Différences entre les versions de « Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 5 - les régimes totalitaires »

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Les collectivistes autoritaires, lorsqu'ils savent ce qu'ils veulent et qu'ils sont francs avec eux-mêmes, savent fort bien que le droit à l'opposition ne peut être rétabli sans que leurs principes soient rejetées et leur ordre social renversé. Quand ils parlent de liberté, ce qui leur arrive de temps en temps, ils veulent dire qu'ils espèrent arriver à apprendre au peuple à ne rien désirer d'autre que ce que l'Etat désire, à n'avoir pas d'autres buts que les buts officiels, à se sentir libres à force de s'être habitué à obéir. « Loin d'écraser l'individu », dit Mussolini, « l'Etat fasciste multiplie les énergies, de même que dans un régiment un soldat est non pas diminué mais multiplié par le nombre de ses camarades »<ref>Michael T. Florinsky, ''Fascism and National-socialism'', p. 65. Marx et Engels ont décrit le socialisme comme « un royaume de la liberté » voulant dire que la société serait libre de diriger la production, mais non pas que les individus seraient libres de faire de l'opposition.</ref>.Mais il est évident que, quelque avantage qu'un individu ait à faire partie d'un régiment, il y perd le droit de refuser son consentement, de trouver à redire à la stratégie des généraux et à la tactique des officiers ; il ne peut plus rien avoir à dire sur la cause pour laquelle il veut vivre et mourir. Ce n'est qu'après avoir perdu sa volonté d'avoir une opinion à lui qu'il devient capable de découvrir dans une discipline militaire une liberté nouvelle. Ce n'est que dans ce sens qu'il peut y avoir de la liberté dans un Etat totalitaire ; quand il n'y a plus d'opposition, il n'est plus nécessaire d'écraser l'opposition ; et quand un peuple est devenu parfaitement obéissant on n'a plus besoin de l'opprimer.
Les collectivistes autoritaires, lorsqu'ils savent ce qu'ils veulent et qu'ils sont francs avec eux-mêmes, savent fort bien que le droit à l'opposition ne peut être rétabli sans que leurs principes soient rejetées et leur ordre social renversé. Quand ils parlent de liberté, ce qui leur arrive de temps en temps, ils veulent dire qu'ils espèrent arriver à apprendre au peuple à ne rien désirer d'autre que ce que l'Etat désire, à n'avoir pas d'autres buts que les buts officiels, à se sentir libres à force de s'être habitué à obéir. « Loin d'écraser l'individu », dit Mussolini, « l'Etat fasciste multiplie les énergies, de même que dans un régiment un soldat est non pas diminué mais multiplié par le nombre de ses camarades »<ref>Michael T. Florinsky, ''Fascism and National-socialism'', p. 65. Marx et Engels ont décrit le socialisme comme « un royaume de la liberté » voulant dire que la société serait libre de diriger la production, mais non pas que les individus seraient libres de faire de l'opposition.</ref>.Mais il est évident que, quelque avantage qu'un individu ait à faire partie d'un régiment, il y perd le droit de refuser son consentement, de trouver à redire à la stratégie des généraux et à la tactique des officiers ; il ne peut plus rien avoir à dire sur la cause pour laquelle il veut vivre et mourir. Ce n'est qu'après avoir perdu sa volonté d'avoir une opinion à lui qu'il devient capable de découvrir dans une discipline militaire une liberté nouvelle. Ce n'est que dans ce sens qu'il peut y avoir de la liberté dans un Etat totalitaire ; quand il n'y a plus d'opposition, il n'est plus nécessaire d'écraser l'opposition ; et quand un peuple est devenu parfaitement obéissant on n'a plus besoin de l'opprimer.


