1. Le domaine et les limitations de l'histoire
C'est la fonction de la recherche historique de remonter des événements de l'histoire à leurs sources. L'historien doit montrer comment n'importe quelle situation historique découle des conditions existant précédemment — naturelles ou sociales — et comment les actions humaines et des circonstances échappant à tout contrôle humain ont transformé une situation antérieure en un état de choses ultérieur. On ne peu pratiquer indéfiniment cette rétrospection analytique. Tôt ou tard, l'histoire atteint un point où ses méthodes d'interprétation ne sont plus d'aucune utilité. Alors l'historien ne peut rien faire de plus que d'établir qu'un facteur a agi ou a entraîné ce qui a résulté. La façon habituelle d'exprimer cela est de parler d'individualité ou d'originalité.
Le même phénomène est essentiellement vrai dans les sciences naturelles. Tôt ou tard, elles atteignent aussi inévitablement un point qui doit simplement être pris comme une donnée de l'expérience, comme le donné. Leur but est d'interpréter (ou comme on préférait dire autrefois d'expliquer) les changements qui surviennent comme le résultat des forces qui agissent dans l'univers. Elles font remonter un fait à des faits antérieurs ; elles nous montrent que a, b, c sont la conséquence de x ; mais il y a des x qui, du moins de nos jours, ne peuvent être attribués à d'autres sources. Les générations à venir peuvent réussir à reculer les limites de notre connaissance ; mais il ne peut y avoir aucun doute qu'il restera toujours quelques points que l'on ne pourra faire remonter à d'autres.
L'esprit humain n'est même pas capable de saisir de façon logique le sens d'un concept tel que la cause ultime de toutes choses. Les sciences naturelles n'iront jamais plus loin que d'établir quelques facteurs ultimes qui ne peuvent être analysés et rattachés à leurs sources, origines ou causes.
Le terme individualiste, tel qu'il est utilisé par les historiens, signifie que l'on se trouve en présence d'un facteur que l'on ne peut faire remonter à d'autres facteurs. Cela ne fournit ni une interprétation ni une explication, mais établit au contraire que nous avons affaire à une donnée inexplicable de l'expérience historique. Pourquoi César franchit-il le Rubicon ? Les historiens peuvent nous indiquer différents motifs qui peuvent avoir influencé la décision de César, mais ils ne peuvent nier qu'une autre décision aurait été possible. Peut-être Cicéron ou Brutus, placés devant la même situation, auraient-ils agi différemment. La seule réponse correcte est : il a franchi le Rubicon parce qu'il était César.
Il est trompeur d'expliquer la conduite d'un homme ou d'un groupe en se référant à son caractère. Le concept de caractère est équivalent à celui d'individualité. Ce que nous appelons le caractère d'un homme ou d'un groupe est l'ensemble de notre connaissance sur sa conduite. S'ils s'étaient conduits autrement qu'ils ne se sont réellement conduits, nos notions sur leurs caractères seraient différentes. C'est une erreur d'expliquer le fait que Napoléon se soit fait empereur et ait essayé d'une façon assez ridicule de s'introduire dans le cercle des vieilles dynasties européennes, comme la conséquence de son caractère. S'il n'avait pas substitué l'empire à sa dignité de consul à vie et s'il n'avait pas épousé une archiduchesse, nous n'aurions pas de même à dire que cela était un trait particulier de son caractère. La référence au caractère n'explique rien de plus que la fameuse explication de la vertu dormitive de l'opium par sa virtus dormitiva qui facit sensus assupire.
C'est pourquoi il est vain d'attendre aucune aide de la psychologie qu'elle soit individuelle ou collective. La psychologie ne nous conduit pas au delà des limites fixées par le concept d'individualité. Elle ne nous explique pas pourquoi le fait d'être tourmenté par l'amour conduit certains individus vers la dipsomanie, d'autres au suicide, d'autres à écrire des vers maladroits, tandis qu'il inspire à Pétrarque et à Goethe des poèmes immortels et à Beethoven une musique divine. La classification des hommes en divers types de caractères n'est pas un expédient très utile. Les hommes sont classés suivant leur conduite et on croit alors avoir fourni une explication en déduisant leur conduite de leur classification. En outre, chaque individu ou groupe a des traits qui ne s'accordent pas avec le lit de Procuste de la classification.
