Quatrième partie — La Catallactique ou économie de la société de marché
Chapitre XXIV — Harmonie et conflit d'intérêts
1 / L'origine première des profits et des pertes sur le marché
Les modifications de données, dont l'apparition réitérée empêche le système économique d'aboutir à une économie fonctionnant au rythme uniforme, et qui produisent toujours de nouveau des profits et des pertes d'entrepreneur, sont favorables à certains membres de la société et défavorables à d'autres. C'est pourquoi l'on a conclu que le gain de l'un est le dommage de quelqu'un d'autre ; et personne ne fait de profit que par ce que d'autres perdent. C'est là un dogme que déjà des auteurs anciens avaient avancé. Parmi les écrivains des Temps modernes, Montaigne fut le premier à le formuler de nouveau ; nous pouvons sans exagération l'appeler le dogme de Montaigne. Ce fut l'essence même des doctrines du mercantilisme, ancien et nouveau. C'est l'idée qui est au fond de toutes les doctrines modernes d'après lesquelles, dans le cadre de l'économie de marché, il y a un conflit insurmontable entre les intérêts de diverses classes sociales, au sein d'une même nation ; et qui plus est, entre les intérêts de chaque nation et ceux de toutes les autres 1.
Or, le dogme de Montaigne est vrai en ce qui concerne les modifications induites par encaisses dans le pouvoir d'achat de la monnaie, quant à leurs effets sur les paiements différés. Mais il est complètement faux en ce qui concerne n'importe quelle sorte de profits ou de pertes d'entrepreneur ; et cela, que profits et pertes se produisent dans une économie stationnaire dans laquelle le montant total des profits est le même que celui des pertes, ou dans une économie en progrès ou en régression dans laquelle ces deux grandeurs diffèrent.
Ce qui engendre le profit d'un individu, dans le cours des affaires d'une société de marché non entravée, ce n'est pas le malheur ou la détresse de son concitoyen, mais le fait que le premier a su alléger ou entièrement écarter ce qui cause la gêne éprouvée par le second. Ce dont souffre un malade, c'est son mal ; ce n'est pas le médecin qui traite la maladie. Le gain du docteur n'est pas causé par l'épidémie, mais par l'aide qu'il apporte à ceux qui sont atteints. L'origine première des profits est toujours une exacte prévision des situations à venir. Ceux qui ont mieux que les autres réussi à pronostiquer les événements, et à ajuster leurs activités à la future situation du marché, recueillent des profits parce qu'ils sont en mesure de satisfaire les besoins les plus urgents du public. Les profits de ceux qui ont produit des biens ou des services que se disputent les acheteurs ne sont pas la source des pertes de ceux qui ont apporté au marché des marchandises pour l'achat desquelles le public n'est pas disposé à payer le montant des frais engagés dans la production. Ces pertes sont causées par le manque de clairvoyance quant à l'état futur du marché et à la demande des consommateurs.
Les événements extérieurs affectant l'offre et la demande peuvent parfois survenir si brusquement, et de façon si inattendue, que les gens disent que personne de raisonnable n'aurait pu les prévoir. Alors les envieux pourraient considérer comme injustifiés les profits de ceux qui ont gagné du fait du changement intervenu. Mais de tels jugements de valeur arbitraires n'altèrent en rien la relation réelle des intérêts. Il vaut assurément mieux pour un malade, d'être guéri en payant de gros honoraires au médecin, que de ne pas recevoir son aide. Sinon, il n'aurait pas consulté l'homme de l'art.
Il n'y a point, en économie de marché, de conflits d'intérêt entre les vendeurs et les acheteurs. Il y a des désavantages causés par une prévoyance insuffisante. Ce serait un bienfait universel, si chaque homme et tous les membres de la société de marché pouvaient toujours prévoir les situations futures, à temps et avec exactitude, et agir en conséquence. Si tel était le cas, l'on pourrait par rétrospection constater qu'aucune quantité de capital ni de travail n'a été gaspillée pour satisfaire des besoins qui maintenant sont considérés comme moins urgents que d'autres qui restent insatisfaits. Seulement, en fait, l'homme n'est pas omniscient.
L'on a tort de regarder ces problèmes avec une attitude de ressentiment et d'envie. Il n'est pas moins maladroit de limiter ses observations à la position momentanée des divers individus. Ce sont là des problèmes sociaux, qu'il faut peser en regard du fonctionnement de l'ensemble du système de marché. Ce qui procure la meilleure satisfaction possible des demandes de chaque membre de la société, c'est précisément le fait que ceux qui ont le mieux réussi à pronostiquer la situation à venir se trouvent en recueillir du profit. Si les profits étaient amputés afin d'indemniser ceux qu'a lésés le changement intervenu, l'ajustement de l'offre à la demande ne serait pas amélioré, mais compromis. Si l'on en venait à empêcher les médecins de toucher occasionnellement des honoraires élevés, l'on n'augmenterait pas le nombre de ceux qui choisissent la profession médicale, on le diminuerait.
La transaction est toujours avantageuse à la fois pour l'acheteur et pour le vendeur. Même un homme qui vend à perte s'en trouve mieux que s'il ne pouvait pas vendre du tout, ou ne vendre qu'encore moins cher. Il perd à cause de son manque de lucidité ; la vente limite sa perte, même si le prix reçu est bas. Si à la fois le vendeur et l'acheteur n'avaient considéré la transaction comme l'acte le plus avantageux qu'ils pouvaient choisir dans les conditions données, ils ne l'auraient pas conclue.
L'affirmation que l'avantage de l'un est le dommage de l'autre vaut à l'égard du vol, de la guerre et du pillage. Le butin du voleur est le tort subi par la victime qu'il dépouille. Mais la guerre et le commerce sont deux choses différentes. Voltaire s'est trompé lorsque — en 1764 — il écrivit dans l'article « Patrie » de son Dictionnaire philosophique : « Être un bon patriote, c'est souhaiter que sa propre communauté s'enrichisse par le commerce et acquière de la puissance par les armes ; il est évident qu'un pays ne peut profiter qu'aux dépens d'un autre, et qu'il ne peut vaincre qu'en infligeant des pertes à d'autres peuples. » Voltaire, comme beaucoup d'auteurs avant lui et après lui, estimait superflu de se familiariser avec la pensée économique. S'il avait lu les Essais de son contemporain David Hume, il y aurait appris combien il est faux d'identifier la guerre et le commerce extérieur. Voltaire, le grand démolisseur de superstitions invétérées et de fables populaires, a ainsi été victime de la fable la plus désastreuse.
Lorsque le boulanger fournit au dentiste son pain, et que le dentiste guérit le mal de dents du boulanger, ni le boulanger ni le dentiste ne subit de dommage. Il est faux de considérer un échange de services et le cambriolage de la boulangerie par des bandits armés comme deux aspects d'une même chose. Le commerce extérieur ne diffère du commerce intérieur que dans la mesure où les biens et services sont échangés au travers des frontières séparant deux nations souveraines. Il est monstrueux que le prince Louis-Napoléon Bonaparte, le futur Napoléon III, ait écrit plusieurs décennies après Hume, Adam Smith et Ricardo : « La quantité de marchandises qu'un pays exporte est toujours en proportion avec le nombre d'obus qu'il peut tirer sur ses ennemis chaque fois que son honneur et sa dignité l'exigent » 2. Tous les enseignements de la science économique concernant les effets de la division internationale du travail et du commerce international ont jusqu'à présent échoué à détruire la popularité du mensonge mercantiliste « que le but du commerce extérieur est d'appauvrir les étrangers » 3. C'est la tâche de la recherche historique que de déceler les sources de la popularité de ces imaginations erronées, et d'autres semblables. Pour la science économique, c'est une question réglée depuis longtemps.
2 / La limitation de la progéniture
La rareté naturelle des moyens de subsistance contraint chaque être à regarder tous les autres vivants comme de mortels ennemis dans la lutte pour la vie, et provoque l'impitoyable compétition biologique. Mais pour l'homme, ces insurmontables conflits d'intérêts disparaissent dans la mesure où la division du travail remplace l'économie autarcique des individus, des familles, tribus et nations. Au sein du système de la société il n'y a pas de conflit d'intérêts tant que le chiffre optimum de population n'a pas été atteint. Aussi longtemps que l'emploi de bras supplémentaires entraîne une augmentation plus que proportionnelle du rendement, l'harmonie des intérêts remplace leur conflit. Les gens cessent d'être des rivaux dans la bataille pour se procurer des portions d'une quantité strictement limitée de biens. Ils se transforment en collaborateurs dans la poursuite d'objectifs communs. Un accroissement de la population n'amoindrit pas la part de chaque individu, il l'augmente au contraire.
