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(Page créée avec « I. Une vie d’homme ») |
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Dès l'instant où il ouvre les yeux à la lumière, l'homme cherche à se dégager et à | |||
se conquérir au milieu du chaos où il roule confondu avec le reste du monde. Mais | |||
tout ce que touche l'enfant se rebelle contre ses tentatives et affirme son indépendance. | |||
Chacun faisant de soi le centre et se heurtant de toutes parts à la même prétention | |||
chez tous les autres, le conflit, la lutte pour l'autonomie et la suprématie est inévitable. | |||
Vaincre ou être vaincu — pas d'autre alternative. Le vainqueur sera le maître, le | |||
vaincu sera l’esclave: l'un jouira de la souveraineté et des « droits du seigneur », | |||
l'autre remplira, plein de respect et de crainte, ses « devoirs de sujet ». | |||
Mais les adversaires ne désarment pas; chacun d'eux reste aux aguets, épiant les | |||
faiblesses de l'autre, les enfants celles des parents, les parents celles des enfants (la | |||
peur, par exemple); celui qui ne donne pas les coups les reçoit. | |||
Voici la voie qui, dès l'enfance, nous conduit à l'affranchissement : nous cherchons | |||
à pénétrer au fond des choses ou « derrière les choses »; pour cela nous épions | |||
leur point faible (en quoi les enfants sont, comme on le sait, guidés par un instinct qui | |||
ne les trompe pas), nous nous plaisons à briser ce qui nous tombe sous la main, nous | |||
prenons plaisir à fouiller les coins interdits, à explorer tout ce qui est voilé et soustrait | |||
à nos regards: nous essayons sur tout nos forces. Et, le secret enfin découvert, nous | |||
nous sentons sûrs de nous; si, par exemple, nous sommes arrivés à nous convaincre | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 23 | |||
que le fouet ne peut rien contre notre obstination, nous ne le craignons plus, « nous | |||
avons passé l'âge de la férule ». | |||
Derrière les verges se dressent, plus puissantes qu'elles, notre audace, notre | |||
obstinée volonté. Nous nous glissons doucement derrière tout ce qui nous semblait | |||
inquiétant, derrière la force redoutée du fouet, derrière la mine fâchée de notre père, | |||
et derrière tout nous découvrons notre — ataraxie, c'est-à-dire que plus rien ne nous | |||
trouble, plus rien ne nous effraie nous prenons conscience de notre pouvoir de résister | |||
et de vaincre, nous découvrons que rien ne peut nous contraindre. | |||
Ce qui nous inspirait crainte et respect, loin de nous intimider, nous encourage: | |||
derrière le rude commandement des supérieurs et des parents, plus obstinée se | |||
redresse notre volonté, plus artificieuse notre ruse. Plus, nous apprenons à nous connaître, | |||
plus nous nous rions de ce que nous avions cru insurmontable. | |||
Mais que sont notre adresse, notre ruse notre courage, notre audace, sinon | |||
— l’« Esprit ? Pendant longtemps nous échappons à une lutte qui plus tard nous mettra | |||
hors d'haleine, la lutte contre la Raison.. La plus belle enfance se passe sans que | |||
nous ayons à nous débattre contre la raison. Nous ne nous soucions point d'elle, nous | |||
n'avons avec elle nul commerce et elle n'a sur nous aucune prise. On n'obtient rien de | |||
nous en essayant de nous convaincre; sourds aux bonnes raisons et aux meilleurs | |||
arguments, nous réagissons au contraire vivement sous les caresses, les châtiments et | |||
tout ce qui y ressemble. | |||
Ce n'est que plus tard que commence le rude combat contre la raison, et avec lui | |||
s'ouvre une nouvelle phase de notre vie. Enfants, nous nous étions trémoussés sans | |||
beaucoup rêver. | |||
