La théorie du collectivisme démocratique
Dans des pays comme l’Angleterre ou les Etats-Unis, il ne se manifeste pas de tendances ouvertes à l’établissement d’un régime totalitaire où la population serait embrigadée sous une autocratie militaire. Mais depuis quelque soixante ans, ces deux démocraties ont manifesté une tendance croissante à s’efforcer de porter remède à la pauvreté et au désordre par le moyen de mesures collectivistes[1]. En fait, on peut dire que les progressistes d’aujourd'hui sont des collectivistes progressifs, et qu’ils espèrent, en conservant à leurs méthodes un caractère graduel, éviter les violences de la dictature.
Les partisans de cette opinion constituent aujourd'hui l’écrasante majorité des citoyens soucieux du bien public et des hommes de bonne volonté dans les pays démocratiques. Ce ne sont pas des fanatiques qui, pour réaliser une société planifiée, seraient prêts à abolir toutes les garanties de la liberté et à supprimer la responsabilité des gouvernants devant le peuple. Ils se proposent pour but de faire de l’économie un domaine d’administration publique, mais ils croient qu’aucune mesure ne doit être prise à cette fin sans que le consentement populaire ait été obtenu par la persuasion dans un débat public. Ils prétendent que de cette manière, le progrès vers le collectivisme pourra être réalisé sans lutte de classes, sans dictature, et sans militarisation de la société.
Depuis trois générations à peu près, on a vu la démocratie progresser peu à peu vers le collectivisme. Ce mouvement a lui aussi son idéologie. Mais là encore, tout comme dans le cas du fascisme et du communisme, la théorie est très différente de la pratique et les résultats sont très différents des promesses.
La théorie du collectivisme progressif repose sur l’hypothèse que les majorités expriment la volonté de la société et en représentent les intérêts, et qu’elles ont hérité des rois les prérogatives de leur souveraineté[2]. Le collectivisme progressif croit en l’absolutisme de la majorité, en vertu d’une fiction par laquelle il a confondu les mandats des majorités passagères avec les fins permanentes et diverses des membres de la collectivité. Il trouve absurde qu’une poignée de chefs au Kremlin, ou que des dictateurs démagogues à Berlin et à Rome prétendent représenter personnellement les volontés de toute une grande nation. Cependant le collectiviste progressif, sous le drapeau de la souveraineté populaire, croit en la dictature des majorités de rencontre. Dans sa théorie, l’individu n’a aucun droit à opposer à la majorité, parce que les garanties constitutionnelles et les droits de l’homme n’existent que par le consentement de la majorité. Le droit de gouverner que possède la majorité est lui-même à la merci d’une autre majorité qui passe. En effet, il n’y a rien dans la doctrine du pouvoir de la majorité qui exclue l’abolition de ce pouvoir par un vote de la majorité. C’est précisément sous l’égide de cette doctrine que Napoléon III et Hitler sont arrivés au pouvoir.
C’est ainsi que par une fiction, le collectivisme progressif assimile des majorités passagères à la nation entière ; et par une autre fiction il considère les législateurs comme représentatifs de la majorité qui les a élus. Enfin, par une troisième fiction, il prétend que l’appareil exécutif et administratif représente la volonté de la majorité des législateurs. La nation est censée avoir délégué ses pouvoirs absolus à une majorité d’électeurs libres. Ces derniers sont supposés avoir délégué leur pouvoir absolu à une majorité dans l’assemblée législative. L’assemblée est censée avoir délégué ses pouvoirs absolus au pouvoir exécutif et à la bureaucratie. C’est à cette autorité centrale que le collectiviste progressif se propose de confier dans une mesure croissante l’administration de l’économie sociale.
Il est évident qu’un régime de ce genre est affligé d’une contradiction insoluble. Dans la mesure où il cherche à administrer l’économie suivant un plan rationnel et cohérent, il doit par quelque moyen empêcher une majorité de passer outre aux décisions de la majorité précédente. Car si l’on veut qu’un plan soit exécuté, il faut que l’adopte et qu’ensuite le peuple s’y conforme. S’il ne s’y conforme pas, s’il est constamment libre de faire de l’agitation pour obtenir des amendements, le plan cesse d’être un plan. Ce ne serait pas un plan si toutes ses parties n’étaient en rapport étroit entre elles ; si ses éléments essentiels courent le risque de transformations continuelles, le schéma tout entier doit être continuellement refait. Supposons par exemple qu’il ait existé en Russie un contrôle démocratique du plan quinquennal, et que le peuple, après avoir accepté d’abord qu’on fabrique de l’acier avant de confectionner des vêtements, ait ensuite changé d’avis. Il n’aurait pas modifié le plan : il l’aurait supprimé. Il aurait fallut faire un plan entièrement différent, et deux ans après la mise en train du nouveau plan, le peuple aurait pu changer d’avis encore une fois. Il aurait fallu un troisième plan. Mais une série de plans différents, ce n’est plus un plan.
L’essence même de la démocratie est que les gouvernants sont responsables en permanence devant l’opinion populaire, et si cette opinion n’est pas libre de changer, et, en changeant, de modifier la politique de l’Etat, il n’y a plus de démocratie. L’essence même de la conception de l’économie planifiée est que l’on peut adopter un programme auquel le peuple se conformera. Ce qui revient à dire qu’une nation démocratique ne peut avoir d’économie planifiée, et que dans la mesure où elle veut une économie planifiée, elle est obligée de suspendre la responsabilité gouvernementale.