Si les hommes ne recherchaient que la nourriture et la satisfaction sexuelle, la population tendrait à augmenter au-delà de la dimension optimale tracée par les vivres disponibles. Mais les hommes désirent davantage que simplement vivre et s'accoupler ; ils veulent vivre une existence humaine. Une amélioration des conditions de milieu amène d'habitude, il est vrai, un relèvement du chiffre de la population ; mais ce relèvement est moins rapide que celui des moyens élémentaires de subsistance. S'il n'en était ainsi, les hommes n'auraient jamais pu établir leurs liens sociaux ni développer la civilisation. Comme pour les rats, les souris, et les microbes, chaque accroissement des vivres disponibles aurait fait monter la courbe démographique jusqu'à la limite de subsistance ; il ne serait rien resté qui permette de poursuivre d'autres objectifs. L'erreur fondamentale impliquée dans la loi d'airain des salaires fut précisément le fait qu'elle considérait les hommes — ou au moins les salariés — comme des êtres uniquement poussés par des instincts animaux. Ses adeptes ne tenaient pas compte de ce que l'homme diffère des bêtes en ce qu'il tend en outre à des fins spécifiquement humaines, que l'on peut qualifier de fins plus hautes, plus nobles.
La loi de Malthus sur la population est l'un des hauts faits de la pensée. Conjointement au principe de la division du travail elle a fourni leurs fondements à la biologie moderne et à la théorie de l'évolution ; l'importance de ces deux théorèmes fondamentaux pour les sciences de l'agir humain ne le cède qu'à celle de la régularité et de l'enchaînement mutuel des phénomènes économiques et de leur irrésistible détermination par les données du marché. Les objections opposées à la loi de Malthus comme celles opposées à la loi des rendements, sont vaines et éculées. Ces lois sont l'une et l'autre indiscutables. Mais le rôle qu'il convient de leur assigner dans le corps des sciences de l'agir humain est autre que celui que Malthus leur attribuait.
Les êtres non humains sont entièrement soumis à l'empire de la loi biologique décrite par Malthus 4. A leur égard, l'affirmation que leurs nombres tendent à excéder celui des moyens de subsistance et que les spécimens en surnombre sont éliminés par inanition est valide sans aucune exception. Quant aux animaux autres que l'homme, la notion de minimum de subsistance a un sens univoque, absolument défini. Mais le cas de l'homme est différent. L'homme intègre la satisfaction des impulsions purement zoologiques, communes à tous les animaux, dans une échelle de valeurs au sein de laquelle une place est aussi assignée aux fins spécifiquement humaines. L'homme, dans ses actions, rationalise également la satisfaction de ses appétits sexuels. Leur satisfaction est conditionnée par une mise en balance du pour et du contre. L'homme ne cède pas aveuglément à une stimulation sexuelle comme un taureau ; il s'abstient d'accouplement s'il juge les désavantages prévisibles — les coûts — trop considérables. En ce sens nous pouvons appliquer, sans aucune connotation de valeur ou éthique, le terme employé par Malthus : moral restraint, frein moral 5.
Rationaliser les relations sexuelles implique déjà la rationalisation de la prolifération. Plus tard d'autres méthodes pour rationaliser l'augmentation de la progéniture furent adoptées, indépendamment de l'abstention de copulation. Les gens eurent recours aux pratiques extrêmes et répugnantes d'exposer ou de tuer les nouveau-nés, ou de provoquer l'avortement. Finalement, ils apprirent à accomplir l'acte sexuel de telle façon qu'il n'en résulte pas de fécondation. Dans les dernières cent années, les techniques de contraception ont été perfectionnées et la fréquence de leur emploi s'est accrue considérablement. Mais les procédés avaient été connus et employés depuis fort longtemps.
L'aisance que le capitalisme moderne confère aux multitudes humaines dans les pays capitalistes, et le progrès de l'hygiène, des méthodes thérapeutiques et prophylactiques, progrès amenés par le capitalisme, ont considérablement réduit la mortalité, spécialement infantile, et prolongé la durée moyenne de la vie. Aujourd'hui, dans ces pays, la restriction de la progéniture ne peut stabiliser la population que si elle est plus rigoureusement pratiquée que dans les périodes précédentes. Le passage au capitalisme, c'est-à-dire la suppression des obstacles qui dans les temps anciens avaient entravé le fonctionnement de l'initiative privée et de l'entreprise, a par conséquent influencé profondément les coutumes sexuelles. Ce n'est pas la pratique du contrôle des naissances qui est nouvelle, mais simplement qu'elle est beaucoup plus répandue. Particulièrement nouveau est le fait que la pratique n'est plus désormais limitée aux couches les plus élevées de 1a population, mais qu'elle est commune à toutes. Car c'est l'un des plus importants effets du capitalisme que de dé-prolétariser toutes les catégories de la société. Il relève le niveau de vie des multitudes de travailleurs manuels à un tel point qu'ils se transforment en « bourgeois » et se mettent à penser et agir comme les anciens bourgeois aisés. Soucieux de conserver leur niveau de vie et de l'assurer à leurs enfants, ils recourent au contrôle des naissances. Avec la diffusion et le progrès du capitalisme, le contrôle des naissances devient une pratique universelle. Le passage au capitalisme est ainsi accompagné de deux phénomènes : la baisse des taux de fertilité et la baisse des taux de mortalité. La durée de la vie est allongée.
Aux jours de Malthus, il n'était pas encore possible d'observer ces caractéristiques démographiques du capitalisme. Aujourd'hui, il n'est plus question de les mettre en doute. Mais, aveuglés par des partis pris romantiques, beaucoup décrivent ce phénomène comme marquant le déclin et 1a dégénérescence des seuls peuples à peau blanche de la civilisation occidentale, vieillis et décrépits. Ces romantiques sont sérieusement alarmés par le fait que les Asiatiques ne pratiquent pas le contrôle des naissances au même degré que l'Europe occidentale, l'Amérique du Nord et l'Australie. Comme les méthodes modernes pour combattre et prévenir les maladies ont amené une baisse marquée des taux de mortalité chez ces peuples orientaux également, leur population augmente plus rapidement que celle des nations occidentales. Les indigènes de l'Inde, de la Malaisie, de la Chine et du Japon, qui par eux-mêmes n'ont pas contribué aux succès technologiques et thérapeutiques de l'Occident, mais qui les ont reçus comme un cadeau inattendu, ne vont-ils pas finalement par la simple supériorité de leur nombre submerger et évincer les peuples venus d'Europe ?
Ces craintes sont sans fondement. L'expérience historique montre que tous les peuples caucasiens ont réagi à la baisse des taux de mortalité entraînée par le capitalisme, en accusant une baisse de leurs taux de natalité. Assurément, de cette expérience historique l'on ne peut tirer de loi générale. Mais la réflexion praxéologique démontre qu'il existe entre ces deux phénomènes un enchaînement nécessaire. Une amélioration des conditions extérieures de bien-être rend possible un accroissement des chiffres de population. Toutefois, si la quantité supplémentaire de moyens de subsistance est complètement absorbée par le supplément de bouches à nourrir, il ne reste rien pour accroître ensuite à nouveau le niveau de vie. La marche de la civilisation est arrêtée, l'humanité atteint une phase de stagnation.
Le cas est encore plus clair si nous supposons qu'une invention prophylactique soit faite par un coup de chance, et que son application ne comporte ni un investissement considérable de capital ni des frais courants importants. Evidemment, la recherche médicale moderne et plus encore son utilisation absorbent des apports énormes en capitaux et en travail. Ce sont des fruits du capitalisme ; ils n'existeraient pas dans un milieu non capitaliste. Mais il y eut, en des temps plus anciens, des exemples d'un autre caractère. La pratique de l'inoculation de la variole ne prit pas naissance dans de coûteuses recherches en laboratoire et, dans sa forme rudimentaire du début, elle pouvait être appliquée avec des frais négligeables. Maintenant, quel eût été le résultat de la vaccination si cette pratique s'était généralisée dans un pays pré-capitaliste où l'on ne pratiquait pas le contrôle des naissances ? La population aurait augmenté sans que les moyens de subsistance s'accroissent, le niveau de vie moyen en aurait été réduit. Ce n'eût pas été un bienfait, mais le contraire.
La situation en Asie et en Afrique est, en gros, la même. Ces peuples attardés reçoivent les moyens de combattre et prévenir les maladies, tout préparés par l'Occident. Il est vrai que dans certains de ces pays le capital étranger importé et l'adoption des méthodes technologiques étrangères par les capitaux indigènes relativement rares tendent en même temps à relever le rendement par tête du travail, et que cela se traduit par une tendance à l'amélioration du niveau de vie moyen. Toutefois, cela ne fait pas suffisamment contrepoids à la tendance inverse, résultant de la baisse des taux de mortalité non accompagnée par une baisse adéquate du taux de fertilité. Le contact avec l'Occident n'a pas encore profité à ces peuples parce qu'il n'a pas encore affecté leur mentalité ; il ne les a pas affranchis de superstitions invétérées, de préjugés et d'incompréhensions tenaces ; il a simplement transformé leur savoir technologique et thérapeutique.