L’Esprit est le premier aspect sous lequel se révèle à nous notre être intime, le | |||
premier nom sous lequel nous divinisons le divin, c’est-à-dire l’objet de nos | |||
inquiétudes, le fantôme, la « puissance supérieure ». Rien ne s’impose plus désormais | |||
à notre respect; nous sommes pleins du juvénile sentiment de notre force, et le monde | |||
perd à nos yeux tout crédit, car nous nous sentons supérieurs à lui, nous nous sentons | |||
Esprit. Nous commençons à nous apercevoir que nous avions jusqu'ici regardé le | |||
monde sans le voir, que nous ne l'avions jamais encore contemplé avec les yeux | |||
l’Esprit. | |||
C’est sur les puissances de la nature que nous essayons nos premières forces. Nos | |||
parents nous en imposent comme des puissances naturelles; plus tard, on dit : « Il | |||
faudrait abandonner père et mère pour que toute puissance naturelle fût brisée! » Un | |||
jour vient où on les quitte et où le lien se rompt. Pour l'homme qui pense, c'est-à-dire | |||
pour l'homme « spirituel », la famille n'est pas une puissance naturelle et il doit faire | |||
abstraction des parents, des frères et soeurs, etc. Si ces parents « renaissent » dans la | |||
suite comme puissances spirituelles et rationnelles, ces puissances nouvelles ne sont | |||
plus du tout ce qu'elles étaient à l'origine. | |||
Ce n'est pas seulement le joug des parents, c'est toute autorité humaine que le | |||
jeune homme secoue : les hommes ne sont plus un obstacle devant lequel il daigne | |||
s'arrêter, car « il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes ». Le nouveau point de vue | |||
auquel il se place est le — céleste, et, vu de cette hauteur, tout le « terrestre » recule, | |||
se rapetisse et s'efface dans une lointaine brume de mépris. | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 24 | |||
De là, changement radical dans l'orientation intellectuelle du jeune homme et | |||
souci chez lui exclusif du spirituel, tandis que l'enfant, qui ne se sentait pas encore | |||
Esprit, demeurait confiné dans la lettre des livres entre lesquels il grandissait. Le | |||
jeune homme ne s’attache plus aux choses, mais cherche à saisir les pensées que ces | |||
choses recèlent; ainsi, par exemple, il cesse d'accumuler pêle-mêle dans sa tête les | |||
faits et les dates de l'histoire, pour s'efforcer d'en pénétrer l’esprit; l'enfant, au contraire, | |||
s'il peut, bien comprendre l'enchaînement des faits, est incapable d'en dégager | |||
les idées, l'esprit; aussi entasse-t-il les connaissances qu'il acquiert sans suivre de plan | |||
a priori, sans s'astreindre à une méthode théorique, bref, sans poursuivre d'Idées. | |||
Dans l'enfance, on avait à surmonter la résistance des lois du monde; à présent, | |||
quoi qu'on se propose, on se heurte à une objection de l'esprit, de la raison, de la conscience. | |||
« Cela n'est pas raisonnable, pas chrétien, pas patriotique! » nous crie la | |||
conscience, et — nous nous abstenons. Ce que nous redoutons, ce n'est ni la puissance | |||
vengeresse des Euménides, ni la colère de Poséidon, ni le Dieu qui verrait les | |||
choses cachées, ni la correction paternelle, c'est, — la Conscience. | |||
Nous sommes désormais « les serviteurs de nos pensées »; nous obéissons à leurs | |||
ordres comme naguère à ceux des parents ou des hommes. Ce sont elles (idées, représentations, | |||
croyances) qui remplacent les injonctions paternelles et qui gouvernent, | |||
notre vie. | |||
Enfants, nous pensions déjà, mais nos pensées alors n'étaient pas incorporelles, | |||
abstraites, absolues; ce n'étaient point; rien que des pensées, un ciel pour soi, un pur | |||