Cependant, des hommes dont l’indéfectible loyauté à l’idéal démocratique ne saurait être mise en doute affirment couramment que l’on peut faire le plan d’une société ordonnée, que l’on peut convertir le peuple à cette idée par l’agitation et la propagande, et qu’une fois ratifié par le peuple, le plan peut être exécuté. Voici par exemple comment le professeur Beard se représente la façon dont « avec l’approbation, l’accord, l’acceptation, la connaissance et la coopération »[3] du peuple, une société planifiée et administrée peut être instituée aux Etats-Unis. Il propose de créer une « autorité nationale unique à deux divisions : premièrement une division chargée de fixer un budget du niveau de vie national dans lequel les quantités, les qualités et les spécifications seraient exprimées dans les termes les plus exacts et les plus scientifiques ; deuxièmement une division de spécialistes de la production chargés de montrer dans quelle mesure et par quelles méthodes les ressources et les industries aux Etats-Unis peuvent fournir les marchandises et les matériaux requis ». Cette autorité nationale rédigerait un rapport « avec cartes, illustrations et autres formes de présentation graphique », qui serait « la plus formidable et la plus superbe présentation de réalisations et de projets qui ait jamais été faite dans toute l’histoire de la civilisation ». Les représentants des intérêts opposés au plan seraient invités à faire connaître leurs objections. « On découvrirait ainsi les principaux intérêts et les principales méthodes faisant obstacle à sa réalisation », et « par cette méthode franche, on verrait plus nettement les mesures et les décisions pratiques nécessaires pour l’exécution du programme ». Le Président présenterait alors le rapport à la nation par des messages, des adresses et par la TSF. Il y aurait une campagne de propagande intensive. Ensuite, le rapport « deviendrait le document fondamental auquel toutes les mesures partielles seraient référées aux fins d’examen et d’expérimentation ». Ce « programme américain donnerait une direction à l’instruction publique, aujourd'hui si désorientée ».
C’est ainsi qu’au moyen d’une propagande incessante on inculquerait au peuple le désir de mener un genre de vie élaboré par un bureau gouvernemental. Une fois converti, le peuple accorderait sans doute au gouvernement les pouvoirs nécessaires pour l’exécution du plan. Le rapport, dit M. Beard, « deviendrait le document fondamental ». On ne voit pas bien qui établirait la primauté de ce document. On ne voit pas bien ce qui arriverait si le peuple changeait soudain d’avis sur le budget du niveau de vie national élaboré par l’autorité nationale. On ne voit pas bien s’il aurait le droit d’abandonner le plan ou s’il devrait renoncer à son droit de le modifier. Nous touchons à l’insoluble contradiction du collectivisme progressif. Car à moins de supposer que la palabre initiale règlera la question, l’autorité nationale sera dans un état de confusion continuel, comme un homme qui commence à construire la quille d’un bateau et à qui l’on vient dire qu’il doit faire une charrette ; ou bien encore, une fois que le peuple aura accepté le rapport, il faudra lui faire subir un dressage incessant au moyen d’une propagande formidable pour éviter qu’il change d’avis ; et le gouvernement étant engagé à fond sur le plan, des intérêts établis étant créés, tout dissident devra être traité comme un traître à la société et à la patrie.
La lutte politique entre les groupes d’intérêts
Dans la réalité, le progrès historique du collectivisme démocratique n’a pas été déterminé par la perspective rationnelle d’une société nouvelle. De telles perspectives ont, il est vrai, influencé les discussions portant sur certaines mesures isolées ; elles ont incité bien des gens à l’action, et brisé bien des résistances, et il serait difficile d’exagérer l’importance du rôle qu’ont joué dans la société occidentale ceux qui se font appeler social-démocrates, socialistes fabiens, socialistes évolutionnistes, ou révisionnistes, ou simplement progressistes. Les collectivistes ont conquis le monde intellectuel aussi totalement que l’Inquisition a conquis l’Espagne, pour emprunter l’image de M. Keynes[4]. Après eux, il a paru plutôt ridicule et méprisable de continuer à croire que l’humanité peut faire des progrès en poursuivant sa marche sur la route de la liberté. Ils ont persuadé le monde intellectuel que le progrès social doit être obtenu par l’extension du pouvoir des fonctionnaires. Mais, tout en exerçant une sorte de monopole intellectuel et une autorité absolue sur les principes de la politique moderne, les collectivistes n’ont pas encore inculqué leur conception générale de la société à la grande masse du peuple. Les doctrines restent le privilège d’une élite. Les électeurs et les parlements, tout en avançant rapidement en direction du collectivisme, n’ont pas encore délibérément entrepris de refaire la société sur un modèle nouveau.
Le mouvement collectiviste est en marche depuis plus de soixante ans. Cependant, chacun sait que même dans les pays où le nombre des suffrages socialistes a été considérable, ce nombre n’a jamais donné la mesure exacte du nombre des socialistes sincèrement convaincus et endoctrinés. Il y a beaucoup plus d’électeurs socialistes que de socialistes convaincus. C’est pourquoi l’on peut dire à juste titre que le progrès du collectivisme n’a pas été déterminé par la perspective de l’avènement d’une société collectiviste. Ce progrès a consisté en une série de mesures définies, qui appartiennent toutes plus ou moins à la même catégorie. Ces mesures ont eu leur origine, non pas dans une théorie générale, mais dans une série d’efforts faits pour satisfaire des griefs spécifiques et procurer des avantages particuliers.
Tel a été le principe interne du mouvement collectiviste progressif et démocratique. Je crois que c’est le seul principe qu’il puisse avoir. Etant donné qu’une démocratie ne saurait adopter un plan de collectivisme, l’initiative pratique de chacune des mesures prises au cours de ce mouvement progressif est due, non pas à l’énergie d’un idéal universel, mais aux intérêts organisés qui demandent des protections et des privilèges. En pratique, le collectivisme progressif n’est pas un programme ordonné de reconstruction sociale. Il est la résultante de l’action politique des divers groupes d’intérêts.
Ce qui fait progresser le mouvement, ce sont des mesures adoptées de temps à autre à l’instigation d’électeurs qui ont des griefs ou des revendications à présenter. Leurs chefs et leurs démarcheurs parlementaires persuadent, flattent, menacent, et à l’occasion corrompent les électeurs ou le parlement ; souvent, ils conspirent avec d’autres groupes d’intérêts organisés afin de former des majorités de coalition. Malgré quelques exceptions, il est vrai dans l’ensemble que l’initiative de chaque mesure revient aux intérêts organisés, qui dans chaque cas la justifient bien entendu au nom des principes généraux du collectivisme. Certes, on a vu passer quelques lois pour la défense des faibles et des pauvres qui peuvent être considérées comme l’œuvre d’hommes charitables et désintéressés. Mais ces lois n’ont pas une très grande portée économique ni politique. Elles ont une grande importance au point de vue humanitaire, mais elles restent périphériques et superficielles, et c’est ainsi que les considèrent tous les collectivistes sérieux.
