1. L'arme prussienne et le nouvel empire allemand
Tard dans l'après-midi du 1er septembre 1870, le roi Guillaume Ier, entouré par un pompeux état-major de princes et de généraux, contemplait d'une colline au sud de la Meuse la bataille qui se déroulait, quand un officier apporta la nouvelle que la capitulation de Napoléon III et de toute son armée était imminente. Alors Moltke se tourna vers le comte Falkenberg, qui était comme lui membre de Parlement d'Allemagne du Nord, et fit cette remarque : "Parfait, mon cher collègue, ce qui arrive aujourd'hui règle pour longtemps nos problème militaires." Et Bismarck serra la main aux plus élevés des princes allemands, à l'héritier du trône de Würtemberg et dit : "Ce jour sauvegarde et affermit les princes allemands et les principes du conservatisme [1]." A cette minute de victoire écrasante, telles étaient les premières réactions des deux plus grands hommes d'État prussiens. Ils triomphaient parce qu'ils avaient battu le libéralisme. Ils ne se souciaient pas le moins du monde des slogans de la propagande officielle : victoire sur l'ennemi héréditaire, sauvegarde des frontières nationales, mission historique de la maison de Hohenzollern et de la Prusse, unification de l'Allemagne, l'Allemagne au premier rang dans le monde. Les princes l'avaient emporté sur leur propre peuple ; cela seul leur semblait important.
Dans le nouveau Reich allemand, l'empereur — non en tant qu'empereur mais en tant que roi de Prusse — avait plein contrôle sur l'armée prussienne. Des arrangements spéciaux entre la Prusse — et non le Reich — et vingt-trois des vingt-quatre autres États membres du Reich avaient été conclus, ils incorporaient les forces armées de ces états dans l'armée prussienne. Seule l'armée du roi de Bavière conservait une certaine indépendance limitée au temps de paix, mais en cas de guerre, elle était également soumise au contrôle absolu de l'empereur. Les dispositions concernant le recrutement et la durée du service militaire actif devraient être arrêtés par le Reichstag ; l'approbation du Parlement était de plus requise pour l'octroi du budget de l'armée : mais le Parlement n'avait aucune influence sur la direction des affaires militaires. L'armée était l'armée du roi de Prusse, et non celle du peuple ou du Parlement. L'empereur et roi était chef suprême de l'armée et commandant en chef. Le chef du grand état-major général était le premier collaborateur du Kaiser pour la conduite des opérations. L'armée était une institution placée non à l'intérieur, mais au-dessus de l'appareil d'administration civile. Chaque commandant militaire avait le droit et le devoir d'intervenir chaque fois qu'il avait l'impression que le fonctionnement des administrations non militaires n'était pas satisfaisant. Il n'avait à rendre compte de cette intervention qu'à l'empereur. Une fois, en 1913, un tel cas d'intervention militaire, qui s'était produit à Zabern, conduisit à un violent éclat au Parlement ; mais le Parlement n'était pas compétent en la matière et l'armée triompha.
Le dévouement de cette armée était hors de question. Personne ne pouvait douter que toutes les parties de ses forces pouvaient être utilisées pour étouffer rebellions et révolutions. La simple suggestion qu'un détachement pouvait refuser d'obéir à un ordre ou que des hommes des réserves convoqués pour le service actif pouvaient ne pas répondre, aurait été considéré comme une absurdité. La nation allemande avait changé d'une façon très remarquable. Nous étudierons ultérieurement l'essence et la cause de cette grande transformation. Le problème politique principal des années 1850 et 1860, le problème de savoir si l'on pouvait compter sur les soldats, avait disparu. Tous les soldats allemands étaient maintenant loyaux sans condition au chef suprême de l'armée. L'armée était un instrument en qui le Kaiser pouvait avoir confiance. Des personnes pleines de tact étaient assez habiles pour ne pas souligner de façon trop explicite que cette armée était prête à être utilisée contre un adversaire intérieur possible ; mais Guillaume II n'était pas habitué à des réserves de ce genre. Il disait ouvertement à ses recrues que c'était leur devoir de tirer sur leurs pères, mères, frères et soeurs, s'il leur en donnait l'ordre. De tels discours étaient critiqués dans la presse libérale ; mais les libéraux étaient impuissants. La fidélité des soldats était absolue., elle ne dépendait pas de la durée du service actif. L'armée proposa elle-même en 1892 que l'infanterie ne fasse plus que deux ans de service. Dans la discussion du projet au Parlement et dans la presse, il n'était plus question du dévouement politique des soldats. Chacun savait que l'armée était maintenant, sans que la durée du service intervienne, non politique et non partisane, c'est-à-dire un instrument docile et maniable aux mains de l'empereur.
