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L'UNIQUE ET SA PROPRIÉTÉ | L'UNIQUE ET SA PROPRIÉTÉ | ||
1845 | 1845 | ||
« De ceux que nous jugeons grands comme de ceux que nous aimons, avait dit | |||
Stirner, tout nous intéresse, même ce qui n'a aucune importance; celui qui vient nous | |||
parler d'eux est toujours le bienvenu. » Cela suffirait, son mérite mis à part, pour | |||
expliquer l'intérêt du livre de Mackay et pour en faire regretter vivement les lacunes. | |||
Mais il a probablement tout dit, et personne n'achèvera de soulever le voile que | |||
cinquante ans d'oubli ont épaissi sur la vie et la personnalité de l'auteur de L'Unique. | |||
C'est vers son oeuvre que nous devons nous tourner, et lui demander comment il | |||
se fait que, si vite oubliée lorsqu'elle parut, elle se relève aujourd'hui si vivante et si | |||
actuelle. | |||
Les oeuvres originales de Stirner (nous laissons de côté les traductions de Say et | |||
de Smith et son Histoire de la réaction) sont peu nombreuses. Outre L'Unique et sa | |||
Propriété, son oeuvre capitale, et deux articles polémiques (Recensenten Stirners, 1845 | |||
— Die philosophischen Reactionäre, 1847), en réponse aux critiques que l'apparition | |||
de son livre avait provoquées de la part d'écrivains de différents partis, il n'existe de | |||
lui que quelques essais publiés de 1842 à 1844 dans la Reinische Zeitung de Marx et | |||
dans la Berliner Monatschrifft de Bahl. | |||
Ces articles <ref>Réunis en un volume pour la première fois en 1898 par J. H. Mackay, avec les Réponses aux | |||
objections, sous le titre : Max Stirner’s kleinere Schriften (Berlin, Schuster et Loeffler).</ref>, esquisses de son grand ouvrage, sont : 1o Le faux principe de notre | |||
éducation, ou Humanisme et Réalisme (Das unwahre Prinzip unserer Erziehung oder | |||
der Humanismus und Realismus, avril 1842); 2o L'Art et la Religion (Kunst und | |||
Religion, juin 181842, 3o De l'Amour dans l'État (Einiges Vorläufige von Liebesstaat, | |||
l844), ce dernier, simple esquisse d'un travail plus considérable que la censure | |||
supprima. Ajoutons-y deux études philosophiques sur des oeuvres littéraires alors | |||
célèbres : les Esquisses koenigsbergiennes de Rosenkranz (1842) et Les Mystères de | |||
Paris d'E. Sue (1844). | |||
Il serait à désirer que ces études préliminaires fussent mises à la porte du lecteur | |||
français; elles sont une introduction naturelle à la lecture du chef-d'oeuvre de Stirner, | |||
comme ses réponses aux objections, qui achèvent de préciser sa pensée, en sont le | |||
complément précieux. | |||
Nous leur demanderons de nous aider à comprendre ce que Stirner a voulu, ce | |||
qu'il a fait et ce qu'il est aujourd'hui pour nous. Que signifiait L'Unique et sa Propriété | |||
lorsqu'il parut, et quelle est sa signification actuelle ? | |||
Et d'abord — car appeler ce livre unique n'est qu'un jeu de mots très vain — | |||
quelles sont ses racines dans la pensée allemande contemporaine? Tout l'effort de la | |||
philosophie pratique du XIXe siècle a eu pour but de séculariser les bases de la vie | |||
sociale et d'arracher à la théologie les notions de droit, de morale et de justice. En | |||
Allemagne, c'est cette lutte contre la transcendance qui fait le caractère fondamental | |||
des travaux philosophiques des penseurs qui suivirent Hegel. La critique historique | |||
des sources religieuses y aboutit bientôt à la critique philosophique du sentiment | |||
religieux et les travaux d'exégèse chrétienne préludèrent à l'élude de la morale du | |||
Christianisme. | |||
Strauss avait ouvert la voie par sa Vie de Jésus en s'attaquant au caractère révélé | |||
des Évangiles; Bruno Bauer, dans sa Critique des Évangiles, se donna pour tâche de | |||
détruire le fond de religiosité et de mysticisme que la mythique de Strauss laissait | |||