Les mesures qui ont profondément affecté l’ordre social en déplaçant d’importants avantages sociaux d’un groupe à un autre, d’une région à une autre, d’une profession à une autre, des individus aux sociétés anonymes ou aux gouvernements, toutes ces mesures décisives ont été dues à la pression exercée par des groupes intéressés sur les électeurs et les politiciens. Les mesures en question n’auraient pas été adoptées au moment où elles l’ont été sans l’agitation organisée, sans les démarches dans les couloirs du parlement, sans l’influence exercée par ces groupes. Aucun historien sérieux ne pourrait se flatter d’avoir expliqué les tarifs protecteurs, ni le système des primes et des subventions, ni les lois monétaires et bancaires, ni la législation sur les sociétés, ni le statut actuel de la propriété, ni la politique agraire et ouvrière, avant d’avoir regardé l’envers des revendications et des justifications abstraites, et d’avoir identifié les groupes d’intérêts qui, dans chaque cas, ont fait adopter la loi appropriée.
Ne confondons pas cette manière de comprendre l’histoire avec la classification arbitraire de la société en classe capitaliste et prolétariat. On rendrait évidemment service à la propagande révolutionnaire en déclarant avec Marx que l’Etat moderne n’est « rien de plus qu’un comité administrant les affaires consolidées de l’ensemble de la classe bourgeoise ». Mais on ne pourrait rien comprendre aux mesures prises par les Etats modernes si on les jugeait uniquement dans l’hypothèse de l’existence d’une « classe bourgeoise » possédant des « affaires consolidées ». Examinons par exemple le tarif douanier américain en vigueur au moment où le bill Hawley-Smoot fut signé par le président Hoover en 1930. Tout le monde sera d’accord pour reconnaître qu’à peu d’exceptions près, ce sont les producteurs de chaque marchandise frappée d’un droit qui ont été à l’origine de l’article du tarif qui la visait, et que le droit de douane a représenté, soit une satisfaction accordée à leurs demandes, soit un compromis entre ces demandes et les objections soulevées par les représentants de quelque autre intérêt. Personne ne saurait prétendre que ce tarif, qui exerça une influence profonde sur toute l’économie américaine, sans parler de l’économie mondiale, a été conçu, dans aucun sens du terme, par l’ensemble de la « classe bourgeoise ». L’essence même de ce tarif, et de tous ceux qui l’ont précédé, et que, loin de représenter les « intérêts consolidés » des hommes d’affaires considérés comme une classe, il représente les intérêts particuliers de certains d’entre eux.
Quelle est, par exemple, la « protection » assurée par des droits de douane sur l’acier, ou sur n’importe quel autre produit, à des industries comme les chemins de fer, les compagnies de distribution de force et d’éclairage, de télégraphe et de téléphone, les entreprises du bâtiment, l’automobile, la presse, l’hôtellerie, les boulangeries, les industries laitières et les distributeurs de leurs produits, les tramways, les autobus, les bacs, les compagnies de navigation fluviales et lacustres, les transports, ou encore toutes les industries de fournitures de services, comme par exemple les garages et les postes d’essence[5] ? L’analyse de la loi douanière prouve abondamment que ce sont certains producteurs, et non pas l’ensemble des producteurs américains, qui sont responsables de la réglementation actuelle du commerce par la loi. L’affirmation marxiste selon laquelle le Congrès aurait légiféré dans l’intérêt des « affaires consolidées » de la classe bourgeoise est aussi fausse que celle des défenseurs du tarif lorsqu’ils prétendent avoir légiféré dans l’intérêt de l’ensemble du peuple américain.
Sous un régime de collectivisme progressif, et précisément parce qu’il est progressif, les interventions de l’Etat sont presque toujours dues à l’initiative de groupes privés. Ces derniers prétendent toujours que leur intérêt particulier se confond avec l’intérêt national. Mais c’est l’intérêt privé qui les incite à soulever la question. Le parlement peut repousser leur prétention si quelqu'un sait en démontrer la fausseté. Mais, dans la mesure où le parlement fait quelque chose, il doit écouter les demandes qu’on lui présente. Il ne bouge pas avant d’avoir été mis en mouvement par la revendication d’un groupe quelconque. Il ne possède en effet aucun autre criterium qui lui permette de décider quand, où, et pourquoi il doit intervenir. Supposons par exemple qu’il n’y ait pas de tarif douanier, qu’aucun démarcheur ne puisse entrer en relation avec aucun membre du Congrès, et que le Congrès, tout en croyant au principe abstrait de la protection nationale, ne puisse se renseigner qu’auprès d’économistes absolument désintéressés, par exemple de gens qui auraient étudié toute leur vie dans un monastère tibétain. La loi ressemblerait-elle à l’un quelconque des tarifs existants ? Des gens également intéressés à aider d’une part l’industrie automobile à avoir de l’acier à bon marché, et de l’autre à permettre à l’industrie sidérurgique de maintenir ses prix pourraient-ils faire une loi douanière ? Ou des gens également intéressés à permettre d’une part aux constructeurs et aux industriels d’acheter des matériaux à bon marché, et de l’autre aux producteurs des mêmes matériaux de vendre à des prix protégés ?
Le tarif protecteur n’est pas le seul exemple. On retrouve le même principe dans les mesures collectivistes destinées à protéger les agriculteurs ou les ouvriers. Chose d’ailleurs très significative : elles sont en général proposées sous le prétexte qu’il est nécessaire de compenser certaines marges, certains privilèges ou certains désavantages. En examinant toutes ces mesures en détail, on constate presque toujours qu’en fait elles ne sont pas dues à l’initiative « de l’ensemble des cultivateurs », ni « de l’ensemble des ouvriers », mais de certains intérêts particuliers parmi les cultivateurs ou les ouvriers.
L’’’Agricultural Adjustment Act’’ par exemple, dans ses dispositions relatives au coton, a tenu fort peu de compte des fermiers et des métayers, sans parler des ouvriers agricoles privés de travail par la restriction de la production. En réduisant la production par la diminution des superficies cultivées il a négligé les revendications des producteurs capables d’obtenir un bon rendement. De plus, à l’origine, l’’’Act’’ lui-même avait désigné les sept produits « de base » ayant droit à des subventions ; ce nombre fut ensuite porté à seize par suite des démarches entreprises par plusieurs intérêts organisés. Tous les autres cultivateurs durent contribuer à ces subventions en payant les taxes de transformation. C’est ainsi qu’un producteur de lait dut payer une taxe sur le coton, le blé, les porcs et le maïs. Mais il ne recevait pas de subvention. Je ne veux pas dire que dans la situation critique de 1933 une telle législation n’ait pas été momentanément conforme à l’intérêt général. Je veux simplement illustrer le principe fondamental du collectivisme progressif, à savoir que ses mesures spécifiques tirent leur origine d’intérêts particuliers, et que son progrès est dû aux influences exercées par des groupes d’intérêts organisés.
