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C’est ainsi que, par une sorte d’ironie tragique, ceux qui veulent vivre en sécurité dans une société rationnelle, et cherchent le salut par l’autorité politique, obtiennent la forme de gouvernement la plus irrationnelle qui soit : la dictature exercée par des oligarchies de rencontre, qui n’ont ni titres héréditaires, ni origine, ni responsabilités constitutionnelles, et qui ne peuvent être remplacées que par la violence. Les réformateurs à qui leur désir de planifier l’avenir fait espérer l’avènement de despotes bienveillants ne peuvent pas faire figurer dans leurs plans la condition même dont dépendent tous leurs espoirs. Puisque dans une société planifiée, le peuple doit obéir aux chefs, il ne peut pas y avoir de plan pour désigner les planificateurs. La sélection des despotes sur qui l’on compte pour rendre la société sûre et rationnelle doit être abandonnée aux incertitudes d’un hasard irrationnel.
C’est ainsi que, par une sorte d’ironie tragique, ceux qui veulent vivre en sécurité dans une société rationnelle, et cherchent le salut par l’autorité politique, obtiennent la forme de gouvernement la plus irrationnelle qui soit : la dictature exercée par des oligarchies de rencontre, qui n’ont ni titres héréditaires, ni origine, ni responsabilités constitutionnelles, et qui ne peuvent être remplacées que par la violence. Les réformateurs à qui leur désir de planifier l’avenir fait espérer l’avènement de despotes bienveillants ne peuvent pas faire figurer dans leurs plans la condition même dont dépendent tous leurs espoirs. Puisque dans une société planifiée, le peuple doit obéir aux chefs, il ne peut pas y avoir de plan pour désigner les planificateurs. La sélection des despotes sur qui l’on compte pour rendre la société sûre et rationnelle doit être abandonnée aux incertitudes d’un hasard irrationnel.
== Notes et références ==
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Version du 3 août 2008 à 22:12

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Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 6 - l'abondance planifiée en temps de paix


Anonyme


Chapitre 6 - L'abondance planifiée en temps de paix
La Cité libre
The Good Society
22510100747760L.jpg
Auteur : Walter Lippmann
Genre
histoire, philosophie
Année de parution
1937
« Les doctrines auxquelles on veut que les hommes souscrivent sont partout hostiles à celles au nom desquelles les hommes ont lutté pour conquérir la liberté. Les réformes sont partout aux prises avec la tradition libérale. On demande aux hommes de choisir entre la sécurité et la liberté. On leur dit que pour améliorer leur sort il leur faut renoncer à leurs droits, que pour échapper à la misère, ils doivent entrer en prison, que pour régulariser leur travail il faut les enrégimenter, que pour avoir plus d'égalité, il faut qu'ils aient moins de liberté, que pour réaliser la solidarité nationale il est nécessaire d'opprimer les oppositions, que pour exalter la dignité humaine il faut que l'homme s'aplatisse devant les tyrans, que pour recueillir les fruits de la science, il faut supprimer la liberté des recherches, que pour faire triompher la vérité, il faut en empêcher l'examen. »
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L’économie planifiée a besoin de l’esprit de guerre

Bien que tous les exemples connus de collectivisme aient eu la guerre comme origine, ou aient la préparation à la guerre pour but, on croit très généralement qu’il serait possible d’organiser un régime collectiviste en vue de la paix et de l’abondance. « Il est absurde », dit M. George Soule, « de dire qu’il est matériellement impossible de faire à des fins pacifiques ce que nous avons fait pour la guerre »[1]. Si l’Etat peut organiser pour la guerre, pourquoi ne pourrait-il pas organiser en vue de la paix et de l’abondance ? S’il peut mobiliser contre un ennemi extérieur, pourquoi ne pourrait-il mobiliser contre la pauvreté, le taudis et tous les maux qui les accompagnent ?

