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== Chapitre 15. Les unions professionnelles de patrons et de | == Chapitre 15. Les unions professionnelles de patrons et de salariés; le contrat collectif de travail. == | ||
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ampleur dans tous les pays; mais partout elles naissent et s'accroissent | ampleur dans tous les pays; mais partout elles naissent et s'accroissent | ||
à la faveur des mêmes circonstances. | à la faveur des mêmes circonstances. | ||
Dans cette voie comme dans celle de la coopération, l'Angleterre a | Dans cette voie comme dans celle de la coopération, l'Angleterre a | ||
pris les devants, montrant par son exemple la direction que suivra | pris les devants, montrant par son exemple la direction que suivra | ||
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et autres, les unionistes forment la majorité numérique, parfois | et autres, les unionistes forment la majorité numérique, parfois | ||
même la presque totalité des ouvriers de la profession. | même la presque totalité des ouvriers de la profession. | ||
Les unions anglaises sont plus remarquables encore par la | Les unions anglaises sont plus remarquables encore par la | ||
puissance de leur organisation et rétendue de leurs ressources que | puissance de leur organisation et rétendue de leurs ressources que | ||
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des ''Trades-Unions'' compte 403 000 membres, et les congrès annuels | des ''Trades-Unions'' compte 403 000 membres, et les congrès annuels | ||
réunissent les représentants de 1 300 000 unionistes. | réunissent les représentants de 1 300 000 unionistes. | ||
La force du mouvement s'apprécie surtout par la continuité et la | La force du mouvement s'apprécie surtout par la continuité et la | ||
rapidité de son cours. Depuis 10 ans, les unions se sont accrues | rapidité de son cours. Depuis 10 ans, les unions se sont accrues | ||
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et 93 000 en 1903; celle des charpentiers, de 618 en 1860 à 31 000 | et 93 000 en 1903; celle des charpentiers, de 618 en 1860 à 31 000 | ||
en 1890, et 71 000 actuellement, etc. | en 1890, et 71 000 actuellement, etc. | ||
Les grandes unions anglaises, se recrutant parmi les ouvriers | Les grandes unions anglaises, se recrutant parmi les ouvriers | ||
qualifiés qui reçoivent de hauts salaires et possèdent généralement | qualifiés qui reçoivent de hauts salaires et possèdent généralement | ||
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de navires, ont un fonds de 5 à 9 millions et des recettes périodiques | de navires, ont un fonds de 5 à 9 millions et des recettes périodiques | ||
d'une importance correspondante. | d'une importance correspondante. | ||
Ces ressources leur permettent non seulement de soutenir la | Ces ressources leur permettent non seulement de soutenir la | ||
résistance en cas de grève, mais de distribuer régulièrement des | résistance en cas de grève, mais de distribuer régulièrement des | ||
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atteignent une proportion de 40 à 50 p. 100 dans certains | atteignent une proportion de 40 à 50 p. 100 dans certains | ||
syndicats. | syndicats. | ||
Cet office d'assistance est aujourd'hui capital dans les grandes | Cet office d'assistance est aujourd'hui capital dans les grandes | ||
unions anglaises (68 p. 100 de leurs dépenses totales), et l'on ne saurait | unions anglaises (68 p. 100 de leurs dépenses totales), et l'on ne saurait | ||
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élevée en vue de l'assistance mutuelle paraît être la condition | élevée en vue de l'assistance mutuelle paraît être la condition | ||
essentielle de leur accessibilité à des formes supérieures d'organisation. | essentielle de leur accessibilité à des formes supérieures d'organisation. | ||
En dehors de l'Angleterre, les associations ouvrières, de formation | En dehors de l'Angleterre, les associations ouvrières, de formation | ||
plus récente, sont moins nombreuses, moins riches et moins puissantes; | plus récente, sont moins nombreuses, moins riches et moins puissantes; | ||
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rapide que les dernières statistiques connues, vite dépassées, sont | rapide que les dernières statistiques connues, vite dépassées, sont | ||
déjà surannées quand on les utilise. | déjà surannées quand on les utilise. | ||
C'est ainsi que, dans le petit État du Danemark, la grande masse | C'est ainsi que, dans le petit État du Danemark, la grande masse | ||
de la population ouvrière industrielle, les trois quarts peut-être, est | de la population ouvrière industrielle, les trois quarts peut-être, est | ||
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aux consommateurs les marchandises fabriquées dans des | aux consommateurs les marchandises fabriquées dans des | ||
conditions de travail approuvées par les syndicats. | conditions de travail approuvées par les syndicats. | ||
En Allemagne, malgré la division des forces ouvrières en syndicats | En Allemagne, malgré la division des forces ouvrières en syndicats | ||
socialistes, chrétiens et libéraux, la constitution syndicale est | socialistes, chrétiens et libéraux, la constitution syndicale est | ||
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socialistes ont une prépondérance plus marquée encore 95 000 membres, | socialistes ont une prépondérance plus marquée encore 95 000 membres, | ||
dont 48 000 ouvriers mineurs, sur un total de 132 000 syndiqués. | dont 48 000 ouvriers mineurs, sur un total de 132 000 syndiqués. | ||
En France, le nombre des salariés syndiqués, depuis que la liberté | En France, le nombre des salariés syndiqués, depuis que la liberté | ||
a été donnée aux associations professionnelles par la loi de 1884, est | a été donnée aux associations professionnelles par la loi de 1884, est | ||
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La centralisation se complète par la Confédération générale du | La centralisation se complète par la Confédération générale du | ||
travail, où se trouvent groupés 330 000 syndiqués. | travail, où se trouvent groupés 330 000 syndiqués. | ||
A côté des unions nationales, qui comprennent les syndicats d'un | A côté des unions nationales, qui comprennent les syndicats d'un | ||
même métier ou de métiers connexes, il existe, dans la plupart des | même métier ou de métiers connexes, il existe, dans la plupart des | ||
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commun pour leurs réunions et leurs services permanents, offices de | commun pour leurs réunions et leurs services permanents, offices de | ||
placement, secours de route, enseignement professionnel et autres. | placement, secours de route, enseignement professionnel et autres. | ||
Telle est la destination des Bourses du travail françaises, qui | Telle est la destination des Bourses du travail françaises, qui | ||
comptent parmi leurs adhérents une notable fraction des travailleurs | comptent parmi leurs adhérents une notable fraction des travailleurs | ||
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du travail se fédèrent entre elles ou se rattachent aux grandes fédérations | du travail se fédèrent entre elles ou se rattachent aux grandes fédérations | ||
existantes. | existantes. | ||
Les conditions du travail, pour chaque pays, se trouvent aujourd'hui | Les conditions du travail, pour chaque pays, se trouvent aujourd'hui | ||
dans l'étroite dépendance des facteurs économiques internationaux; | dans l'étroite dépendance des facteurs économiques internationaux; | ||
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très grosses difficultés dans leurs essais d'entente internationale, et | très grosses difficultés dans leurs essais d'entente internationale, et | ||
n'ont obtenu jusqu'ici que de médiocres résultats. | n'ont obtenu jusqu'ici que de médiocres résultats. | ||
On est parvenu, dans certaines professions, à réunir en congrès | On est parvenu, dans certaines professions, à réunir en congrès | ||
périodique les | périodique les délégués syndicaux des différents pays, et même à | ||
instituer un bureau international, un secrétariat permanent qui sert | instituer un bureau international, un secrétariat permanent qui sert | ||
de lien entre les organisations nationales, au moins pour la correspondance, | de lien entre les organisations nationales, au moins pour la correspondance, | ||
les informations et la préparation des congrès. | les informations et la préparation des congrès. C'est ainsi | ||
que la fédération internationale des mineurs, créée à Londres en 1892, tient des congrès annuels ou siègent les représentants d'un million et demi d'ouvriers mineurs d'Angleterre, d'Allemagne, d'Autriche, de France et de Belgique. Mais ces fédérations n'ont jamais été assez | |||
fortes pour exercer une influence générale sur la production et les | |||
salaires; elles n'ont jamais pu recueillir des ressources suffisantes | |||
pour soutenir des grèves, ni même pour distribuer régulièrement des | |||
secours de route. Faute de subventions importantes à fournir, les | |||
comités permanents n'ont jamais exercé un contrôle efficace sur les | |||
déclarations de grève, et les congrès eux-mêmes ne sont pas parvenus | |||
à s'entendre pour les réglementer. Bref, dans aucune fédération internationale, l'organe exécutif n'a eu assez d'autorité pour imposer ses décisions, coordonner les efforts et obtenir de chaque organisation nationale l'accomplissement de ses obligations fédérales essentielles, comme l'acquittement de la cotisation proportionnelle. Tout au plus peut-on citer le secrétariat international de la typographie, établi à Berne depuis 1893, qui distribue des secours de route conformément à un règlement international et soutient certaines grèves | |||
par des levées extraordinaires; encore s'en faut-il que le service fonctionne | |||