C’est le même principe qui tend à dominer la législation ouvrière. En analysant les lois promulguées en faveur des ouvriers, on constate qu’à part certaines lois purement humanitaires, elles reflètent assez fidèlement les avantages stratégiques de certains groupes ouvriers. C’est ainsi que les ouvriers du rail sont mieux protégés par des lois spéciales que ceux de tout autre groupe, et, à l’intérieur même de cette corporation, les membres des fraternités[6] sont mieux protégés que les ouvriers d’atelier et que les manœuvres chargés de l’entretien des voies. Les lois sociales d’assurance contre le chômage et de contrats collectifs protègent les groupes bien installés, occupant une position stratégique, et puissamment organisés. Elles ne peuvent pas donner la même protection aux domestiques par exemple, ni aux travailleurs occasionnels.
L’insoluble paradoxe de la lutte politique entre les groupes d’intérêts
Peu importe où commence ce genre de collectivisme. Qu’il commence par des droits de douane en faveur de certains industriels, par des lois spéciales pour certains travailleurs, par des primes pour les cultivateurs, une chose est certaine, c’est que, dans une société démocratique, lorsqu’on accorde un privilège, on doit bientôt en accorder d’autres. On peut dire que le jour où les Etats modernes ont abandonné le principe de Jefferson, qui ne voulait donner de privilèges à personne, ils se sont condamnés à donner des privilèges à tout le monde.
C’est ainsi qu’en protégeant une industrie par un droit de douane, on rend irrésistibles les exigences analogues des autres industries. On finit par en arriver au point où les droits de douane deviennent universels et pour ainsi dire prohibitifs pour tous les produits susceptibles d’être manufacturés à l’intérieur. Ce point a presque été atteint par les Etats-Unis en 1930. Mais ces droits de douane ne sont qu’un commencement. Les milieux agricoles demandent à leur tour des protections et des subventions pour obtenir la « parité ». Un système très poussé de législation ouvrière exige toujours l’appui d’un tarif très protecteur. C’est ainsi que le ‘’National Industrial Recovery Act’’, qui a voulu par le moyen de lois fédérales (les « codes ») améliorer les salaires et les conditions de travail, a stipulé que si l’importation en « quantités substantielles » d’un article quelconque « rendait inefficace l’application d’un code », cette importation pourrait être prohibée[7].
En essayant de protéger tous les intérêts susceptibles d’exercer une influence sur le gouvernement, on annule un grand nombre des avantages particuliers accordés à chacun d’entre eux. Un industriel protégé à lui seul dans une économie libre-échangiste jouira naturellement d’un avantage considérable. Mais si le producteur qui lui fournit ses matières premières est lui aussi protégé, une partie de cet avantage se trouve supprimée, car son prix de revient augmente d’autant. S’il faut en outre donner des primes et des subventions aux cultivateurs pour les protéger eux aussi, le premier « protégé » non seulement est obligé de contribuer à cette protection en prélevant sur ses bénéfices, mais il découvre bientôt que la vie est devenue plus chère pour ses ouvriers. Lorsque ces derniers se syndiquent pour obtenir l’augmentation de leur salaire réel, les bénéfices de l’employeur se trouvent de nouveau réduits.
Si ce collectivisme cumulatif avait pour seul effet d’annuler les avantages spéciaux dont jouissent les divers groupes d’intérêts, on pourrait le considérer comme une méthode inoffensive permettant de leur donner une apparence de privilèges sans qu’il n’en coûte rien à la collectivité. Si, en rendant le privilège universel, les avantages particuliers se trouvaient neutralisés, si en donnant à tous les intéressés successivement une faveur spéciale, on finissait par les mettre tous sur le même pied, le procédé pourrait paraître assez sot, mais il ne serait pas dangereux. Les partisans du collectivisme progressif semblent d’ailleurs avoir une idée de ce genre derrière la tête[8].
La notion d’égalité des privilèges pour tous les intérêts a d’ailleurs été élevée à la hauteur d’un programme d’économie sociale. C’est ce qu’on appelle en Italie l’Etat Coporatif. En Russie, elle est partiellement incorporée au régime soviétique. Longtemps auparavant, elle avait été adoptée par plusieurs écoles de réforme sociale, entre autres par les socialistes « guildistes » et par toute espèce de syndicalistes. La théorie de tous ces programmes est que le gouvernement doit être « fonctionnel » plutôt que géographique, c'est-à-dire que dans l’Etat, tout individu doit être représenté plutôt en tant que travailleur qu’en tant que citoyen. Un grand nombre de démocrates ont été attirés par cette idée, pensant que la représentation avouée des intérêts particuliers était préférable aux démarches politico-parlementaires de groupes qui se font passer pour des patriotes désintéressés. Ils ont été tentés par l’espoir de voir l’aveu franc des intérêts particuliers neutraliser leur égoïsme et le transformer en une conception réaliste mais harmonieuse de l’intérêt général.
Mais l’inconvénient de ces programmes est qu’ils consacrent les intérêts égoïstes et ne font rien pour les limiter. Car un grand nombre d’intérêts particuliers, de quelque manière qu’on les combine, ne constituent en aucune manière l’intérêt général. Confier le gouvernement d’une nation à un tel organisme serait remettre le pouvoir suprême à une coalition des intérêts les plus puissants. En fait, bien que l’apparence d’une telle organisation existe en Italie, en Russie et même en Allemagne, elle ne possède dans aucun de ces pays un pouvoir réel. Le pouvoir suprême appartient à la dictature, et seule une dictature peut espérer empêcher une chambre d’intérêts de conspirer sans cesse contre le bien public.