Il est clair que si une nation veut pouvoir exercer le maximum de sa puissance militaire, elle a besoin d’un collectivisme dictatorial : il est évident qu’en pareille circonstance, on ne peut gaspiller les capitaux et le travail pour fabriquer des objets de luxe. L’Etat ne peut tolérer aucune dissidence, ni admettre que les hommes aient le moindre droit au bonheur individuel. C’est là une vérité incontestable. Un Etat de guerre doit être autoritaire et collectiviste. Ce qu’il s’agit de savoir maintenant, c’est si un système indispensable dans la conduite de la guerre peut être adapté à l’idéal civil de la paix et de l’abondance. Une forme d’organisation historiquement liée à des fins et à des nécessités guerrières, peut-elle être utilisée en vue de l’amélioration générale de la condition humaine ? La question est grave. Car c’est en y répondant que nous déterminerons si les espoirs qu’on met dans les promesses des collectivistes sont valables et méritent notre adhésion.

Rappelons encore une fois, non seulement pourquoi le collectivisme est nécessaire en temps de guerre, mais encore pourquoi la guerre est si favorable au collectivisme. En temps de guerre, la situation politique détermine les « impératifs » exposés par M. Chase : « la mise au rancart des limitations politiques périmées, et des freins et des contrepoids constitutionnels, partout où un problème technique est en jeu (sic) ; la centralisation du gouvernement ; la planification et le contrôle par l’autorité supérieure de l’activité économique »[2]. Sous un régime de contrôle centralisé, sans freins et sans contrepoids constitutionnels, l’esprit de guerre assimile l’opposition à la trahison, la recherche du bonheur individuel au défaitisme et au sabotage, et d’autre part l’obéissance à la discipline, le conformisme au patriotisme. La guerre supprime donc d’un seul coup toutes les difficultés de l’économie planifiée ; elle enlève à l’individu tous les terrains moraux et même juridiques sur lesquels il pourrait résister à la mise en œuvre du plan officiel. Le dissident, l’objecteur de conscience, l’indifférent et le mécontent ne possèdent aucun droit que quiconque soit tenu de respecter, et si l’on fait montre d’indulgence à leur égard, c’est parce que les autorités ont des scrupules, ou bien qu’elles les considèrent comme négligeables. S’ils se mêlaient de vouloir gêner la conduite de la guerre, ils auraient, aux yeux de l’autorité militaire, tout autant de droits qu’en ont eu les victimes de Lénine, de Trotski, de Staline, de Mussolini et de Hitler. M. George Soule a trouvé une appellation bienséante pour tout cela. D’après lui, « le premier des enseignements de l’économie planifiée du temps de guerre » est qu’il nous faut « un objectif susceptible de provoquer un loyalisme et un enthousiasme universels »[3].

La guerre procure facilement un objectif de cette nature, et de prête admirablement à la création d’un sentiment collectif dans lequel toutes les questions de moindre importance se trouvent comme submergées. Un appel aux armes est quelque chose de très précis. Tout le monde le comprend. Lorsqu’on s’écrie que l’ennemi est aux portes, ou même que la Terre Promise nous attend au-delà des déserts et des montagnes de l’Afrique, point n’est besoin d’explications. Ce n’est pas du tout la même chose que de sonner le clairon et de rassembler le peuple pour lui fournir une abondance obtenue au moyen de « l’utilisation intégrale de l’outillage, en vertu du principe de l’équilibre des charges »[4]. N’importe qui peut se présenter un ennemi, et le détester. Mais parler de l’abondance, c’est commencer une discussion interminable. Telle est la raison, fondée sur une profonde nécessité psychologique, pour laquelle la propagande socialiste a toujours eu davantage recours à l’appel à la lutte de classes qu’à la vision de la société socialiste de l’avenir. C’est pourquoi les chefs socialistes, de Marx à Lénine, ont toujours tourné en ridicule et traité d’ « antiscientifique » et d’ « utopique » toute préoccupation précise sur la nature d’une société socialiste. Ils voyaient très juste. Car c’est l’esprit de guerre qui impose le plus facilement à des masses l’unanimité nécessaire à l’action collective. Lorsque les hommes sont en paix, ils ont une tendance que les collectivistes appelleront incorrigible, à devenir des individus.