subsister dans la légende chrétienne, et s'attaqua à l'esprit théologique en général. | |||
C'est à Bruno Bauer que succède logiquement Feuerbach, dont l'Essence du | |||
Christianisme eut un retentissement considérable. Comme Feuerbach le dit lui-même, | |||
« il étudie le Christianisme en général et, comme conséquence, la philosophie chrétienne | |||
ou la théologie ». Sans plus s'attaquer en historien au mythe chrétien comme | |||
Strauss ou à l'esprit évangélique comme Bauer, il étudie le Christianisme tel qu'il s'est | |||
transmis jusqu'à nous et se borne à en rechercher l'essence en le débarrassant « des | |||
innombrables mailles du réseau de mensonges, de contradictions et de mauvaise foi | |||
dont la théologie l'avait enveloppé ». Il en vint à conclure que « l'être infini ou divin | |||
est l'être spirituel de l'homme, projeté par l'homme en dehors de lui-même et contemplé | |||
comme un être indépendant... L'Homme est le Dieu du Christianisme, l'anthropologie | |||
est le secret de la religion chrétienne. L'histoire du Christianisme n'a pas eu | |||
d'autre tendance ni d'autre tâche que de dévoiler ce mystère, d'humaniser Dieu et de | |||
résoudre la théologie en anthropologie. » C'est en ramenant Dieu à n'être plus que la | |||
partie la plus haute de l'être humain, séparée de lui et élevée au rang d'être particulier, | |||
que la philosophie spéculative parvient à rendre à l'homme tous les prédicats divins | |||
dont il avait été arbitrairement dépouillé au profit d'un être imaginaire. Homo homini | |||
deus est la conclusion de la philosophie de Feuerbach <ref>Essence du Christianisme, trad. fr., pp. 5, 310, 323, 376.</ref> | |||
On sait l'enthousiasme que souleva chez la jeunesse allemande en rébellion contre | |||
la théologie hégélienne le pieux athéisme de l'auteur de l'Essence du Christianisme. | |||
— « Tu es qui restitues mihi haereditatem meam! » lui disaient volontiers les jeunes | |||
hégéliens chez lesquels cette religion de l'Humanité trouvait de fervents adeptes. | |||
Quoique formellement opposé à Feuerbach et à Bruno Bauer, contre lesquels est | |||
dirigée presque toute la partie polémique de L'Unique, Stirner est en réalité leur | |||
continuateur immédiat. | |||
Stirner est essentiellement antichrétien. Son individualisme même est une conséquence | |||
de ce premier caractère. Tout son livre est une critique des bases religieuses, | |||
de la vie humaine. Esprit infiniment plus rigoureux que ses prédécesseurs, la conception, | |||
au fond très religieuse, de l'Homme, ne peut le satisfaire, et sa critique impitoyable | |||
ne s'arrête que lorsqu'il a dressé sur les ruines du monde religieux et | |||
« hiérarchique » l'individu autonome, sans autre règle que son égoïsme. | |||
D'après Feuerbach, les attributs de l'homme jugés à à tort ou à raison les plus | |||
élevés lui avaient été arrachés pour en doter un être imaginaire « supérieur » ou « suprême | |||
». nommé Dieu. Mais qu'est-ce que l'Homme de Feuerbach, reprend Stirner, | |||
sinon un nouvel être imaginaire formé en séparant de l'individu certains de ses | |||
attributs, et qu'est-ce que l'Homme, sinon un nouvel « être suprême »? L'Homme n'a | |||
aucune réalité, tout ce qu'on lui attribue est un vol fait à l'individu. Peu importe que | |||
vous fondiez ma moralité et mon droit et que vous régliez mes relations avec le | |||
monde des choses et des hommes sur une volonté divine révélée ou sur l'essence de | |||
l'homme; toujours vous me courbez sous le joug étranger d'une puissance supérieure, | |||
vous humiliez ma volonté aux pieds d'une sainteté quelconque, vous me proposez | |||
comme un devoir, une vocation, un idéal sacrés cet esprit, cette raison et cette vérité | |||
qui ne sont en réalité que mes instruments. « L'au-delà extérieur est balayé, mais l'audelà | |||