La psychologie ne peut pas non plus résoudre le problème. La psychologie ne peut expliquer comment des faits et des circonstances extérieures provoquent certaines idées et actions dans la conscience humaine. Même si nous parvenions à connaître tout de l'action des cellules du cerveau et des nerfs, nous serions bien en peine d'expliquer — autrement qu'en se référant à l'individualité — pourquoi un milieu identique provoque chez des individus différents, des idées et des actions différentes. La vue de la chute d'une pomme conduisit Newton aux lois de la gravitation ; pourquoi personne avant lui ? Pourquoi un homme trouve-t-il la solution correcte d'une équation tandis qu'un autre n'y arrive pas ? En quoi le processus physiologique aboutissant à la solution mathématiquement correcte d'un problème diffère de celui conduisant à une solution inexacte ? Pourquoi les mêmes problèmes de locomotion dans les montagnes couvertes de neige amenèrent les Norvégiens à l'invention du ski, tandis que les habitants des Alpes n'ont pas eu la même idée ?
Aucune recherche historique ne peut éviter la référence au concept d'individualité. Ni la biographie, traitant de la vie d'une seule personne, ni l'histoire des peuples et des nations ne peuvent pousser leur analyse au delà d'un point où la dernière affirmation est : individualité.
2. L'illusion du concept de "caractère national"
Le principal défaut du concept de caractère utilisé en tant qu'explication est dans la permanence qui lui est attribuée. L'individu ou le groupe est conçu comme doté d'un caractère stable dont résultent toutes les idées et actions. Le criminel n'est pas un criminel parce qu'il a commis un crime ; il commet un crime parce qu'il est un criminel. C'est pourquoi le fait qu'un homme a une fois commis un crime est une preuve qu'il est un criminel et rend plausible la culpabilité de quelque autre crime qui lui est attribué. Cette doctrine a profondément influencé la procédure pénale en Europe continentale. L'État cherche à prouver que l'inculpé a déjà commis d'autres crimes auparavant ; de la même façon la défense cherche à blanchir l'accusé en démontrant que sa vie passée est exempte de faute [1].
Le concept de caractère d'une nation est une généralisation de traits découverts chez les divers individus. C'est principalement le résultat d'une induction précipitée et mal élaborée à partir d'un nombre insuffisant d'exemples mal choisis. Jadis les citoyens allemands de Bohême rencontraient peu de Tchèques qui ne soient pas cuisiniers ou domestiques. C'est pourquoi ils conclurent que les Tchèques étaient serviles, soumis et obséquieux. Quelqu'un qui a étudié l'histoire politique et religieuse tchèque peut les trouver plutôt rebelles et épris de liberté ; mais qu'est-ce qui nous autorise à rechercher les caractéristiques communes d'individus variés d'un agrégat comprenant d'une part Jean Huss et Zivka de Trocnov et d'autre part, des valets de pied et des femmes de chambre ? Le critérium appliqué pour former le concept de la classe Tchèque est l'usage de la langue tchèque. Affirmer que tous les membres d'un groupe linguistiques doivent avoir quelques autres traits communs est une petitio principii.
L'interprétation la plus populaire du succès du nazisme l'explique comme une conséquence du caractère national allemand. Les tenants de cette théorie cherchent dans la littérature et l'histoire allemande des textes, des citations et des faits montrant l'agressivité, la rapacité et la soif de conquête. De ces parcelles de connaissance ils déduisent le caractère national allemand et du caractère ainsi établi, la montée du nazisme.
Il est à la vérité extrêmement facile de réunir beaucoup de faits de l'histoire allemande et beaucoup de citations d'auteurs allemands qui peuvent servir à démontrer une propension à l'agression inhérente à l'Allemagne ; mais il n'est pas moins facile de découvrir les mêmes caractéristiques dans l'histoire et la littérature d'autres groupes linguistiques, par exemple italien, français et anglais. L'Allemagne n'a jamais eu de panégyristes de l'héroïsme militaire plus excellents et plus éloquents que Carlyle et Ruskin, ni un poète et écrivain chauvin plus éminent que Kipling, ni des conquérants plus impitoyables et machiavéliques que Warren Hastings et lord Clive, ni un soldat plus brutal que Hodson.
Très souvent, les citations sont séparés du contexte et sont ainsi complètement défigurées. Pendant la première guerre mondiale, les propagandistes anglais avaient coutume de citer sans arrêt quelques lignes du Faust de Goethe ; mais ils omettaient de mentionner que le personnage dans la bouche duquel ces mots étaient placés, Euphorion, est le portrait de lord Byron, que Goethe admirait plus que tout autre poète contemporain (sauf Schiller), quoique le romantisme de Byron ne soit pas d'un attrait particulier pour son propre classicisme. Ces vers ne traduisent pas du tout les propres principes de Goethe. Faust conclut par une glorification de l'oeuvre productive ; son idée directrice est que seule la satisfaction personnelle provenant de services utiles rendus à ses concitoyens peut rendre un homme heureux ; c'est au panégyrique de la paix, de la liberté et, — comme les nazis qualifient cela dédaigneusement de bourgeoisie — de la sécurité. Euphorion-Byron représente un idéal différent ; le désir inquiet de fins inaccessibles aux êtres humains, l'impatience de l'aventure, du combat et de la gloire qui aboutit à l'échec et à une mort prématurée. Il est absurde de citer comme preuve du militarisme inné de l'Allemagne les vers dans lesquels Euphorion répond à la louange de la paix que lui font ses parents par l'éloge passionné de la guerre et de la victoire.