C’est pour de telles raisons que la guerre fournit un climat favorable à l’organisation d’une économie planifiée. Elle est également très favorable aux faiseurs de plans lorsqu’il s’agit pour eux de décider en quoi consistera leur plan. « Il nous faut », dit M. Soule, « un objectif pouvant être si concrètement définit qu’il puisse déterminer les quantités à produire et l’ordre d’importance à donner aux besoins ». En temps de guerre, ou lorsqu’une nation se consacre entièrement à la préparation de la guerre, les faiseurs de plans de M. Soule vont demander à l’Etat-major général un programme d’armes, de munitions, de combustibles, de pièces détachées, d’uniformes, de produits alimentaires et pharmaceutiques, de casernes, de transports nécessaires pour entraîner, équiper et ravitailler une armée d’une importance déterminée. Ayant sous les yeux les demandes du commandement, ils peuvent faire l’inventaire des hommes, des matériaux et des compétences techniques qu’ils ont à leur disposition. Ils peuvent évaluer les besoins indispensables de la population civile. En partant de ces facteurs plus ou moins bien connus, ils peuvent calculer les chiffres et l’ordre d’urgence des renforts, des fournitures et des dépenses.

La planification et le contrôle par l’autorité supérieure de l’activité économique sont alors réalisables parce que le plan peut faire l’objet d’un calcul[5]. On peut le calculer parce qu’il existe un objectif déterminé à atteindre : à savoir fournir à une armée déterminée, au moyen de ressources connues, une quantité d’approvisionnements également déterminée. Tous les autres besoins doivent se conformer à cet objectif concret. Les faiseurs de plans savent exactement quels sont les produits et les quantités nécessaires. Il n’existe pas de problème de vente. Il devient inutile de se préoccuper des variations des goûts d’une clientèle libre ; le consommateur est rationné. Impossible de choisir son métier : la main d’œuvre est enrôlée. L’économie de guerre, dont le rendement est notoirement très faible, peut par conséquent très bien être administrée suivant un plan dirigé par l’autorité, parce que, théoriquement au moins, il n’y a pas de facteurs inconnus, et qu’il ne peut pas y avoir de résistance. On peut donc calculer le rapport des moyens aux fins, et exécuter le plan de gré ou de force.

C’est d’une telle économie militaire planifiée que toutes les économies dirigées ont tiré leurs principes essentiels. Il suffit d’examiner leurs subventions à l’agriculture, leurs politiques d’importation de matières premières, le caractère stratégique de leurs investissements, comme par exemple le groupe Magnitogorsk-Kouznets en Russie, la bataille du blé en Italie, et l’organisation par M. Schacht du commerce extérieur allemand, pour constater que les directives du plan sont fournies par des considérations d’ordre militaire. Mais, comme celles qui les ont précédées pendant la guerre, ces économies dirigées ne sont pas, à l’origine, déterminées par le bureau de M. Schacht, ni par son équivalent en Italie, ni par le Gosplan russe. Ces organismes civils reçoivent, en ce qui concerne la désignation des objectifs et l’emploi des moyens, les ordres d’une autorité supérieure qui n’est autre que l’Etat-major général.

Sans ces directives spécifiques, il serait impossible de faire un plan. Cependant, dans les discussions qui ont lieu sur la place publique au sujet de l’économie planifiée, l’importance décisive de ce point est rarement appréciée, et l’on suppose naïvement que ce sont les comités du plan qui en déterminent le caractère. Ils ne peuvent cependant rien faire de plus qu’un architecte, qui, avant de dresser le plan d’un édifice, doit attendre qu’on lui ait dit si ce sera une église, une usine, un immeuble d’habitations à bon marché, un garage ou un casino. Une fois qu’il possèdera ce premier renseignement, il faudra encore qu’on lui dise si l’église est une cathédrale ou une mosquée, si le garage est destiné à abriter une Ford ou le matériel de toute une compagnie d’autobus. Une fois qu’il fait ce que l’on veut de lui, il peut faire un plan. Mais il n’y a pas de plan qui puisse lui dire ce que l’on veut. Cette décision doit venir d’un échelon supérieur à celui du planificateur ; dans une société, elle doit venir du souverain.

La question de savoir si le plan d’une économie doit être dressé en vue de l’abondance, du bien public, de l’amélioration du niveau de vie du peuple se ramène par conséquent à la question de savoir si des concepts de cette nature peuvent être traduits en commandes de marchandises définies qui soient aussi précises que les réquisitions d’un état-major. Un objectif comme le « bien public » doit être défini par une quantité donnée de produits donnés : tant de légumes, tant de viande, tant de paires de souliers, de cravates, de boutons de faux cols, de comprimés d’aspirine, de chalets en bois, de maisons en briques, de buildings en acier. Si cette définition n’est pas faite, on n’aura pas la première liste de besoins indispensable au calcul du plan. L’Etat-major général peut dire au planificateur exactement combien il lui faut de nourriture, de vêtements, et de cartouches pour chaque soldat. Mais en temps de paix, qui prescrira à ceux qui planifient l’abondance ce qu’ils doivent fournir ?