Le gouvernement et le Reichstag étaient en conflit continuel au sujet des affaires militaires ; mais des considérations d'utilisation des forces armées pour la défense du despotisme à peine déguisé de l'empereur ne jouaient absolument aucun rôle. L'armée était si forte et si sûre qu'une tentative révolutionnaire pouvait être écrasée en quelques heures. Personne dans ce Reich ne voulait prendre l'initiative d'une révolution ; l'esprit de résistance et de rébellion s'était effacé. Le Reichstag aurait été prêt à consentir à toute dépense pour l'armée proposée par le gouvernement si le problème de trouver les fonds nécessaires n'avait pas été difficile à résoudre. En fin de compte, armée et marine obtenaient toujours les crédits demandés par l'état-major général. Pour l'accroissement des forces armées, les considérations financières étaient un obstacle moins grand que la pénurie d'hommes considérés par les généraux comme pouvant recevoir des brevets pour le service actif. Avec le développement des forces armées, il était depuis longtemps devenu impossible de ne donner des brevets qu'à des nobles. Le nombre des officiers n'appartenant pas à l'aristocratie augmentait sans cesse ; mais les généraux ne voulaient admettre dans les rangs des officiers de carrière que des roturiers appartenant à de bonnes et riches familles. Des candidats de ce type n'existaient qu'en nombre limité. La plupart des fils de la haute bourgeoisie préféraient d'autres situations. Ils ne désiraient pas devenir officiers de carrière pour être traités avec dédain par leurs collègues de la noblesse.
Le Reichstag et la presse libérale critiquaient aussi de temps à autre du point de vue technique la politique militaire du gouvernement. L'état-major général était violemment opposé à une telle intervention civile. Ils refusaient à quiconque ne faisait pas partie de l'armée la compréhension des problèmes militaires. Hans Delbrück lui-même, l'éminent historien de la guerre et auteur de traités excellents sur la stratégie, n'était à leurs yeux qu'un profane. Des officiers à la retraite, qui collaboraient à la presse d'opposition, étaient appelés partisans de mauvaise foi. L'opinion publique reconnut enfin la prétention de l'état-major général à l'infaillibilité et les critiques se turent. Les événements de la première guerre mondiale prouvèrent évidemment que ces critiques avaient une meilleure intelligence des méthodes militaires que les spécialistes du grand état-major.
Note
[1] Ziekursch, Politische Geschichte des neuen Kaiserreiches, t. I, p. 298.
2. Le militarisme allemand
Le système politique du nouvel empire allemand a été qualifié de militarisme. Le trait caractéristique du militarisme n'est pas le fait qu'une nation ait une armée ou une marine puissante, c'est le rôle considérable assigné à l'armée dans la structure politique. Même en temps de paix, l'armée est le pouvoir suprême ; c'est le facteur prédominant de la vie politique. Les sujets doivent obéir au gouvernement comme les soldats doivent obéir à leurs supérieurs. A l'intérieur d'une communauté militaire il n'y a pas de liberté, il n'y a qu'obéissance et discipline [1].
L'importance des forces armées n'est pas par elle-même un facteur déterminant. Quelques pays d'Amérique latine sont militaristes quoique leur armée soit petite, mal équipée et incapable de défendre le pays contre une invasion étrangère. Par contre, la France et la Grande-Bretagne n'étaient pas militaristes à la fin du XIXe siècle quoique leurs armements militaires et navals fussent très importants.