avec la régularité désirable. | |||
Plus difficile encore parait être la fédération internationale de | |||
toutes les forces ouvrières. Sans doute, depuis la dissolution de | |||
l'Association internationale des travailleurs, de nombreux congrès | |||
internationaux ouvriers et socialistes se sont réunis dans différentes | |||
capitales; mais ces assemblées passionnées et souvent tumultueuses, | |||
dans lesquelles l'élément politique s'est toujours trouvé mêlé à l'élément | |||
professionnel, paraissent peu propres à créer une organisation | |||
internationale permanente d'un caractère vraiment syndical. Des | |||
efforts faits depuis 1901 pour réunir des délégués nationaux en conférences | |||
internationales périodiques ne semblent pas avoir donné de | |||
résultats. | |||
Si les efforts de la classe ouvrière pour former des fédérations | |||
internationales n'ont pas mieux réussi jusqu'à présent, il ne faut pas | |||
attribuer cet insuccès aux rivalités nationales, ni aux lois restrictives | |||
de différents États européens. La véritable cause est interne; elle | |||
réside dans la faiblesse actuelle de la plupart des organisations nationales. | |||
Il en est des syndicats ouvriers comme des sociétés coopératives : | |||
le mouvement, pour être fort, doit partir d'en bas, et l'édifice | |||
ne peut se couronner par de vastes fédérations que s'il s'appuie sur | |||
des groupes locaux solidement constitués. Les fédérations internationales | |||
restent en l'air, tant qu'elles ne se relient pas à des fédérations | |||
nationales puissantes, pourvues des organes permanents indispensables, | |||
disposant de ressources abondantes, capables de faire | |||
elles-mêmes les principaux sacrifices et d'imposer le respect de leurs | |||
règlements dans les grèves de leurs propres membres. | |||
Tandis que les salariés s'organisaient pour obtenir des salaires plus | |||
élevés et des journées plus courtes, les patrons recouraient eux-mêmes | |||
à l'association pour la défense de leurs intérêts comme employeurs. | |||
Toutefois, le mouvement a été moins rapide et moins net de leur | |||
côté. Il a toujours été plus facile aux entrepreneurs, qui sont en | |||
petit nombre, de former entre eux des coalitions tacites contre les | |||
prétentions de leurs ouvriers, sans instituer à cet effet des associations | |||
permanentes et publiques. En outre, il a toujours existé de | |||
nombreuses associations patronales d'un caractère plus général; à | |||
toute époque, les entrepreneurs d'une même profession industrielle | |||
ou commerciale, ou de professions diverses, se sont groupés pour | |||
exercer une influence sur la législation, obtenir certains tarifs de | |||
douane ou de transport, provoquer la création de voies de communication, | |||
organiser l'exportation, protéger la propriété industrielle, | |||
pratiquer l'assurance et prévenir les accidents, etc. Ces sociétés | |||
devaient naturellement, à l'occasion, se transformer en groupes de | |||
résistance. Des patrons habitués à se rencontrer dans une association | |||
déjà existante, fût-ce pour un autre objet, arrivent facilement à | |||
s'entendre en cas de conflit menaçant ou déclarés avec leurs employés. Des listes circulent, et d'un commun accord on exclut des ateliers les promoteurs des coalitions ouvrières. Une maison est-elle mise | |||
à l'index? Les autres lui prêtent leur concours pour l'aider à exécuter | |||
ses contrats de livraison; bien plus, elles épousent sa cause, et | |||
ferment leurs portes toutes ensemble pour déjouer la manoeuvre de | |||
la grève par échelons. | |||
Mais à côté de ces associations industrielles et commerciales d'un | |||
caractère général, les patrons ont fondé aussi des ligues et syndicats | |||
plus spécialement adaptés à la lutte ou à l'entretien de rapports | |||
réguliers avec leurs ouvriers. L'organisation patronale est la contrepartie | |||
nécessaire de l'organisation ouvrière; c'est donc dans les pays | |||
où les unions ouvrières sont les plus fortes, comme l'Angleterre, | |||
que se rencontrent aussi les ligues patronales les mieux constituées. | |||
Aux États-Unis, certaines associations patronales dictent leurs conditions | |||
aux ouvriers et détiennent le service du placement. En | |||
Allemagne, les ''Unternehmerverbände'' allouent des indemnités aux | |||
maisons atteintes par une grève, et décrètent au besoin le lock-out. | |||
En France, des syndicats mixtes, comprenant à la fois des patrons | |||
et ouvriers d'une industrie régionale, ont été créés, sous l'influence | |||
des idées religieuses, dans le but de prévenir les antagonismes | |||
et de réaliser l'union des classes par une association commune. | |||
Mais ces syndicats semblent être plutôt des oeuvres de patronage | |||
et d'assistance mutuelle que des cadres professionnels permettant | |||
aux ouvriers de débattre leurs intérêts avec les patrons sur un pied | |||
d'équilibre, et de conclure des accords collectifs sur les questions de | |||
salaires et de travail. Le mouvement est d'ailleurs limité et en décroissance. | |||
Quant aux syndicats ouvriers dits indépendants, ou syndicats | |||
jaunes, qui s'élèvent dans certaines régions industrielles contre les | |||
unions ouvrières combatives, il est parfois difficile d'en apprécier | |||
exactement le caractère. Certains d'entre eux paraissent n'être que | |||
des créations artificielles, des contre-syndicats suscités et subventionnés | |||
par les patrons pour faire échec aux véritables syndicats | |||
ouvriers; telle est, dit-on, en Angleterre, la ''Free Labour Association'' | |||
dont la véritable fonction consisterait à rassembler des éléments | |||
flottants sur le marché du travail pour les diriger vers les maisons | |||
victimes d'une grève. Si l'organisation est factice et sans racines | |||
dans la classe ouvrière, elle ne peut être de longue durée. Sans doute, | |||
des associations indépendantes qui se forment en dehors de la fédération | |||
ouvrière la plus militante et ne veulent pas s'y inféoder | |||
peuvent avoir néanmoins un caractère réellement ouvrier; en Allemagne, | |||
en Belgique et ailleurs, les syndicats ouvriers se divisent en | |||
plusieurs courants et n'obéissent pas tous à un même mot d'ordre. | |||
Ils représentent tous cependant les vrais intérêts ouvriers, et savent, | |||
dans les circonstances graves où ces intérêts sont engagés, marcher | |||
à l'unisson; ils suivent une marche parallèle sur les questions professionnelles; | |||
aucun d'eux ne consentirait à fournir des remplaçants | |||
pour faire échouer une grève entreprise par une organisation rivale. | |||
Ainsi, dans la grande grève des mineurs de Westphalie en 1905, | |||
tous les syndicats ouvriers, aussi bien chrétiens et libéraux que | |||
socialistes, ont marché d'accord. L'épreuve est décisive, et permet de | |||
distinguer les véritables syndicats ouvriers indépendants des organes | |||
qui sont alimentés pour trahir la cause ouvrière. | |||
Bien que l'appareil des unions et fédérations ouvrières se présente | |||
sous un aspect déjà imposant, il est encore de création trop récente | |||
dans la plupart des pays pour ne pas avoir ses faiblesses. | |||
Certaines catégories importantes de salariés échappent à peu près | |||
complètement à l'action syndicale. Les simples manoeuvres, les | |||
déchargeurs et les matelots, malgré la modicité de leurs ressources, | |||
commencent à entrer dans le mouvement; mais les femmes, les | |||
ouvriers à domicile et les ouvriers agricoles y sont restés généralement | |||
étrangers. | |||
Pour les femmes, il est rare qu'elles forment des syndicats distincts, | |||
ou même qu'elles entrent dans les syndicats ouvriers; en | |||
dehors des syndicats de l'industrie textile, où elles figurent d'ailleurs | |||
en nombre relativement restreint, même en Angleterre, leur participation | |||
est assez faible. | |||
Chez les travailleurs à domicile, les unions sont également difficiles | |||
à constituer, à cause de leur faiblesse et de leur dispersion. On | |||
cite bien quelques grèves parmi les tailleurs des grandes villes, et | |||
même chez certains ouvriers disséminés à la campagne tels que les | |||
rubaniers de la région de Saint-Étienne mais les associations | |||
fortes et durables, comme celle des ouvriers gantiers de Bruxelles, | |||
sont infiniment rares dans l'industrie à domicile. | |||
Pour des raisons analogues, les ouvriers agricoles sont encore | |||
inorganisés. Les domestiques à l'année, logés et nourris à la ferme, | |||
vivant rapprochés de leur employeur, dans une situation à la fois | |||
stable et dépendante, n'ont ni le moyen, ni généralement la pensée | |||
de s'associer pour défendre leurs intérêts collectifs; et les journaliers | |||
eux-mêmes n'ont guère l'occasion de se réunir par grandes masses | |||
et de se concerter. En France, les jardiniers, les bûcherons et les | |||
ouvriers de la viticulture sont les seuls qui aient tenté de se grouper; | |||
encore l'initiative est-elle partie des Bourses du travail urbaines, | |||
tant pour l'organisation des ouvriers vignerons du Languedoc que | |||
pour celle des bûcherons du Cher depuis 1899. Des grèves morcelées, | |||
dues à l'insuffisance des salaires, ont éclaté chez les bûcherons en 1891, | |||
chez les vignerons en 1903-1904; dans les deux cas, grèves et syndicats | |||
n'ont été possibles qu'à cause de l'existence indépendante de | |||
ces ouvriers et de la nature particulière de leur travail, qui les | |||
réunit par groupes sur les lieux d'opération et d'embauchage. En | |||
Angleterre, où la grande culture capitaliste semble offrir des conditions | |||
favorables à l'association des salariés, les unions d'ouvriers | |||
agricoles, après un développement éphémère provoqué par l'ardente | |||
propagande de Joseph Arch, sont tombées dans le néant (1 800 membres | |||
en 1900). Il faut un régime de la propriété foncière bien oppressif, | |||