Les plans « civils »

A cette question, M. Lewis Mumford répond[6] qu’un « niveau normal de consommation » peut être défini par les biologistes, les moralistes, et les hommes de goûts cultivés, que les produits nécessaires pour assurer le maintien de ce niveau peuvent être « standardisés, pesés, mesurés », et qu’ils doivent être fournis à tous les membres de la collectivité. C’est ce qu’il appelle le « communisme de base ». Je ne vois pas très bien s’il pense que les marchandises figurant sur cette liste doivent être fournies au public par un organisme officiel analogue à l’intendance militaire, ou s’il veut garantir à chacun un revenu monétaire de base suffisant pour acheter une quantité « normale » de marchandises. S’il a l’intention de distribuer des rations de produits standardisés, c’est évidemment qu’il a grande confiance en sa propre aptitude à déterminer ce dont le public a besoin, c’est qu’il a peu de respect pour la diversité de ses goûts, et qu’il est disposé à les obliger à aimer ce qu’ils devraient aimer. Une telle méthode est concevable. Mais je doute qu’elle puisse être appliquée autrement que sous l’empire de la nécessité : c'est-à-dire dans les cas où la rareté des marchandises serait telle que le public n’aurait le choix qu’entre la ration officielle et rien du tout. D’autre part, s’il envisage un revenu minimum garanti que chacun sera libre de dépenser à sa guise, il ne peut pas savoir si tous les citoyens seront assez sages pour avoir les mêmes goûts que M. Mumford, et pour demander dans les magasins les articles que M. Mumford pense qu’ils devraient demander. S’ils ne veulent pas acheter ce que M. Mumford souhaite les voir acheter, ses faiseurs de plans découvriront tôt ou tard qu’il y a pénurie de certaines marchandises et excès d’autres marchandises.

La difficulté qu’il y a à établir un plan de production permettant de satisfaire la variété des goûts constitue la pierre d’achoppement de tout le système. Nous avons vu que pour les plans militaires cette difficulté n’existe pas. Elle est insurmontable pour tous les plans civils, et bien que leurs partisans, comme MM. Mumford, Chase et Soule, ne l’aient jamais envisagée franchement, je suis sûr qu’ils savent bien qu’elle existe. Ils révèlent leur propre inquiétude en dénonçant violemment les goûts du public et la publicité qui contribue à former ces goûts. Ils affirment que le peuple a des désirs stupides et vulgaires, ce qui est passablement vrai, et que des goûts meilleurs, plus simples, plus naturels, plus esthétiques, et plus hygiéniques devraient les remplacer. D’accord. Mais je ne vois pas comment une commission gouvernementale pourrait réaliser l’épuration des goûts du public. Je vois très bien comment et pourquoi l’Etat-major général est en mesure de décider que les soldats seront soumis à la discipline militaire ; je ne vois pas comment un groupe de fonctionnaires civils peut décider de quelle manière la population doit vivre dans le raffinement et l’abondance.

La caractéristique essentielle de l’élévation du niveau de vie est en effet qu’une portion croissante du revenu de chacun est dépensée pour le superflu. En d’autres termes, elle est consacrée à des choses qu’on achète par goût plutôt que par nécessité. Si la totalité du revenu devait être dépensée que par les choses absolument indispensables à la vie, les marchandises nécessaires seraient moins nombreuses, et leur production pourrait facilement être standardisée. Il convient de rappeler que tous les exemples connus d’économie planifiée se sont manifestés dans la disette. Dans les économies de guerre de 1914 à 1918, dans les régimes collectivistes en Russie, en Allemagne et en Italie, l’offre de marchandises nécessaires n’a jamais été à la hauteur de la demande. Dans ces conditions, de même que pendant un siège ou une famine, le principe communiste est non seulement applicable, mais encore indispensable. Mais au fur et à mesure que la production dépasse le niveau du strict nécessaire, la variété des choix se multiplie. Et au fur et à mesure que cette variété se multiplie, il devient de moins en moins possible à l’autorité de calculer le rapport entre l’offre et la demande.