Le militarisme ne doit pas être confondu avec le despotisme imposé par une armée étrangère. Le gouvernement autrichien en Italie, soutenu par des régiments autrichiens composés de non-Italiens, et le gouvernement du tsar en Pologne, maintenu par des soldats russes, étaient de ces systèmes de despotisme. On a déjà dit que vers 1850 et 1860 les conditions étaient analogues en Prusse ; mais la situation était différente dans l'empire allemand fondé sur les batailles de Königgrätz et de Sedan. Cet empire n'employait pas de soldats étrangers. Il n'était pas maintenu par des baïonnettes, mais par le consentement presque unanime de ses sujets. La nation approuvait le système et les soldats étaient donc également loyaux. Le peuple acceptait la direction de l'État parce qu'un tel système lui semblait juste, commode et utile. Il y avait évidemment quelques opposants, mais ils étaient peu nombreux et impuissants. Quiconque veut connaître la mentalité politique des sujets de Guillaume II peut lire les nouvelles du baron Ompteda, de Rudolf Herzog, Walter Bloem et auteurs similaires. C'était le genre d'ouvrages que le peuple aimait lire. Quelques-unes de ces oeuvres ses sont vendues à plusieurs centaines de milliers d'exemplaires.
Le défaut de ce système était sa direction monarchique. Les successeurs de Frédéric II n'étaient pas à la hauteur de leur tâche. Guillaume Ier a trouvé en Bismarck un chancelier habile. Bismarck était un homme d'esprit élevé et de bonne éducation, un causeur brillant et un excellent styliste. Diplomate habile, il dépassait sous tous les rapports la plus grande partie de la noblesse allemande. Mais ses vues étaient limitées. Il avait une connaissance familière de la vie rurale, des méthodes agricoles, primitives des Junkers prussiens, des conditions patriarcales des provinces orientales de Prusse et de la vie des cours de Berlin et de Saint-Pétersbourg. A Paris il rencontra la société de la cour de Napoléon III ; il n'avait aucune idée des tendances intellectuelles françaises. Il savait peu de choses sur le commerce et l'industrie de l'Allemagne, sur la mentalité des hommes d'affaires et des gens de métier. Il se tenait à l'égard des savants, des érudits et des artistes. Son credo politique était la vieille loyauté d'un vassal du roi. En septembre 1849, il disait à sa femme : Ne critiquez pas le roi ; nous sommes tous les deux responsables de cette faute. Même s'il se trompe ou s'il fait des fautes nous ne devons pas parler de lui autrement que comme de nos parents, puisque nous avons juré fidélité et obéissance à lui et à sa maison. Une telle opinion convient à un chambellan du roi mais elle ne convient pas au premier ministre tout puissant d'un grand empire. Bismarck prévoyait les maux dont la personnalité de Guillaume II menaçait la nation ; il était bien placé pour connaître le caractère du jeune prince ; mais prisonnier de sa conception de la loyauté et de l'obéissance, il ne put rien faire pour prévenir le désastre.
On a été injuste envers Guillaume II. Il a été inférieur à sa tâche, mais il n'a pas été pire que la moyenne de ses contemporains. Ce n'est pas de sa faute si le principe monarchique de succession faisait de lui un empereur et un roi et si, comme Empereur d'Allemagne et roi de Prusse, il devait être un autocrate. C'était l'échec du système et non de l'homme. Si Guillaume II avait été roi de Grande-Bretagne, il ne lui aurait pas été possible de commettre les erreurs graves qu'il ne pouvait pas éviter comme roi de Prusse. C'était la faiblesse du système si les parasites qu'il nommait généraux et ministres étaient incompétents. Vous pouvez dire que ce n'était pas de chance, car Bismarck et le vieux Moltke étaient aussi des courtisans. Quoique le glorieux maréchal ait servi dans l'armée comme jeune officier, une grande partie de sa carrière s'est passée au service de la cour ; entre autres il fut, pendant de nombreuses années, au service d'un prince royal qui vivait malade et retiré à Rome et y mourut. Guillaume II avait beaucoup de faiblesses humaines ; mais c'était précisément les qualités qui le discréditaient auprès des gens sages, qui le rendaient populaires à la majorité de la population. Sa grossière ignorance des questions politiques le rendait sympathique à ses sujets, qui étaient aussi ignorants que lui et partageaient ses préjugés et ses illusions.
Dans un État moderne, la monarchie héréditaire ne peut fonctionner de façon satisfaisante qu'avec la démocratie parlementaire. L'absolutisme — et plus encore l'absolutisme masqué par un fantôme de constitution et un parlement sans pouvoir — exige chez le chef des qualités qu'aucun mortel ne peut jamais réunir. Guillaume II échoua comme Nicolas II et avant eux les Bourbons. L'absolutisme n'était pas aboli, il s'effondrait simplement.
