amour n'est pas sacré (et n'a jamais passé pour | |||
sacré aux yeux des hommes) parce qu'il est un prédicat de Dieu, mais il est un | |||
prédicat de Dieu parce qu'il est par lui-même et pour lui-même divin. » Pourquoi | |||
donc ne déclare-t-il pas la guerre aux prédicats eux-mêmes, à l'amour et à toute sacrosainteté | |||
? Comment peut-il se flatter de détourner les hommes de Dieu, s'il leur laisse | |||
le divin ? Et si, comme il le dit, l'essentiel pour eux n'a jamais été Dieu, mais ses seuls | |||
prédicats, à quoi bon leur enlever le mot si on leur laisse la chose ? | |||
Il proclame d'autre part que son but est « de détruire une illusion 1 », une illusion | |||
pernicieuse « qui a si bien faussé l'homme, que l'amour même, son sentiment le plus | |||
intime et le plus vrai, est devenu, par le fait de la religiosité, vain et illusoire, vu que | |||
l'amour religieux n'aime l'homme que par amour de Dieu, c'est-à-dire aime en | |||
apparence l'homme et en réalité Dieu ». Mais en est-il autrement de l'amour moral ? | |||
S'attache-t-il à l'homme, à tel ou tel homme en particulier, par amour de lui, cet | |||
homme, ou par amour de la Moralité, de l'Homme en général, et, en définitive — | |||
puisque Homo homini Deus —, par amour de Dieu ? | |||
* | |||
** | |||
La marotte se manifeste encore sous une foule d'autres formes ; il est nécessaire | |||
d'en énumérer ici quelques-unes. | |||
Parmi elles, le renoncement, l'abnégation sont communs aux saints et aux nonsaints, | |||
aux purs et aux impurs. | |||
L'impur renonce à tout bon sentiment, « renie » toute pudeur, tout respect humain; | |||
il obéit en esclave docile à ses appétits. Le pur renonce au commerce du monde, | |||
« renie le monde », pour se faire l'esclave de son impérieux idéal. L'avare que ronge | |||
la soif de l'or renie les avertissements de sa conscience, il renonce à tout sentiment | |||
d'honneur, à toute bienveillance et à toute pitié ; sourd à toute autre voix, il court où | |||
l'appelle son tyrannique désir. Le saint fait de même ; impitoyable aux autres et à luimême, | |||
rigoriste et dur, il affronte la « risée du monde » et court où l'appelle son | |||
tyrannique idéal. De part et d'autre, même abnégation de soi-même : si le non-saint | |||
abdique devant Mammon, le saint abdique devant Dieu et les lois divines. | |||
Nous vivons en un temps où l'impudence du Sacré se fait sentir et se révèle | |||
chaque jour davantage, parce qu'elle est chaque jour plus obligée de se découvrir et de | |||
s'exposer. Peut-on rien imaginer qui surpasse en insolence et en stupidité les argu- | |||
1 Wesen des Christentums, zw, Aufl., p.408. | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 57 | |||
ments que l'on oppose par exemple aux « progrès du temps »? La naïveté de leur | |||
effronterie passe depuis longtemps toute mesure et toute attente ; mais comment en | |||
serait-il autrement ? Saints et non-saints, tous ceux qui pratiquent l'abnégation doivent | |||
prendre un même chemin, qui, d'abdication en abdication, conduit les uns à | |||
s’enfoncer dans la plus ignominieuse dégradation, et les autres à s'élever à la plus | |||
déshonorante sublimité. Le Mammon terrestre et le Dieu du ciel exigent exactement | |||
la même somme de — renoncement. | |||
Le dégradé et le sublime aspirent tous deux à un « bien », l'un à un bien matériel, | |||
l'autre à un bien idéal, et finalement l'un complète l'autre, l' « homme de la Matière » | |||
sacrifiant à sa vanité, but idéal, ce que l’ « homme de l'Esprit » sacrifie à une jouissance | |||
matérielle, le confort. | |||
Ceux-là s'imaginent dire énormément qui placent dans le coeur de l'homme le | |||
« désintéressement ». Qu'entendent-ils par là ? Quelque chose de très voisin de l’« abnégation | |||
de soi ». De soi ? De qui donc ? Qui est-ce qui sera nié et dont l'intérêt sera | |||
mis de côté ? Il semble que ce doit être toi. Et au profit de qui te recommande-t-on | |||