intérieur reste et nous appelle à de nouveaux combats. » La prétendue « immanence | |||
» n'est qu'une forme déguisée de l'ancienne « transcendance ». Le libéralisme | |||
politique qui me soumet à l'État, le socialisme qui me subordonne à la Société, et | |||
l'humanisme de Bruno Bauer, de Feuerbach et de Ruge qui me réduit à n'être plus | |||
qu'un rouage de l'humanité ne sont que les dernières incarnations du vieux sentiment | |||
chrétien qui toujours soumet l'individu à une généralité abstraite; ce sont les dernières | |||
formes de la domination de l'esprit, de la Hiérarchie. « Les plus récentes révoltes | |||
contre Dieu ne sont que des insurrections théologiques. » | |||
En face de ce rationalisme chrétien, dont il a exposé la genèse et l'épanouissement | |||
dans la première partie de son livre, Stirner, dans la seconde, dresse l'individu, le moi | |||
corporel et unique de qui tout ce dont on avait fait l'apanage de Dieu et de l'Homme | |||
redevient la propriété. | |||
Le Dieu, avait dit Feuerbach, n'est autre chose que l'Homme. — Mais l'Homme | |||
lui-même, répond Stirner, est un fantôme qui n'a de réalité qu'en Moi et par Moi; | |||
l'humain n'est qu'un des éléments constitutifs de mon individualité et est le mien, de | |||
même que l'Esprit est mon esprit et que la chair est ma chair. Je suis le centre du | |||
monde, et le monde (monde des choses, des hommes et des idées) n'est que ma | |||
propriété, dont mon égoïsme souverain use selon, son bon plaisir et selon ses forces. | |||
Ma propriété est ce qui est en mon pouvoir; mon droit, s'il n'est pas une permission | |||
que m'accorde un être extérieur et « supérieur » à moi, n'a d'autre limite que ma | |||
force et n'est que ma force. Mes relations avec les hommes, que nulle, puissance | |||
religieuse, c'est-à-dire extérieure, ne peut régler, sont celles d'égoïste à égoïste : je les | |||
emploie et ils m'emploient, nous sommes l'un pour l'autre un instrument ou un | |||
ennemi. | |||
Ainsi se clôt par une négation radicale la lutte de la gauche hégélienne contre | |||
l'esprit théologique; et, du même coup, sont convaincus de devoir tourner sans fin | |||
dans un cercle vicieux ceux qui attaquent l'Église ou l'État au nom de la morale ou de | |||
la justice : tous en appelant à une autorité extérieure à la volonté égoïste de l'individu | |||
en appellent en dernière analyse à la volonté d'un « dieu » : « Nos athées sont de | |||
pieuses gens 1. » | |||
Si Feuerbach s'était rallié théoriquement à la « morale de l'égoïsme », ce n'avait | |||
été de sa part qu'une inadvertance, résultant de sa polémique antireligieuse, car sa | |||
doctrine de l'amour devait l'en tenir éloigné. Stirner ne tombe pas dans de pareilles | |||
inconséquences, et il tire avec une logique impitoyable toutes les conclusions renfermées | |||
dans les prémisses posées par ses prédécesseurs. Une fois renversé le monde de | |||
l'esprit, du sacré et de l'amour, en un mot le monde chrétien, l'intraitable droiture de | |||
sa pensée devait le conduire à ne plus voir dans les rapports entre les hommes que le | |||
choc des individualités égoïstes et la lutte de tous contre tous. Son individualisme | |||
antichrétien et anti-idéaliste peut légitimement taxer de faux individualisme toutes les | |||
doctrines auxquelles on attribue généralement ce caractère; en effet, si elles affranchissent | |||
l'individu des dogmes et secouent en apparence toute autorité, elles ne le | |||
laissent pas moins serviteur de l'esprit, de la vérité et de l'objet : pour l'Unique, l'esprit | |||
n'est que mon arme, la vérité est ma créature, et l'objet n'est que mon objet. Libéraux, | |||
socialistes, humanitaires, tous ces amants de la liberté n'ont jamais compris le mot « | |||
ni dieu ni maître » : « Possesseurs d'esclaves aux rires méprisants, ils sont eux-mêmes | |||