et des souffrances bien vives chez les travailleurs de la terre pour | |||
qu'une grève éclate parmi eux. Encore la grève ne suppose-t-elle pas | |||
nécessairement l'existence du syndicat. Des deux grandes agitations | |||
agraires qui ont soulevé les journaliers agricoles dans ces dernières | |||
années, celle d'Italie en 1901-1902 et celle de la Galicie orientale | |||
en 1902, la première seule s'appuyait sur une organisation syndicale | |||
permanente. | |||
Dans la grande industrie elle-même, les ouvriers syndiqués ne | |||
sont encore qu'une minorité. Cette minorité, il est vrai, peut avoir | |||
une importance prépondérante si elle forme un groupe cohérent, | |||
riche et discipliné. Mais, sur le continent, beaucoup de syndicats ne | |||
sont guère qu'un assemblage d'éléments instables autour d'un noyau | |||
d'hommes fidèles et dévoués, une union précaire et dénuée de ressources | |||
plutôt qu'une corporation solidement assise; il y manque | |||
l'esprit de discipline et de solidarité, la pratique des hautes cotisations | |||
régulièrement acquittées, les méthodes d'administration qui | |||
ont porté si haut la puissance des unions anglaises. | |||
Ces lacunes et ces faiblesses ne peuvent être contestées; mais elles | |||
sont inévitables dans un mouvement qui est encore à ses débuts | |||
partout ailleurs qu'en Angleterre; et s'il y a lieu de s'étonner, c'est | |||
plutôt de la force qu'il a prise si rapidement que des infirmités | |||
qui l'accompagnent. Au point de vue du nombre, la croissance des | |||
syndicats ouvriers a pris une allure accélérée depuis une vingtaine | |||
d'années. Entre 1890 et 1904, le nombre des ouvriers syndiqués a | |||
passé, en chiffres ronds, de 1 million et demi à 2 millions en Angleterre, | |||
de 140 000 à 800 000 en France, de 350 000 à 1 500 000 en | |||
Allemagne, de 800 000 à 2000 000 aux États-Unis; et si nous possédions | |||
des chiffres pour l'Australasie et le Danemark, la progression | |||
nous y apparaîtrait sans doute aussi forte. Dans certaines professions, | |||
industrie houillère, typographie et quelques autres, les associations | |||
ouvrières s'étendent à la majorité, ou même, en Angleterre | |||
et aux États-Unis, à l'ensemble des ouvriers de la profession. | |||
Au point de vue des méthodes administratives et financières, il | |||
semble aussi que l'exemple des unions anglaises commence à porter | |||
ses fruits. Certains syndicats, en Allemagne, en Belgique et en | |||
France, ont senti la nécessité de fortifier l'autorité du comité central, | |||
et d'assurer la continuité de la direction en rétribuant convenablement | |||
leurs agents et en prolongeant leurs pouvoirs. Ils se rendent | |||
compte, en même temps, que c'est par des cotisations élevées, donnant | |||
droit à des allocations de chômage et de maladie, qu'un syndicat | |||
parvient le mieux à retenir ses membres et à grossir leur nombre. | |||
Les unions américaines sont largement entrées dans cette voie | |||
depuis 1880; ainsi les unions des typographes, des cigariers, des | |||
machinistes et chauffeurs, dépensent ensemble 5 millions de francs | |||
par an pour les secours. Les syndicats socialistes allemands ont | |||
presque tous haussé leur cotisation depuis une dizaine d'années, et | |||
ils affectent aujourd'hui plus du tiers de leurs ressources à l'assistance | |||
mutuelle. Les syndicats autrichiens distribuent, de leur côté, | |||
des secours de chômage importants. En France, les caisses de | |||
secours syndicales, encore médiocrement alimentées, il est vrai, sont | |||
assez nombreuses dans certaines professions telles que la typographie, | |||
l'industrie des métaux et celle du vêtement. Les mineurs | |||
belges n'ont pu reconstituer leurs syndicats en décadence qu'en | |||
majorant la cotisation; la tendance en Belgique est de donner aux | |||
unions ouvrières, comme en Angleterre, la double fonction de résistance | |||
et de mutualité; là où jadis on ne parvenait plus même à | |||
recouvrer des cotisations de cinq ou dix centimes par mois, on | |||
perçoit aujourd'hui sans difficulté des contributions mensuelles de | |||
1 franc, 2 francs et même plus. La hausse des salaires, qui parait | |||
être la conséquence naturelle des progrès de la production dans la | |||
grande industrie mécanique, permet aux associations ouvrières | |||
d'exiger de leurs membres des impositions d'une importance croissante | |||
et par un effet en retour, l'accroissement de leurs ressources | |||
permet aux syndicats d'accélérer le mouvement de hausse des | |||
salaires. | |||
Ainsi donc, dans tous les pays industriels, les syndicats ouvriers | |||
parcourent les mêmes étapes que l'unionisme anglais. Le monde du | |||
travail tend partout à s'organiser et à prendre une conscience collective : | |||
le courant est universel, irrésistible, il surmonte tous les obstacles, | |||
non seulement la faible digue des restrictions légales ou des | |||
tracasseries judiciaires, mais même l'entrave autrement sérieuse des | |||
antagonismes politiques, religieux et nationaux. A un phénomène | |||
aussi général doit correspondre une cause également générale | |||
d'ordre économique; cette cause ne peut être que la transformation | |||
industrielle subie par les pays civilisés dans le cours du XIXème siècle. | |||
Serait-ce donc, comme on l'a maintes fois répété, la machine qui | |||
aurait créé cet état de choses? Il est incontestable que la machine y | |||
a beaucoup contribué, en précipitant la concentration des masses | |||
ouvrières autour des moteurs mécaniques. Par ailleurs, le machinisme | |||
a exercé une influence profonde sur l'esprit des associations | |||
ouvrières. En révolutionnant les anciennes formes de la production, | |||
et en ouvrant l'accès des métiers aux faibles et aux ouvriers non | |||
exercés, le machinisme, partout où il a dominé le travail, a ruiné | |||
les antiques prétentions des corporations ouvrières au monopole de | |||
leur métier. Les traces de l'ancien esprit particulariste, les exigences | |||
relatives à la limitation des apprentis, l'hostilité contre les machines, | |||
les conflits avec d'autres associations ouvrières au sujet du droit au | |||
métier, n'apparaissent plus que dans les professions où la machine | |||
n'a pas encore accompli son oeuvre révolutionnaire. | |||
Mais, en y regardant de plus près, les meilleurs observateurs ont | |||
reconnu que la concentration des forces ouvrières était moins une | |||
conséquence du machinisme en particulier que du régime capitaliste | |||
dans son ensemble. | |||
Le capitalisme, en détruisant le régime du petit atelier et en | |||
agglomérant les travailleurs dans les manufactures dès avant l'introduction | |||
du machinisme, a disjoint les éléments réunis dans la | |||
corporation d'autrefois, et opposé aux chefs d'industrie une armée | |||
sans cesse grossissante de travailleurs salariés, destinés à rester | |||
tels, et conscients de leurs intérêts de classe. Est-ce nécessairement | |||
la guerre de classes qui doit sortir de cette division? C'est une question | |||
à réserver; mais il résulte au moins de cet état de fait une opposition d'intérêts qui détermine des groupements séparés. | |||
En même temps que les entreprises se concentraient, les obstacles à | |||
la concurrence intérieure et extérieure disparaissaient ou s'abaissaient | |||
par l'abolition des règles restrictives du système corporatif, par la | |||
suppression des douanes intérieures et la réduction des droits prohibitifs, | |||
et surtout par le progrès des transports. Sous la pression d'une | |||
concurrence sans frein, et vis-à-vis d'une clientèle toujours en quête | |||
des prix les plus bas, les chefs d'industrie ont dû peser sur les | |||
salaires, dans des conditions d'autant plus fâcheuses pour les travailleurs | |||
que des perfectionnements mécaniques incessants soumettaient | |||
les ouvriers de métier à la concurrence des travailleurs faibles et sans | |||
apprentissage. | |||
Ainsi les deux facteurs nouveaux de la société économique, concentration | |||
et concurrence, agissaient dans le même sens pour provoquer | |||
la formation des associations ouvrières, puisqu'ils avaient ce | |||
double effet de faciliter l'entente des salariés en les réunissant par | |||
masses, et de rendre cette entente plus nécessaire que jamais pour la | |||
défense de leur étalon de vie menacé par la concurrence. | |||
Par le fait de cette évolution économique, l'individualisme atomique | |||
a fait son temps; l'isolement individuel a dû cesser en même | |||
temps que la pulvérisation des entreprises; la centralisation industrielle | |||
appelait nécessairement la coalition ouvrière. Dans un état | |||
développé de la grande industrie, la position est trop inégale pour | |||
l'ouvrier isolé vis-à-vis du patron; les parties en présence, dans la | |||
discussion du salaire et des autres clauses du contrat, sont en réalité | |||
le capital et le travail; non pas le patron et son ouvrier, non pas | |||
même un patron et l'ensemble de ses ouvriers, mais plutôt l'ensemble | |||
des patrons d'une même industrie régionale ou nationale et l'ensemble | |||
des ouvriers de la profession. | |||
Plus les marchés s'élargissent par le progrès des communications, | |||
plus s'étendent les rapports de concurrence et les connexités industrielles, | |||
et plus s'impose aux salariés la nécessité d'agrandir la sphère | |||
de leurs unions pour suivre le mouvement d'extension des solidarités | |||
économiques. Aussi voit-on les syndicats locaux s'amalgamer, se | |||
relier aux syndicats de métiers connexes ou d'industries différentes, | |||
se former en fédérations régionales et nationales, et même ébaucher | |||
aujourd'hui des fédérations internationales. | |||
C'est au prix de luttes douloureuses et d'efforts incessants que la | |||
classe ouvrière parvient à réaliser les formes de concentration qui | |||