cette abnégation désintéressée ? De nouveau à ton profit, à ton bénéfice, à charge | |||
simplement de poursuivre par désintéressement ton « véritable intérêt ». | |||
On doit tirer profit de soi, mais ne pas chercher son, profit. | |||
Le bienfaiteur de l'humanité, comme Franke, le créateur des orphelinats, ou | |||
O'Connell, l'infatigable défenseur de la cause irlandaise, passe pour désintéressé, de | |||
même le fanatique comme saint Boniface, qui expose sa vie pour la conversion des | |||
païens, Robespierre, qui sacrifie tout à la vertu, ou Körner, qui meurt pour son Dieu, | |||
son Roi et sa Patrie. Leur désintéressement est chose admise. Aussi les adversaires de | |||
O'Connell, par exemple, s'efforçaient-ils de le représenter comme un homme cupide | |||
(accusations auxquelles sa fortune donnait quelque vraisemblance), sachant bien que | |||
s'ils parvenaient à rendre suspect son désintéressement, il leur serait facile de détacher | |||
de lui ses partisans. Tout ce qu'ils pouvaient prouver, c'est que O'Connell visait un | |||
autre but que celui qu'il avouait. Mais qu'il eût en vue un avantage pécuniaire ou la | |||
liberté de son peuple, il est en tout cas évident qu'il poursuivait un but et même son | |||
but : dans un cas comme dans l'autre il avait un intérêt, seulement il se trouvait que | |||
son intérêt national était utile à d'autres, ce qui en faisait un intérêt commun. | |||
N'existe-t-il donc pas de désintéressement et ne peut-on jamais en rencontrer ? Au | |||
contraire, rien n'est plus commun ! On pourrait appeler le désintéressement un article | |||
de mode du monde civilisé et on le tient pour si nécessaire que lorsqu'il coûte trop | |||
cher en étoffe solide on s'en paie un de camelote : on singe le désintéressement. | |||
Où commence le désintéressement ? Précisément au moment où un but cesse | |||
d'être notre but et notre propriété et où nous cessons de pouvoir en disposer à notre | |||
guise, en propriétaire, lorsque ce but devient un but fixe ou une — idée fixe, et | |||
commence à nous inspirer, à nous enthousiasmer, à nous fanatiser, bref, quand il | |||
devient — notre maître. On n'est pas désintéressé tant qu'on tient le but en son pouvoir | |||
; on le devient lorsqu'on pousse le cri du coeur des possédés : « Je suis comme ça, | |||
je ne saurais être autrement, et qu'on applique à un but sacré un zèle sacré. | |||
Je ne suis pas désintéressé tant que mon but reste à moi et que je le laisse perpétuellement | |||
en question au lieu de me faire l'instrument aveugle de son accomplisseMax | |||
Stirner (1845), L’unique et sa propriété 58 | |||
ment. Je peux ne pas déployer pour cela moins de zèle que le fanatique, mais tout | |||
mon zèle me laisse, en face de mon but, froid, calculateur, incroyant et hostile ; je | |||
reste son juge, parce que je suis son propriétaire. | |||
Le désintéressement pullule là où règne la « possession », aussi bien sur les possessions | |||
du Diable que sur celles du bon Esprit : là, vice, folie, etc.; ici, résignation, | |||
soumission, etc. | |||
Où tourner ses regards sans rencontrer quelque victime du renoncement ? | |||
En face de chez moi habite une jeune fille qui depuis tantôt dix ans offre à son | |||
âme de sanglants holocaustes. C'était jadis une adorable créature, mais une lassitude | |||
mortelle courbe aujourd'hui son front, et sa jeunesse saigne et meurt lentement sous | |||
ses joues pâles. | |||
Pauvre enfant, que de fois les passions ont dû frapper à ton coeur, et réclamer pour | |||
ton printemps une part de soleil et de joie ! Quand tu posais ta tête sur l'oreiller, | |||
comme la nature en éveil faisait tressaillir tes membres, comme ton sang bondissait | |||
dans tes artères! Toi seule le sais, et toi seule pourrais dire les ardentes rêveries qui | |||
faisaient s'allumer dans tes yeux la flamme du désir. | |||
Mais, soudain, à ton chevet se dressait un fantôme : l'Âme, le salut éternel ! | |||