Les réformateurs des peuples orientaux désirent assurer à leurs concitoyens le bien-être matériel dont jouissent les nations occidentales. Egarés par les idées marxistes, nationalistes et militaristes, ils pensent que tout ce qu'il faut pour atteindre ce but, c'est introduire la technologie européenne et américaine. Ni les Bolcheviks et nationalistes des pays slaves, ni leurs sympathisants aux Indes, en Chine et au Japon n'ont compris que ce dont leurs peuples ont le plus grand besoin, ce n'est pas de la technique occidentale, mais de l'ordre social qui, concurremment avec d'autres réussites, a engendré ce savoir technologique. Ils manquent avant tout de la liberté économique et de l'initiative privée, d'entrepreneurs et de structures capitalistes. Mais ils ne recherchent que des ingénieurs et des machines. Ce qui sépare l'Est et l'Ouest, c'est le système économique et social. L'Est est étranger à l'esprit occidental qui a créé le capitalisme. Il est inutile d'importer l'attirail du capitalisme sans admettre le capitalisme lui-même. Aucune des réussites du capitalisme n'aurait eu lieu dans un milieu non capitaliste, ni ne peut être conservée dans un monde sans économie de marché.
Si les Asiatiques et les Africains entrent réellement dans l'orbite de la civilisation occidentale, il leur faudra adopter le capitalisme sans réserves. Alors, leurs multitudes sortiront de leur actuel dénuement prolétarien, et ils pratiqueront le contrôle des naissances comme tous les pays capitalistes. L'amélioration du niveau de vie général ne sera plus entravé par une croissance démographique excessive. Mais si dans l'avenir les peuples orientaux se bornent à recevoir mécaniquement les avantages matériels de l'Ouest sans embrasser sa philosophie de base et ses conceptions sociales cohérentes, ils resteront indéfiniment dans leur présente situation d'infériorité et de misère. Leurs populations pourront augmenter considérablement, mais ne sortiront pas de leur existence misérable. Ces pitoyables masses d'indigents ne seront certainement pas une menace sérieuse pour l'indépendance des nations occidentales. Aussi longtemps qu'il y aura besoin d'armes, les entrepreneurs du marché occidental ne cesseront de produire des armements plus efficaces, assurant à leurs concitoyens une supériorité d'équipement sur les Orientaux non capitalistes confinés dans la simple imitation. Les événements des deux Guerres Mondiales ont de nouveau prouvé que les pays capitalistes sont inégalables aussi pour la production d'armements. Aucune agression extérieure ne peut détruire la civilisation capitaliste, si elle ne se détruit elle-même. La où l'entreprise capitaliste, avec ses animateurs expérimentés, est laissée libre de fonctionner, les forces combattantes seront toujours si bien équipées que les plus énormes armées de pays arriérés ne pourront les égaler. L'on a même grandement exagéré le danger de laisser se répandre universellement les formules de production des armes « secrètes ». Si la guerre éclatait à nouveau, l'esprit inventif du monde capitaliste aura toujours une avance initiale sur les peuples qui ne savent que copier et imiter gauchement.
Les peuples qui ont élaboré le système de l'économie de marché et qui s'y tiennent sérieusement sont à tous égards supérieurs à tous les autres. Le fait qu'ils désirent intensément préserver la paix n'est pas une marque de faiblesse et d'incapacité à mener une guerre. Ils tiennent à la paix parce qu'ils savent que les conflits armés sont pernicieux et entraînent une désintégration de la division sociale du travail. Mais si la guerre devient inévitable, ils montrent leur efficacité supérieure aussi dans les questions militaires. Ils sont capables de repousser l'agression des barbares, quelles qu'en soient les masses.
L'adaptation consciente du taux de natalité à la masse disponible des potentialités matérielles de bien-être est une condition indispensable à la vie et à l'action, à la civilisation, et à toute amélioration en fait de santé et de confort. Savoir si la seule méthode bienfaisante de contrôle des naissances consiste dans l'abstention de coït est une question à décider du point de vue de l'hygiène corporelle et mentale. Il est absurde de brouiller le problème en se référant à des préceptes éthiques élaborés dans des époques qui étaient confrontées à une situation toute différente. Toutefois, la praxéologie ne s'intéresse pas aux aspects théologiques du problème. Elle doit seulement établir le fait que là où il n'y a pas de limite à la prolifération, il ne peut être question de civilisation et d'amélioration du niveau de vie.
Une communauté socialiste serait dans la nécessité de régler le taux de fertilité par un contrôle autoritaire. Elle devrait réglementer la vie sexuelle de ses sujets irresponsables, non moins que tous les autres domaines de leur conduite. Dans l'économie de marché, tout individu est spontanément amené à ne pas engendrer des enfants qu'il ne pourrait élever sans abaisser considérablement le mode de vie de sa famille. Ainsi la croissance de la population se trouve maintenue à un taux qui ne dépasse pas ce qui est compatible avec la masse de capital disponible et avec l'état des connaissances technologiques. Les intérêts de chaque individu coïncident avec ceux de tous les autres.
Ceux qui combattent le contrôle des naissances tendent à éliminer un procédé indispensable au maintien de la coopération pacifique et de la division sociale du travail. Là où le niveau moyen de vie est compromis par un accroissement exagéré de la population, des conflits insolubles surgissent. Chaque individu est de nouveau un rival de tous les autres dans une lutte pour survivre. L'anéantissement des rivaux est le seul moyen d'augmenter son propre niveau de bien-être. Les philosophes et théologiens qui soutiennent que le contrôle des naissances est contraire aux lois de Dieu et de la Nature refusent de voir les choses comme elles sont en réalité. La Nature est avare des moyens matériels requis pour l'amélioration de l'existence et du bien-être de l'homme. Les conditions naturelles étant ce qu'elles sont, l'homme n'a le choix qu'entre la guerre sans merci de chacun contre tous, ou la coopération sociale. Mais la coopération sociale est impossible si les gens lâchent les rênes à l'impulsion naturelle à la prolifération. En restreignant sa procréation, l'homme s'ajuste aux conditions naturelles de son existence. La rationalisation des appétits sexuels est une condition indispensable de la civilisation et des liens sociaux. Son abandon ne pourrait à la longue que réduire, et non pas augmenter, le nombre de ceux qui pourraient survivre, et rendrait pour tout le monde la vie aussi pauvre et misérable qu'elle le fut pendant des millénaires nombreux, pour nos ancêtres.
3 / L'harmonie des intérêts « bien compris »
De temps immémorial les hommes ont bavardé à propos du climat de bonheur dont jouissaient leurs ancêtres dans un primitif « état de nature ». Des vieux mythes, fables et poèmes, l'image de ce bonheur initial a passé dans bien des philosophies populaires des XVIIe et XVIIIe siècles. Dans leur langage, le terme naturel dénotait ce qui était bon et bienfaisant pour les affaires humaines, tandis que le terme civilisation avait une connotation d'opprobre. Le chute de l'homme était comprise comme la déviation par laquelle il s'était écarté des conditions primitives des âges où il y avait peu de différence entre l'homme et les autres animaux. Dans ces temps, à ce que disaient ces apologistes romantiques du passé, il n'y avait pas de conflit entre les hommes. La paix n'était troublée par personne dans ce jardin d'Eden.
Mais la nature n'engendre certainement pas la paix et le bon vouloir. La marque caractéristique de l' « état de nature », c'est le conflit sans compromis possible. Chaque spécimen est le rival de tous les autres. Les moyens de subsistance sont rares et ne peuvent permettre à tous de survivre. Les conflits ne peuvent jamais disparaître. Si une bande d'hommes, unis par l'intention de vaincre des bandes rivales, parvient à supprimer ses ennemis, de nouveaux antagonismes surgissent entre les vainqueurs pour le partage du butin. La source des conflits est toujours le fait que la part de l'un réduit la part de tous les autres.