On peut se rendre compte de l’ordre des grandeurs en jeu dans ce domaine en rappelant que, pendant l’année 1929, la population des Etats-Unis a dépensé environ 90 milliards de dollars[7]. J’ai essayé en vain de trouver une évaluation même approximative du nombre de marchandises et de services différents que cette somme a servi à payer. Mais on peut se faire une idée de leur infinie variété en songeant aux marchandises offertes dans un grand magasin, en jetant un coup d’œil sur les noms des sociétés inscrites aux tableaux des valeurs en bourse, en feuilletant un annuaire du téléphone, en regardant les catalogues, les annonces d’offres d’emploi, et la publicité des journaux. La variété des marchandises et des services offerts sur les marchés américains défie toute description. Sur les 90 milliards de dollars dépensés, 20 milliards ont été consacrés à l’achat de produits alimentaires. Cela représente un régime extrêmement varié. Mais en admettant même que l’alimentation est la plus calculable de toutes les nécessités humaines, la plus susceptible d’un rationnement obtenu en simplifiant le menu des masses, il reste, pour 1929, 70 milliards de dépenses diverses.

Par quelle formule l’autorité planifiante pourrait-elle déterminer les marchandises qu’il faut produire pour permettre à trente millions de familles de faire pour 70 milliards d’achats ? Un tel calcul n’est même pas théoriquement possible. Car, à moins d’enlever à la population le droit de disposer à son gré de ses revenus, celui qui voudrait faire le plan de la production américaine devrait commencer par prévoir la quantité de chaque produit que la population achètera, non seulement aux prix variables du produit envisagé, mais encore dans toutes les combinaisons possibles des prix de tous les produits existants[8].

A l’intérieur de certaines limites, dont les unes sont très étroites et les autres susceptibles de s’élargir presque à l’infini, on achètera certains articles en plus grandes quantités à bas prix qu’à prix élevés. Supposons par exemple que l’autorité compétente veuille établir un plan quinquennal de production pour l’industrie automobile, et qu’au moyen des courbes habituellement utilisées par les économistes, elle calcule qu’au prix unitaire de cinq cent dollars, la population achètera dix millions de voitures nouvelles en cinq ans. La commission du plan pourra alors calculer la quantité d’acier, de bois, de verre, de cuir, de caoutchouc, d’essence, d’huile, de canalisations, de pompes, de postes d’essence nécessaire pour fabriquer et approvisionner ces dix millions de voitures. C’est théoriquement possible. Le problème est à peu près le même que celui qui se pose pour l’approvisionnement d’une armée. Le plan industriel serait prévu pour la production de dix millions d’automobiles. Ce plan serait établi en fonction d’un objectif unique et quantitativement déterminé. Mais une telle économie planifiée ne pourrait satisfaire que des monomanes.

Supposons en même temps que l’autorité doive également établir le plan des constructions des maisons. La tâche devient aussitôt plus compliquée. Car il n’est plus possible de considérer uniquement le nombre de maisons que la population achètera à trois mille dollars par exemple. Il faut également déterminer comment elle choisira, et dans quelle proportion, entre une nouvelle voiture à cinq cent dollars et une nouvelle maison à trois mille. Si les maisons sont à bon marché, certains les préférerons aux automobiles ; d’autres préféreront des voitures bon marché à des maisons. La commission du plan devrait prévoir leurs préférences. Elle découvrirait alors que, comme la construction des maisons nécessite également une certaine quantité d’acier, de bois et de verre, il lui faudrait recommencer les calculs qu’elle avait fait lorsqu’il n’était question que des automobiles.

Mais les difficultés ne s’arrêteraient pas là. Car il y aurait un parti qui soutiendrait que le problème du logement est plus important, ou, comme le dirait M. Mumford, plus vital, que celui du tourisme automobile, et que par conséquent les automobiles devraient coûter 20% de plus, soit six cents dollars. La commission devrait alors consulter un oracle : car elle n’aurait à sa disposition aucun criterium pour juger si la liberté du mouvement est plus favorable à l’abondance que la stabilité du logement ou inversement. Supposons qu’elle se range à l’avis de M. Mumford, et augmente le prix des voitures pour diminuer celui des maisons. Il faudrait refaire tous les calculs et tous les plans. Car il faudrait importer moins de caoutchouc, mais fabriquer davantage de ciment ; il faudrait construire moins de postes d’essence et fabriquer davantage de baignoires et de robinets.