Effrayée, tu joignais les mains, tu levais vers le ciel ton regard éploré, tu — priais. | |||
Le tumulte de la nature s'apaisait et le calme immense de la mer s'appesantissait sur | |||
les flots mouvants de tes désirs. Peu à peu la vie s'éteignait dans tes yeux, tu fermais | |||
tes paupières meurtries, le silence se faisait dans ton coeur, tes mains jointes | |||
retombaient inertes sur ton sein sans révolte, un dernier soupir s'exhalait de tes lèvres, | |||
et — l'âme était en repos. Tu t'endormais, et le lendemain c'étaient de nouveaux combats | |||
et — une nouvelle prière. | |||
Aujourd'hui, l'habitude du renoncement a glacé l'ardeur de tes désirs et les rosés | |||
de ton printemps pâlissent au vent desséchant de ta félicité future. L'âme est sauve, le | |||
corps peut périr. Ô Laïs, ô Ninon, que vous eûtes raison de mépriser cette blême | |||
sagesse ! Une grisette, libre et joyeuse, pour mille vieilles filles blanchies dans la | |||
vertu ! | |||
* | |||
** | |||
« Axiome, principe, point d'appui moral, autres formes sous lesquelles s'exprime | |||
l'idée fixe. | |||
Archimède demandait, pour soulever la terre, un point d'appui en dehors d'elle. | |||
C'est ce point d'appui que les hommes ont sans cesse cherché et que chacun a pris où | |||
il l'a trouvé et comme il l'a trouvé. Ce point d'appui étranger est le monde de l'Esprit, | |||
le monde des idées, des pensées, des concepts, des essences, etc., c'est le Ciel. C'est | |||
sur le ciel qu'on s'appuie pour ébranler la terre, et c'est du ciel qu'on se penche pour | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 59 | |||
contempler les agitations terrestres et — les mépriser. S'assurer le ciel, s'assurer | |||
solidement et pour toujours le point d'appui céleste, combien a peiné pour cela la | |||
douloureuse et inlassable humanité ! | |||
Le Christianisme s'est proposé de nous délivrer du déterminisme de la nature et de | |||
la fatalité des appétits, Son but était donc que l'homme ne se laissât plus déterminer | |||
par ses désirs et ses passions, ce qui n'implique pas que l'homme ne doit pas avoir de | |||
désirs, de passions, etc., mais qu'il ne doit pas se laisser posséder par eux, qu'ils ne | |||
doivent pas être dans sa vie des facteurs fixes, incoercibles et inéluctables. | |||
Mais ce que le Christianisme (la Religion) a machiné contre les appétits, ne | |||
serions-nous pas en droit de le retourner contre l'Esprit (pensées, représentations, | |||
idées, croyances, etc.), par lequel il prétend que nous soyons déterminés ? Ne | |||
pourrions-nous exiger que l'Esprit, les représentations, les idées, ne pussent plus nous | |||
déterminer, cessassent d'être fixes et hors d'atteinte, autrement dit « sacrées »? Cela | |||
aurait pour effet de nous affranchir de l'Esprit, de nous délier du joug des représentations | |||
et des idées. | |||
Le Christianisme disait : « Nous devons bien posséder des appétits, mais ces | |||
appétits ne doivent pas nous posséder. » Nous lui répondons : « Nous devons bien | |||
posséder un esprit, mais l'Esprit ne doit pas nous posséder. » Si cette dernière phrase | |||
ne vous offre pas de prime abord un sens satisfaisant, réfléchissez au cas de celui chez | |||
qui, par exemple, une pensée devient « maxime » de telle sorte qu'il s'en fait luimême | |||
le prisonnier : ce n'est plus lui qui possède la maxime, c'est plutôt elle qui le | |||
possède. Et lui, en revanche, possède dans cette maxime un « solide point d'appui ». | |||
Les leçons du catéchisme deviennent peu à peu, sans qu'on s'en aperçoive, des | |||
axiomes qui ne permettent plus le moindre doute ; leurs pensées ou leur — Esprit | |||
deviennent tout-puissants et aucune objection de la chair ne prévaudra plus contre | |||
eux. | |||
Ce n'est cependant que par la « chair » que je puis secouer la tyrannie de l'Esprit, | |||
car ce n'est que quand un homme comprend aussi sa chair qu'il se comprend entièrement, | |||