Le brusque déclin de l'autocratie n'était pas seulement dû au fait que les monarques manquaient de capacité intellectuelle. Le gouvernement autocratique d'une grande nation moderne accable son chef d'une somme de travail dépassant les possibilités de tout homme. Au XVIIIe siècle, Frédéric-Guillaume Ier et Frédéric II pouvaient encore expédier les affaires administratives en quelques heures de travail quotidien. Il leur restait encore assez de loisirs pour leurs manies et leurs plaisirs. Leurs successeurs étaient non seulement moins doués, mais ils étaient aussi moins diligents. A partir de Frédéric-Guillaume II, ce n'était plus le roi qui gouvernait, mais ses favoris. Le roi était entouré par une cour d'hommes et de dames avides d'intrigues. Celui qui réussissait le mieux dans les révoltes et les complots avait le contrôle du gouvernement jusqu'à ce qu'un autre courtisan le remplaçât.
La coterie était également maîtresse dans l'armée. Frédéric-Guillaume Ier l'avait organisée lui-même. Son fils l'avait commandée en personne dans de grandes campagnes. Là aussi, leurs successeurs se révélèrent incapables. Ils étaient de médiocres organisateurs et des généraux incompétents. Le chef du grand état-major, qui n'était en principe que le collaborateur du roi, devint virtuellement le commandant en chef. Pendant longtemps on ne remarqua pas le changement. Aussi tardivement que jusqu'à la guerre de 1866, beaucoup de généraux haut placés n'avaient pas encore conscience du fait que les ordre auxquels ils devaient obéir n'émanaient pas du roi, mais du général de Moltke.
Frédéric II devait pour une grande part ses succès militaires au fait que les armées autrichiennes, françaises et russes qu'il combattait n'étaient pas commandées par leurs souverains, mais par des généraux. Frédéric concentrait dans ses mains toute la puissance militaire, politique et économique de son royaume, évidemment relativement petit. Lui seul commandait. Les commandants d'armées de ses adversaires n'avaient que des pouvoirs limités. Leur position était rendue difficile par le fait que leurs devoirs les tenaient éloignés de la cour de leurs souverains. Pendant qu'ils étaient avec leurs armées en campagne, leurs rivaux continuaient à intriguer à la cour. Frédéric pouvait risquer des opérations osées dont l'issue était incertaine, il n'avait de comptes à rendre à personne qu'à lui-même. Les généraux ennemis vivaient toujours dans la crainte de la disgrâce de leur monarque. Ils aspiraient à partager la responsabilité afin de se disculper en cas d'échec. Ils pouvaient convoquer leurs généraux subordonnés en un conseil de guerre dont les décisions leurs servaient de justification. Quand ils recevaient des ordres précis du souverain, qui étaient suggérés à ce dernier soit par un conseil de guerre délibérant loin du théâtre des opérations soit par un ou plusieurs intrigants paresseux, ils se sentaient à l'aise. Ils exécutaient l'ordre même s'ils étaient convaincus qu'il n'était pas opportun. Frédéric était pleinement conscient de l'avantage offert par la concentration en un seul chef d'une responsabilité entière. Il ne convoquait jamais un conseil de guerre et interdisait toujours à ses généraux d'en convoquer, quelquefois même sous peine de mort. Il disait que dans un conseil de guerre, le parti le plus timide prédomine toujours. Un conseil de guerre est plein d'anxiété parce qu'il est trop près des réalités [2]. Cette doctrine devint, comme toutes les opinions du roi Frédéric, un dogme pour l'armée prussienne. La colère envahissait le vieux Moltke quand quelqu'un disait que le roi Guillaume avait convoqué un conseil de guerre dans ses campagnes. Le roi, déclarait-il, aurait écouté les propositions de son chef d'état-major, puis décidé ; cela s'était toujours passé comme cela.