— des esclaves 2. » | |||
1 Remarquons en passant (que Stirner, qui ne connut — et assez superficiellement — que les | |||
premiers travaux de Proudhon, répond par avance à la pensée fondamentale de sa Justice dans la | |||
Révolution et dans l'Église et repousse toute opposition entre la justice purement humaine de la | |||
Révolution et la radicale incapacité de justice de l'Église. La dignité humaine, source de justice de | |||
Proudhon, vaut la dignité, source de moralité de Mill; à moins d'être un retour à la révélation, elles | |||
sont l'une et l'autre également incapables de justifier toute idée de sanction et d'obligation; la | |||
justice de l'une comme la morale de l'autre sont religieuses ou ne sont ni morale ni justice. Comme | |||
le dit excellemment Guyau, la morale des utilitaires (et la justice de Proudhon est dans le même | |||
cas) n'a jamais pu expliquer que le faire moral (la possibilité d'être amené à poser des actes | |||
conformes à la moralité), et non le vouloir moral (la moralité); la physique des moeurs ne peut | |||
devenir une morale que si elle en appelle inconsciemment à une « table des valeurs » religieuse. Il | |||
n'est d'autre réfutation de la morale théologique que la suppression de la théologie —et de la | |||
morale. | |||
2 Das unwahre Prinzip unserer Eiziehung, Kl. Schriften, édit. Mackay, p. 24. | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 13 | |||
* | |||
** | |||
Il est superflu de nous étendre longuement sur les détails de la pensée de Stirner; | |||
une simple lecture de son livre les fera connaître mieux qu'aucune analyse. Mais toute | |||
lecture est une traduction en une langue qui va s'écartant de plus en plus de celle de | |||
l'auteur; les oeuvres philosophiques les plus solidement pensées, si elles n'ont pas à en | |||
craindre d'autre, ne peuvent échapper à cette « réfutation ». L'induction scientifique, | |||
impuissante contre le réseau serré des déductions, en ronge chaque maille tour à tour, | |||
les points de vue se modifient, les termes reçoivent des définitions nouvelles, et, | |||
finalement, l'ossature logique de l'oeuvre demeure, mais la chair et le sang en ont | |||
changé et elle vit d'une vie toute nouvelle. Tel est le sort habituel de tous les travaux | |||
purement dialectiques, et Stirner y est soumis. Si l'oeuvre du moraliste reste inattaquable, | |||
il faut aujourd'hui, pour juger les conclusions de son livre, faire subir une | |||
espèce de remise au point à son principe, l'individu. | |||
Il importerait donc de dégager la véritable signification de l'Unique et de son | |||
égoïsme, et de nous demander ce qu'est à proprement parler, c'est-à-dire dans le | |||
domaine de l'action et de la vie et non plus de la théorie et du livre, l'individualisme | |||
de Stirner. Nous comprendrons ainsi ce qu'il peut devenir en nous, à quelle tendance | |||
il répond et quel rôle il peut remplir dans le mouvement actuel des esprits. Nous | |||
savons ce qu'il a détruit; mais quel sol a-t-il mis à nu sous les ruines du monde moral? | |||
Pouvons-nous espérer y voir lever encore une moisson, ou bien son « égoïsme » a-t-il | |||
creusé sous la vie sociale un gouffre impossible à combler à moins de nouveaux | |||
mensonges et de nouvelles illusions? Que faut-il entendre, en un mot, par le « nihilisme | |||
» de Stirner? | |||
Et d'abord, qu'est-ce que l'Unique? La polémique qui suivit l'apparition de l'oeuvre | |||
de Stirner est précieuse, en ce qu'elle achève de fixer le sens exact qu'y attachait son | |||
auteur. | |||
L'Unique est-il une conception nouvelle du Moi, le principe nouveau d'une | |||
doctrine nouvelle (un complément, par exemple, de la philosophie de Fichte 1 )? C'est | |||
ainsi que le comprirent les critiques. Feuerbach, Szeliga et Hess en 1845, Kuno | |||