Il n’y a aucune raison de croire que l’on peut équilibrer ou réglementer les activités égoïstes de groupes particuliers en en organisant un nombre de plus en plus grand. Au cours de la période historique pendant laquelle les organisations d’intérêts ont manifesté une activité croissante et de plus en plus admise, on a assisté à une très importante évolution. D’une part, en établissant des restrictions de toutes espèces, on a mis obstacle à la production des richesses et l’on s’est servi des monopoles pour enrichir certains intérêts favorisés. D’autre part, les privilèges organisés ayant acquis une respectabilité consacrée, le public s’est persuadé que chacun a le droit d’invoquer la loi pour augmenter ses revenus.
Tel est le paradoxe insoluble du collectivisme progressif qui s’est développé dans le monde occidental depuis soixante ans ; chacun compte sur l’intervention de l’Etat pour produire une abondance universelle, cependant que presque tout ce que l’Etat fait ou tolère tend à la ‘’restriction’’ de la production des richesses. Par de telles mesures, les Etats modernes ont déçu les espoirs que leur politique avait fait naître. Ils ont pris des mesures de raréfaction tout en faisant croire aux peuples que ces mesures produiraient l’abondance. C’est à ce paradoxe qu’est due en grande partie la tension qui met en danger le monde moderne.
La restriction des richesses
Un très grand nombre d’économistes ont jugé tout à fait évident qu’un système de collectivisme progressif, comportant des tarifs douaniers et des subventions, la fixation des prix et des salaires, réduirait nécessairement la richesse des nations. L’un d’entre eux est même allé jusqu’à dire que « seuls les faibles d’esprit et les représentants stipendiés des intérêts établis sauraient contester cette vérité »[9]. Elle est cependant contestée dans tous les Etats modernes, et les masses sont loin d’être persuadées que c’est s’appauvrir délibérément que de restreindre la production.
Chose curieuse et significative : alors que presque tous les groupes d’intérêts sont partisans de certaines mesures collectivistes, aucun ne les soutient toutes sans exception. C’est ainsi par exemple que la taxe de transformation sur le coton, destinée à payer les planteurs pour qu’ils restreignent leur production, et à faire ainsi monter les prix, a été invalidée par la Cour Suprême à la suite d’un procès intenté par une société textile qui jouit d’une forte protection douanière[10]. Des industriels à qui la loi procure le privilège d’un marché intérieur réservé sur lequel ils peuvent vendre à un prix très avantageux, n’ont aucune difficulté à comprendre les inconvénients des lois dont l’effet est d’élever artificiellement le prix de leurs matières premières. Ils comprennent aussi très bien les inconvénients des tarifs de salaires syndicaux. Toutes les raisons de respecter la loi de l’offre et de la demande, tous les arguments contre les monopoles, les restrictions, la raréfaction leur paraissent évidents, excepté dans le domaine où ils disposent eux-mêmes d’un marché réservé protégé par le gouvernement.
Les administrateurs des grandes sociétés se rendent parfaitement compte que la production des richesses se trouve restreinte par les lois ouvrières et les contrats collectifs qui permettent à leurs ouvriers de travailler moins en étant payés davantage. Mais ils ont beaucoup plus de mal à voir que, lorsqu’au moyen de droits de douane ou de cartels ils réduisent la production et font monter les prix au-dessus du niveau du marché, ils pratiquent eux aussi une politique d’appauvrissement. Ils sont disposés à fermer leurs usines plutôt que de baisser leurs prix, et ils demandent des droits protecteurs pour empêcher l’étranger de vendre à plus bas prix. Mais ils comprennent fort bien que les principes économiques les plus sains sont foulés aux pieds lorsque le gouvernement aide les fermiers à cultiver moins de coton et à massacrer des gorets, lorsque les salariés veulent travailler moins d’heures au « salaire en vigueur ». Les cultivateurs qui comptent sur toute l’autorité du gouvernement pour les aider à faire monter les prix en diminuant la production, incrimineront de la même voix les chemins de fer et les services publics coupables de ne pas contribuer à l’expansion de la production par la baisse des tarifs[11].
C’est ainsi que dans le débat qui accompagne le progrès du collectivisme progressif, on constate que les intérêts particuliers demandent le protectionnisme pour eux-mêmes et le libre-échange pour ceux avec qui ils traitent leurs affaires. Si l’on veut faire un plaidoyer en faveur du système, on en trouvera les éléments en rassemblant les arguments que chaque intérêt a utilisés pour défendre son privilège particulier. On pourrait obtenir de chaque producteur une note séparée justifiant chaque article du tarif douanier, une note d’un administrateur de société pour justifier chaque prix fixé par un monopole, une note pour chaque subvention de chaque intérêt subventionné, une du bénéficiaire de chaque loi de restriction. Ces notes seraient présentées par des hommes d’affaires, des cultivateurs, des syndicalistes. Elles seraient rédigées par des avocats, des économistes et des experts, dont les uns se font appeler conservateurs et les autres progressistes, et leur réunion constituerait un plaidoyer intéressant pour l’ensemble du système. Mais on pourrait réunir une collection toute aussi impressionnante de notes séparées, rédigées par les porte-paroles des mêmes groupes, et dénonçant le caractère anti-économique, immoral, inconstitutionnel, souvent anti-national et subversif que présentent les mêmes pratiques lorsque ce sont d’autres groupes qui s’y livrent.
Ces plaidoyers contradictoires sont des exemples éclatants de l’aptitude de l’homme à voir la paille dans l’œil de son voisin et à ne pas voir la poutre dans le sien propre, et l’on est obligé de se demander comment les partisans désintéressés du collectivisme progressif peuvent se persuader eux-mêmes qu’ils possèdent une philosophie politique rationnelle. Sur le plan de la politique, il y a l’action et la réaction des groupes d’intérêts en lutte pour obtenir l’assistance du pouvoir. Sur le plan du débat populaire, les intérêts plaident chacun leur cause, et chacun prétend qu’il servira l’intérêt général si l’on met le pouvoir à sa disposition. Le collectiviste progressif doit supposer qu’au-dessus de ces groupes et de leurs plaidoyers il existe un pouvoir souverain capable de discerner l’universel dans le particulier, et de lui donner force de loi. Il doit supposer que les électeurs et le parlement possèdent un criterium, un corps de doctrines qui leur permet, après avoir entendu tous les arguments et subi toutes les pressions, de déterminer quelles importations il faut restreindre, quelles industries, quelles professions et quelles régions il faut favoriser, quels prix et quels salaires il faut fixer, et à quels taux.