sont en harmonie avec le développement industriel. Le malaise dont | |||
souffrent les États modernes tient en grande partie à la survivance | |||
des rapports individuels de l'ancien régime économique, qui sont | |||
incompatibles avec l'état nouveau de la grande industrie moderne. | |||
Car l'évolution capitaliste des entreprises précède toujours celle des | |||
unions professionnelles; l'adaptation ne se fait qu'à la longue, et les | |||
métamorphoses se suivent à distance dans les deux séries. | |||
Lorsque la production capitaliste s'établit dans un pays, elle | |||
trouve en face d'elle une population ouvrière généralement ignorante | |||
et complètement inorganisée. Le travail subit alors toutes | |||
les capitulations que le capital lui impose, jusqu'à l'extrême limite | |||
d'un minimum nécessaire à l'entretien de la vie physiologique. De | |||
loin en loin, dans ces milieux de prolétaires misérables agglomérés sur | |||
un même point par les nouvelles formes de la production, des grèves | |||
éclatent, soulèvements spasmodiques, révoltes de la faim marquées | |||
par des attentats sanglants, réprimées par la violence et suivies d'affaissements | |||
plus profonds. | |||
Tel, en Angleterre, avant l'abrogation des lois contre les coalitions | |||
en 1824-1825, et même jusqu'en 1842, l'état insurrectionnel de la | |||
classe ouvrière réduite à la misère par un capitalisme sans contrepoids. | |||
Conspirations, meurtres, bris de machines, terrorisme des | |||
sociétés secrètes, répression aussi impuissante qu'impitoyable, ce fut | |||
vraiment pour l'Angleterre une période d'anarchie sociale, résultant | |||
d'un désaccord prolongé entre l'état centralisé de l'industrie et | |||
l'état inorganique des classes ouvrières abandonnées par la législation; | |||
les ouvriers étaient restés, suivant les expressions de M. et | |||
Mme Webb, "les serfs batailleurs à demi émancipés de 1823". | |||
De cette décomposition primitive devait sortir, en Angleterre, l'ordre | |||
unioniste contemporain; mais, aujourd'hui encore, nous retrouvons | |||
les mêmes traits dans les insurrections anarchistes de la Catalogne, | |||
et, à certains égards, dans les séditions agraires de l'Ukraine et de | |||
la Sicile. | |||
Lorsque les associations ouvrières commencent à se former, elles | |||
ont une tendance, dans beaucoup de pays, à comprendre tous les | |||
salariés sans distinction de métier, et à poursuivre des fins idéalistes | |||
de transformation sociale. Il en fut ainsi, en Angleterre, de l'Association | |||
nationale de 1830 et de la ''Grand National Trades-Union'', | |||
fondée en 1834 sous l'influence de Robert Owen; ainsi encore du | |||
GEwerkschaftsbund crée à Berlin en 1868 par Schweitzer, et même, | |||
à une époque plus récente, de l'Ordre des Chevaliers du travail | |||
aux États-Unis. Les associations ouvrières ne tardent pas d'ailleurs | |||
à s'établir sur la base plus solide du métier, dans le but de défendre | |||
leurs intérêts professionnels; mais longtemps encore le mouvement | |||
syndical reste lié au mouvement politique, sans être considéré comme | |||
ayant sa fin propre et indépendante. | |||
Longues et difficiles sont ensuite les étapes à parcourir avant d'arriver | |||
à une coordination durable des forces individuelles. A ses | |||
débuts, dans une population ouvrière amorphe et dénuée de l'esprit | |||
de solidarité, le syndicat se confond presque avec la coalition éphémère | |||
de la grève; c'est une ébauche d'association, groupe instable | |||
qui se gonfle au moment de la lutte pour se réduire aussitôt après à | |||
un mince noyau d'adhérents fidèles, sans fonds de caisse alimenté | |||
par des cotisations suffisantes et régulières. II est toujours possible | |||
de provoquer, par des paroles ardentes, un mouvement convulsif | |||
chez des hommes qui souffrent; un concert permanent, impliquant | |||
des sacrifices à longue portée, ne peut être que le fruit d'une éducation | |||
prolongée. | |||
Tant que les associations ouvrières sont aussi faibles, les relations | |||
entre employeurs et salariés restent nécessairement individuelles. | |||
Les patrons, dont l'éducation économique est aussi incomplète que | |||
celle de leurs ouvriers, sont imbus de l'idée que toute intervention | |||
du syndicat dans la discussion des salaires serait une usurpation sur | |||
leurs pouvoirs de direction et une atteinte intolérable à leur autorité. | |||
D'ailleurs, le syndicat n'est encore qu'une minorité de militants ou | |||
une agglomération passagère, menée par des hommes remuants et | |||
énergiques, mais souvent exaltés par les souffrances et les rancunes, | |||
ignorants des conditions industrielles, parfois même étrangers à la | |||
profession, à cause de l'ostracisme dont les chefs d'établissement | |||
frappent les ouvriers coupables d'une initiative syndicale. Les | |||
patrons refusent donc de reconnaître le syndicat et d'entrer en pourparlers | |||
avec ses délégués; ils s'obstinent dans leur prétention de ne | |||
discuter qu'avec leurs ouvriers pris individuellement; ils luttent | |||
pour briser le syndicat, excluant les chefs de leurs ateliers, organisant | |||
contre eux le boycottage des listes noires, obligeant même | |||
parfois leurs ouvriers à se démettre de l'association. Comme ils ne | |||
rencontrent pas de résistance sérieuse dans leur personnel, ils ne | |||
savent réduire les frais qu'aux dépens de la main-d'oeuvre. Nul effort | |||
pour sortir de la routine et renouveler l'outillage; l'exploitation des | |||
forces de travail à bon marché permet de soutenir la concurrence | |||
sans s'imposer les frais d'un matériel perfectionné. | |||
A cette phase du mouvement ouvrier, la résistance à la pression | |||
patronale affecte volontiers la forme sournoise du «bousillâmes ou | |||
«sabotage » individuel; et lorsqu'elle se traduit par un soulèvement | |||
collectif, la grève, sans être nécessairement violente et insurrectionnelle, | |||
reste encore tumultueuse et chaotique. Au lieu d'être décidée | |||
après mûre réflexion par les syndicats, elle éclate d'une façon impulsive, | |||
et se propage par entraînement ou par crainte devant les | |||
injonctions de bandes anonymes. Les grévistes ne savent ni choisir | |||
le moment où les circonstances économiques sont favorables, ni présenter | |||
un programme de revendications précises. De leur côté, les | |||
patrons luttent isolément, et tentent d'obtenir la reprise du travail | |||
par des concessions individuelles. Satisfait d'un avantage souvent | |||
apparent, le personnel d'un établissement cesse la grève, sans songer | |||
à stipuler des garanties pour l'observation des conditions mal définies | |||
qui lui sont faites verbalement, tandis que les autres ouvriers de la | |||
même industrie, affaiblis par cette défection ou entrés plus tard dans | |||
la lutte, sont obligés de se soumettre sans conditions. Dans ces mouvements | |||
spontanés, nulle pensée directrice et nul plan d'ensemble | |||
des chefs improvisés, incapables d'imposer une ligne uniforme, un | |||
plan raisonné d'attaque et de défense, doivent céder aux mouvements | |||
irréfléchis de la foule. Aussi les quelques avantages qui ont pu être | |||
obtenus par surprise s'émiettent-ils au jour le jour sous l'action de | |||
la concurrence que les travailleurs se font à eux-mêmes, lorsque la | |||
période de fièvre est passée les grèves partielles se multiplient et se | |||
renouvellent à bref délai, perpétuant l'état d'instabilité dans lequel | |||
se débat l'industrie à cette phase d'associations rudimentaires. | |||
C'est l'histoire des rapports du capital et du travail dans la plupart | |||
des métiers de l'Europe continentale. Cette période chaotique a | |||
pu prendre fin dans les pays dont l'évolution industrielle est la plus | |||
avancée; elle est moins prolongée chez certains peuples que chez | |||
d'autres, grâce à des qualités de race particulières et à diverses circonstances; | |||
mais aucun peuple ne peut la franchir sans s'y arrêter, parce | |||
que nulle population ouvrière ne peut passer brusquement de la | |||
misère et de l'abaissement à la maturité. Il faut que le syndicat sorte | |||
de la grève et se fortifie par de longues épreuves, avant de devenir | |||
l'union résistante qui représente réellement le travail vis-à-vis du | |||
capital. | |||
Lorsque les associations ouvrières sont puissantes par le nombre | |||
de leurs adhérents, la permanence de leur personnel et l'ampleur de | |||
leurs ressources, elles n'ont plus besoin de lutter pour l'existence, | |||
et savent se faire reconnaître comme une représentation sérieuse | |||
et durable des travailleurs. Sous la direction de chefs expérimentés, | |||
exactement renseignés sur l'état du marché et soucieux de leur responsabilité, | |||
hostiles à toute aventure dans laquelle les fonds sociaux | |||
seraient inutilement compromis, les associations n'engagent la lutte | |||
qu'à bon escient. Les statuts d'un syndicat national centralisé ne | |||
permettent une grève locale que si elle a été autorisée par le comité | |||
central, après épuisement des moyens ordinaires de conciliation. Les | |||
grèves sont donc plus rares et plus pacifiques; mais elles sont aussi | |||
plus étendues et plus prolongées, se propageant chez tous les ouvriers | |||
d'une même industrie et des industries connexes, et se poursuivant | |||
pendant de longues périodes grâce aux ressources considérables des | |||
deux parties. | |||
Vis-à-vis des unions ouvrières, les patrons doivent à leur tour | |||
constituer des associations de même nature. Entre les deux groupes | |||
peuvent alors intervenir des accords, de véritables traités réglant | |||
pour l'avenir les conditions du travail. D'abord conclues par des | |||
négociateurs improvisés ou des arbitres de circonstance pour prévenir | |||
un conflit menaçant ou terminer une grève, ces conventions | |||