Fischer en 1847, attaquèrent Stirner en se plaçant à ce point de vue, et parlèrent à | |||
l'envi d'un « moi principe », d'un « égoïsme absolu », d'une « dogmatique de l'égoïsme | |||
», d'un, « égoïsme en système », etc., tous virent dans l'individu une idée, un | |||
principe ou un idéal qui s'opposait à l'Homme. | |||
1 Stirner avait nettement répudié toute parenté entre son moi corporel et passager et le Moi absolu | |||
de Fichte, ce qui n'empêche pas Ed. von Hartmann de voir « dans son absolutisation du Moi la | |||
véritable conséquence pratique du monisme subjectif de Fichte ». C'est une des plus lourdes | |||
méprises dont notre penseur ait été victime. Je ne cite que pour mémoire l'opinion du critique | |||
auquel Stirner et l'Unique rappellent Machiavel et le Prince, et le critique français dont je ne | |||
retrouve pas le nom et dont tous ceux qui s'occupent de Stirner répètent la phrase sur « ce livre | |||
qu'on quitte monarque ». Voyez aussi, à titre de curiosité, un discours de H. von Bülow où Stirner | |||
est comparé à Bismarck. | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 14 | |||
Stirner leur répond : Le moi que tu penses n'est qu'un agrégat de prédicats, aussi | |||
peux-tu le concevoir, c'est-à-dire le définir et le distinguer d'autres concepts voisins. | |||
Mais toi tu n'es pas définissable, toi tu n'es pas un concept, car tu n'as aucun contenu | |||
logique; et c'est de toi, l'indisable et l'impensable, que je parle; l'Unique ne fait que le | |||
désigner, comme te désigne le nom qu'on t'a donné en te baptisant, sans dire ce que tu | |||
es; dire que tu es unique revient à dire que tu es toi; l'unique n'est pas un concept, une | |||
notion, car il n'a aucun contenu logique : tu es son contenu, toi, le « qui » et le « il » | |||
de la phrase. Dans la réalité, l'unique, c'est toi, toi contre qui vient se briser le royaume | |||
des pensées; dans ce royaume des pensées, l'unique n'est qu'une phrase — et une | |||
phrase vide, c'est-à-dire pas même une phrase; mais « cette phrase est la pierre sous | |||
laquelle sera scellée la tombe de notre monde des phrases, de ce monde au commencement | |||
duquel était le mot ». Et l'individu n'étant pas une idée que j'oppose à l'Homme, | |||
l'unique n'étant que toi, ton « égoïsme » n'est nullement un impératif, un devoir | |||
ou une vocation; c'est, comme l'unique, une — phrase, « mais c'est la dernière des | |||
phrases possible, et destinée à mettre fin au règne des phrases ». | |||
L'Unique est donc pour Stirner le moi gedankenlos, qui n'offre aucune prise à la | |||
pensée et s'épanouit en deçà ou au-delà de la pensée logique; c'est le néant logique | |||
d'où sortent comme d'une source féconde mes pensées et mes volontés. — Traduisons, | |||
et poursuivant l'idée de Stirner un peu plus loin qu'il ne le fit, nous ajouterons : | |||
c'est ce moi profond et non rationnel dont un penseur magnifique et inconsistant a dit | |||
par la suite : « Ô mon frère, derrière tes sentiments et tes pensées se cache un maître | |||
puissant, un sage inconnu; il se nomme toi-même (Selbst). il habite ton corps, il est | |||
ton corps 1. » | |||
Telle est la source vive que Stirner a fait jaillir de la « dure roche » de l'individualité, | |||
et tel est, je pense, le fond positif et fécond de sa pensée. Mais ce fond, le | |||
logicien, ancien disciple de Hegel, ne fit que l'entrevoir et l'affirmer; il soupçonne « la | |||
signification d'un cri de joie sans pensée, signification formidable qui ne put être | |||
reconnue tant que dura la longue nuit de la pensée et de la foi »; mais si, matelot | |||
aventureux errant sur l'océan de la pensée, il a senti passer la grande voix venue de la | |||
terre qui clame que les dieux sont morts, s'il a entendu les flots se briser contre la côte | |||