et ce n'est que quand il se comprend entièrement qu'il est intelligent ou | |||
raisonnable. | |||
Le Chrétien ne comprend pas la détresse de sa nature asservie, l'« humilité » est sa | |||
vie ; c'est pourquoi il ne murmure point contre l'iniquité lorsque sa personne en est | |||
victime : il se croit satisfait de la « liberté spirituelle ». Mais si la chair élève la voix, | |||
et si son ton est, comme il doit l'être, « passionné », « inconvenant », « malintentionné | |||
», « malicieux », etc., le Chrétien croit ouïr des voix diaboliques, des voix | |||
contre l'Esprit (car la bienséance, l'absence de passion, les bonnes intentions, etc., | |||
sont — Esprit) ; il fulmine contre elles, et avec raison : il ne serait pas chrétien s'il les | |||
écoutait sans révolte. N'obéissant qu'à la moralité, il stigmatise l'immoralité ; n'obéissant | |||
qu'à la légalité, il bâillonne, il muselle la voix de l'anarchie : l'Esprit de moralité | |||
et de légalité, maître inflexible et inexorable, le tient captif. C'est l ce qu'ils appellent | |||
la « royauté de l'Esprit » — c'est en même temps le point d'appui de l'Esprit. | |||
Et qui messieurs les Libéraux veulent-ils libérer ? Quelle est la liberté qu'ils | |||
appellent de tous leurs voeux ? Celle de l'Esprit, de l'esprit de moralité, de légalité, de | |||
piété, etc. Mais messieurs les Antilibéraux n'ont pas d'autre désir, et le seul objet de la | |||
dispute, c'est l'avantage, que chacun ambitionne, d'avoir seul la parole. L'Esprit reste | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 60 | |||
le maître absolu des uns et des autres, et s'ils se querellent, c'est uniquement pour | |||
savoir qui s'assiéra sur le trône héréditaire de « lieutenant du Seigneur ». | |||
Ce qu'il y a de meilleur dans l'affaire, c'est qu'on peut rester tranquille spectateur | |||
de la lutte, avec la certitude que les bêtes féroces de l'histoire s'entre-déchirent juste | |||
comme celles de la nature ; leurs cadavres en se putréfiant engraisseront le sol pour | |||
— nos moissons. | |||
Nous reviendrons par la suite sur une foule d'autres marottes : Vocation, Véracité, | |||
Amour, etc. | |||
* | |||
** | |||
Si j'oppose la spontanéité de l'inspiration la passivité de la suggestion, et ce qui | |||
nous est propre à ce qui nous est donné, on aurait tort de me répondre que, tout tenant | |||
à tout et l'univers entier formant un tout solidaire, rien de ce que nous sommes ou de | |||
ce que nous avons n'est par conséquent isolé, mais nous vient des influences ambiantes | |||
et nous est en somme « donné » ; l'objection porterait à faux, car il y a une grande | |||
différence entre les sentiments ou les pensées que ce qui m'entoure éveille en moi, et | |||
les sentiments et les pensées qu'on me fournit tout faits. Dieu, immortalité, liberté, | |||
humanité, sont de ces derniers : on nous les inculque dès l'enfance et ils enfoncent en | |||
nous plus ou moins profondément leurs racines ; mais, soit qu'ils gouvernent les uns à | |||
leur insu, soit que chez les autres, natures plus riches, ils s'épanouissent et deviennent | |||
le point de départ de systèmes ou d'oeuvres d'art, ce n'en sont pas moins des sentiments | |||
que nous avons toujours reçus tels quels, et jamais produits ; la preuve en est | |||
que nous y croyons et qu'ils s'imposent à nous. | |||
Qu'il y ait un Absolu, et que cet Absolu puisse être perçu, senti et pensé, c'est un | |||
article de foi pour ceux qui consacrent leurs veilles à le pénétrer et le définir. Le | |||
sentiment de l'Absolu est pour eux un datum, le texte sur lequel toute leur activité se | |||
borne à broder les gloses les plus diverses. De même le sentiment religieux était pour | |||
Klopstock une « donnée » qu'il ne fit que traduire sous forme d'oeuvre d'art dans sa | |||
Messiade. Si la Religion n'avait fait que le stimuler à sentir et à penser, et s'il avait pu | |||