monde de pensées, ce n'étaient point des pensées logiques. | |||
Nous n'avions au contraire d'autres pensées que celles que nous inspiraient les | |||
événements ou les choses : nous jugions qu'une chose donnée était de telle ou telle | |||
nature. Nous pensions bien : « C'est Dieu qui a créé ce monde que nous voyons », | |||
mais notre pensée n'allait pas plus loin, nous ne « scrutions » pas « les profondeurs | |||
mêmes de la Divinité ». Nous disions bien : « Ceci est vrai, ceci est la vérité », mais | |||
sans nous enquérir du Vrai en soi, de la Vérité en soi, sans nous demander si « Dieu | |||
est la vérité ». Peu nous importaient « les profondeurs de la Divinité, laquelle est la | |||
vérité ». Pilate ne s'arrête pas à des questions de pure logique (ou, en d'autres termes, | |||
de pure théologie) comme : « Qu'est-ce que la vérité? » et cependant, à l'occasion, il | |||
n'hésitera pas à distinguer « ce qu'il y a de vrai et ce qu'il y a de faux dans une affaire | |||
», c'est-à-dire si telle chose déterminée est vraie. | |||
Toute pensée inséparable d'un objet n'est pas encore rien qu'une pensée, une | |||
pensée absolue. | |||
Il n'y a pas pour le jeune homme de plus vif plaisir que de découvrir et de faire | |||
sienne la pensée pure; la Vérité, la Liberté, l'Humanité, l'Homme, etc., ces astres brillants | |||
qui éclairent le monde des pensées, illuminent et exaltent les âmes juvéniles. | |||
Mais, l'Esprit une fois reconnu comme l'essentiel, apparaît une différence : l'esprit | |||
peut être riche ou pauvre, et on s'efforce par conséquent de devenir riche en esprit; | |||
l'esprit veut s'étendre, fonder son royaume, royaume qui n'est pas de ce monde mais le | |||
dépasse; aussi aspire-t-il à résumer en soi toute spiritualité. Tout esprit que je suis, je | |||
ne suis pas esprit parfait, et je dois commencer par rechercher cet esprit parfait. | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 25 | |||
Moi qui tout à l'heure m'étais découvert en me reconnaissant esprit, je me perds de | |||
nouveau, aussitôt que, pénétré de mon inanité, je m'humilie devant l'esprit parfait en | |||
reconnaissant qu'il n'est pas à moi et en moi, mais au-delà de moi. | |||
Tout dépend de l'Esprit; mais tout esprit est-il «bon»? L'esprit bon et vrai est | |||
l'idéal de l’esprit, le « Saint-Esprit ». Ce n'est ni le mien, ni le tien, c'est un esprit | |||
idéal, supérieur : c'est « Dieu ». « Dieu est l'Esprit. » Et « Dieu qui est dans le ciel | |||
donnera le bon esprit à ceux qui le demandent 1. | |||
L’homme fait diffère du jeune homme en ce qu'il prend le monde comme il est, | |||
sans y voir partout du mal à corriger, des torts à redresser, et sans prétendre le | |||
modeler sur son idéal. En lui se fortifie l'opinion qu'on doit agir envers le monde | |||
suivant son intérêt, et non suivant un idéal. | |||
Tant qu'on ne voit en soi que l'Esprit, et qu'on met tout son mérite à être esprit (il | |||
ne coûte guère au jeune homme de risquer sa vie, le « corporel », pour un rien pour la | |||
plus niaise blessure d'amour-propre), aussi longtemps qu'on n'a que des pensées, des | |||
idées qu'on espère pouvoir réaliser un jour, lorsqu’on aura trouvé sa voie, trouvé un | |||
débouché à son activité, ces pensées, ces idées que l’on possède restent provisoirement | |||
inaccomplies, irréalisées : on n’a qu’un Idéal. | |||
Mais dès qu’on se met (ce qui arrive ordinairement dans l'âge mûr) à prendre en | |||
affection « sa guenille » et à éprouver un plaisir à être tel qu’on est, à vivre sa vie, on | |||
cesse de poursuivre l’idéal pour s’attacher à un intérêt personnel, égoïste, c’est-à-dire | |||