Ce qui rend possibles des relations amicales entre des êtres humains, c'est la roductivité supérieure de la division du travail. C'est là ce qui dissipe le conflit naturel des intérêts. Car là où il y a division du travail, la question ne se pose plus de distribuer quelque chose qui ne peut être rendu plus abondant. Grâce à la productivité plus grande du travail effectué dans la division des tâches, les biens existants se multiplient. Un intérêt commun prépondérant — le maintien et l'intensification future de la coopération sociale — devient souverain et efface toutes les collisions essentielles. La compétition catallactique remplace la concurrence biologique. Elle réalise l'harmonie des intérêts de tous les membres de la société. La raison même pour laquelle se produit la concurrence biologique — le fait que tous, en gros, s'efforcent d'obtenir la même chose — est transformée en un facteur favorable à l'harmonie des intérêts. Parce que beaucoup de gens, et même tous, désirent du pain, des vêtements, des chaussures, et des autos, la production en masse de ces biens devient réalisable, et réduit les coûts de production à un tel point, qu'ils deviennent accessibles à peu de frais. Le fait que mon semblable désire acquérir des souliers, comme je le désire moi-même, ne rend pas pour moi l'achat de souliers plus difficile, mais plus facile. Ce qui fait que le prix des chaussures reste important, c'est le fait que la nature ne fournit pas une quantité plus large de cuir et d'autres matériaux nécessaires, de sorte qu'il faut se soumettre au désagrément du travail afin de transformer ces matières premières en chaussures. La compétition catallactique de ceux qui, comme moi, veulent avoir de quoi se chausser, rend la chaussure moins chère et non pas plus chère.
Tel est le sens du théorème de l'harmonie des intérêts bien compris de tous les membres d'une société de marché 6. Quand les économistes classiques ont fait cette affirmation, ils essayaient de souligner deux points : d'abord, que tout le monde est intéressé au maintien de la division sociale du travail, système qui multiplie la productivité des efforts humains. Secondement, que dans la société de marché, la demande des consommateurs dirige en dernier ressort toutes les activités productrices. Le fait qu'il n'est pas possible de satisfaire tous les besoins des hommes n'est pas dû à des institutions sociales mal conçues, ni à des déficiences du système de l'économie de marché. C'est une condition naturelle de la vie humaine. La croyance que la nature offre à l'homme d'inépuisables richesses et que la misère est le résultat d'un échec dans l'organisation de la société, est entièrement erronée. Cet « état de nature » que les réformateurs et les utopistes dépeignirent comme paradisiaque, était en fait un état d'extrême dénuement et détresse. « La pauvreté, dit Bentham, n'est pas l'œuvre des lois, c'est la condition primitive du genre humain » 7. Même ceux qui sont à l'assise la plus basse de la pyramide sociale sont en bien meilleure situation qu'ils n'eussent été en l'absence de coopération sociale. Eux aussi sont avantagés par le fonctionnement de l'économie de marché, et participent aux bienfaits de la société civilisée.
Les réformateurs du XIXe siècle n'abandonnèrent pas la fable attachante du paradis terrestre originel. Frederick Engels l'incorpora dans le récit par Marx de l'évolution sociale du genre humain. Toutefois, ils ne posèrent plus la béatitude de l'âge d'or comme modèle d'une reconstruction sociale et économique. Ils opposèrent la prétendue dépravation du capitalisme au bonheur idéal dont l'homme jouira dans le Paradis socialiste de l'avenir. Le mode de production socialiste abolira les chaînes au moyen desquelles le capitalisme empêche le développement des forces productives, et accroîtra la productivité du travail et la richesse au-delà de toute mesure. Le maintien de l'entreprise libre et de la propriété privée des moyens de production ne profite, exclusivement, qu'à la petite minorité des exploiteurs parasites, et lèse l'immense majorité des travailleurs. C'est pour cela que dans le cadre de la société de marché, existe un conflit irréductible entre les intérêts du « capital » et ceux du « travail ». Cette lutte de classes ne peut disparaître que lorsqu'un équitable système d'organisation sociale — socialisme ou interventionnisme — sera substitué au mode de production manifestement inique du capitalisme.
Telle est la philosophie sociale presque universellement admise à notre époque. Elle n'a pas été créée par Marx, bien qu'elle doive sa popularité surtout aux écrits de Marx et des marxistes. Elle est aujourd'hui ratifiée non seulement par les marxistes, mais non moins par la plupart de ces partis qui se déclarent bruyamment anti-marxistes et rendent à l'économie de marché un hommage hypocrite. C'est la philosophie sociale officielle du catholicisme romain aussi bien que du catholicisme anglican, elle est prônée par maint champion éminent des diverses dénominations protestantes et par l'église orientale orthodoxe. Elle est partie intégrante du fascisme italien et du nazisme allemand, et de toutes les doctrines diverses de l'interventionnisme. C'était déjà l'idéologie de la Sozialpolitik des Hohenzollern en Allemagne, et des royalistes français partisans de la restauration de la Maison de Bourbon-Orléans, et du New Deal du président Roosevelt, et des nationalistes d'Asie et d'Amérique latine. Les antagonismes entre ces partis et factions ont trait à des questions circonstancielles — telles que dogmes religieux, institutions constitutionnelles, politique internationale — et, avant tout, aux caractères particuliers du système social qui doit remplacer le capitalisme. Mais tous sont d'accord sur la thèse fondamentale, celle pour qui l'existence même du système capitaliste lèse les intérêts vitaux de l'immense majorité des travailleurs, artisans et petits agriculteurs ; et tous réclament, au nom de la justice sociale, l'abolition du capitalisme 8.
Tous les écrivains et politiciens interventionnistes fondent leur analyse et leurs critiques de l'économie de marché sur deux erreurs fondamentales. En premier lieu, ils méconnaissent le caractère spéculatif intrinsèque de tout effort pour parer à des besoins futurs, autrement dit à toute action des hommes. Ils supposent candidement qu'il ne peut y avoir aucun doute quant aux mesures qu'il faut appliquer pour fournir aux consommateurs, de la meilleure manière, ce dont ils ont besoin. Dans une société socialiste, l'autocratique directeur de la production (ou le Bureau central de Direction de la production) n'a que faire d'imaginer l'avenir possible. Il aura « simplement » à mettre en œuvre les mesures qui sont utiles à ses sujets. Les partisans d'une économie planifiée n'ont jamais eu idée que la tâche de pourvoir à des besoins futurs porte sur des besoins qui peuvent différer des besoins actuels, et qu'il s'agit d'employer les divers moyens dont on dispose de la façon la plus efficace en fonction de la satisfaction optimale de ces besoins futurs sur lesquels on ne sait rien de certain. Il ne leur est pas venu à l'esprit que le problème est d'affecter des facteurs de production dont chacun n'existe qu'en quantité limitée, à des branches de production diverses et de telle façon que nul besoin considéré par les gens comme plus urgent ne reste insatisfait parce que les moyens de le satisfaire ont été employés — c'est-à-dire gaspillés — pour la satisfaction des besoins qu'ils considèrent comme moins urgents. Ce problème économique ne doit pas être confondu avec un problème de technologie. Le savoir technologique peut nous dire seulement ce qui peut être réalisé dans l'état actuel de notre savoir scientifique. Il ne répond pas au problème complexe portant à la fois sur la nature et la quantité de ce qu'il faudra produire, et sur le choix à opérer entre une multitude de procédés techniquement disponibles. Egarés par leur méconnaissance de cette question essentielle, les partisans d'une société planifiée s'imaginent que les oukases de la direction économique ne seront jamais erronés. Dans l'économie de marché, les entrepreneurs et capitalistes ne peuvent éviter de commettre des erreurs graves, parce qu'ils ne savent ni ce que souhaitent les consommateurs ni ce que leurs concurrents sont en train de faire. Le directeur central d'un État socialiste sera infaillible parce que lui seul aura le pouvoir de fixer ce qu'il faudra produire, et comment le produire ; et parce que personne ne pourra agir à l'encontre de ses plans 9.
La deuxième erreur de base impliquée dans la critique socialiste de l'économie de marché dérive de la théorie inadéquate que les socialistes suivent en matière de salaires. Ils n'ont pas compris que les salaires sont des prix payés pour ce que le salarié apporte, c'est-à-dire pour sa participation sous forme de travail, à la production du bien considéré ; ou comme l'on dit, 1a valeur que ses services ajoutent à la valeur des matériaux. Peu importe qu'il s'agisse de salaire au temps passé ou de salaire aux pièces, l'employeur n'achète jamais que l'activité efficace et les services du travailleur ; il n'achète pas son temps. Par conséquent, il n'est pas vrai que dans l'économie de marché fonctionnant sans entraves le travailleur n'ait pas d'intérêt personnel dans l'exécution de ses tâches. Les socialistes se trompent lourdement en prétendant que les gens payés à l'heure, à la journée, à la semaine, au mois ou à l'année ne sont pas poussés par leur propre intérêt égoïste lorsqu'ils travaillent consciencieusement. Ce n'est pas un haut idéal ou le sens du devoir qui détournent le travailleur payé au temps passé de bâcler l'ouvrage et de traîner dans l'atelier ; ce sont des raisons fort substantielles. Celui qui travaille plus et mieux est payé plus cher, et celui qui veut gagner plus doit augmenter la quantité et améliorer la qualité de ce qu'il produit. Les coriaces employeurs ne sont pas assez naïfs pour être dupes des employés négligents ; ils n'ont pas le laisser-aller de tels gouvernements qui entretiennent des légions de bureaucrates oisifs. Et pas davantage les salariés ne sont assez sots pour ne pas savoir que la paresse et l'inefficacité sont lourdement pénalisées sur le marché du travail 10.