finissent par entrer dans la pratique courante de l'industrie. Des | |||
organes permanents, des comités mixtes ou séparés, composés de | |||
délégués des deux parties, sont établis pour débattre et arrêter, | |||
avant toute cessation de travail, les clauses du contrat; parfois même, | |||
un arbitre est désigné à l'avance pour le cas où les plénipotentiaires | |||
siégeant dans le comité ne parviendraient pas à s'entendre. Le contrat, | |||
valable pour tous les établissements d'une même industrie | |||
dans une région déterminée, porte non seulement sur les salaires, | |||
mais sur la durée du travail et les conditions accessoires de sa prestation. | |||
Il établit des tarifs minima de salaires au temps et aux pièces | |||
communs à toute L'industrie, ou des tarifs types destinés à servir | |||
de base aux conventions particulières des groupes locaux. Il fixe la | |||
période de validité, prévoit les délais de dénonciation, et remet à des | |||
experts-arbitres le soin de trancher les difficultés d'application et | |||
d'interprétation qui pourraient provoquer des contestations individuelles | |||
ou collectives pendant la période d'exécution. | |||
Enfin il interdit, bien entendu, l'emploi de travailleurs quelconques, même non | |||
syndiqués, dans des conditions inférieures à celles de la convention, | |||
et il établit des garanties d'exécution particulières, telles que | |||
le dépôt d'une somme d'argent qui répond de l'observation des engagements | |||
réciproques. | |||
Tel est le contrat de travail collectif, par opposition au contrat | |||
individuel. C'est le seul mode de relations entre employeurs et salariés | |||
qui soit en harmonie avec les nouvelles formes de la production | |||
capitaliste, et qui résolve les contradictions inhérentes au contrat | |||
individuel dans un régime de grande production. Aux salariés, il | |||
permet de traiter sur le pied d'égalité avec les acheteurs de leur force | |||
de travail, comme pourraient le faire des vendeurs de matières premières. | |||
Au lieu que leur faculté intégrale de travail et leur personnalité | |||
tout entière soient livrées à la discrétion de l'employeur par | |||
l'imprécision d'un accord verbal et individuel, les prestations de | |||
services qu'ils s'engagent à fournir en échange d'un salaire déterminé | |||
sont limitées par les clauses précises du contrat collectif. | |||
Aux chefs d'entreprise, ce régime assure des conditions stables pendant | |||
la durée d'application du contrat, et confère les plus solides | |||
garanties contre les malfaçons volontaires et les grèves inopinées. | |||
Aux uns et aux autres, il fixe une règle commune qui s'applique à | |||
toute l'industrie, et donne un moyen de défense contre les rabais de | |||
la concurrence. | |||
Un régime contractuel aussi régulier suppose nécessairement une | |||
organisation corporative très forte, aussi bien du côté des patrons | |||
que des ouvriers. Car il faut que les unions soient assez riches pour | |||
répondre sur leur caisse de l'exécution du contrat; il faut surtout | |||
que les représentants des parties aient assez d'autorité, chacun dans | |||
leur groupe, pour imposer à tous les membres de la profession, | |||
syndiqués et même non syndiqués, l'observation des décisions prises | |||
et le respect des conventions arrêtées. | |||
A cet égard, l'arrangement direct entre les parties est bien supérieur | |||
à l'arbitrage. Les décisions d'un arbitre de circonstance ou | |||
d'une cour d'arbitrage officielle ne sauraient avoir qu'une autorité | |||
purement morale, à la merci du caprice des intéressés, sous la seule | |||
sanction de l'opinion publique. La conciliation elle-même n'est réellement | |||
efficace que dans certaines conditions. Des comités officiels | |||
de conciliation qui se bornent à rapprocher les parties, et même des | |||
comités mixtes qui émanent d'elles, mais sont élus au cours d'un | |||
conflit par la foule inorganisée, ne sauraient jouer le même rôle ni exercer la meme autorité que des comités permanents, délégués par des associations patronales et ouvrières puissamment constituées. | |||
Il faut que le syndicat patronal représente la majorité des intérêts patronaux. Il faut aussi que l'union ouvrière comprenne la majorité des ouvriers de la profession , et qu'elle ait assez de force, par ses offres de placement, ses secours de routes et ses caisses de chômage, pour controler facilement les embauchages individuels. Tant que les patrons et ouvriers "cotoyeurs" restent capables de proposer ou d'accepter des conditions de travail inférieures à celles de la convention syndicale, la pratique du contrat collectif est impossible. | |||
Aussi n'est-elle entrée dans les moeurs que chez des populations tres avancées appartenant à la grande industrie. L'Angleterre, pourvue d'ancienne date de ces rouages corporatifs qui font désormais partie de sa constitution sociale, est le pays d'élection des comités permanents de conciliation et du contrat collectif de travail; c'est chez elle que l'institution a pris naissance par l'initiative de M. Mundella en 1862 , dans la bonneterie de Nottingham. | |||
En Angleterre, dans les métiers où les unions patronales et ouvrières sont fortes, nul ne peut exercer une profession s'il ne se | |||
soumet à la règle commune établie par contrat; il y a même des industries où les unions ouvrières, comprenant l'immense majorité des ouvriers, ont assez d'empire pour exclure du métier tout ouvrier | |||
qui n'adhère pas à l'union ou n'acquitte pas régulièrement ses cotisations. Chez les ouvriers du fer et de l'acier, mécaniciens, constructeurs de chaudières et de navires en fer, chez les mineurs, les ouvriers du coton et les tullistes, dans l'industrie du bâtiment, dans la cordonnerie mécanique, la poterie, la brasserie et d'autres industries encore, c'est le système du contrat collectif qui domine et régit les rapports du capital et du travail. Dans quelques-unes de ces professions, il existe et fonctionne régulièrement depuis vingt-cinq ans, sans que les changements incessants opérés dans le machinisme soient venus l'entraver ou l'altérer. | |||
Les classes ouvrières sont donc parvenues en Angleterre, dans les métiers organisés, à conquérir leur indépendance et à faire reconnaitre | |||
leurs droits comme collectivités. Et loin que cette politique ait avivé | |||
la guerre du capital et du travail, elle a contribué au contraire à | |||
écarter bien des causes de conflit. La pratique habituelle du contrat | |||
collectif dans la grande industrie a fait pénétrer la conciliation dans | |||
les moeurs; elle a fait naitre des organes qui, s'ils ne peuvent pas | |||
toujours prévenir les conflits, sont du moins à la disposition des | |||
parties pour les résoudre quand ils ont éclaté. Aussi les grèves | |||
décroissent-elles en nombre et en importance globale. Si l'on compare | |||
les moyennes annuelles des périodes 1891-95 et 1901-1904, on | |||
voit le nombre des conflits descendre de 813 à 417, celui des travailleurs | |||
atteints par la grève de 370 000 à 138 000, et celui des journées | |||
de chômage de 14 millions à 3 millions; à la fin de la seconde | |||
période, la dégression est encore plus sensible. Tout au contraire, en | |||
France, les grèves s'accroissent en nombre et en importance totale, | |||
suivant une progression particulièrement rapide dans ces dernières | |||
années. Il n'est pas déraisonnable d'attribuer en grande partie cette | |||
différence à celle des organisations professionnelles. | |||
Ce n'est pas à dire qu'en Angleterre même, tout soit parfait dans | |||
les relations entre employeurs et salariés, ni que les unions ouvrières | |||
échappent aux accusations d'adversaires passionnés; il est inévitable | |||
qu'il se produise, à certaines époques de crise ou simplement de | |||
stagnation économique, des retours offensifs de l'ancien esprit | |||
patronal. Mais il faut rendre cette justice à l'unionisme anglais | |||
qu'il remplit virilement sa tâche, avec fermeté et modération, et qu'il | |||
a la gloire de montrer à tous les peuples la voie par laquelle des | |||
classes ouvrières parvenues à un niveau élevé de caractère et de | |||
moralité peuvent réaliser pacifiquement la démocratie industrielle. | |||
La méthode du contrat collectif, si largement pratiquée dans la | |||
grande industrie anglaise, reçoit également des applications fréquentes | |||
aux États-Unis depuis quelques années. On la signale notamment | |||
dans la construction des machines et la métallurgie, où le | |||
système d'une échelle mobile des salaires a été essayé dès 1865 dans | |||
les mines, dans l'industrie du bâtiment depuis la grève de Chicago | |||
en 1900; dans l'industrie du coton, la verrerie, la cordonnerie mécanique, | |||
etc. En Australie et en Nouvelle Zélande, le régime du | |||
contrat collectif s'est généralisé, sous l'influence des grandes unions | |||
ouvrières et de la législation sur l'arbitrage obligatoire. | |||
Mais, dans la plupart des autres pays, le contrat collectif n'a été | |||
pratiqué que d'une façon tout à fait exceptionnelle et incomplète. En | |||
France, on a quelques exemples de conventions établies par l'arbitrage | |||
d'un tiers à l'occasion d'un conflit. Les tullistes de Calais et | |||
les mineurs du Pas-de-Calais ont même, à diverses reprises, conclu | |||
directement des accords avec les représentants des patrons; mais il | |||
n'est pas sorti de ces accords l'institution de comités permanents de | |||
conciliation. A l'inverse, les conseils d'usine, que l'on rencontre | |||
dans certains établissements de France, de Belgique, d'Allemagne et | |||
d'Autriche, sont bien des organes fixes de conciliation, des "chambres | |||
d'explication" composées de délégués du patron et des ouvriers; | |||
ils ont bien pour fonction d'aplanir les différends individuels, et | |||
même de conclure des accords collectifs pour l'avenir; mais ils sont | |||