Une fois la décision prise en faveur de la vie sédentaire et contre la vie nomade, il faudrait refaire le plan de toute une série d’autres activités. Il faudrait probablement davantage de postes de TSF et de pantoufles, et moins de cinémas et d’ « hostelleries ». L’Etat devrait soit fournir davantage de métros et d’autobus pour transporter les pères de famille à leur travail, les mères au marché et les enfants à l’école, soit rapprocher les usines, les marchés et les écoles des habitations. L’autorité devrait calculer sans erreur ces demandes variables afin d’abolir le chaos et le désordre de l’individualisme et de la concurrence. Il y faudrait de sérieux talents de mathématicien. En fait, un régime d’Einstein de parviendrait pas à faire le calcul, parce qu’un tel problème est, par essence, incalculable. Même si nous faisons l’hypothèse fantastique d’une autorité capable d’évaluer avec justesse la demande dans toutes les combinaisons de prix, et pour les milliers d’articles que les Américains achètent, il resterait impossible d’établir un programme correspondant à l’idée que le public se fait de l’abondance maximum.

Il faudrait par conséquent choisir arbitrairement un des innombrables plans de production possibles. Il n’existe absolument pas de criterium objectif et universel qui permette de choisir entre des maisons et des automobiles, entre le bœuf et le porc, entre la TSF et le cinéma. Pour les plans militaires, ce criterium existe : il s’agit de mobiliser l’armée la plus puissante que les ressources du pays puissent entretenir. L’Etat-major général peut définir cet objectif par un nombre d’hommes déterminé ayant chacun un équipement déterminé, et l’on peut établir le plan économique en conséquence. Mais il n’existe pas de criterium définissable pour faire le plan d’une vie plus prospère en temps de paix. Il ne peut pas y en avoir. Il est par conséquent impossible de faire les calculs nécessaires, et la conception d’une économie planifiée « civile » est non seulement impossible à réaliser dans la pratique administrative, mais encore inconcevable en théorie. Cette conception est totalement dépourvue de signification : elle ne contient littéralement rien.

Conscription et rationnement en vue de l’économie planifiée

Le facteur essentiel qui rend impossible tout calcul d’un plan civil est la liberté dont chacun dispose pour dépenser son revenu. L’économie planifiée n’est théoriquement possible que si la consommation est rationnée. Car un plan de production n’est pas autre chose d’un plan de consommation. Pour que l’autorité décide ce que l’on doit produire, il faut qu’elle ait déjà décidé ce que l’on devra consommer. C’est précisément ce qui se produit dans le domaine militaire : les autorités décident ce que l’armée consommera et ce qui restera disponible pour les civils sur la production nationale. Aucune économie ne peut par conséquent être planifiée pour des civils à moins que la disette ne soit telle qu’il faille rationner les produits indispensables à l’existence. A mesure que la production dépasse le niveau du strict nécessaire, la liberté des dépenses redevient possible. Planifier une production en vue d’une consommation libre est une formule dont les termes sont absolument contradictoires et qui n’a pas davantage de signification qu’un cercle carré.

Il s’ensuit également qu’un plan de production est incompatible avec la liberté du travail, avec la liberté pour chacun de choisir son métier. Faire un plan de production, ce n’est pas seulement faire le plan de la consommation, c’est aussi décider la durée, la nature et le lieu du travail de chacun. Il serait impossible de prévoir des tarifs de salaires permettant d’attirer vers les diverses occupations le nombre précis de travailleurs requis par le plan. Si le travail reste libre, les gens éviteront les métiers désagréables et il y aura un afflux vers les bonnes places, surtout si la consommation est rationnée et standardisée. C’est pourquoi le complément inévitable et nécessaire du rationnement de la consommation est la conscription du travail. Cette conscription est réalisée soit franchement par le moyen des lois, soit en obligeant les travailleurs à accepter les métiers indésirables en leur donnant à choisir entre ces métiers et la famine. C’est d’ailleurs exactement ce qui arrive dans un Etat militarisé.