Sur les fondements branlants de leur fausse idée de la nature catallactique tique du salaire, les auteurs socialistes ont édifié des fables fantaisistes à propos de l'accroissement de productivité du travail que l'on doit attendre de la réalisation de leurs plans. En système capitaliste, disent-ils, le zèle du travailleur est sérieusement amoindri parce qu'il se rend compte que lui-même ne recueille pas les fruits de son labeur, et que son effort et sa peine enrichissent l'employeur seul, cet exploiteur oisif et parasite. Mais en système socialiste, chaque travailleur saura qu'il travaille au profit de la société, dont lui-même fait partie. Savoir cela sera pour lui la plus puissante incitation à faire de son mieux. Une énorme augmentation dans la productivité du travail, et donc dans la richesse, en découlera.
En réalité, l'identification des intérêts de chaque travailleur avec ceux de la communauté socialiste est une fiction purement légaliste et formelle, qui n'a absolument rien à voir avec la situation réelle. Alors que les sacrifices que fait un travailleur, en faisant des efforts plus intenses, ne chargent que lui-même, seule une fraction infinitésimale du produit de son effort supplémentaire lui profite et améliore son propre bien-être. Alors que l'ouvrier individuel est le bénéficiaire direct et unique de l'agrément qu'il peut trouver à céder aux tentations de paresse et de négligence, la diminution qui en résulte dans le dividende social n'ampute que de façon infinitésimale sa propre part. Dans un tel mode socialiste de production, tous les stimulants que l'égoïsme fournit en régime capitaliste sont supprimés, et une prime est accordée à la paresse et à la négligence. Alors que dans une société capitaliste l'égoïsme pousse chacun à un maximum de diligence, dans une société socialiste il joue dans le sens de l'inertie et du laisser-aller. Les socialistes peuvent continuer à bavarder du miraculeux changement dans la nature humaine que produirait l'avènement du socialisme, et sur la substitution d'un noble altruisme à un méprisable égocentrisme. Mais ils ne doivent plus se complaire dans des fables sur les merveilleux effets que l'égoïsme de chaque individu amènera en régime socialiste 11.
Personne de judicieux ne peut manquer de conclure de ces considérations évidentes, que dans l'économie de marché la productivité du travail est incomparablement supérieure à ce qu'elle serait sous le socialisme. Néanmoins, il ne suffit pas d'en avoir conscience pour que soit tranché, d'un point de vue praxéologique, c'est-à-dire scientifique, le débat entre les partisans du capitalisme et ceux du socialisme.
Un avocat de bonne foi du socialisme, dénué de fanatisme, de parti pris et de mauvaises intentions, peut encore soutenir ceci : « Il peut être vrai que P, le revenu net total dégagé dans une économie de marché, soit plus grand que p, le revenu net total dégagé dans une société socialiste. Mais si le système socialiste attribue à chacun de ses membres une part égale de p (à savoir p/z = d), tous ceux dont le revenu dans l'économie de marché est plus petit que d sont avantagés par la substitution du socialisme au capitalisme. Il peut se faire que ce groupe d'individus constitue la majorité des gens. Par conséquent, il est au moins évident que la thèse de l'harmonie entre les intérêts bien compris de tous les membres de la société de marché est insoutenable. Il y a une classe d'hommes dont les intérêts sont défavorisés par l'existence même de l'économie de marché, et qui s'en trouveraient mieux s'ils vivaient dans le système socialiste. » Les tenants de l'économie de marché contestent que ce raisonnement soit concluant. Ils croient que p sera si largement inférieur à P que d sera moindre que le revenu des salariés même les moins payés en économie de marché. Il est indubitable que cette objection est fondée. Néanmoins, elle ne repose pas sur des considérations praxéologiques, et est dépourvue de la force démonstrative apodictique, incontestable, inhérente à une démonstration praxéologique. Elle est fondée sur un jugement de pertinence : l’appréciation quantitative de la différence entre les deux grandeurs P et p. Dans le domaine de l'agir humain, une telle connaissance quantitative résulte d'un jugement intuitif historique, à l'égard duquel il n'est pas possible de parvenir à un entier accord entre les hommes. La praxéologie, l'économie et la catallactique ne sont d'aucun secours pour trancher de tels dissentiments sur des questions quantitatives.
Les avocats du socialisme peuvent même aller plus loin et dire : « Admettons que chaque individu soit moins bien pourvu en régime socialiste que même le plus pauvre en régime capitaliste. Malgré tout, nous méprisons l'économie de marché bien qu'elle fournisse à tous plus de biens que le socialisme. Nous repoussons le capitalisme pour des raisons d'éthique : c'est un système injuste et amoral. Nous préférons le socialisme pour des motifs couramment dits non économiques, et nous nous accommodons du fait qu'il amoindrisse le bien-être matériel de tout le monde » 12. L'on ne peut nier que cette hautaine indifférence à l'égard du bien-être matériel soit un privilège réservé aux intellectuels en leur tour d'ivoire, isolés de la réalité, et à d'ascétiques anachorètes. Ce qui a fait la popularité du socialisme parmi l'immense majorité de ses partisans, ce fut au contraire l'illusion qu'il leur fournirait plus d'agréments de vivre que le capitalisme. Quoi qu'il en soit, il est évident que ce type d'argumentation prosocialiste ne peut être sensible au raisonnement libéral concernant la productivité du travail.
Si l'on ne pouvait opposer aux plans socialistes d'autre objection que de montrer qu'il abaissera le niveau de vie de tous ou au moins de l'immense majorité, il serait impossible pour la praxéologie de prononcer un jugement définitif. Les hommes devraient trancher entre capitalisme et socialisme sur la base de jugements de valeur et de jugements de pertinence. Ils auraient à choisir entre les deux systèmes à la façon dont ils choisissent entre bien d'autres choses. Aucun critère objectif ne pourrait être trouvé qui permette de régler la dispute d'une manière telle qu'aucune contradiction ne soit possible et qu'il faille que tout individu de bon sens la ratifie. La liberté de choix et le libre arbitre de chacun ne se trouveraient pas annulés par une inexorable nécessité. Mais le véritable état de choses est entièrement différent. L'homme n'est pas en situation de choisir entre les deux systèmes. La coopération humaine dans le système de la division sociale du travail n'est possible que dans l'économie de marché. Le socialisme n'est pas un système réalisable d'organisation économique de la société, parce qu'il ne dispose d'aucune méthode de calcul économique. C'est la tâche de la cinquième partie de ce livre que de traiter de ce problème.
Établir cette vérité n'équivaut pas à affaiblir la valeur péremptoire et la force convaincante de l'argument antisocialiste tiré de la détérioration de la productivité que doit entraîner l'adoption du socialisme. Le poids de cette objection opposée aux plans socialistes est si irrésistible que nul homme judicieux ne pourrait hésiter à choisir le capitalisme. Mais ce serait encore choisir entre des systèmes alternatifs d'organisation économique, donner la préférence à un système et la refuser à l'autre. Or cette alternative est inexistante. Le socialisme ne peut pas être réalisé parce qu'il est hors du pouvoir humain de l'instaurer comme système social. Le choix est entre le capitalisme et le chaos. Un individu qui choisit entre boire un verre de lait et boire un verre d'une solution de cyanure de potassium ne choisit pas entre deux breuvages ; il choisit entre vivre et mourir. Une société qui choisit entre capitalisme et socialisme ne choisit pas entre deux systèmes ; elle choisit entre la coopération sociale et la désintégration de la société. Le socialisme n'est pas une alternative au capitalisme ; c'est une alternative à n'importe quel système sous lequel les hommes peuvent vivre en hommes. Souligner ce point est la tâche de la science économique comme il est de la tâche de la biologie et de la chimie d'établir que le cyanure de potassium n'est pas une nourriture mais un poison mortel.
