Dans une société tant soit peu civilisée, chaque personne ne produit pas tout ce qui est nécessaire à ses besoins ; il est rare même qu'une seule personne crée un produit complet ; mais quand même chaque producteur ferait à lui seul toutes les opérations productives nécessaires pour compléter un produit, ses besoins ne se bornent pas à une seule chose ; ils sont extrêmement variés : chaque producteur est donc obligé de se procurer tous les autres objets de sa consommation, en échangeant ce qu'il produit en un seul genre au-delà de ses besoins, contre les autres produits qui lui sont nécessaires.
Et l'on peut remarquer ici en passant, que chaque personne ne conservant pour son usage que la plus petite partie de ce qu'elle produit, le jardinier la plus petite partie des légumes qu'il fait croître, le boulanger la plus petite partie du pain qu'il cuit, le cordonnier la plus petite partie des chaussures qu'il fabrique, et ainsi des autres ; on peut remarquer, dis-je, que la plus grande partie, la presque totalité des produits de la société, n'est consommée qu'à la suite d'un échange.
C'est pour cette raison qu'on a cru faussement que les échanges étaient le fondement essentiel de la production des richesses. Ils n'y figurent qu'accessoirement ; tellement que, si chaque famille (comme on en a des exemples dans quelques établissements de l'ouest, aux états-Unis) produisait la totalité des objets de sa consommation, la société pourrait marcher ainsi, quoiqu'il ne s'y fît aucune espèce d'échanges.
Je ne fais au reste cette observation que pour ramener à des idées justes sur les premiers principes. Je sais apprécier tout ce que les échanges ont de favorable à l'extension de la production, et j'ai commencé par établir qu'ils sont indispensables dans l'état avancé des sociétés.
Après avoir établi la nécessité des échanges, arrêtons-nous un moment, et considérons combien il serait difficile aux différents membres dont nos sociétés se composent, et qui sont, le plus souvent, producteurs en un genre seulement, ou du moins dans un petit nombre de genres, tandis qu'ils sont consommateurs, même les plus indigents, d'une multitude de produits différents, combien il serait difficile, dis-je, qu'ils échangeassent ce qu'ils produisent contre les choses dont ils ont besoin, s'il fallait que ces échanges se fissent en nature.
Le coutelier irait chez le boulanger, et pour avoir du pain, il lui offrirait des couteaux ; mais le boulanger est pourvu de couteaux ; c'est un habit qu'il demande. Pour en avoir un, il donnerait volontiers du pain au tailleur ; mais le tailleur ne manque point de cette denrée ; il voudrait avoir de la viande, et ainsi de suite à l'infini.
Pour lever cette difficulté, le coutelier, ne pouvant faire agréer au boulanger une marchandise dont celui-ci n'a pas besoin, cherchera du moins à lui offrir une marchandise que le boulanger puisse à son tour échanger facilement contre toutes les denrées qui pourront lui devenir nécessaires. S'il existe dans la société une marchandise qui soit recherchée non à cause des services qu'on en peut tirer par elle-même, mais à cause de la facilité qu'on trouve à l'échanger contre tous les produits nécessaires à la consommation, une marchandise dont on puisse exactement proportionner la quantité qu'on en donne avec la valeur de ce qu'on veut avoir, c'est celle-là seulement que notre coutelier cherchera à se procurer en échange de ses couteaux, parce que l'expérience lui a appris qu'avec celle-là il se procurera facilement, par un autre échange, du pain ou toute autre denrée dont il pourra avoir besoin.
Cette marchandise est la monnaie.
Les deux qualités qui, à égalité de valeur, font en général préférer la monnaie ayant cours dans le pays, à toute autre espèce de marchandise, sont donc :
- De pouvoir, comme admise par l'usage et par les lois à servir d'intermédiaire dans les échanges, convenir à tous ceux qui ont quelque échange, quelque achat à consommer, c'est-à-dire à tout le monde. Chacun étant assuré, en offrant de la monnaie, d'offrir une marchandise qui conviendra à tout le monde, est assuré par là de pouvoir se procurer, par un seul échange, qu'on appelle un achat, tous les objets dont il pourra avoir besoin ; tandis que s'il est nanti de tout autre produit, il n'est pas assuré que son produit convienne au possesseur du produit qu'il désire ; il est obligé, pour se le procurer, de conclure deux échanges : une vente d'abord, et ensuite un achat, même en supposant toutes ces valeurs parfaitement égales.
- La seconde qualité qui fait préférer la monnaie, est de pouvoir se subdiviser de manière à former tout juste une valeur égale à la valeur qu'on veut acheter ; tellement qu'elle convient à tous ceux qui ont des achats à faire, quelle que soit la valeur de ces achats. On cherche donc à troquer le produit dont on a trop (qui est en général celui qu'on fabrique) contre du numéraire, parce que, outre le motif ci-dessus, on est assuré de pouvoir se procurer, avec la valeur du produit vendu, un autre produit égal seulement à une fraction ou bien à un multiple de la valeur de l'objet vendu ; et ensuite parce qu'on peut à volonté acheter, en plusieurs fois et en divers lieux, les objets qu'on veut avoir en échange de l'objet qu'on a vendu.