La conscription du travail et le rationnement de la consommation ne doivent pas être considérés comme des procédés transitoires ou accidentels dans une économie planifiée. Ils en sont la véritable substance. Faire un plan quinquennal de production pour tout un pays, c’est déterminer comment il travaillera et ce qu’il recevra. Il ne peut recevoir que ce qui est prévu par le plan. Il ne peut le recevoir qu’en exécutant le travail prévu par le plan. Ce travail doit être fait, sans quoi le plan échoue ; il faut accepter la quantité de produits que fournit le plan, ou s’en passer.

Tout cela va de soi dans une armée, ou en temps de guerre, lorsque la nation tout entière est sous les armes. Mais un plan civil ne peut pas davantage éviter le rationnement et la conscription qui sont l’essence même de son dessein. C’est inévitable. Si le peuple est libre de refuser les rations, le plan ne peut fonctionner ; s’il est libre de travailler moins ou à d’autres occupations que celles prévues par le plan, ce dernier ne peut être exécuté. Il faut donc que son travail et son niveau de vie soient fixés par la commission du plan ou par quelque autorité souveraine supérieure à cet organisme. Dans une société militarisée, cette autorité supérieure est l’Etat-major général.

L’économie planifiée contre la démocratie

Mais dans une société civile, qui décidera du contenu spécifique de la prospérité ? Ce ne peut être le peuple, par voie de référendum ou par l’intermédiaire de la majorité de ses représentants. Car si le peuple dispose du pouvoir de choisir le plan, il dispose aussi en permanence de celui de le modifier. Or un plan sujet à des modifications tous les mois ou même tous les ans n’est plus un plan. Si l’on a décidé de faire dix millions d’automobiles à cinq cents dollars et un million de pavillons de banlieue à trois mille dollars, le peuple ne peut pas changer d’avis l’année suivante, envoyer à la ferraille l’outillage nécessaire à la fabrication des autos, abandonner les maisons inachevées, et décider de produire à leur place des gratte-ciels et des métros.

En un mot, il n’est pas possible de soumettre à la volonté populaire la désignation des objectifs d’une économie planifiée. Il faut que ces objectifs soient imposés par une oligarchie quelconque[9], et, si l’on veut que le plan soit exécuté, cette oligarchie ne doit avoir aucune responsabilité d’ordre général. On peut naturellement demander compte à des membres isolés de cette oligarchie de leurs manquements à la loi, de même qu’il est possible de faire passer des généraux en conseil de guerre. Mais il est tout aussi impossible de les rendre responsables en permanence de leur action devant les électeurs que de faire déterminer les décisions stratégiques des généraux par les troupes. Le comité du plan, ou ses supérieurs, doit décider ce que seront la vie et le travail du peuple.

Non seulement il est impossible au peuple de contrôler le plan, mais, qui plus est, il est nécessaire que les planificateurs contrôlent le peuple. Ils doivent être despotiques et ne tolérer aucun défi à leur autorité. C’est pourquoi ceux qui envisagent un plan civil sont obligés de supposer que les despotes qui accéderont au pouvoir seront bienveillants, c'est-à-dire qu’ils sauront en quoi consiste le bien suprême de leurs sujets et voudront le réaliser. C’est là la prémisse sous-entendue de tous les ouvrages qui recommandent l’établissement d’une économie planifiée dans une société de civils. Ils dressent un tableau séduisant des bienfaits du despotisme bienveillant. Ils demandent (pas très clairement, bien sûr) que le peuple confie le soin de planifier son existence à des « ingénieurs », des « experts », des « techniciens », à des chefs, à des sauveurs, à des héros. C’est là la prémisse politique de toute la philosophie collectiviste : que les dictateurs seront patriotes ou prolétariens, suivant le terme qui semble à l’orateur plus élogieux. C’est aussi le principe de toute la philosophie de la réglementation étatiste, que l’on considère généralement comme progressiste. On entretient cependant l’illusion qu’une bureaucratie responsable devant une majorité électorale, et sensible à la pression de minorités organisées, n’exerce pas de contrainte. Mais il est évident que plus la réglementation devient complexe et étendue, plus l’Etat devient despotique à l’égard de l’individu. Car la fraction de contrôle que ce dernier exerce sur le gouvernement par son suffrage n’est en aucun sens proportionnée à l’autorité que le gouvernement exerce sur lui.