prochaine, son oeil n'a pas aperçu la terre à travers les brumes de l'aube; un autre y | |||
posera son pied de rêveur dionysien, mais c'est à nous, Anarchistes, à aborder au port. | |||
C'est ainsi, semble-t-il, qu'il faut comprendre le « nihilisme » de Stirner : à la conception | |||
chrétienne du monde, à la philosophie « qui inscrit sur son bouclier la négation | |||
de la vie », à cette « pratique du nihilisme 2 », il répond en inscrivant sur le sien | |||
la négation de l'esprit et aboutit à un nihilisme purement théorique. | |||
1 Friedrich NIETZSCHE : Also sprach Zarathustra, p. 47. Nous laissons de côté tout parallèle entre | |||
Nietzsche et Stirner; il y a de telles affinités entre L'Unique et sa Propriété et la partie critique de | |||
l'oeuvre du chantre de Zarathustra qu'il est difficile de se convaincre, quoique le fait soit à peu près | |||
prouvé, que ce dernier ne connut point Stirner. Sa destruction de la « table des valeurs » | |||
actuellement admises est d'un Stirner qui, au lieu de Hegel aurait eu Schopenhauer pour éducateur. | |||
Remarquons en passant que ce que Lange appelle volonté, « volonté à laquelle, dit-il (Hist. du | |||
Mat., tr. fr., II, p. 98), Stirner donne une valeur telle qu'elle nous apparaît comme la force | |||
fondamentale de l'être humain », semble correspondre exactement à la Wille zur Macht de | |||
Nietzsche. | |||
2 Friedrich NIETZSCHE : Der Antichrist, VII. | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 15 | |||
Mais « est-ce à dire, demande-t-il, que par son égoïsme Stirner prétende nier toute | |||
généralité et faire table rase, par une simple dénégation, de toutes les propriétés organiques | |||
dont pas un individu ne peut s'affranchir? Est-ce à dire qu’il veuille rompre | |||
tout commerce avec les hommes et se suicider en se mettant pour ainsi dire en chrysalide | |||
en lui-même? » Et il répond : « Il y a dans le livre de Stirner un « par conséquent | |||
» capital, une conclusion importante qu'il est en vérité possible de lire entre les lignes, | |||
mais qui a échappé aux yeux des philosophes, parce que les dits philosophes ne | |||
connaissent pas l'homme réel et ne se connaissent pas comme hommes réels, mais | |||
qu'ils ne s'occupent que de l'Homme, de l'Esprit en soi, a priori, des noms et jamais | |||
des choses et des personnes. C'est ce que Stirner exprime négativement dans sa | |||
critique acérée et irréfutable, lorsqu'il analyse les illusions de l'idéalisme et démasque | |||
les mensonges du dévouement et de l'abnégation 1... » | |||
Je souligne ces mots expression négative, et je demande : Quelle serait donc la | |||
traduction positive de son oeuvre? Quel « par conséquent » peut-on logiquement en | |||
déduire, et de quelle suite positive est-elle susceptible? | |||
Telle est la question que s'est posée entre outres Lange, qui regrette que Stirner | |||
n'ait pas complété son livre par une seconde partie et suppose que « pour sortir de | |||
mon moi limité, je puis, à mon tour, créer une espèce quelconque d'idéalisme comme | |||
l'expression de ma volonté et de mon idée ». M. Lichtenberger, de son côté, dans une | |||
courte notice consacrée à Stirner 2 se demande quelle forme sociale pourrait résulter | |||
de la mise en pratique de ses idées. | |||
Ce sont là, je crois — et j'aborde ici le point le plus délicat de cette étude — des | |||
questions que l'on ne peut pas se poser; je pense que du livre de Stirner aucun | |||
système social ne peut logiquement sortir (en entendant par logiquement ce que luimême | |||
aurait pu en tirer et non ce que nous bâtissons sur le terrain par lui déblayé); | |||
comme Samson, il s'est enseveli lui-même sous les ruines du monde religieux | |||
renversé. Pourquoi? C'est ce qu'il me reste à montrer. | |||
« Amis, dit-il quelque part 3 notre temps n'est pas malade, mais il est vieux et sa | |||