En pratique, ce principe aboutissait à donner le commandement absolu au chef du grand état-major, que naturellement le roi nommait. Ce n'est pas Guillaume Ier, mais Helmuth von Moltke qui conduisit les armées dans les campagnes de 1866 et de 1870-1871. Guillaume avait coutume de dire qu'en cas de guerre il commanderait en personne ses armées et qu'il n'avait besoin d'un chef d'état-major qu'en temps de paix ; mais quand la première guerre mondiale éclata, cette fanfaronnade était oubliée. Le neveu d'Helmuth von Moltke, courtisan, sans connaissance ne capacité militaire, timide et irrésolu, malade et nerveux, adepte de la douteuse théosophie de Rudolf Steiner, conduisit l'armée allemande dans la débâche de la Marne ; puis il s'effondra. Le ministre de la guerre, Eric von Falkenhayn spontanément boucha le trou et par apathie, le Kaiser donna son accord. Très tôt, Ludendorff commença à comploter contre Falkenhayn. Des machinations habilement organisées forcèrent en 1916 l'Empereur à remplacer Falkenhayn par Hindenburg ; mais le commandant en chef effectif était alors Ludendorff qui, en principe, n'était que le premier collaborateur d'Hindenburg.
La nation allemande, trompée par les doctrines militaristes, ne se rendit pas compte que c'était le système qui était la cause de l'échec. Les Allemands dirent généralement : c'est l'homme qui nous a manqué. Si seulement Schlieffen n'était pas mort si tôt. Une légende se forma alors autour de la personnalité de l'ancien chef d'état-major. Son plan raisonnable avait été stupidement mis à exécution par son successeur incompétent. Si seulement les deux corps d'armée que Moltke avait inutilement envoyés à la frontière de Russie, avaient été mis à pied d'oeuvre à la Marne ! Naturellement le Reichstag fut aussi considéré comme responsable. On ne parlait pas du fait que le Parlement n'avait jamais offert de résistance sérieuse aux propositions gouvernementales concernant les crédits militaires. Le lieutenant colonel Hentsch, en particulier, fut pris comme bouc émissaire. On affirma que cet officier avait enfreint ses pouvoirs, peut-être était-ce un traître ? Mais si Hentsch était réellement responsable de l'ordre de retraite, il devrait être considéré comme l'homme qui a sauvé l'armée allemande de la destruction par encerclement de son aile droite. La fable selon laquelle sans l'intervention de Hentsch les Allemands auraient été vainqueurs à la Marne peut être aisément écartée.
Il n'y a pas de doute que les chefs de l'armée et de la marine allemandes n'étaient pas à la hauteur de leur tâche ; mais les insuffisances des généraux et amiraux — comme celles des ministres et des diplomates — doivent être attribuées au système. Un système qui place des incapables à sa tête est un mauvais système. On ne peut pas dire si Schlieffen aurait eu plus de succès ; il n'eut jamais l'occasion de commander des troupes en opérations, il mourut avant la guerre ; mais on peut affirmer une chose : les armées parlementaires de France et de Grande-Bretagne eurent à cette époque des chef qui les conduisirent à la victoire. L'armée du roi de Prusse n'eut pas cette chance.
En accord avec les doctrines du militarisme, le chef du grand état-major se considérait comme le premier serviteur de l'Empereur et roi et il exigeait la subordination du chancelier. Ces prétentions avaient déjà conduit à des conflits entre Bismarck et Moltke. Bismarck demandait que le commandant en chef adapte sa conduite aux considérations de politique étrangère ; Moltke rejeta catégoriquement ces prétentions. Le conflit resta sans solution. Dans la première guerre mondiale le commandant en chef devint aussi tout puissant. Le chancelier fut en effet rétrogradé à un rang inférieur. Le Kaiser ne conserva que des fonctions représentatives et sociales ; Hindenburg, son chef d'état-major, n'était qu'un homme de paille. Ludendorff, le premier quartier-maître général, devint virtuellement dictateur omnipotent. Il aurait conservé cette position toute sa vie si Foch ne l'avait pas battu.
Cette évolution montre clairement le caractère impraticable de l'absolutisme héréditaire. L'absolutisme monarchique conduit au gouvernement d'un maire du palais, d'un shogun ou d'un duce.
Notes
[1] Herbert Spencer, The Principles of Sociology (New York, 1897), t. III, p. 588.
[2] Delbrück, Geschichte der Kriegskunst, t. IV, p. 434 sq.