Il y a eu en Allemagne, comme dans toutes les autres nations, des panégyristes de l'agression, de la guerre et de la conquête ; mais il y a eu aussi d'autres Allemands. Les plus grands ne se trouvent pas dans les rangs de ceux qui glorifient la tyrannie et l'hégémonie allemande mondiale. Heinrich von Kleist, Richard Wagner et Devtlev von Liliencron sont-ils plus représentatifs du caractère nationale que Kant, Goethe, Schiller, Mozart et Beethoven ?
L'idée de caractère d'une nation est évidemment arbitraire. Elle découle d'un jugement qui omet tous les faits désagréables qui sont en contradiction avec le dogme préconçu.
On ne peut appliquer des procédés statistiques pour établir le caractère statistique d'une nation. La question n'est pas de découvrir comment les Allemands auraient voté dans le passé s'ils avaient dû décider par plébiscite du cours que devait suivre la politique de leur pays. Même si une telle investigation pouvait être entreprise avec succès, ses résultats ne nous fourniraient aucun renseignement utile dans notre cas. La situation politique de chaque période a sa forme unique, son individualité. Nous n'avons pas le droit de tirer des événements passés des conclusion applicables de nos jours. Cela ne résoudrait pas notre problème de savoir si la majorité des Goths a approuvé l'invasion de l'empire romain ou si la majorité des Allemands du XIIe siècle a approuvé le traitement que Barberousse a infligé aux Milanais. La situation présente a trop peu de rapport avec celle du passé.
La méthode généralement utilisée est de choisir quelques personnalités célèbres d'une nation passée et actuelle et de considérer leurs opinions et actions comme représentatives de toute la nation. Ce serait une méthode défectueuse, même si l'on était assez consciencieux pour confronter ces hommes arbitrairement choisis avec d'autres qui avaient des idées contraires et se sont conduits de façon différente. Il n'est pas admissible d'attacher la même importance représentative aux idées de Kant et à celles d'un obscur professeur de philosophie.
Il est contradictoire d'une part, de considérer seulement des hommes célèbres comme représentatifs en ignorant le reste et d'autre part, de traiter ces mêmes hommes, arbitrairement choisis comme célèbres, comme s'ils constituaient un groupe indifférencié d'égaux. Un homme de ce groupe peut aussi bien s'en détacher que tout le groupe se détache du reste de la nation. Des centaines de rimailleurs ne surpassent pas le seul Goethe.
Il est correct de parler de la mentalité d'une nation à une certaine époque historique si nous entendons par ce terme la mentalité de la majorité ; mais elle est sujette à changement. La mentalité allemande n'a pas été la même au temps de la féodalité médiévale, à l'époque de la Réforme, à celle des lumières, aux jours du libéralisme et de nos jours.
Il est probable qu'aujourd'hui environ 80 % de tous les Européens de langue allemande sont nazis. Si nous laissons de côté les juifs, les Autrichiens et les Suisses de langue allemande, nous pouvons dire que plus de 90 % des Allemands soutenaient la lutte d'Hitler pour l'hégémonie mondiale ; mais cela ne peut être expliqué en se référant à la description des Allemands contemporains donnée par Tacite. Une telle explication ne vaut pas mieux que la prétendue barbarie des Anglo-Saxons actuels en citant l'exécution de Jeanne d'Arc, la complète extermination des aborigènes de Tasmanie par les colons britanniques et les cruautés décrites dans la Case de l'oncle Tom.
Il n'existe pas de caractère national stable. C'est un cercle vicieux que d'expliquer le nazisme en alléguant que les Allemands ont une tendance inhérente à adopter les principes du nazisme.
Note
[1] Cette description ne s'applique pas à la procédure pénale américaine.