La force démonstrative de l'argument de productivité est en fait si irrésistible que les partisans du socialisme ont été forcés d'abandonner leur ancienne tactique et de se tourner vers d'autres méthodes. Ils s'efforcent de détourner l'attention de la question de productivité en faisant ressortir le problème du monopole. Tous les manifestes socialistes contemporains discourent abondamment du pouvoir de monopole. Hommes d'État et professeurs rivalisent d'ardeur à décrire les méfaits du monopole. Notre époque est appelée celle du capitalisme monopoleur. Le principal argument invoqué de nos jours en faveur du socialisme est l'évocation du monopole.
Or il est vrai que l'apparition de prix de monopole (non pas d'un monopole comme tel, sans qu'il y ait des prix de monopole) crée une contradiction entre les intérêts du monopoliste et ceux des consommateurs. Le monopoliste n'emploie pas le bien monopolisé conformément aux désirs des consommateurs. Dans la mesure où il y a prix de monopole, les intérêts du monopoliste passent avant ceux du public, et la démocratie de marché est entamée. Là où il y a prix de monopole, il y a conflit et non pas harmonie des intérêts.
Il est possible de contester ces affirmations en ce qui concerne les prix de monopole perçus dans la vente d'articles sous brevets et droits de reproduction. L'on peut soutenir qu'en l'absence d'une législation sur les brevets et droits d'auteurs ces livres, ces compositions et ces innovations technologiques ne seraient jamais venus à l'existence. Le public paie des prix de monopole pour des choses dont il n'aurait jamais joui en régime de prix concurrentiels. Quoi qu'il en soit, nous pouvons honnêtement négliger cette question. Elle a peu à voir avec la grande controverse contemporaine relative au monopole. Quand les gens parlent des méfaits du monopole, ils tiennent implicitement pour certain que règne au sein de la libre économie de marché une tendance générale et inéluctable à substituer des prix de monopole aux prix de concurrence. C'est là, dit-on, la marque caractéristique du capitalisme « parvenu à maturité », ou capitalisme « tardif ». Quelles qu'aient pu être les situations dans les stades précédents de l'évolution capitaliste, et quoi que l'on puisse penser de la validité des affirmations des économistes classiques concernant l'harmonie des intérêts bien compris, aujourd'hui il n'est plus question d'une telle harmonie.
Ainsi qu'on l'a déjà montré 13, il n'existe pas de tendance de ce genre vers la monopolisation. Le fait est qu'en de nombreux pays bien des marchandises font l'objet de prix de monopole, et qu'en outre certains articles sont vendus sur le marché mondial à des prix de monopole. En revanche, presque tous ces exemples de prix de monopole sont la conséquence d'immixtions gouvernementales dans l'activité économique. Ces prix n'ont pas été créés par le jeu mutuel de facteurs opérant sur le marché libre. Ce ne sont pas des fruits du capitalisme, mais précisément des efforts déployés pour contrarier les forces qui déterminent le niveau des prix de marché. C'est une distorsion des faits, que de parler de capitalisme monopolistique. Il serait plus exact de parler d'interventionnisme monopoleur ou d'étatisme monopolistique.
Les cas particuliers de prix de monopole qui apparaîtraient aussi sur un marché non paralysé ou falsifié par l'immixtion de gouvernements nationaux ou par l'entente de groupes de gouvernements, sont d'importance mineure. Ils se rapportent à quelques matières premières dont les gisements sont peu nombreux et géographiquement concentrés, ou à des monopoles locaux d'espace limité. Néanmoins, c'est un fait que dans ces cas des prix de monopole peuvent être pratiqués même en l'absence de politiques gouvernementales tendant directement ou indirectement à les rendre possibles. Il est nécessaire de prendre acte du fait que la souveraineté des consommateurs n'est pas parfaite, et qu'il y a des limites à l'efficacité du processus démocratique de marché. Il existe dans certains cas peu fréquents et d'importance limitée, même sur un marché non entravé ni faussé par l'immixtion gouvernementale, un antagonisme entre les intérêts des propriétaires de facteurs de production et ceux du reste des gens. Néanmoins, l'existence de tels antagonismes n'affaiblit nullement la concordance des intérêts de tous, quant au maintien de l'économie de marché. L'économie de marché est le seul système d'organisation économique de la société qui puisse fonctionner et qui ait effectivement été en fonctionnement. Le socialisme est irréalisable à cause de son impuissance à dégager une méthode de calcul économique. L'interventionnisme doit forcément aboutir à un état de choses qui, du propre point de vue de ses partisans, sera moins désirable que la situation engendrée par cette économie de marché sans entraves, qu'ils cherchent à altérer. Au surplus, cet interventionnisme se liquide de lui-même dès qu'il est poussé plus loin qu'une zone restreinte d'application 14. Cela étant, le seul ordre social qui puisse préserver et intensifier encore la division sociale du travail est l'économie de marché. Tous ceux qui ne souhaitent pas la désintégration de la coopération sociale et le retour à l'état de la barbarie primitive, sont intéressés à la perpétuation de l'économie de marché.
Les enseignements des économistes classiques concernant l'harmonie des intérêts bien compris n'étaient en défaut que dans la mesure où ils méconnaissaient le fait que le processus démocratique du marché n'est point parfait, en raison de quelques situations qui, même dans l'économie de marché non entravée, permettent l'apparition de prix de monopole ; situations d'importance mineure d'ailleurs. Il est bien plus remarquable qu'ils n'aient pas su voir comment et pourquoi nul système socialiste ne peut être considéré comme un système d'organisation économique de la société. Ils ont assis leur théorie de l'harmonie des intérêts sur l'hypothèse erronée qu'il n'y a point d'exception à la règle que les propriétaires des moyens de production sont contraints par le processus du marché à employer leur propriété selon les désirs des consommateurs. Aujourd'hui, cette thèse doit être fondée sur la connaissance de l'impossibilité du calcul économique dans un régime socialiste.
4 / Propriété privée
La propriété privée des moyens de production est l'institution fondamentale de l'économie de marché. C'est l'institution dont la présence caractérise l'économie de marché comme telle. Là où elle est absente, il n'est pas question d'économie de marché.
La propriété signifie la pleine disposition des services qui peuvent être tirés d'un bien. Cette notion catallactique des droits de possession et de propriété ne doit pas être confondue avec la définition légale de ces droits telle qu'elle est formulée dans les lois des divers pays. L'idée des législateurs et des tribunaux a été de définir le concept légal de propriété de telle sorte que le propriétaire reçoive la pleine protection de l'appareil gouvernemental de contrainte et répression, et d'empêcher quiconque d'empiéter sur ses droits. Dans la mesure où cet objectif fut atteint, le concept légal de la propriété correspondit au concept catallactique. Toutefois, aujourd'hui il y a tendance à abolir l'institution de la propriété privée en changeant les lois qui définissent le champ d'action ouvert au propriétaire pour l'emploi des biens dont il a la propriété. Tout en gardant le terme de propriété privée, ces réformes visent à substituer la propriété publique à la propriété privée. Cette tendance est la marque caractéristique des plans des diverses écoles de socialisme chrétien et de socialisme nationaliste. Mais peu d'avocats de ces thèses ont eu la lucidité du philosophe nazi Othmar Spann, qui déclara explicitement que la réalisation de ses plans aboutirait à une situation où l'institution de la propriété privée ne serait maintenue que dans un « sens formel, pendant qu'en fait il n'y aura que la propriété publique » 15. Il est nécessaire de noter ces choses afin d'éviter les illusions et les confusions habituelles. Lorsque la catallactique traite de la propriété privée, il s'agit de la faculté de disposer, et non pas des termes, concepts et définitions, d'ordre juridique. Propriété privée veut dire que le propriétaire détermine l'emploi des facteurs de production, tandis que propriété publique veut dire que c'est le gouvernement qui décide de cet emploi.
La propriété privée est une invention humaine. Elle n'est pas sacrée. Elle est venue à exister aux époques initiales de l'histoire, lorsque des gens, par leur propre pouvoir et de leur propre autorité, se sont approprié exclusivement ce qui antérieurement n'appartenait à personne. A maintes reprises des propriétaires furent dépouillés par expropriation. L'histoire de la propriété privée peut être remontée jusqu'à un point où l'on en trouve la source dans des actes qui n'avaient aucun caractère de légalité. A peu près tout possesseur est le successeur légal, direct ou indirect, de gens qui sont devenus possesseurs, soit par l'appropriation arbitraire de biens sans maître, soit par la spoliation violente de leur prédécesseur.