dernière heure a sonné; ne le tourmentez donc point de vos remèdes, mais soulagez | |||
son agonie en l'abrégeant et laissez-le — mourir. » Cette société lasse qui meurt de | |||
ses mensonges et dont il compte les pulsations qui s'éteignent, que viendra-t-il à sa | |||
suite, il l'ignore. Il a pu détruire les anciennes valeurs, mais il ne peut en créer de | |||
nouvelles; du temple du dieu qu'il a renversé, c'est à d'autres à reconnaître les | |||
matériaux épars dont il ne connut que l'ordonnance, et à rebâtir avec les décombres la | |||
maison des hommes. | |||
Cette impuissance, un dernier exemple va nous la faire toucher du doigt et nous en | |||
livrer le secret. Dans un chapitre auquel il attachait la plus grande importance, Stirner | |||
nous trace les grandes lignes de 1'association des égoïstes, telle qu'il la conçoit | |||
résultant du libre choc des individus, opposée à la société actuelle religieuse et hiérarchique. | |||
Or, il a surabondamment démontré auparavant que l'amour, le désintéressement, | |||
le loyalisme, etc., ne sont que des travestissements de l'égoïsme, que la piété du | |||
croyant, le souci de légalité du bourgeois et la tendresse de l'amant ne sont que des | |||
procédés, à vrai dire souvent méconnus, par lesquels l'un exploite son dieu, l'autre | |||
1 Die philosophischen Reactionaere, Kl. Schriften, édit. Mackay, p. 182, 183. | |||
2 Nouvelle Revue, 15 juillet 1894. | |||
3 Die Mysterien von Paris-, KI. Schriften, édit. Mackay, p. 101. | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 16 | |||
l'État ou sa maîtresse; de sorte que la société actuelle réalise en somme l'état de lutte | |||
de tous contre tous auquel son analyse le conduit. Elle ne diffère de l'association des | |||
égoïstes que par le caractère des armes employées : l'égoïsme de ses uniques s'est | |||
simplement débarrassé de son vieil appareil de guerre; ses combattants, comme les | |||
soldats des armées modernes, ne marchent plus à l'ennemi en brandissant des boucliers | |||
ornés de figures terribles destinées à effrayer l'ennemi quand elles ne les | |||
épouvantent pas eux-mêmes; aucun dieu, aucune déesse ne descend plus du ciel pour | |||
combattre à leurs côtés sous les traits augustes de la Morale, de la Justice ou de | |||
l'Amour. L'égoïsme de Stirner est, pour tout dire en un mot, un égoïsme — rationnel. | |||
Le destructeur du rationalisme est lui-même, par la forme logique de son esprit, | |||
un rationaliste, et l'adversaire passionné du libéralisme reste un libéral. Stirner rationaliste | |||
poursuit jusque dans ses derniers retranchements l'idée de Dieu et en démasque | |||
les dernières métamorphoses, mais il n'aboutit fatalement qu'à une négation : | |||
l'individu et l'égoïsme. Stirner libéral sape au nom de l'individu les fondements de | |||
l'État, mais, ce dernier détruit, il n'aboutit qu'à une nouvelle négation : anarchie ne | |||
pouvant signifier pour lui que désordre, si l'État, régulateur de la concurrence, vient à | |||
disparaître, à celle-ci ne peut succéder que la guerre de tous contre tous. | |||
Cette conception toute formelle de l'individu nous explique le caractère purement | |||
négatif de ce qu'on pourrait appeler la « doctrine » de Stirner, c'est-à-dire de la partie | |||
logiquement critique de son oeuvre; c'est ce rationalisme et ce libéralisme conséquents, | |||
c'est-à-dire radicalement destructeurs, qui me permettaient tantôt de nier la | |||
possibilité de donner à l'Unique le « complément positif » dont Lange regrette l'absence. | |||
Mais ce serait, je crois, mutiler la pensée de son auteur et méconnaître l'importance | |||
de L'Unique et sa Propriété de n'y voir que l'oeuvre du logicien nihiliste. | |||
« Stirner, dit-il lui-même 1, ne présente son livre que comme l'expression souvent | |||