Il faut que nous nous rendions bien compte du véritable caractère des jugements que le collectivisme progressif demande aux électeurs et à leurs représentants. On ne veut pas qu’ils se contentent d’interpréter et d’appliquer un système de droits établis au milieu d’intérêts établis. Au contraire, on leur demande de créer une série de droits nouveaux, les uns en remplacement, et les autres, plus nombreux, en supplément des droits anciens. Ils détruisent ainsi certains droits établis et en créent d’autres. Le collectivisme progressif impose donc à une démocratie une tâche particulièrement malaisée. Elle nécessite la création continuelle de nouveaux privilèges ; il faut supposer que le peuple et ses parlements sont capables de juger sans erreur quels sont les privilèges qui serviront l’intérêt général, et quels sont ceux qui le desserviraient. Car sous un régime de collectivisme progressif, l’Etat ne se contente pas de faire appliquer des droits existants. Il n’abolit pas non plus de privilèges et ne liquide pas d’intérêts établis. Il institue dans un nombre croissant de domaines des associations entre le gouvernement et certains intérêts choisis. Le gouvernement doit par conséquent décider continuellement des intérêts avec lesquels il veut s’associer et des conditions de l’association.
La véritable nature du collectivisme progressif s’est révélée d’une façon très claire dans le ‘’New Deal’’, tel qu’il existait avant son invalidation par la Cour Suprême des Etats-Unis. Le ‘’National Industrial Recovery Act’’ avait encouragé les industries à s’organiser comme des agents de l’Etat. On donna ensuite à chacun des groupes ainsi formés le pouvoir de légiférer non seulement pour tous ceux qui y travaillaient, mais encore pour tous veux qui voudraient commencer à y travailler. Il était impossible d’illustrer de façon plus claire et plus franche ce que l’on veut dire lorsqu’on affirme que le collectivisme progressif signifie l’octroi de privilèges à des intérêts choisis. Le droit de faire des lois et d’en exiger l’application sous peine d’amende et d’emprisonnement est en effet l’attribut essentiel de la souveraineté, et cette délégation de souveraineté à des intérêts choisis est exactement ce que signifie le mot privilège. Dans le cas de la ‘’NRA’’, le privilège a été accordé à certaines organisations économiques et, au moins en théorie, aux ouvriers de l’industrie[12]. Les codes industriels étaient en fait des chartes analogues à celle qui fut jadis octroyée à la Compagnie des Indes, et à celles que reçoivent aujourd'hui les compagnies municipales, déléguant l’exercice du pouvoir souverain dans un ressort déterminé.
Dans l’’’Agricultural Adjustment Act’’, ainsi que dans des lois accessoires telles que le ‘’Bankhead Cotton Control’’ et le ‘’Kerr Tobacco Act’’, l’octroi du privilège et la délégation de l’autorité de l’Etat n’étaient pas aussi manifestes. Ils constituaient néanmoins l’essentiel des mesures en question. Entre tous les cultivateurs américains et les produits qu’ils récoltent, le Congrès choisit sept articles, et autorisa le Secrétaire à l’Agriculture à lever des taxes et à en consacrer le produit à subventionner les producteurs de ces sept articles. Les producteurs de ces articles sélectionnés eurent désormais un droit acquis, protégé par la loi et une subvention, et opposable à tous ceux qui tenteraient de les empêcher d’en jouir. Chose significative, on ne se contenta pas de donner une position privilégiée entre tous les cultivateurs aux producteurs des sept produits de base ; mais on donna également un privilège tout spécial aux producteurs de coton et de tabac. On peut discuter sur le point de savoir si cette circonstance est due au fait que ces deux productions étaient particulièrement éprouvées, ou à ce que les planteurs de coton et de tabac occupent une position stratégique importante dans le parti démocrate. Une chose est claire, c’est que les privilèges furent octroyés à peu près en proportion de l’influence des groupes intéressés.
Cette explication de la nature du collectivisme progressif se trouve confirmée lorsque nous examinons les efforts faits par le gouvernement Roosevelt pour accorder des privilèges équivalents à des intérêts moins puissants. La symétrie inhérente à la conception du collectivisme progressif, de simples considérations de justice, et les sympathies personnelles d’un grand nombre de ‘’New Dealers’’ exigeaient par exemple que, du moment que l’on donnait des privilèges si extraordinaires à de grandes industries comme celle de la sidérurgie, et du moment que l’Etat s’associait avec les planteurs de coton, les salariés devaient également recevoir des privilèges. Mais l’expérience montra que la plupart des salariés était trop faibles pour exercer le privilège que le gouvernement avait essayé de leur donner, et que le gouvernement n’était pas assez fort pour rendre ces privilèges effectifs. Le système ne put fonctionner partout où faisaient défaut de puissantes organisations capables d’utiliser les privilèges que l’Etat était disposé à octroyer. Les fraternités de cheminots, par exemple, sont capables de profiter de la position privilégiée que leur donne la loi. Mais les ouvriers agricoles, à qui aucun privilège ne fut offert, n’auraient pas pu les exercer même si on en avait donné. Le système du collectivisme graduel ne leur pouvait leur donner que des aumônes.
Le collectiviste progressif doit croire qu’il est possible de répartir une masse de privilèges entre les divers groupes d’intéressés de manière à élever le niveau général de la vie. Il doit croire qu’un parlement élu répartira ces privilèges en vertu d’une conception générale du bien public, et non pas conformément aux démarches des groupes d’intérêts organisés. Une telle possibilité est-elle concevable dans un régime démocratique ? Elle est certes concevable sous une dictature, si l’on admet que le dictateur sait, en général et en particulier, ce qui est conforme au bien public. Mais il est improbable qu’un corps électoral, après avoir écouté une infinité de plaidoiries contradictoires, se montre capable de déceler l’intérêt général dans les intérêts particuliers, sauf par hasard, et avec de la chance. Il peut y avoir, comme l’a dit le professeur Carver, « au moins une possibilité théorique d’amélioration par voie de réglementation restrictive » ; sans doute « on peut imaginer un système de privilèges si judicieusement et si finement organisé qu’il élèverait le niveau de vie en accroissant la production des richesses et en en améliorant la répartition »[13]. Mais aucun économiste n’a jamais tracé le plan d’un tel système, et il y a peu de chances pour qu’une démocratie puisse discerner la vérité derrière les plaidoyers individuels, pour qu’elle soit capable de résister aux pressions, et pour qu’elle puisse savoir, même approximativement, quels intérêts favoriser et dans quelle mesure. S’il était possible de répéter l’expérience un nombre de fois suffisant, une démocratie pourrait peut-être, en vertu de la loi des probabilités, découvrir à force de recherches et d’erreurs le bon système de privilèges. Mais, comme l’a remarqué un grand philosophe, une bande de singes à qui l’on aurait appris à taper à la machine pourrait aussi, à condition de taper pendant l’éternité, finir par écrire un drame de Shakespeare.