particuliers à un établissement, et ne peuvent que difficilement | |||
régler les questions de salaires, parce que les salaires sont liés aux | |||
conditions générales de la concurrence. Quant aux conseils syndicaux | |||
institués dans les syndicats mixtes du Nord et du Pas-de-Calais, ils | |||
ne semblent pas faits pour discuter et conclure des conventions collectives. | |||
En Allemagne, la méthode du contrat collectif s'est introduite | |||
dans quelques industries locales. Il est même remarquable que le | |||
Congrès général des ''Gewerkschaften'' socialistes réuni à Francfort en | |||
1899 a voté une résolution favorable aux conventions établissant des | |||
tarifs communs. | |||
En comparant ces résultats, on est tenté de croire que l'état | |||
d'équilibre et de paix industrielle réalisé par le contrat collectif est | |||
un régime propre aux pays anglo-saxons, et qu'il a peu de chances | |||
de s'acclimater ailleurs. Il est possible, en effet, que le succès des | |||
unions anglaises, américaines et australiennes s'explique en grande | |||
partie par le caractère particulier des ouvriers anglo-saxons. Toutefois, | |||
il faut noter que le pays du continent européen où les associations | |||
ouvrières sont les plus fortes, le Danemark, est celui, dit-on, où | |||
le contrat collectif s'est le mieux établi. Il est également remarquable | |||
que les typographes, dans tous les pays avancés, pratiquent le | |||
système des ententes; ils concluent avec les patrons des accords sur | |||
les tarifs de salaires et les délais de dénonciation, et établissent des | |||
organes permanents de conciliation. Ce n'est pas seulement en | |||
Angleterre et aux États-Unis que les imprimeurs recourent à ces | |||
procédés; c'est aussi en Allemagne, où le tarif commun s'appliquait, | |||
en 1901, dans 3372 maisons employant 34000 ouvriers; c'est encore | |||
en Autriche, en Belgique, et dans une certaine mesure en France. | |||
Or, les typographes comptent certainement parmi les ouvriers les | |||
plus intelligents, les plus instruits et les mieux payés; presque partout, | |||
leur profession est celle où l'on relève la plus forte proportion | |||
de syndiqués, et leurs corporations sont les plus riches et les mieux | |||
organisées. Ils sont donc, en tout pays, les pionniers de l'idée nouvelle, | |||
et tout porte à croire que le régime qu'ils ont su établir dans | |||
leurs rapports avec le patronat s'étendra, sans distinction de race, | |||
aux diverses couches de la classe ouvrière à mesure qu'elles atteindront | |||
le même niveau de culture. | |||
==Chapitre 16 L'extension du rôle économique de l'État et des municipalités.== | |||
Loin que le progrès de la civilisation ait eu pour conséquence, | |||
comme le pensait Guizot, d'amener peu à peu l'État à donner sa | |||
démission, il est évident que l'État se trouve conduit de nos jours à | |||
étendre son rôle bien au delà des fonctions essentielles de sécurité, | |||
et à s'immiscer plus activement que jamais dans le domaine économique. | |||
Les Etats modernes sont des communautés économiques en même | |||
temps que des unités politiques; les intérêts matériels y ont pris | |||
trop d'importance pour que l'État ait pu s'en désintéresser. Un instant | |||
déssaisi sous l'empire de la doctrine du laisser-faire, il a dû | |||
sortir de son inaction et intervenir sous les formes les plus variées. | |||
Les municipalités, à leur tour, ont entrepris de gérer des services | |||
lucratifs; elles ont donné, dans certains pays, un vif élan au | |||
socialisme municipal. Il résulte de cette double tendance que les | |||
corps politiques, depuis la grande collectivité nationale jusqu'aux | |||
simples communes, sont devenus des organes essentiels de l'économie | |||
sociale. | |||
Ce mouvement d'extension de l'État et des communes, comme le | |||
mouvement d'association lui-même, est un mode particulier du | |||
développement des formes de la vie collective; c'est un phénomène | |||
d'intégration du même ordre, qui mérite au même titre d'être étudié | |||
parmi les faits caractéristiques de l'évolution économique. | |||
L'État se borne souvent à protéger ou contrôler les activités | |||
individuelles dans la production et les échanges; il intervient alors | |||
comme puissance publique, pour ordonner, permettre, interdire, | |||
réprimer, accorder des privilèges et des droits protecteurs, ou bien | |||
comme trésor public pour fournir des subsides. Mais sur certains | |||
points, l'État a été plus loin: il s'est substitué aux individus en se | |||
faisant entrepreneur d'industrie, de transport et autres services; il | |||
s'est chargé lui-même de certaines exploitations en qualité de personne | |||
privée, et les communes ont développé leurs services dans le | |||
même sens. C'est ce mouvement que je voudrais retracer sous ses | |||
différentes formes. | |||
===Section 1. Protection et contrôle.=== | |||
Il ne saurait être question de dresser ici une nomenclature, ni | |||
d'entreprendre une étude des cas si multiples dans lesquels l'État | |||
moderne exerce cette mission de tutelle en matière économique. | |||
Jamais, à vrai dire, l'État n'a eu une politique industrielle et commerciale | |||
aussi active; à une époque où les nations luttent entre-elles | |||
pour conquérir le marché du monde, les divers États font des | |||
efforts fiévreux pour donner la primauté à leurs industries, ou au | |||
moins pour les protéger contre la concurrence étrangère; droits de | |||
douane, encouragements, subventions, primes à l'exportation et | |||
à la navigation, bonifications sur les impôts intérieurs, appuis à | |||
l'étranger, voire même, en Prusse et en Russie, participation à certains | |||
cartels privés comme ceux de la potasse et du sucre, tout est | |||
mis en oeuvre pour soutenir la production nationale et lui ouvrir des | |||
débouchés au dehors. Mais cette politique n'est pas nouvelle, et si | |||
elle a pris plus d'ampleur de nos jours à cause de la différence du | |||
développement économique, si elle a modifié en partie ses procédés | |||
depuis l'époque du mercantilisme, elle n'a cependant pas revêtu un | |||
caractère essentiellement nouveau. Nous pouvons donc passer outre, | |||
pour ne retenir que les modes d'intervention qui sont propres à | |||
la période contemporaine. | |||
C'est ainsi qu'en matière d'hygiène publique, les législations | |||
modernes deviennent chaque jour plus envahissantes; il est même | |||
remarquable que les pays les plus attachés à la liberté individuelle sont | |||
ceux qui la sacrifient le plus volontiers aux exigences de la | |||
santé publique. Qu'il s'agisse de logements malsains, d'industries | |||
insalubres pour le voisinage, de vaccination, déclarations, désinfection | |||
et autres mesures de défense contre les maladies contagieuses, | |||
les pouvoirs des autorités sanitaires s'élargissent, et nul ne sait | |||
aujourd'hui où s'arrêteront leurs droits de surveillance et de contrainte, | |||
avec le souci croissant de l'hygiène qui marque la civilisation | |||
contemporaine. | |||
Les monopoles industriels privés, récemment issus de l'évolution | |||
économique, ne pouvaient rester longtemps en dehors du contrôle de | |||
l'État; dès que le publie cesse d'être garanti par la concurrence, les | |||
pouvoirs politiques se trouvent amenés à intervenir pour défendre les | |||
intérêts collectifs menacés par le monopole. Ainsi l'État, quand il | |||
ne s'est pas chargé lui-même de l'entreprise des chemins de fer, s'est | |||
généralement réservé, dès le principe, un droit de contrôle sur | |||
l'exploitation et les tarifs dans les pays mêmes où il avait laissé | |||
l'industrie des chemins de fer sous le régime de la liberté, il s'est vu | |||
obligé de restreindre après coup cette liberté par quelques interdictions | |||
et mesures de contrôle dans l'intérêt du public. De même, la loi | |||
réserve à l'autorité administrative des pouvoirs de concession, de | |||
surveillance et de retrait sur les exploitations minières. | |||
Ce sont là les premières formes du monopole; mais aujourd'hui, | |||
de nouveaux problèmes du même ordre s'imposent à l'attention du | |||
législateur; cartels et trusts, monopoles de l'eau, du gaz, de l'électricité | |||
et des tramways dans les villes, régime des eaux courantes et | |||
de la houille blanche pour ne citer que les cas les plus connus, | |||
sollicitent une réglementation dirigée contre l'abus du droit privé. | |||
Les garanties à prendre vis-à-vis des sociétés d'assurances-vie et | |||
accidents figurent aussi parmi les questions que l'État moderne | |||
doit résoudre en s'inspirant des intérêts généraux. | |||
Dans beaucoup de pays, la législation qui régit les rapports des | |||
propriétaires fonciers et de leurs tenanciers s'est montrée très coercitive. | |||
En supprimant le servage et les droits féodaux, le législateur | |||
moderne le plus modéré dans ses réformes a fait oeuvre révolutionnaire | |||
lors même qu'il s'est contenté d'autoriser le rachat et de le | |||
faciliter par diverses mesures financières, son intervention dans les | |||
relations agraires en faveur des cultivateurs du sol a eu le caractère | |||
d'une expropriation. En Irlande, la loi anglaise donne à des magistrats | |||
le pouvoir de fixer le taux des fermages; de sa propre autorité, | |||
elle confère aux fermiers, par diverses garanties, une sorte | |||
de copropriété, de droit parallèle et concurrent qui fait échec à celui | |||
des landlords; aujourd'hui, elle va plus loin encore, puisqu'elle | |||
donne aux fermiers le moyen d'acquérir la pleine propriété du sol. | |||
Mais ces législations agraires sont des modes de liquidation du passé | |||
qui restent en dehors de notre objectif. | |||
En revanche, notre attention doit se concentrer sur une sphère | |||
dans laquelle l'activité du législateur moderne s'est montrée particulièrement | |||
féconde la protection légale des travailleurs par | |||