3. Le Rubicon de l'Allemagne
Ce livre a essayé d'éclairer la montée du nazisme ; de montrer comment, à partir des conditions de l'industrialisme moderne et des doctrines et politiques socio-économiques actuelles, une situation s'est développée dans laquelle l'immense majorité du peuple allemand n'a vu d'autres moyens d'éviter le désastre et d'améliorer son sort que ceux indiqués par le programme du parti nazi. D4une part, dans un âge évoluant rapidement vers l'autarcie économique, ils voyaient l'avenir en noir, pour une nation qui ne peut ni nourrir ni vêtir ses citoyens à l'aide de ressources naturelles nationales. d'autre part, ils croyaient être assez puissants pour éviter cette calamité en conquérant une quantité suffisante d'espace vital.
Cette explication du succès du nazisme va aussi loin qu'une investigation historique peut aller. Elle doit s'arrêter aux points qui limitent nos efforts pour étudier les événements historiques. Elle doit avoir recours aux concepts d'individualité et d'originalité qui ne se répètent pas.
Car le nazisme n'était pas le seul moyen concevable de traiter les problèmes qui intéressent l'Allemagne actuelle Il existait et il existe une autre solution : le libre-échange. Évidemment, l'adoption des principes de libre-échange exigerait l'abandon de l'interventionnisme et du socialisme et l'établissement d'une économie libre de marché ; mais pourquoi cela devrait-il être mis hors de question ? Pourquoi les Allemands n'ont-ils pas réussi à se rendre compte de la futilité de l'interventionnisme et de l'impraticabilité du socialisme ?
Ce n'est ni une explication suffisante ni une excuse valable de dire que toutes les autres nations s'en tiennent également à l'étatisme et au nationalisme économique. L'Allemagne a été menacée plus tôt et plus sérieusement par les effets de la tendance à l'autarcie. Le problème fut d'abord et pendant quelque temps un problème allemand, quoiqu'il intéressât plus tard les autres grandes nations. L'Allemagne fut forcée de trouver une solution. Pourquoi choisit-elle le nazisme et non le libéralisme, la guerre et non la paix ?
S'il y a quarante ou soixante ans, l'Allemagne avait adopté un libre-échange inconditionnel, le Grande-Bretagne, les colonies de la couronne, les Indes britanniques et quelques nations européennes plus petites n'auraient pas non plus abandonné le libre-échange. La cause du libre-échange en aurait reçu une impulsion puissante et le cours des affaires mondiales eût été différent. Le progrès ultérieur du protectionnisme, du particularisme monétaire et de la discrimination contre la main-d'oeuvre et capital étrangers eût été enrayé. La marée montante eût été stoppée. Il n'est pas invraisemblable que d'autres pays aient imité l'exemple donné par l'Allemagne. En tout cas la prospérité allemande n'eût pas été menacée par les progrès d'autres nations vers l'autarcie.
Mais les Allemands n'examinèrent même pas cette alternative. La poignée d'hommes qui défendaient la liberté inconditionnelle des échanges extérieurs et intérieurs furent moqués comme des êtres stupides, méprisés comme réactionnaires, réduits au silence par les menaces. Vers 1890, l'Allemagne était déjà presque unanime à soutenir la politique dont le but était la préparation de la guerre imminente pour conquérir davantage d'espace, la guerre pour l'hégémonie mondiale.
Les nazis défirent tous les autres partis socialistes, nationalistes et interventionniste en Allemagne parce qu'ils n'avaient pas peur de suivre leur programme jusqu'à sa conclusion ultime et logique. Le peuple avait confiance dans leur détermination. Ils offraient une solution radicale au problème du commerce extérieur et ils surpassaient par ce radicalisme tous les autres partis qui défendaient essentiellement la même solution mais avec modération, hésitation et timidité. Il en fut de même des autres problèmes. Il y avait, par exemple, les clauses territoriales du traité de Versailles. Tous les partis allemands sans exception déploraient ces dispositions comme les plus infâmes de celles imposées à l'Allemagne et une des causes principales de sa détresse économique. Les communistes ne mentionnaient pas spécialement ces clauses, mais leur mépris de tout le traité, ce honteux produit de l'impérialisme capitaliste comme ils disaient, s'étendait à ces clauses. Il n'en allait pas différemment des pacifistes ; mais seuls les nazis étaient assez sincères et logiques pour proclamer qu'il n'y avait pas d'autre espoir de recouvrer les provinces perdues qu'une guerre victorieuse. Ainsi eux seuls semblaient offrir un remède à un prétendu mal dont tout le monde se plaignait.
Mais il est impossible d'expliquer pourquoi, dans ces années critiques, les Allemands n'ont jamais sérieusement envisagé le terme de l'alternative autre que le nationalisme : libéralisme et libre-échange. La décision fatale contre le libre-échange et la paix en faveur du nationalisme et de la guerre n'est pas explicable. Dans une situation unique la nation allemande a choisi la guerre et rejeté la solution pacifique. Ce fut un événement historique individuel, qui ne peut être davantage analysé ou expliqué. Elle a franchit le Rubicon.