Ce n'est que dans ce sens que les régimes collectivistes peuvent mettre fin à la violence « transitoire » du camp de concentration, de la police secrète et de la censure. La crise ne cesse jamais. La transition n'est pas terminée tant que tout le monde n'est pas devenu fasciste ou communiste, soit d'instinct soit par l'effet d'une habitude invétérée. Car un gouvernement ne peut déterminer le destin d'une société que si les membres de cette société acceptent les plans du gouvernement et s'y conforment. Dans le régime de Mussolini, ils doivent penser, lorsqu'ils pensent, comme pensent leurs officiers, et ils doivent éprouver les sentiments exigés par le plan de campagne. Si l'on admet ''a priori'' qu'une société doit être planifiée et dirigée par voie d'autorité, par « une planification et un contrôle par l'autorité supérieure de l'activité économique », la conclusion est des plus logiques. ''Il faut'' supprimer les dissidents parce qu'ils refusent d'obéir ; ils gênent, comme dit M. Chase, « le fonctionnement harmonieux » de l'économie.
Ce n'est que dans ce sens que les régimes collectivistes peuvent mettre fin à la violence « transitoire » du camp de concentration, de la police secrète et de la censure. La crise ne cesse jamais. La transition n'est pas terminée tant que tout le monde n'est pas devenu fasciste ou communiste, soit d'instinct soit par l'effet d'une habitude invétérée. Car un gouvernement ne peut déterminer le destin d'une société que si les membres de cette société acceptent les plans du gouvernement et s'y conforment. Dans le régime de Mussolini, ils doivent penser, lorsqu'ils pensent, comme pensent leurs officiers, et ils doivent éprouver les sentiments exigés par le plan de campagne. Si l'on admet ''a priori'' qu'une société doit être planifiée et dirigée par voie d'autorité, par « une planification et un contrôle par l'autorité supérieure de l'activité économique », la conclusion est des plus logiques. ''Il faut'' supprimer les dissidents parce qu'ils refusent d'obéir ; ils gênent, comme dit M. Chase, « le fonctionnement harmonieux » de l'économie. Il faut dresser les masses jusqu'à ce qu'elles reconnaissent « l'autorité absolue des chefs sur leurs subordonnés », comme dit Hitler. Le syllogisme est parfait : ceux qui considèrent l'Etat comme le maître de la société doivent abolir la diversité et la contradiction des intentions humaines. Et s'ils ne veulent pas s'en remettre éternellement à la pure contrainte physique, ils sont bien obligés de trouver une autre méthode pour obtenir l'unanimité de leurs sujets.
 
Tous les systèmes collectivistes supposent donc nécessairement que la pluralité des intérêts, cette réalité universelle, est un mal, et qu'il faut la supprimer. Les collectivistes parlent du chaos et de la confusion qui règnent dans les régimes de liberté, et se croient désignés pour supprimer « l'action réciproque des nombreux intérêts privés »<ref>Soule, op. cit., p. 215.</ref> des individus, des groupements, des classes, des communautés locales et régionales. Leur conception de la vie est profondément pénétrée de monisme, car ils considèrent la variété et la concurrence comme des maux. Ils considèrent l'Etat, non pas comme un dispensateur de justice entre les intérêts divers (l'idée de justice implique en effet un respect de la diversité), mais comme le créateur d'une unité dans laquelle des intérêts divers devront disparaître. Aussi, alors que dans les sociétés libres l'opposition est une fonction constitutionnelle, est-elle une trahison dans les sociétés autoritaires. L'idéal collectiviste, comme Mussolini l'a fort bien discerné, trouve sa réalisation la plus parfaite non pas dans une famille, ni dans une association, ni dans un marché, ni dans une église, mais dans un régiment de soldats disciplinés. Dans une organisation militaire, le travail, le temps, la vie même de chacun sont à la disposition du chef.
 
Le problème décisif qui se pose, par conséquent, aux théoriciens du collectivisme, c'est celui de savoir comme supprimer la diversité et les contradictions tenaces de l'humanité. Ils se rendent compte que le terrorisme, quelle que soit son efficacité momentanée, est révoltant, et qu'on ne peut pas le faire durer toujours. Aucun régime ne saurait soutenir perpétuellement une vigilance suffisante pour écraser partout et toujours l'opposition. Certes, on a vu des despotismes durer des siècles. Mais on n'en a jamais fait l'expérience sur une population qui a connu la liberté et qui est habituée à un niveau de vie tant soit peu élevé. De plus, les despotismes d'autrefois s'établissaient par voie de conquète, tandis que les despotismes modernes, tout au moins jusqu'au moment où un coup d'Etat devient possible, doivent procéder par voie de conversion. La doctrine collectiviste est par conséquent obligée de fournir une formule acceptable qui promette l'abolition des conflits à l'intérieur d'une société.
 
==Le paradoxe fasciste==
La version fasciste du principe collectiviste est moins explicite que la version communiste<ref>Voir E. B. Ashton, ''The Fascist : his state and his mind'', p. 17.</ref>. La doctrine communiste a un passé intellectuel qui remonte aux spéculations politiques les plus anciennes que l'histoire connaisse, alors que le fascisme, s'il possède lui aussi une doctrine ancienne, a dissimulé son ascendance en adoptant une idéologie très nouvelle. Il n'existe pas de litterature fasciste comparable en érudition et en pédantisme à la litterature marxiste ; il n'y a que les discours et les brochures des agitateurs, et les oeuvres fabriquées par les ministères de la Propagande. La doctrine fasciste a été hâtivement improvisée depuis la guerre mondiale ; elle n'a jamais été échafaudée, comme la doctrine communiste, par des hommes ayant le loisir de spéculer et de faire des recherches, de critiquer et de polir leurs théories avec la liberté dont on jouit sous les démocraties capitalistes<ref>Karl Marx a écrit ''Le Capital'' au British Museum pendant l'ascension de la tradition libérale. </ref>.


== Notes et références ==  
== Notes et références ==  
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