la réglementation du travail et les assurances sociales. Il s'agit là | |||
d'une intervention législative entièrement nouvelle, sinon toujours | |||
par ses procédés, du moins par son esprit et par son but; l'objet | |||
de cette intervention n'est pas de régler la destruction successive | |||
d'un régime pré-révolutionnaire, mais d'ordonner sur de nouvelles | |||
bases des relations sociales issues du régime nouveau; son importance | |||
pour l'avenir dépasse donc celle de tous les autres cas considérés | |||
jusqu'ici. | |||
Depuis la première loi de 1802, par laquelle le Parlement anglais | |||
cherchait à garantir les enfants assistés contre l'exploitation dont ils | |||
étaient victimes dans les filatures, la législation ouvrière, si timide | |||
à ses débuts, a grandi dans son pays d'origine; elle s'est étendue | |||
dans les autres avec les progrès de l'industrie, et depuis la Conférence | |||
de Berlin en 1890, le courant est si universel et si rapide, qu'il | |||
n'est-pas aujourd'hui un pays civilisé dans lequel le travail des salariés | |||
ne soit soumis à une minutieuse réglementation législative. Bien | |||
certainement, on se trouve ici en présence d'un phénomène qui, au | |||
même titre que le développement des associations de nature économique, | |||
dérive immédiatement de la forme capitaliste de la production. | |||
La révolution industrielle, en brisant les anciens cadres corporatifs, | |||
avait laissé le travailleur salarié sans défense contre les abus de la | |||
concurrence; l'État moderne s'est donc vu obligé de remplacer les | |||
appuis qui lui manquaient, et de lui fournir une assistance nouvelle | |||
contre des dangers nouveaux. | |||
Aussi la législation ouvrière, prenant sa source dans un état économique | |||
semblable, présente-t-elle sur l'ensemble du monde civilisé, | |||
à travers les complications et les variétés innombrables de ses formes | |||
particulières, une véritable homogénéité dans ses grandes lignes. | |||
Les expériences faites par un pays novateur sont mises à profit par | |||
tous les autres, et servent de base aux réformes qu'ils introduisent | |||
à leur tour; en sorte que les lois les plus récentes tendent à former, | |||
dans cet ordre de la législation sociale, un droit commun universel | |||
d'une remarquable unité. | |||
L'hygiène et la sécurité des travailleurs dans les ateliers furent partout | |||
l'un des premiers objets de la réglementation. Dans les débuts | |||
de la grande production industrielle, on se préoccupait surtout de | |||
l'incommodité ou du danger de certains établissements pour le voisinage. | |||
Mais on comprit vite la nécessité de protéger d'une façon | |||
plus particulière la santé et la vie des travailleurs employés dans ces | |||
industries, principalement dans les mines. Aussi les réglementations | |||
en matière d'hygiène et de sécurité industrielle sont-elles devenues | |||
l'une des parties les plus touffues de la législation. | |||
Rien n'égale, à cet égard, la minutie de la loi anglaise, dont les | |||
autres pays se sont inspirés. La ''Factory and work-shops'' de 1901, | |||
qui n'est qu'une codification de dispositions antérieures et déjà | |||
anciennes pour la plupart, contient une longue série de prescriptions | |||
concernant la propreté des ateliers, la ventilation et l'évacuation des | |||
poussières, le cube d'air par travailleur, la température, l'écoulement | |||
de l'humidité, etc. Au point de vue de la sécurité, il prescrit des | |||
mesures de précaution à l'égard des machines et organes de transmission, | |||
des chaudières et des trappes; il impose des dégagements et | |||
moyens de secours pour le cas d'incendie; il ordonne des déclarations | |||
et enquêtes à la suite des accidents. Dans certaines industries considérées | |||
comme dangereuses ou insalubres, les dispositions sont | |||
plus rigoureuses encore. | |||
Le législateur ne se borne pas à établir des règles générales en | |||
cette matière il délègue au gouvernement et aux autorités locales le | |||
pouvoir de faire des règlements particuliers, applicables à certaines | |||
industries déterminées ou même à des établissements individuellement | |||
désignés. En Suisse, notamment, les plans d'une construction | |||
industrielle doivent être approuvés par l'autorité publique. Un peu | |||
partout, les exploitations minières sont soumises individuellement | |||
à des règlements administratifs spéciaux. Enfin les autorités administratives | |||
et les tribunaux judiciaires sont investis de larges pouvoirs | |||
d'interdiction et d'injonction pour faire observer les dispositions | |||
légales et réglementaires. | |||
Au même degré que les prescriptions sanitaires, et souvent même | |||
à une époque antérieure, la protection du travail de l'enfant dans | |||
l'industrie a été le point de départ de toute la législation ouvrière. | |||
De bonne heure, à la suite des grandes enquêtes publiques en Angleterre, | |||
des enquêtes privées de Villermé et autres hygiénistes en | |||
France, l'opinion publique s'est émue des souffrances de l'enfant | |||
dans les fabriques. Aussi les lois réglementant le travail des enfants | |||
dans un sens de plus en plus restrictif s'échelonnent-elles tout le | |||
long du XIXème siècle, vaines au début, mal appliquées et constamment | |||
éludées, puis réellement efficaces et contraignantes sous un contrôle | |||
sérieusement exercé. | |||
C'est l'Angleterre qui prend l'initiative, se bornant d'abord à protéger | |||
l'enfant dans les fabriques textiles, puis successivement dans | |||
les autres industries et dans les petits ateliers à partir de la | |||
décade 1860-1870. La Prusse, à son tour, limite la durée du travail | |||
des enfants en 1839 et 1853; sa législation est plus tard étendue à la | |||
Confédération de l'Allemagne du Nord en 1869, à l'Empire tout | |||
entier après 1871. La France suit une marche parallèle, en 1841 | |||
et 1874. L'Autriche, qui avait établi, dès 1786, une réglementation | |||
protectrice des apprentis, étend et renforce ses statuts en 1843 | |||
et 1859. Le Massachusetts en 1843, les cantons suisses à partir | |||
de 1848, légifèrent sur le même objet. Depuis lors, toutes ces législations | |||
ont été renouvelées, et la plupart de celles que l'on trouve en | |||
vigueur aujourd'hui sont postérieures à 1890; la Suisse, qui avait | |||
été plus loin que tous les autres pays par sa loi de 1877, est actuellement | |||
la seule à posséder une législation aussi ancienne. Les autres | |||
États ont suivi le mouvement; l'Italie et l'Espagne sont elles-mêmes | |||
dotées de lois récentes sur le travail industriel, et déjà l'on parle | |||
d'efforts faits dans le même sens au Japon, le dernier venu des pays | |||
de grande industrie. | |||
La mesure la plus urgente était de fixer un âge légal d'admission pour les enfants dans les fabriques. Les premières lois ouvrières le | |||
fixaient à 8 ou 9 ans, et cette limitation, qui nous semble aujourd'hui | |||
si tristement insuffisante, apparaissait comme une atteinte audacieuse | |||
à la liberté dans un temps où l'ouvrier de 5 ans n'était pas | |||
une rare exception. Depuis cette époque, sous l'action parallèle des | |||
lois d'enseignement populaire et des lois de fabrique, l'âge d'admission | |||
a été relevé jusqu'à 12 ans dans la plupart des pays, 13 ans en | |||
Allemagne et en France, 14 ans même en Suisse, en Autriche et | |||
dans beaucoup d'Etats de l'Union américaine. II faut aller jusqu'en | |||
Espagne, au Portugal ou dans quelques rares États américains pour | |||
retrouver l'âge de 10 ans. | |||
Une fois admis à l'atelier, l'enfant, jusqu'à 14 ou 15 ans dans les | |||
pays méridionaux et en Russie, partout ailleurs jusqu'à 16 ou 18 ans, | |||
reste protégé par la loi à différents points de vue. | |||
Sa journée de travail, coupée par des repos déterminés, est en général | |||
limitée à 10 heures. Encore beaucoup d'États, tels que l'Allemagne, | |||
l'Autriche-Hongrie, la Russie, les États scandinaves, l'Espagne, le | |||
Portugal, la Roumanie, ont-ils suivi l'exemple de l'Angleterre, et | |||
adopté, pour les enfants les plus jeunes au-dessous de 13 ou 14 ans, | |||
le régime du demi-temps, ou au moins celui d'une journée plus courte | |||
de 8 heures. Les législations qui conservent la journée de 11 heures | |||
pour les enfants sont devenues l'exception, et la Belgique seule admet | |||
encore pour eux la journée de 11 heures 1/2 dans l'industrie du coton. | |||
Partout le travail de nuit est interdit aux enfants, sauf de nombreuses | |||
dérogations générales ou spéciales; l'Angleterre est le seul | |||
pays industriel où cette règle protectrice cesse de s'appliquer dès l'âge | |||
de 14 ans. | |||
Partout aussi, la loi impose au profit des enfants le repos d'un | |||
jour hebdomadaire et celui des jours fériés. L'Angleterre fixe même | |||
pour eux une journée plus courte le samedi et les veilles de fête, de | |||
sorte que le temps de travail s'y trouve réduit à 33 heures et demie | |||
par semaine pour les enfants de moins de 14 ans, à 55 heures | |||
et demie ou 60 heures pour ceux de 14 à 18 ans. De nombreuses | |||
législations, Suisse, États américains, Australasie, Russie, etc., ont | |||
adopté le même principe des courtes journées du samedi. | |||
Enfin, dans certaines industries et pour certains travaux insalubres | |||
ou dangereux, les législations modernes établissent des dispositions | |||
spéciales en faveur des enfants, reculant l'âge d'admission, | |||
limitant plus strictement leur journée, réglementant leur emploi ou | |||
même l'interdisant d'une façon absolue. | |||
Après l'enfant, la sollicitude du législateur s'est portée sur la | |||
femme. Dès 1844, le Parlement anglais étendait aux femmes les | |||
dispositions qui protégeaient les adolescents de 14 à 18 ans dans les | |||
fabriques textiles. A notre époque, un peu partout, la femme est | |||