3. Les libéraux et le militarisme
La Chambre basse du Parlement de Prusse, l'Abgeordnetenhaus, était fondée sur le suffrage universel. Les citoyens de chaque circonscription étaient répartis en trois classes ; chacune d'elles choisissait le même nombre d'électeurs pour l'assemblée finale qui élisait les représentants au Parlement de la circonscription. La première classe était composée des résidents adultes mâles qui payaient les impôts les plus élevés et dont l'ensemble payait le tiers du montant total des impôts collectés dans le district ; la seconde classe, de ceux qui ensemble payaient le deuxième tiers, et la troisième classe, de ceux qui ensemble payaient le troisième tiers. Ainsi les citoyens riches avaient un droit de vote plus fort que les pauvres. Les classes moyennes prédominaient dans le vote. Cette discrimination ne fut pas appliquée pour le Reichstag de la Confédération de l'Allemagne du Nord, puis plus tard pour celui du Reich. Chaque adulte mâle élisait directement le représentant de la circonscription ; le suffrage n'était pas seulement universel, mais égal et direct. De cette façon, les couches pauvres de la nation acquirent une plus grande influence politique. Le but de Bismarck et de Lassalle était d'affaiblir, par ce système électoral, ma puissance du parti libéral. Les libéraux se rendaient bien compte que la nouvelle méthode de vote affaiblirait pendant quelque temps leur position parlementaire ; mais ils ne s'en souciaient pas. Ils savaient que la victoire du libéralisme ne pourrait résulter que d'un effort de toute la nation. Ce qui était important n'était pas d'avoir à la Chambre une majorité de libéraux, mais d'avoir une majorité libérale dans le peuple, et donc dans l'armée. Dans l'Abgeordnetenhaus de Prusse, les progressistes étaient plus nombreux que les partisans du gouvernements ; le libéralisme était néanmoins impuissant, puisque le roi pouvait toujours compter sur la fidélité de la plus grande partie de l'armée. Il fallait amener dans les rangs du libéralisme ces masses arriérées et ignorantes dont l'indifférence politique était la sauvegarde de l'absolutisme. Alors seulement ce serait l'aube du gouvernement populaire et de la démocratie.
C'est pourquoi les libéraux ne craignaient pas que le nouveau système électoral ne recule ou ne mette sérieusement en danger leur inexorable victoire finale. L'avenir immédiat n'était pas très encourageant, mais les perspectives lointaines étaient excellentes. Il n'y avait qu'à regarder la France. Dans ce pays aussi, un autocrate avait fondé son despotisme sur la loyauté de l'armée et sur le suffrage universel et égal ; mais maintenant le César était renversé et la démocratie avait triomphé.
Les libéraux ne craignaient pas beaucoup les socialistes. Les socialistes avaient obtenu quelques succès ; mais on pouvait prévoir que des travailleurs raisonnables découvriraient vite le caractère impraticable des utopies socialistes. Pourquoi les salariés, dont le niveau de vie s'améliorait chaque jour, se laisseraient-ils tromper par des démagogues qui — comme des rumeurs l'insinuaient — étaient à la solde de Bismarck ?
Ce n'est que plus tard que les libéraux s'aperçurent qu'un changement s'opérait dans la mentalité de la nation. Depuis plusieurs années ils croyaient que ce n'était qu'un revirement temporaire, un court incident de réactionnaire, condamné à disparaître bientôt. Pour eux tout défenseur des nouvelles idéologies était ou un égaré ou un renégat ; mais le nombre de ces apostats augmentait. La jeunesse n'allait plus au parti libéral. Les vieux défenseurs du libéralisme se faisaient vieux. A chaque nouvelle campagne électorale, leurs rangs s'éclaircissaient ; tous les ans, le système réactionnaire, qu'ils haïssaient, devenait plus puissant. Quelques fidèles restaient attachés aux idées libérales et démocratiques, combattant courageusement les assauts conjugués de la droite et de la gauche ; mais c'était une équipe sans espoir. Parmi les individus nés après la bataille de Königgrätz, presque personne n'adhérait au parti libéral. Les libéraux disparaissaient. La nouvelle génération ne comprenait même pas la signification du mot.
4. L'explication courante du succès du militarisme
Dans le monde entier, la victoire écrasante du militarisme allemand a été interprétée d'après les légendes créées par la propagande des sociaux démocrates allemands. Les socialistes affirment que la bourgeoisie allemande a abandonné les principes de la liberté et a ainsi trahi le peuple. A partir du matérialisme historique marxiste, des théories absurdes furent inventées sur l'essence et le développement de l'impérialisme. Le capitalisme, disent-ils, aboutit nécessairement au militarisme, à l'impérialisme, à des guerres sanglantes, au fascisme et au nazisme. La finance et les grandes sociétés ont amené la civilisation au bord de la destruction ; le marxisme a le devoir de sauver l'humanité.