En effet, il est théoriquement possible qu’un système de privilèges augmente la richesse, mais il y a mille chances contre une pour que les privilèges accordés soient réductibles à un dénominateur commun. A peu d’exceptions près, les bénéficiaires seront garantis, avec l’appui de l’autorité de l’Etat, de recevoir un revenu plus grand pour un effort moindre. Cela signifie que les non-bénéficiaires auront un revenu plus petit en échange d’un effort plus grand. Dans l’ensemble, et dans la pratique ordinaire des affaires humaines, les tarifs, les subventions, la réglementation des prix et des salaires sont proposés par des gens qui cherchent à augmenter leurs revenus, non pas en accroissant la production des richesses mais en obtenant une plus grande part des richesses déjà produites. « Le but et le résultat de tout accord de fixation des prix, s’il exerce un effet », dit la Cour Suprême, « est l’élimination d’une forme de concurrence. Le pouvoir de fixer les prix, qu’il soit exercé raisonnablement ou non, entraîne le pouvoir de contrôler le marché et de fixer des prix arbitraires ou déraisonnables »[14].
Ainsi, lorsqu’un droit de douane empêche le consommateur intérieur d’acheter l’acier le meilleur marché qui soit produit dans le monde, cela signifie que l’Etat a décidé que la nation doit utiliser de l’acier plus cher. La nation doit par conséquent se contenter d’une moindre quantité d’autres marchandises. Le capital, le travail et l’habileté technique et commerciale consacrés à la fabrication d’acier plus cher ne sont plus disponibles pour d’autres productions. Le même principe s’applique à la réglementation des prix et des salaires. Si l’on fixe certains prix et certains salaires à un niveau élevé, et si la réglementation est observée, elle revient à lever une taxe sur tous les autres prix et salaires. Si on les fixe à un niveau bas, les victimes sont exploitées au profit de tous les autres. Ceux qui reçoivent la subvention obtiennent un revenu plus grand pour un effort moindre, et ceux qui la paient ont un revenu moindre pour un effort plus grand. Mais comme un système de collectivisme progressif tendra toujours à favoriser les intérêts organisés, reconnaissables et qui mettent de l’insistance à présenter leurs revendications, comme de plus ils manifestent cette insistance non pas pour pouvoir travailler plus mais pour recevoir davantage sans travailler davantage, l’effet général du système sera de diminuer la production de richesses.
Certes, il est parfois difficile de discerner comment une des mesures isolées du système réduit la production des richesses. Certaines mesures n’ont qu’un effet négligeable. En certains cas les arguments des partisans de la mesure sont si persuasifs qu’on a l’air d’un doctrinaire absurdement obstiné lorsqu’on élève des objections au nom d’un principe général. Pendant l’ère du collectivisme progressif, la philosophie à la mode a exigé que l’on décriât les principes généraux et que l’on envisageât uniquement le pour et le contre dans chaque cas particulier. Mais cela équivaut à étudier les arguments de tous les inventeurs de machines à mouvement perpétuel, tout en rejetant la deuxième loi de la thermodynamique sous prétexte qu’elle est trop doctrinaire.
Il n’est pas facile de discerner l’effet de chaque mesure particulière, mais il est certain que l’effet total de l’élévation des prix et des salaires obtenue en restreignant les marchés et en limitant la division du travail est de réduire la production des richesses
Nouveaux espoirs
Mais en même temps les collectivistes ont appris aux hommes à croire que le gouvernement peut et doit les enrichir. Les fermiers et les salariés qui viennent demander des droits de douane, des subventions, des monopoles, des fixations de prix et de salaires, ne font que suivre l’exemple des industriels qui leur ont dit que la protection douanière engendre l’abondance et que la concentration du contrôle dans les grandes sociétés procure la prospérité et la stabilité. Dans une société qui a adopté le point de vue collectiviste, chacun est en quelque sorte invité en permanence à inventer un nouveau moyen permettant au gouvernement d’améliorer ses revenus. C’est pourquoi le grand maître du collectivisme a été non pas Karl Marx, mais l’exemple donné par les hommes qui, pendant soixante ans ont réussi à faire intervenir l’Etat en leur faveur. Ce n’est pas la propagande socialiste qui a converti les nations : c’est la pratique du collectivisme progressif qui a fait croire au peuple que du moment que l’intervention de l’Etat avait pu enrichir certaines gens, elle pourrait enrichir tout le monde.
L’ancienne doctrine enseignait que la richesse s’accroît par le travail, par l’esprit d’entreprise et par l’épargne, et que le moyen de réaliser une juste répartition des revenus est d’abolir les privilèges. Elle a été débordée par une vérité d’expérience : à savoir que certains individus s’enrichissent énormément lorsque le gouvernement les aide. C’est pourquoi le peuple est convaincu que l’Etat possède le pouvoir magique de créer la prospérité. Peu à peu, ils en sont venus à penser que leurs perspectives sont aussi vastes que le gouvernement est fort ; que plus le gouvernement est fort, plus il peut avec certitude satisfaire leurs désirs. Et lorsque cette doctrine s’est entièrement emparée des esprits, on en arrive au point où les hommes cessent de se rendre compte qu’il y a un rapport essentiel entre production et consommation, entre le travail et la richesse. Ils croient, au contraire, que le rapport essentiel est celui qui existe entre la richesse et le pouvoir de l'Etat. Ce n’est plus le travail, mais la loi, mais la force de l'Etat, la puissance du gouvernement que l’on considère comme la source de toute prospérité matérielle.