Dans une société très avancée, où les besoins de chacun sont variés et nombreux, et où les opérations productives sont réparties entre beaucoup de mains, la nécessité des échanges est encore plus grande ; ils deviennent plus compliqués, et il est par conséquent d'autant plus difficile de les exécuter en nature. Si un homme, par exemple, au lieu de faire un couteau tout entier, ne fait autre chose que des manches de couteaux, comme cela arrive dans les villes où la fabrique de coutellerie est établie en grand, cet homme ne produit pas une seule chose qui puisse lui être utile ; car que ferait-il d'un manche de couteau sans lame ? Il ne saurait consommer la plus petite partie de ce qu'il produit ; il faut nécessairement qu'il en échange la totalité contre les choses qui lui sont nécessaires, contre du pain, de la viande, de la toile, etc. ; mais ni le boulanger, ni le boucher, ni le tisserand n'ont besoin, dans aucun cas, d'un produit qui ne saurait convenir qu'au seul manufacturier en coutellerie, lequel ne saurait donner en échange, de la viande ou du pain, puisqu'il n'en produit point ; il faut donc qu'il donne une marchandise que, suivant la coutume du pays, on puisse espérer d'échanger facilement contre la plupart des autres denrées.
C'est ainsi que la monnaie est d'autant plus nécessaire que le pays est plus civilisé, que la séparation des occupations y est poussée plus loin.
Cependant l'histoire offre des exemples de nations assez considérables où l'usage d'une marchandise-monnaie a été inconnu ; tels étaient les mexicains. Encore, à l'époque où des aventuriers espagnols les subjuguèrent, commençaient-ils à employer, comme monnaie, dans les menus détails du commerce, des grains de cacao.
J'ai dit que c'est la coutume et non pas l'autorité du gouvernement qui fait qu'une certaine marchandise est monnaie plutôt qu'une autre ; car la monnaie a beau être frappée en écus, le gouvernement (du moins dans les temps où la propriété est respectée) ne force personne à donner sa marchandise contre des écus. Si, en faisant un marché, on consent à recevoir des écus en échange d'une autre denrée, ce n'est point par égard pour l'empreinte. On donne et l'on reçoit la monnaie aussi librement que toute autre marchandise, et l'on troque, toutes les fois qu'on le juge préférable, une denrée contre une autre, ou contre un lingot d'or ou d'argent non frappé en monnaie. C'est donc uniquement parce qu'on sait par expérience que les écus conviendront aux propriétaires des marchandises dont on pourra avoir besoin, que soi-même on reçoit des écus préférablement à toute autre marchandise. Cette libre préférence est la seule autorité qui donne aux écus l'usage de monnaie ; et si l'on avait des raisons de croire qu'avec une marchandise autre que des écus, avec du blé, par exemple, on pût acheter plus aisément les choses dont on suppose qu'on pourra avoir besoin, on refuserait de donner sa marchandise contre des écus, on demanderait du blé en échange.
La même liberté qu'a tout homme de donner ou de ne pas donner sa marchandise contre de la monnaie, à moins d'une spoliation arbitraire, d'un vol, fait que la valeur de la monnaie ne saurait être fixée par les lois ; elle est déterminée par le libre accord qui se fait entre le vendeur et l'acheteur. Elle vaut plus quand le vendeur consent à livrer une plus grande quantité de quelque marchandise que ce soit pour la même somme de monnaie, ou bien à recevoir une moindre somme pour la même quantité de marchandise.
Elle vaut moins dans le cas contraire.
La loi ajoute cependant aux motifs qu'on a de recevoir de la monnaie et de lui accorder de la valeur, en déterminant certains cas où elle impose l'obligation de s'acquitter en monnaie, notamment le paiement des contributions publiques.
Tel est le fondement de l'usage de la monnaie. Il ne faut pas croire que ces considérations soient une spéculation purement curieuse : tous les raisonnements, toutes les lois, tous les règlements, pour être bons, doivent prendre en considération la nature des choses auxquelles ils s'appliquent ; or, telle me paraît être la nature des monnaies.
Afin d'entourer de clarté les qualités essentielles de la monnaie, et les principaux accidents qui peuvent y avoir rapport, je ferai de ces matières le sujet d'autant de chapitres particuliers, et je tâcherai que, malgré cette division, l'esprit du lecteur qui m'accordera quelque attention, suive aisément le fil qui les lie, et puisse les grouper ensuite de manière à comprendre le jeu total de ce mécanisme, et la nature des dérangements qu'y apportent quelquefois les sottises des hommes ou le hasard des événements.