De telles interprétations ne résolvent pas le problème. En vérité, elles essaient intentionnellement de le faire perdre de vue. En 1860, il y avait en Allemagne, parmi les esprits politiques, quelques défenseurs de l'absolutisme dynastique, du militarisme et du gouvernement autoritaire qui s'opposaient violemment au passage du libéralisme, à la démocratie et au gouvernement populaire. Cette minorité se composait surtout des princes et de leurs courtisans, de la noblesse, des officiers de carrière de haut rang et de quelques fonctionnaires. Mais la grande majorité de la bourgeoisie, des intellectuels, et des membres des couches plus pauvres de la population qui s'intéressaient aux choses politiques, était nettement libérale et aspirait au gouvernement parlementaire selon le modèle britannique. Les libéraux croyaient que l'éducation politique ferait de rapides progrès ; ils étaient convaincus que tout citoyen qui abandonnait l'indifférence politique et se familiarisait avec les questions politiques soutiendrait leur position sur les questions constitutionnelles. Ils se rendaient bien compte que quelques-uns des néophytes de la politique ne se joindraient pas à eux. On pouvait s'attendre à ce que ces catholiques, les Polonais, les Danois, les Alsaciens, forment leurs propres partis ; mais ces partis ne soutiendraient pas les prétentions royales. Les catholiques et les non Allemands devaient favoriser le parlementarisme dans un État en prédominance protestant et allemand.
L'accès à la politique du pays tout entier alla plus vite que les libéraux ne l'avaient prévu. A la fin des années 1870, le peuple tout entier s'inspirait d'intérêts et même de passions politiques et prenait par avec ardeur aux activités politiques ; mais les conséquences furent radicalement différentes de celles prévues par les libéraux. Le Reichstag ne s'attaqua pas sérieusement à un absolutisme à peine déguisé ; il ne posait pas la question constitutionnelle ; il ne se livrait qu'à un bavardage inutile. Plus encore : les soldats recrutés maintenant dans une nation s'intéressant à la politique devenaient si complètement dévoués que tout doute concernant leur disposition à combattre pour l'absolutisme contre un adversaire intérieur était considéré comme une absurdité.
Les questions demandant une réponse ne sont pas : Pourquoi les banquiers, les riches entrepreneurs et capitalistes ont-ils abandonné le libéralisme ? Pourquoi les professeurs docteurs et juristes n'ont-ils pas dressé des barricades ? Nous devons plutôt demander : Pourquoi la nation allemande a-t-elle renvoyé au Reichstag des membres qui n'avaient pas aboli l'absolutisme ? Pourquoi l'armée, formée pour une grande partie d'hommes votant pour les socialistes ou les catholiques, était-elle absolument loyale à ses chefs ? Pourquoi les parties antilibéraux, au premier rang desquels les sociaux démocrates, pouvaient-ils recueillir des millions de votes tandis que les groupes restés fidèles aux principes du libéralisme perdaient toujours davantage l'appui du peuple ? Pourquoi des millions d'électeurs socialistes qui s'adonnaient au bavardage révolutionnaire, consentaient-ils au gouvernement des princes et des cours ?
Dire que les grandes entreprises avaient quelques raisons de soutenir l'absolutisme des Hohenzollern ou que les marchands et armateurs hanséatiques voyaient favorablement l'accroissement de la marine n'est pas une réponse satisfaisante à ces questions. La grande majorité de la nation allemande consistait en salariés, artisans, boutiquiers et petits agriculteurs. es hommes déterminaient le résultat des élections ; leurs représentants siégeaient au Parlement, et garnissaient les rangs de l'armée. Les essais pour expliquer le changement dans la mentalité du peuple allemand en démontrant que les intérêts de classe de la bourgeoisie riche l'a forcé à devenir réactionnaire sont des non sens ; ils sont aussi puérils que la légende des marchands de canon [1] ou aussi truqués que les théories marxistes sur l'impérialisme..
Note
[1] La doctrine "Panzerplatten" soutenait que le militarisme allemand et la tendance à accroître les forces armées étaient dues aux machinations des industries lourdes avides d'augmenter leurs profits. Voir p. 195-196.