La croyance en ce miracle est due à une illusion d’optique. Le pouvoir de l'Etat, en tant que tel, ne produit rien ; il ne peut que répartir ce qui a été produit. Même si l'Etat exploite une ferme, comme en Russie, ou une usine hydro-électrique, comme à Muscle Shoals, la richesse créée vient, non pas du pouvoir de commandement et de contrainte du gouvernement, de son pouvoir d’autorisation ou d’interdiction, mais du travail, de l’invention, et des ressources naturelles. La raison pour laquelle l'Etat ‘’paraît’’ créer des richesses en exerçant son pouvoir est qu’il peut, ce faisant, enrichir ‘’quelques’’ membres de la collectivité.
L’illusion n’est pas neuve. Au XIIe siècle, il y avait sur le Rhin, qui était alors la route commerciale la plus importante de l’Europe centrale, dix-neuf stations percevant des péages. Ils étaient perçus par les forces armées rassemblées autour des châteaux dont les ruines font aujourd'hui la joie des touristes. Au XIIIe siècle, on y ajouta vingt-cinq péages nouveaux, et vers la fin du XIVe siècle il y en avait soixante-deux ou soixante-quatre en tout[15].
Un grand nombre de ces stations appartenaient au duché de Clèves, et on les appelait le « trésor ». Ces péages n’ajoutaient naturellement rien à la richesse de l’Europe, mais ils enrichissaient considérablement ceux qui les touchaient. Comme on le voit par cet exemple caractéristique, le pouvoir politique qui crée le privilège ne produit pas de « trésor ». Il extorque le trésor de ceux qui l’ont produit. L’illusion d’optique est due au fait que les hommes prennent pour de la production de richesses l’enrichissement de ceux qui perçoivent les péages.
Les divers modes de protection et de privilèges, tels que tarifs, subventions, franchises, monopoles, concentration du contrôle, ont effectivement enrichi un certain nombre de gens. C’est là la vérité d’expérience qui vient à l’appui de la croyance populaire en la puissance de l'Etat. Le public se dit : pourquoi pas nous aussi ? Les non-privilégiés viennent à leur tour demander des privilèges à titre de compensation, et pour obtenir l’égalité avec ceux que l'Etat favorise, pour pouvoir négocier avec eux, ou se défendre contre eux. Car le principe interne du collectivisme progressif, principe qui est en même sa profonde erreur, est qu’il ne démantèle pas les châteaux des bords du Rhin et n’abolit pas les péages : il s’efforce au contraire, et en vain, de faire de chaque chaumière un château-fort pourvu d’un bureau de péage.
La lutte pour le pouvoir
En essayant d’universaliser les privilèges, de donner des privilèges à tous, on a consacré officiellement les espoirs que chacun forme de voir l'Etat garantir sa prospérité. En même temps, les mesures collectivistes, telles que tarifs, primes, salaires et prix fixés, revenus garantis, etc., ont pour effet général de gonfler les prix de revient réels, de réduire le rendement réel du capital et du travail, de subventionner le producteur à prix de revient élevé aux dépens du producteur à bas prix. Ainsi d’une part l'Etat donne des espérances au peuple, qu’il fasse le miracle de procurer à chacun à revenu important et stable (deux cents dollars par mois selon le plan Townsend)[16] en généralisant le privilège qui consiste à avoir le droit de ne pas produire le plus de richesses possible avec le meilleur rendement possible.
C’est pourquoi la lutte pour le pouvoir est devenue de plus en plus intense sous le collectivisme progressif. Lorsque les gens se rendent compte que leur fortune dépend de plus en plus de leur position politique, le contrôle de l’autorité de l'Etat devient de plus en plus précieux. Mais comme la multiplication des privilèges restreint la production des richesses et en dénature la répartition, le niveau de vie ne s’élève pas en proportion des espérances suscitées par l’exemple de ceux que les privilèges enrichissent. Au fur et à mesure que le collectivisme progressif avance, la lutte pour les privilèges s’exacerbe. Elle atteint sont point culminant dans la situation actuelle, où l’on voit le conflit intérieur se transformer en un conflit pour la redistribution du pouvoir et des privilèges nationaux dans le monde entier.
Notes et références
- ↑ A. V. Dicey (op. cit., p. 217) : « L’opinion législative anglaise a, depuis 1870, fait une réponse douteuse, sinon négative » à la question de savoir si « les maux qui mènent une collectivité à sa ruine » peuvent être guéris par « l’extension systématique de la liberté individuelle et l’abolition de toute espèce d’opposition ».
- ↑ Voir chap. XII.
- ↑ Charles A. Beard, ‘’The Open Door at Home’’, pp. 311-313.
- ↑ Op. cit., p. 32. Il s’agit de l’influence de Ricardo sur les économistes classiques du XIXe siècle.
- ↑ Ces industries sont extraites d’une liste plus complète réunie par le Dr Benjamin M. Anderson. Voir son discours à la Chambre de Commerce d’Indianapolis le 30 janvier 1936, publié par la Chase National Bank of New York.
- ↑ ’’Brotherhoods’’, appellation traditionnelle des syndicats de travailleurs qualifiés du rail aux Etats-Unis.
- ↑ Section 3 du ‘’National Industrial Recovery Act’’.
- ↑ C’était l’opinion courante de 1933 lors de l’adoption du ‘’New Deal’’ sous la ‘’NRA’’ et l’’’AAA’’. Tous les intérêts devaient jouir d’un monopole et être protégés. On espérait par ce moyen rendre les privilèges égaux.
- ↑ Lionel Robbins, ‘’The Great Depression’’.
- ↑ Affaire des usines Hoosac.
- ↑ Comparer par exemple, la politique de prix de la ‘’Tenessee Valley Authority’’, qui a le soutien du bloc des fermiers, avec celle de l’’’Agricultural Adjustment Administration’’.
- ↑ Voir Section 7 (a), ainsi ique le ‘’Wagner Labor Relations Act’’.
- ↑ Thomas Nixon Carver, ‘’Principles of National Economy’’, p. 467.
- ↑ Voir l’affaire des Trenton Potteries (n° 273 U.S. 392) citée par James Gerald Smith dans ‘’Economic Planning and the Tariff’’, p. 149.
- ↑ Heckscher, op. cit., vol. I, p. 57.
- ↑ Ce plan prévoit que les personnes âgées de plus de soixante ans n’auront plus le droit de produire et seront obligées de consommer.