Nous pouvons dire qu'elle a agi ainsi parce que c'étaient des Allemands de l'âge nationaliste ; mais cela n'explique rien.
La guerre civile américaine eût été évitée si les Nordistes eussent accepté la sécession. La révolution américaine n'aurait pas eu lieu si les colons n'avaient pas été prêts à oser une guerre risquée pour leur indépendance. Les traits caractéristiques des Américains de 1776 et 1861 sont des faits ultimes, des cas individuels d'événements historiques.
Nous ne pouvons expliquer pourquoi, en face d'une certaine alternative, certains individus choisissent a et non b.
Évidemment la méthode choisie par l'Allemagne ne lésait pas seulement tout autre peuple, mais aussi bien les Allemands. Les Allemands n'atteindront pas les fins cherchées. Les guerres pour l'espace vital se révèleront désastreuses pour eux. Mais nous ne savons pas pourquoi les Américains, dans les deux cas précédemment cités, firent de leur choix un usage que les événements ultérieurs prouvèrent être bienfaisant pour eux et pour la civilisation occidentale, tandis que les Allemands choisirent la route qui mène à la catastrophe.
On peut dire la même chose de la conduite des nations menacées par les plans d'agression allemands. L'état actuel des affaires mondiales n'est pas seulement dû aux aspirations criminelles des nationalistes allemands mais aussi au fait que le reste du monde n'a pas réussi à les contrecarrer par des mesures appropriées. Si les victimes avaient substitué à leurs rivalités mutuelles une coopération politique et militaire étroite, l'Allemagne aurait été contrainte d'abandonner ses plans. Chacun savait qu'il n'y avait qu'un moyen d'arrêter les agresseurs et de prévenir la guerre : la sécurité collective. Pourquoi les pays menacés n'adoptèrent-ils pas ce plan ? Pourquoi ont-ils préféré rester fidèles à leurs politiques de nationalisme économique, qui rendaient vains tous les plans faits pour créer un front uni de toutes les nations pacifiques ? Pourquoi n'ont-ils pas abandonné l'étatisme afin de pouvoir abolir les barrières douanières ? Pourquoi, comme les Allemands, ne réussirent-ils pas à envisager un retour au laissez-faire ?
Non seulement l'étatisme créa une situation dont les nationalistes allemands ne virent d'autre moyen de sortir que la conquête, mais il rendit également futiles tous les essais pour arrêter l'Allemagne à temps. Tandis que les Allemands étaient occupés à se réarmer pour le jour, la préoccupation principale de la Grande-Bretagne était de porter préjudice à la France et à toutes les autres nations en interdisant leurs exportations vers la Grande-Bretagne. Chaque nation était avide d'user de sa souveraineté pour l'établissement d'un contrôle étatique de la vie économique. Cette attitude impliquait nécessairement une politique d'isolement et de nationalisme économique. Chaque nation faisait une guerre économique continuelle contre toutes les autres nations. Chaque citoyen était transporté quand le dernier rapport statistique montrait un accroissement des exportations et une baisse de importations. Les Belges jubilaient quand les importations des Pays-Bas diminuaient ; les Hollandais se réjouissaient quand ils réussissaient à réduire le nombre de touristes hollandais visitant la Belgique. Le gouvernement suisse subventionnait les touristes français voyageant en Suisse ; le gouvernement français subventionnait les touristes suisses voyageant en France. Le gouvernement polonais pénalisait ses citoyens qui visitaient les pays étrangers. Si un Polonais, un Tchèque, un Hongrois ou un Roumain voulait consulter un docteur viennois ou envoyer son fils dans une école suisse, il devait demander un permis spécial à l'administration du contrôle des changes.
Chacun était convaincu que cela était folie, à moins que ce ne soit un acte de son propre gouvernement. Chaque jour les journaux fournissaient des exemples de mesures spécialement paradoxales de nationalisme économique et les critiquaient sévèrement, mais aucun parti politique n'était prêt à démolir les barrières douanières de son propre pays. Chacun était favorable au libre-échange pour toutes les autres nations et à l'hyperprotectionnisme pour la sienne propre. Il ne semblait venir à l'esprit de personne que le libre-échange commence à l'intérieur de son pays ; en effet, presque tous les individus favorisent le contrôle de l'État sur le vie économique de leur pays.
De cette attitude également l'historien ne peut fournir de meilleure explication que le recours à la notion d'individualité ou d'événement unique. En face d'un problème sérieux, les nations choisirent la voie du désastre.