Peut-être trouvera-t-on des despotes bienveillants. Peut-être aussi n’en trouvera-t-on pas. Il pourra s’en présenter à certains moments et ne pas s’en présenter à d’autres. Le peuple, à moins de se faire mitrailler sur des barricades, ne peut rien faire pour que les bons despotes soient élus et les mauvais éliminés. Il ne peut pas choisir ses tyrans. Les tyrans se choisissent eux-mêmes, et, bons ou mauvais, ils restent au pouvoir tant qu’ils peuvent réprimer la rébellion et échapper à l’assassinat.

C’est ainsi que, par une sorte d’ironie tragique, ceux qui veulent vivre en sécurité dans une société rationnelle, et cherchent le salut par l’autorité politique, obtiennent la forme de gouvernement la plus irrationnelle qui soit : la dictature exercée par des oligarchies de rencontre, qui n’ont ni titres héréditaires, ni origine, ni responsabilités constitutionnelles, et qui ne peuvent être remplacées que par la violence. Les réformateurs à qui leur désir de planifier l’avenir fait espérer l’avènement de despotes bienveillants ne peuvent pas faire figurer dans leurs plans la condition même dont dépendent tous leurs espoirs. Puisque dans une société planifiée, le peuple doit obéir aux chefs, il ne peut pas y avoir de plan pour désigner les planificateurs. La sélection des despotes sur qui l’on compte pour rendre la société sûre et rationnelle doit être abandonnée aux incertitudes d’un hasard irrationnel.

Notes et références

  1. Op. cit., ‘’We planned in war’’, p. 187.
  2. Op. cit., p. 310.
  3. Op. cit., p. 203. Comprenons bien que M. Soule est un pacifiste. Son admiration pour l’esprit de guerre n’est pas celle d’un militariste de sentiment. M. Soule voudrait l’unanimité et l’enthousiasme de l’esprit de guerre, mais sans son intolérance et sa brutalité. Il voudrait faire l’omelette sans casser les œufs.
  4. Chase, op. cit., p. 308.
  5. L’idée selon laquelle une économie planifiée est incapable de « calcul économique » en temps de paix semble être due à l’économiste autrichien Ludwig von Mises. (‘’Die Wirtschaftrechnung im Sozialistichen Gemeinwesen’’, dans ‘’Archiv für Sozialwissenschaft’’, vol. XLVII, I, avril 1920). Le professeur von Mises a développé cette idée dans la deuxième partie de son ouvrage ‘’Die Gemeinwirtschaft’’ (1922), dont une traduction a paru à la Librairie de Médicis, Paris, sous le titre ‘’Le Socialisme’’. D’autres, et en particulier le sociologue allemand Max Weber et l’économiste russe Boris Brutzkus, semblent être arrivés chacun de son côté et en même temps, aux mêmes conclusions. Une littérature considérable a paru sur ce sujet depuis 1920. Outre le ‘’Socialisme’’ de von Mises, les ouvrages les plus importants sont : ‘’L’économie planifiée en régime collectiviste’’ par F. A. von Hayek, qui contient des articles de N. G. Pierson, Ludwig von Mises, Georg Halm et Enrico Barone, ainsi qu’une bibliographie, et le livre de Boris Brutzkus : ‘’Economic Planning in Soviet Russia’’. La connaissance de cette école de critique socialiste est indispensable à tous ceux qui veulent étudier le problème du collectivisme.
  6. Op. cit., ch. VIII.
  7. William H. Lough, ‘’High-Level Consumption’’, App. A.
  8. Voir ‘’Recent Social Trends’’, rapport de la commission d’enquête du président Hoover. « Malgré la fameuse tendance à la standardisation de la vie américaine, les inventaires des biens mobiliers de chaque maison, et la liste des occupations de chaque membre de chaque famille sont probablement plus variés aujourd'hui qu’elles ne l’ont jamais été dans l’histoire. Le problème du consommateur est plus que jamais un problème de choix. Une industrie doit entrer en concurrence non seulement contre les marques rivales d’un même produit, mais encore, à un degré jusqu’ici inconnu, contre tout l’ensemble des autres marchandises et services ».
  9. Qui peut naturellement faire ratifier le plan une fois pour toutes par le peuple, comme dans le cas des plébiscites italiens et allemands.
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