prendre lui-même position en face d'elle, il eût abouti à analyser et finalement à | |||
détruire l'objet de ses pieuses effusions. Mais, devenu homme, il ne fit que ressasser | |||
les sentiments dont avait été farci son cerveau d'enfant, et il gaspilla son talent et ses | |||
forces à habiller ses vieilles poupées. | |||
On comprendra à présent de quelle valeur pratique est la différence que nous faisons | |||
entre les sentiments qui nous sont donnés et ceux dont les circonstances extérieures | |||
ne font que provoquer en nous l'éclosion. Ces derniers nous sont propres, ils | |||
sont égoïstes, parce qu'on ne nous les a pas soufflés et imposés en tant que sentiments | |||
; les premiers, au contraire, nous ont été donnés, nous les soignons comme un | |||
héritage, nous les cultivons et ils nous possèdent. | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 61 | |||
Qui a pu ne pas remarquer ou tout au moins éprouver que toute notre éducation | |||
consiste à greffer dans notre cervelle certains sentiments déterminés, au lieu d'y | |||
laisser germer au petit bonheur ceux qui y auraient trouvé un sol convenable ? | |||
Lorsque nous entendons le nom de Dieu, nous devons éprouver de la crainte; que l'on | |||
prononce devant nous le nom de Sa Majesté le Prince, nous devons nous sentir | |||
pénétrés de respect, de vénération et de soumission ; si l'on nous parle de moralité, | |||
nous devons entendre quelque chose d'inviolable ; si l'on nous parle du mal ou des | |||
méchants, nous ne pouvons nous dispenser de frémir, et ainsi de suite. Ces sentiments | |||
sont le but de l'éducateur, ils sont obligatoires ; si l'enfant se délectait, par exemple, | |||
au récit des hauts faits des méchants, ce serait au fouet à le punir et à le « ramener | |||
dans la bonne voie ». | |||
Lorsque nous sommes ainsi bourrés de sentiments donnés, nous parvenons à la | |||
majorité et nous pouvons être « émancipés ». Notre équipement consiste en « sentiments | |||
élevés, pensées sublimes, maximes édifiantes, éternels principes », etc. Les | |||
jeunes sont majeurs quand ils gazouillent comme les vieux ; on les pousse dans les | |||
écoles pour qu'ils y apprennent les vieux refrains, et, quand ils les savent par coeur, | |||
l'heure de l'émancipation a sonné. | |||
Il ne nous est pas permis d'éprouver, à l'occasion de chaque objet et de chaque | |||
nom qui se présentent à nous, le premier sentiment venu ; le nom de Dieu, par exemple, | |||
ne doit pas éveiller en nous d'images risibles ou de sentiments irrespectueux ; ce | |||
que nous devons en penser et ce que nous devons sentir nous est d'avance tracé et | |||
prescrit. | |||
Tel est le sens de ce qu'on appelle la « charge d'âme » : mon âme et mon esprit | |||
doivent être façonnés d'après ce qui convient aux autres, et non d'après ce qui pourrait | |||
me convenir à moi-même. | |||
On sait combien il faut se donner de peine pour acquérir une façon à soi de sentir | |||
vis-à-vis de bien des noms que l'on prononce même tous les jours ; on sait aussi | |||
combien il est difficile de rire au nez de celui qui attend de nous, lorsqu'il nous parle, | |||
un air pénétré et un ton de bonne compagnie. Ce qui nous est donné nous est | |||
étranger, ne nous appartient pas en propre ; aussi est-ce « sacré » et est-il malaisé de | |||
se dépouiller du « saint émoi » que cela nous inspire. | |||
On entend beaucoup vanter aujourd'hui le « sérieux », la « gravité dans les sujets | |||
et les affaires de haute importance », la « gravité allemande », etc. Cette façon de | |||
prendre les choses au sérieux montre clairement combien déjà invétérées et graves | |||
sont devenues la folie et la possession. Car il n'y a rien de plus sérieux que le fou | |||
lorsqu'il se met à chevaucher sa chimère favorite ; devant son zèle, il ne s'agit plus de | |||
plaisanter. (Voyez les maisons de fous.) | |||
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