maladroite et incomplète de ce qu'il voulut; ce livre est l'oeuvre laborieuse des | |||
meilleures années de sa vie et il convient cependant que ce n'est qu'un à-peu-près. | |||
Tant il eut à lutter contre une langue que les philosophes ont corrompue, que tous les | |||
dévots de l'État, de l'Église, etc., ont faussée, et qui est devenue susceptible de | |||
confusions d'idées sans fin. » | |||
D'autres ont mis en lumière l'importance formidable qu'ont prise dans l'État les | |||
facteurs régulateurs sociaux aux dépens des facteurs actifs et producteurs. En | |||
démontant la « machine de l'État » rouage par rouage et en montrant dans cette police | |||
sociale qui s'étend du roi jusqu'au garde champêtre et au juge de village un instrument | |||
de guerre au service des vainqueurs contre les vaincus, sans autre rôle que de défendre | |||
l'état de choses existant, c'est-à-dire de perpétuer l'écrasement du faible actuel par | |||
le fort actuel, ils ont mis en évidence son caractère essentiellement inhibiteur et | |||
stérilisant. Loin de pouvoir être un ressort pour l'activité individuelle, l'État ne peut | |||
que comprimer, paralyser et annihiler les efforts de l'individu. | |||
Stirner, de son coté, met en lumière l'étouffement des forces vives de l'individu | |||
par la végétation parasite et stérile des facteurs régulateurs moraux. Il dénonce dans la | |||
justice, la moralité et tout l'appareil des sentiments « chrétiens » une nouvelle police, | |||
une police morale, ayant même origine et même but que la police de l'État : prohiber, | |||
refréner et immobiliser. Les veto de la conscience s'ajoutent aux veto de la loi; grâce à | |||
1 Die philosophischen Reactionaere, Kl. Schriften, édit. Mackay, p. 183. | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 17 | |||
elle, la force d'autrui est sanctifiée et s'appelle le droit, la crainte devient respect et | |||
vénération, et le chien apprend à lécher le fouet de son maître. | |||
Les premiers disaient : que l'individu puisse se réaliser librement sans qu'aucune | |||
contrainte extérieure s'oppose à la mise en oeuvre de ses facultés : l'activité libre seule | |||
est féconde. Stirner répond : que l'individu puisse vouloir librement et ne cherche | |||
qu'en lui seul sa règle, sans qu'aucune contrainte intérieure s'oppose à l'épanouissement | |||
de sa personnalité : seule l'individuelle volonté est créatrice. | |||
Mais l'individualisme ainsi compris n'a encore que la valeur négative d'une révolte | |||
et n'est que la réponse de ma force à une force ennemie. L'individu n'est que le | |||
bélier logique à l'aide duquel on renverse les bastilles de l'autorité : il n'a aucune | |||
réalité et n'est qu'un dernier fantôme rationnel, le fantôme de l'Unique. | |||
Cet Unique où Stirner aborda sans reconnaître le sol nouveau sur lequel il posait | |||
le pied, croyant toucher le dernier terme de la critique et l'écueil où doit sombrer toute | |||
pensée, nous avons aujourd'hui appris à le connaître : Dans le moi non rationnel fait | |||
d'antiques expériences accumulées, gros d'instincts héréditaires et de passions, et | |||
siège de notre « grande volonté » opposée à la « petite volonté » de l'individu égoïste, | |||
dans cet « Unique » du logicien, la science nous fait entrevoir le fond commun à tous | |||
sur lequel doivent se lever, par-delà les mensonges de la fraternité et de l'amour | |||
chrétiens, une solidarité nouvelle, et par-delà les mensonges de l'autorité et du droit, | |||
un ordre nouveau. | |||
C'est sur cette terre féconde, que Stirner met à nu, que le grand négateur tend pardessus | |||
cinquante ans la main aux anarchistes d'aujourd'hui. | |||
R.-L. Reclaire. | |||
Décembre 1899. | |||
== Notes et références == | == Notes et références == | ||
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