à un intérêt qui ne vise plus la satisfaction du seul esprit, mais le contentement de tout | |||
l'individu; l'intérêt devient dès lors vraiment intéressé. | |||
Comparez donc l'homme fait au jeune homme. Ne vous paraît-il pas plus âpre, | |||
plus égoïste, moins généreux? Sans doute! Est-il pour cela plus mauvais? Non, n'estce | |||
pas? Il est simplement devenu plus positif, ou, comme vous dites aussi, plus « | |||
pratique ». Le grand point est qu'il fait de soi le centre de tout plus résolument que ne | |||
le fait le jeune homme, distrait par un tas de choses qui ne sont pas lui : Dieu, la | |||
Patrie, et autres prétextes à « enthousiasme ». | |||
L'homme ainsi se découvre lui-même une seconde fois. Le jeune homme avait | |||
aperçu sa spiritualité, et s'était ensuite égaré à la poursuite de l'Esprit universel et parfait, | |||
du Saint-Esprit, de l'Homme, de l'Humanité, bref de tous les Idéaux. L'homme se | |||
ressaisit et retrouve son esprit incarné en lui, fait chair et devenu quelqu'un. | |||
Un enfant ne met dans ses désirs ni idée ni pensée, un jeune homme ne poursuit | |||
que des intérêts spirituels, mais les intérêts de l'homme sont matériels, personnels et | |||
égoïstes. Lorsque l'enfant n'a aucun objet dont il puisse s'occuper, il s'ennuie, car il ne | |||
sait pas encore s'occuper de lui-même. Le jeune homme au contraire se lasse vite des | |||
objets, parce que de ces objets s'élèvent pour lui des pensées et qu'il s'intéresse avant | |||
tout à ses pensées, à ses rêves, qui l'occupent spirituellement : « son esprit est | |||
occupé ». | |||
En tout ce qui n'est pas spirituel, le jeune homme ne voit avec mépris que des « | |||
futilités ». S'il lui arrive de prendre au sérieux les plus minces enfantillages (par | |||
1 Luc, XI, I3. | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 26 | |||
exemple les cérémonies de la vie universitaire et autres formalités), c'est qu'il en saisit | |||
l'esprit, c'est-à-dire qu'il y voit des symboles. | |||
Je me suis retrouvé derrière les choses et m'y suis découvert Esprit; de même plus | |||
tard je me retrouve derrière les pensées, et me découvre leur créateur et leur possesseur. | |||
À l'âge des visions, mes pensées faisaient de l'ombre sur mon cerveau, comme | |||
l'arbre sur le sol qui le nourrit; elles planaient autour de moi comme des rêves de | |||
fiévreux et me troublaient de leur effroyable puissance. Les pensées avaient ellesmêmes | |||
revêtu une forme corporelle, et ces fantômes je les voyais : ils s'appelaient | |||
Dieu, l'Empereur, le Pape, la Patrie, etc. | |||
Aujourd'hui, je détruis ces incarnations mensongères, je rentre en possession de | |||
mes pensées, et je dis : Moi seul ai un corps et suis quelqu'un. Je ne vois plus dans le | |||
monde que ce qu'il est pour moi; il est à moi, il est ma propriété. Je rapporte tout à | |||
moi. Naguère, j'étais esprit, et le monde était à mes yeux digne seulement de mon | |||
mépris; aujourd'hui, je suis Moi, je suis propriétaire, et je repousse ces esprits ou ces | |||
idées dont j'ai mesuré la vanité. Tout cela n'a pas plus de pouvoir sur Moi qu'aucune | |||
« puissance de la terre » n'en a sur l'Esprit. | |||
L'enfant était réaliste, embarrassé par les choses de ce monde jusqu'à ce qu'il | |||
parvînt peu à peu à pénétrer derrière elles. Le jeune homme est idéaliste tout occupé | |||
de ses pensées, jusqu'au jour où il devient homme fait, homme égoïste qui ne poursuit | |||
à travers les choses et les pensées que la joie de son coeur, et met au-dessus de tout | |||
son intérêt personnel. Quant au vieillard..., lorsque j'en serai un, il sera encore temps | |||
d'en parler. |
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