Mais le fait que le formalisme juridique puisse rattacher chaque titre de possession soit à l'appropriation arbitraire soit à l'expropriation violente, n'a absolument aucune importance quant à ce qui se déroule dans une société de marché. La propriété, dans l'économie de marché, n'est plus liée à l'origine lointaine de la propriété privée. Ces événements d'un lointain passé, perdus dans l'obscurité de l'histoire primitive du genre humain, n'ont plus aucun intérêt de nos jours. Car dans une société de marché non entravée, les consommateurs décident chaque jour à nouveau de qui doit posséder et de combien il possède. Les consommateurs assignent les moyens de production à ceux qui s'en servent le mieux pour la meilleure satisfaction des besoins les plus urgents des consommateurs. C'est seulement au point de vue légal et formaliste que les possesseurs peuvent être considérés comme successeurs de ceux qui ont pris jadis possession d'un bien sans maître ou supplanté un propriétaire. Dans les faits, ce sont les mandataires des consommateurs, astreints par le fonctionnement du marché à servir les consommateurs du mieux possible. En régime capitaliste, la propriété privée est le couronnement de l'autodétermination des consommateurs.
La signification de la propriété privée dans la société de marché est radicalement différente de ce qu'elle est dans un système d'autarcie domaniale. Là où chaque foyer est économiquement parlant autosuffisant, les moyens de production appropriés privativement servent exclusivement le propriétaire. Lui seul recueille tous les avantages tirés de leur emploi. Dans la société de marché les propriétaires de capital et de terres ne peuvent jouir de leur bien qu'en l'employant à satisfaire des besoins d'autres gens. Il leur faut servir les consommateurs afin de tirer un avantage de ce qui leur appartient. Le fait même qu'ils possèdent privativement des moyens de production les force à se soumettre aux désirs du public. La possession n'est une source de revenu que pour ceux qui savent comment l'employer de la meilleure façon possible à l'avantage des consommateurs. Elle est une fonction sociale.
5 / Les conflits de notre époque
L'opinion populaire voit la source des conflits qui provoquent les guerres civiles et les guerres internationales de notre époque, dans la collision des intérêts « économiques » inhérente à l'économie de marché. La guerre civile est la rébellion des masses « exploitées » contre les classes « exploiteuses ». La guerre étrangère est la révolte des pays « non possédants » contre les pays qui se sont approprié une part injuste des ressources naturelles de la terre, et qui, avec une avidité insatiable, entendent rafler encore davantage de cette richesse destinée au bien de tous. Celui qui, devant de tels faits, parle d'harmonie des intérêts bien compris, est soit un débile mental, soit un infâme apologiste d'un ordre social manifestement injuste. Aucun homme intelligent et honnête ne devrait manquer de savoir qu'il existe actuellement d'insurmontables conflits d'intérêts matériels, qui ne peuvent être réglés que par le recours aux armes.
Il est certainement vrai que notre époque est pleine de conflits qui engendrent la guerre. Seulement, ces conflits ne découlent pas du fonctionnement d'une économie de marché non entravée. Admettons même que l'on puisse les qualifier de conflits économiques parce qu'ils se rapportent à ce domaine de la vie humaine que l'on appelle, dans le langage courant, les activités économiques. Mais c'est se tromper lourdement que de déduire de cette appellation que la source des conflits en question réside dans les situations qui s'établissent dans le cadre d'une société de marché. Ce n'est pas le capitalisme qui les produit, mais précisément les mesures anticapitalistes conçues pour mettre en échec le fonctionnement du capitalisme. Les conflits sont le résultat des diverses immixtions gouvernementales dans l'activité économique, des barrières au commerce et à la circulation des personnes, de la discrimination à l'encontre de la main-d'œuvre étrangère, des produits étrangers et du capital étranger.
Aucun de ces conflits ne se serait produit dans une économie de marché non entravée. Imaginez un monde où chacun serait libre de vivre et de travailler comme employeur ou employé, là où il voudrait et de la manière qu'il choisirait ; et demandez-vous quel conflit de pareille nature pourrait encore exister. Imaginez un monde où le principe de la propriété privée des moyens de production serait pleinement observé, dans lequel il n'y aurait aucune institution empêchant la mobilité du capital, de la main-d'œuvre et des marchandises, dans lequel les lois, les tribunaux, les fonctionnaires n'exerceraient de discrimination envers aucun individu ou groupe d'individus, qu'il s'agisse de nationaux ou d'étrangers. Imaginez un état de choses où les gouvernements ne s'occuperaient que de protéger la vie, la santé et la propriété des personnes contre les agressions violentes ou frauduleuses. Dans un tel monde, les frontières sont dessinées sur les cartes, mais elles n'empêchent personne de rechercher ce qui lui paraît devoir le rendre plus prospère. Nul individu n'est alors intéressé à l'expansion du territoire national, nul ne peut tirer un avantage d'un tel agrandissement. La conquête ne paie pas, et la guerre devient périmée.
Dans les temps antérieurs à l'apparition du libéralisme et à l'évolution du capitalisme moderne, la plupart des gens consommaient seulement ce qui pouvait être produit à partir des matériaux bruts disponibles dans leurs environs. Le développement de la division internationale du travail a radicalement transformé cette situation. La nourriture et les matières premières importées de pays éloignés sont autant d'articles consommés en masse. Les pays européens les plus avancés ne pourraient se passer de ces importations qu'au prix d'un abaissement considérable de leur niveau de vie. Ils sont forcés de payer ce dont ils ont grand besoin — minerais, bois, pétrole, céréales, matières grasses, café, thé, cacao, fruits, laine, coton —par l'exportation d'objets manufacturés dont la plupart sont fabriqués à partir de matières premières importées. Leurs intérêts vitaux sont lésés par les politiques commerciales protectionnistes des pays qui produisent ces ressources primaires.
Il y a deux cents ans, les Suédois ou les Suisses n'étaient guère concernés par la façon efficace ou non dont tel pays non européen mettait en valeur ses ressources naturelles. Mais aujourd'hui, lorsqu'un pays étranger est économiquement arriéré, alors qu'il est doté de ressources naturelles abondantes, cela est contraire aux intérêts de tous les hommes dont le niveau de vie pourrait être relevé si, dans ce pays, de meilleures méthodes d'utilisation de sa richesse naturelle se trouvaient mises en œuvre. Le principe de la souveraineté illimitée de chaque nation, en un monde où les gouvernements s'immiscent dans la vie économique, est un défi à toutes les autres nations. Le conflit entre possédants et non-possédants est un conflit réel. Mais il ne se produit que dans un monde où chaque gouvernement indépendant est libre de porter atteinte aux intérêts de tous les peuples — y compris le sien — en privant les consommateurs des avantages que leur donnerait une meilleure façon d'exploiter les ressources de son pays. Ce n'est pas la souveraineté nationale en elle-même qui engendre la guerre, c'est la souveraineté de gouvernements qui ne sont pas entièrement acquis aux principes de l'économie de marché.
Le libéralisme n'a pas fondé et ne fonde pas ses espoirs sur l'abolition de la souveraineté des divers gouvernements nationaux, une aventure qui entraînerait des guerres interminables. Il vise à une reconnaissance générale de l'idée de liberté économique. Si tous les peuples deviennent libéraux et se rendent compte que la liberté économique sert leurs propres intérêts du mieux qu'il est possible, la souveraineté nationale ne provoquera plus de conflits et de guerres. Ce qui est nécessaire pour rendre la paix durable, ce ne sont ni des traités et conventions internationales, ni des tribunaux et organisations internationales comme la défunte Société des Nations ou sa suivante les Nations Unies. Si le principe de l'économie de marché est accepté universellement, de tels artifices sont inutiles ; et s'il n'est pas accepté, ils sont sans effet. La paix durable ne peut être le fruit que d'un changement dans les idéologies. Aussi longtemps que les peuples s'accrochent au dogme de Montaigne et croient qu'ils ne peuvent prospérer économiquement qu'aux dépens d'autres nations, la paix ne sera jamais qu'une période de préparation à la guerre suivante.
Le nationalisme économique est incompatible avec une paix durable. Pourtant le nationalisme économique est inévitable là où le gouvernement intervient dans la vie des affaires. Le protectionnisme est indispensable, là où il n'y a pas de commerce intérieur libre. Là où le gouvernement intervient dans la vie économique, la liberté du commerce même à court terme ferait échouer tous les efforts que représentent les diverses mesures d'intervention 16.
C'est une illusion de croire qu'une nation tolérerait longtemps les mesures d'autres nations qui léseraient les intérêts vitaux de ses propres citoyens. Supposons que les Nations Unies aient été fondées en l'an 1600 et que les tribus indiennes d'Amérique du Nord aient été admises comme membres de cette organisation. Alors la souveraineté des Indiens eut été reconnue comme inviolable. On leur aurait donné le droit d'interdire à tout étranger d'entrer sur leur territoire et d'exploiter ses riches ressources naturelles, qu'eux-mêmes ne savaient comment utiliser. Quelqu'un croit-il vraiment qu'une quelconque convention ou charte internationale aurait empêché les Européens d'envahir ces contrées ?
Bien des gisements les plus riches de diverses substances minérales sont situés dans des régions dont les habitants sont trop ignorants, trop inertes, ou trop bornés pour tirer avantage des richesses que la nature a mises à leur disposition. Si les gouvernements de ces pays empêchent les étrangers d'exploiter ces gisements, ou si leur façon de conduire les affaires publiques est si arbitraire qu'aucun investissement étranger ne soit en sécurité, un dommage grave est infligé à tous ces peuples étrangers dont le bien-être matériel pourrait être amélioré par une utilisation plus adéquate des gisements en question. Il n'importe pas que ces mesures gouvernementales soient la conséquence d'un retard culturel général, ou de l'adoption des idées maintenant à la mode, d'interventionnisme et de nationalisme économique. Le résultat est le même dans l'un et l'autre cas.
Il est vain de se boucher les yeux devant ces conflits et d'espérer qu'ils se résoudront d'eux-mêmes. Ce qui est nécessaire pour une paix durable comporte un changement d'idéologies. Ce qui engendre la guerre est la philosophie économique presque universellement adoptée par les gouvernements et les partis politiques. Selon cette façon de voir, il règne au sein d'une économie de marché sans entraves des conflits insurmontables entre les intérêts des diverses nations. La liberté du commerce nuit à la nation ; elle provoque son appauvrissement. Il est du devoir du gouvernement de prévenir les maux du libre-échange au moyen de barrières douanières. Nous pouvons, pour la clarté de la discussion, négliger le fait que le protectionnisme lèse aussi les intérêts de la nation qui y recourt. Mais il ne peut y avoir de doute que le protectionnisme tend à nuire aux intérêts des étrangers, et leur nuit en effet. C'est une illusion de croire que ceux qui sont lésés toléreront le protectionnisme des autres pays, s'ils pensent être assez forts pour balayer les obstacles par le recours aux armes. La philosophie protectionniste est une philosophie de guerre. Les guerres de notre époque ne sont pas en contradiction avec les doctrines populaires en fait d'économie ; elles sont, au contraire, le résultat inévitable d'une application logique de ces doctrines.
La Société des Nations n'a pas échoué du fait que son organisation aurait été trop faible. Elle a fait faillite parce qu'il lui manquait l'esprit du libéralisme authentique. C'était une entente entre des gouvernements animés par l'esprit du nationalisme économique et entièrement voués aux principes de la guerre économique. Pendant que les délégués se complaisaient à tenir des discours sur la bonne volonté entre peuples, les gouvernements qu'ils représentaient infligeaient des dommages abondants à toutes les autres nations. Les deux décennies pendant lesquelles la Société des Nations a fonctionné ont été marqués par la guerre économique la plus résolue menée par chaque nation contre toutes les autres. Le protectionnisme douanier des années antérieures à 1914 était modéré, en vérité, en comparaison de celui qui s'est développé dans les années vingt et trente — à savoir les embargos, le contrôle quantitatif du commerce, le contrôle des changes, la dévaluation monétaire, etc. 17
L'avenir probable des Nations Unies n'est pas meilleur, mais pire. Chaque nation considère les importations, spécialement celles de biens manufacturés, comme autant de désastres. C'est le but avoué de presque tous les pays que de refuser autant que possible aux marchandises étrangères l'accès de leur marché intérieur. Presque toutes les nations se battent contre le spectre d'une balance du commerce défavorable. Elles ne désirent pas coopérer ; elles veulent se protéger elles-mêmes contre les prétendus dangers de la coopération.
Notes
1 Voir Montaigne, Essais, éd. F. Strowski, liv. I, chap. 22 (Bordeaux, 1906), I, 135-136 ; A. Oncken, Geschichte der Nationalökonomie (Leipzig, 1902), pp. 152 et 153 ; E. F. Heckscher, Mercantilism, traduit par M. Shapiro (Londres, 1935), II, 26-27.
2 Voir Louis-Napoléon Bonaparte, Extinction du paupérisme, éd. populaire, Paris, 1848, p. 6.
3 C'est en ces termes que H. G. Wells (The World of William Clissold, liv. IV, section 10) caractérise l'opinion d'un représentant typique des pairs du Royaume-Uni.
4 La loi de Malthus est, bien entendu, d'ordre biologique et non pas praxéologique. Néanmoins, sa connaissance est indispensable pour la praxéologie, afin de concevoir par contraste le caractère essentiel de l'agir humain. Comme les sciences naturelles n'étaient pas parvenues à la découvrir, ce fut aux économistes qu'il revint de combler la lacune. L'histoire de la loi de population réfute également le mythe populaire à propos du retard des sciences de l'agir humain et de leur prétendu besoin de faire des emprunts aux sciences de la nature.
5 Malthus aussi employait ce terme sans lui attacher de jugement de valeur éthique. Voir Bonar, Malthus and his Work, Londres, 1885, p. 53. L'on pourrait aussi bien substituer le terme d'abstention praxéologique à celui d'abstention morale.
6 Au lieu d'intérêts « bien compris », nous pourrions aussi bien dire intérêts « à long terme ».
7 Voir Bentham, Principles of the Civil Code, dans Works, I, 309.
8 La doctrine officielle de l'Église romaine est décrite dans l'encyclique Quadragesimo Anno du pape Pie XI (1931). La doctrine anglicane est présentée par feu William Temple, archevêque de Canterbury, dans le livre Christianity and the Social Order (Penguin Special, 1942). Représentatif des idées des protestants de l'Europe continentale est le livre d'Emil Brunner, Justice and the Social Order, traduit par M. Hottinger (New York, 1945). C'est un document hautement significatif que la section consacrée à « L'Église et le désordre de la société », dans le projet de rapport que le Conseil mondial des Églises, en septembre 1948, recommanda pour action appropriée aux quelque cent cinquante sectes protestantes dont les délégués sont membres du Conseil. Pour les idées de Nicolas Berdiaev, le plus éminent apologiste de l'orthodoxie russe, voir son livre The Origin of Russian Communism (Londres, 1937), en particulier pp. 217-218 et 225. L'on affirme fréquemment qu'une différence essentielle entre les marxistes et les autres partis socialistes ou interventionnistes se trouve dans le fait que les marxistes sont partisans de la lutte des classes, tandis que les autres courants considèrent la lutte des classes comme une déplorable conséquence du conflit insurmontable entre les intérêts de classes inhérent au capitalisme, et désirent le résoudre par la réalisation des réformes qu'ils préconisent. Toutefois, les marxistes ne vantent pas et ne fomentent pas la lutte des classes pour elle-même ; à leurs yeux, la lutte des classes est un bien uniquement parce que c'est le moyen grâce auquel les « forces productives » — ces forces mystérieuses qui gouvernent l'évolution du genre humain — doivent inéluctablement amener la « société sans classes », où il n'y aura ni classes ni conflits de classes.
9 La réfutation complète de cette illusion résulte de la preuve de l'impossibilité du calcul économique dans le socialisme. Voir ci-dessous la cinquième partie de ce livre.
10 Voir ci-dessus, pp. 631 à 634.
11 La thèse réfutée dans ce passage a reçu sa plus brillante formulation chez John Stuart Mill (Principles of Political Economy, éd. populaire, Londres, 1867, pp. 126 et suiv.). Toutefois, Mill eut recours à cette thèse simplement afin de réfuter une objection opposée au socialisme ; à savoir qu'en éliminant l'incitation fournie par l'égoïsme, cela diminuerait la productivité du travail. Il n'était pas aveugle au point de soutenir que la productivité du travail serait multipliée par le socialisme. Pour une analyse et réfutation du raisonnement de Mill, voir L. von Mises, Socialism, pp. 173 à 181.
12 Cette façon de raisonner a été principalement utilisée par d'éminents représentants du socialisme chrétien. Les marxistes ont longtemps recommandé le socialisme pour le motif qu'il multiplierait la productivité, et fournirait une richesse sans précédent pour tout le monde. Ce n'est que récemment qu'ils ont changé de tactique. Ils disent que l'ouvrier russe est plus heureux que l'ouvrier américain en dépit du fait que son niveau de vie est très inférieur ; de savoir qu'il vit dans un système social juste compense de beaucoup toutes les rigueurs de sa condition matérielle.
13 Voir ci-dessus, p. 385.
14 Voir la sixième partie du présent livre.
15 Voir Spann, Der wahre Staat, Leipzig, 1921, p. 249.
16 Voir ci-dessus, pp. 386 à 388, et ci-dessous, pp. 867 à 869.
17 Pour une appréciation des efforts avortés de la SDN en vue de mettre un terme à la guerre économique, voir Rappard, Le nationalisme économique et la Société des Nations, Paris, 1938.