l'objet d'une protection presque aussi étendue que celle de l'enfant. | |||
La journée de travail, dans quelques pays, est un peu plus longue | |||
pour elle que pour l'enfant; mais il n'y a plus que la Belgique et | |||
quelques États secondaires pour ne pas limiter son travail journalier | |||
quand elle a dépassé 21 ans. S'il reste encore beaucoup d'États qui | |||
n'établissent en sa faveur aucune règle prohibitive du travail de nuit, | |||
du moins la Belgique est-elle le seul pays de grande industrie qui | |||
figure dans cette liste des retardataires; et quant au jour de repos | |||
hebdomadaire, il est partout assuré par la loi aux ouvrières, sauf en | |||
Belgique et au Portugal. Seule aussi, la Belgique oublie d'interdire | |||
aux femmes le travail souterrain dans les mines; seuls, la France et | |||
quelques rares pays négligent de leur réserver un repos de quelques | |||
semaines après les couches. | |||
Des enfants et des femmes, la législation protectrice s'est étendue | |||
aux hommes adultes eux-mêmes. Les États qui limitent la journée de | |||
travail des hommes dans les fabriques sont encore l'exception. La | |||
France a commencé dès 1848, en établissant la limite de là heures; | |||
elle a continué son ceuvre en 1900, lorsqu'elle a restreint la journée | |||
à 10 heures pour les hommes travaillant dans les mêmes locaux que | |||
des femmes ou des enfants. La Suisse en 1877, l'Autriche en 1885, | |||
ont établi pour tous les travailleurs sans distinction (à partir de 16 | |||
ans en Autriche) une durée commune de 11 heures; la Russie, en 1897, | |||
a fixé la limite à 11 heures et demie pour tous les ouvriers de plus de | |||
15 ans; enfin quelques législations, celles de l'Allemagne, de la Hollande, | |||
ont imposé dans certaines industries une journée maxima sanitaire. | |||
Pour le travail de nuit, la différence de régime entre les femmes | |||
et enfants et les hommes adultes est encore plus sensible; aucune | |||
législation ne l'interdit aux hommes, sauf en Suisse. Mais pour le | |||
repos du dimanche et des jours fériés, on constate de nos jours un | |||
mouvement d'unification qui se généralise. Le repos du dimanche est | |||
obligatoire pour tous les travailleurs industriels indistinctement dans | |||
de nombreux États Allemagne, Autriche, Suisse, Russie, Roumanie, | |||
États scandinaves, Espagne, Belgique, États-Unis en grande partie. | |||
Il y a donc une tendance très nette, dans beaucoup de pays, à établir | |||
une réglementation générale qui s'applique aux hommes adultes | |||
comme aux autres catégories de travailleurs industriels les prescriptions | |||
concernant le repos du dimanche, et même, dans certains États, | |||
la durée du travail journalier, s'étendent à tout le personnel d'un | |||
établissement au même titre que les prescriptions d'hygiène et de | |||
sécurité. | |||
La législation protectrice des travailleurs, en même temps qu'elle | |||
devenait plus minutieuse dans ses exigences et qu'elle s'appliquait à | |||
des catégories plus larges d'ouvriers, s'étendait aussi à des industries | |||
et professions plus nombreuses. Les ouvriers des mines ont été, dès | |||
le début du XIX° siècle, l'objet d'une protection spéciale, et cette protection | |||
est encore aujourd'hui plus étroite pour eux que pour les | |||
autres travailleurs; les mesures de sécurité sont plus rigoureuses, | |||
l'emploi des femmes est interdit, le travail des enfants sévèrement | |||
réglementé, la journée de travail des hommes adultes est même | |||
limitée dans les mines par certaines législations qui n'établissent | |||
aucune règle semblable dans les autres industries. Mais, en dehors | |||
des ouvriers mineurs, la législation générale du travail, à ses débuts, | |||
ne visait guère que les fabriques. Depuis lors, elle a pénétré dans bien | |||
d'autres ateliers et professions. | |||
Nulle part cette marche par échelons n'est aussi visible qu'en | |||
Angleterre; des filatures de coton et de laine, la législation ouvrière | |||
s'est étendue à l'ensemble de l'industrie textile, puis aux autres établissements | |||
de la grande industrie, et enfin aux petits ateliers, jusqu'à | |||
ceux de l'industrie à domicile. Ailleurs, le mouvement est analogue, | |||
quoique plus raccourci; le législateur a voulu remédier d'abord | |||
aux maux les plus sensibles et les plus urgents, à ceux qui affectaient | |||
les travailleurs dans les fabriques; ce n'est qu'après cette première | |||
expérience qu'il a entrepris la tâche plus difficile de soumettre à ses | |||
prescriptions et à celles des autorités secondaires les ateliers de la | |||
petite industrie. | |||
A cet égard, nulle réglementation n'offre plus de difficultés que | |||
celle de l'industrie à domicile; nulle cependant n'est plus nécessaire, | |||
tant à cause des conditions misérables du travail en chambre que de | |||
l'extension qu'il prend au détriment des industries saines, par le fait | |||
même qu'il reste seul en dehors de la réglementation générale. La | |||
plupart des législations se contentent d'appliquer aux petits ateliers | |||
tout ou partie des dispositions qui régissent les fabriques; mais on | |||
sait que ces dispositions n'atteignent pas les ateliers de famille, et | |||
qu'elles restent généralement lettre morte dans les autres ateliers à | |||
domicile, faute d'une responsabilité effective et d'une inspection suffisante. | |||
Cependant les peuples anglo-saxons ont résolument abordé le problème. | |||
L'Angleterre dès 1878, les États de l'Amérique du Nord en | |||
nombre croissant depuis 1894 (New York, Massachusetts, Illinois, | |||
Pennsylvanie, Missouri, Michigan, Indiana, Ohio, Wisconsîn, Maryland), | |||
la Nouvelle-Zélande et l'État de Victoria depuis la même époque, | |||
réglementent le travail à domicile avec une précision de plus en | |||
plus rigoureuse, principalement dans l'industrie du vêtement; leur | |||
tendance actuelle est de soumettre aux prescriptions législatives les | |||
ateliers de famille eux-mêmes. | |||
Il est vrai que le souci principal du législateur a été, dans la plupart | |||
des cas, de garantir l'hygiène publique et la santé des consommateurs. | |||
S'il donne aux autorités sanitaires des pouvoirs étendus à | |||
l'égard des locaux insalubres ou infectés par des maladies contagieuses | |||
et à l'égard des articles confectionnés dans des conditions | |||
malsaines, s'il oblige l'employeur (fabricant, sous-traitant et autre) | |||
à fournir la liste et l'adresse des ouvriers employés à domicile, | |||
et s'il le rend responsable de l'insalubrité des locaux, si les lois | |||
américaines soumettent à un contrôle sanitaire les ateliers en | |||
chambre, et exigent pour leur ouverture une autorisation ou déclaration | |||
dont le propriétaire est responsable, si elles prescrivent | |||
l'apposition d'une marque spéciale sur les marchandises qui y sont | |||
confectionnées, c'est bien, à certains égards, dans l'intérêt des travailleurs, | |||
mais c'est surtout dans un but d'hygiène publique. | |||
Par contre, certaines dispositions ont incontestablement pour | |||
objet exclusif la protection des travailleurs; telles sont les prescriptions | |||
d'hygiène relatives à l'encombrement, à l'aération et à l'éclairage | |||
des locaux de travail; telles sont aussi les dispositions de certaines | |||
lois américaines qui interdisent d'employer dans les ateliers à | |||
domicile des personnes étrangères à la famille, à moins que l'atelier | |||
n'ait aucun accès sur les pièces d'habitation (Mass., Wisconsin, | |||
Maryland). Quant aux limitations relatives à l'âge d'admission et à | |||
la durée du travail, la loi anglaise cherche à les rendre efficaces dans | |||
l'industrie à domicile en les appliquant même aux ateliers de famille | |||
dans lesquels une personne travaille seule ou avec ses proches, et en | |||
autorisant l'inspecteur à y pénétrer de jour et de nuit. | |||
Des industries de transformation et des industries extractives, la | |||
réglementation légale du travail s'est étendue, avec plus ou moins | |||
d'ampleur, aux chantiers de l'industrie du bâtiment, aux entrepôts, | |||
aux entreprises de chargement et de déchargement, aux entreprises | |||
de transport par chemins de fer et tramways, etc. Elle s'est étendue | |||
également aux exploitations industrielles de l'État et des municipalités | |||
la journée de travail y a été réduite à huit heures en Angleterre, | |||
aux États-Unis, en France même dans certains ateliers publics. | |||
En outre, l'Etat et les autres personnes publiques insèrent dans leurs | |||
marchés de travaux publics et de fournitures, et dans certains contrats | |||
de concession, des stipulations en faveur des ouvriers et | |||
employés; cette pratique est aujourd'hui si générale, qu'elle se rencontre | |||
même dans les pays dont la législation ouvrière est la moins | |||
avancée. | |||
Restait le commerce de détail, y compris les boucheries, boulangeries, | |||
pâtisseries, hôtels, restaurants, débits de boissons et maisons | |||
de coiffure. L'intervention de l'État pour la protection des salariés y | |||
rencontrait des obstacles de tout ordre; le législateur devait tenir | |||
compte d'une extrême variété de situations, et prévoir de multiples | |||
dimcultés d'application et de surveillance; il devait s'attendre à | |||
mécontenter des classes nombreuses et influentes, à troubler les | |||
consommateurs dans leurs habitudes. Néanmoins, le pas a été | |||
franchi, et le commerce de détail s'est trouvé lui-même atteint par la loi. | |||
Ce sont les dispositions d'hygiène qui ont été étendues les premières | |||
aux locaux du commerce et des petites industries d'alimentation. | |||
Ainsi, les boulangeries font souvent l'objet de prescriptions spéciales | |||
à cet égard, en Angleterre et ailleurs. Tout récemment, la plupart des | |||
Parlements ont légiféré sur les sièges qui doivent être mis à la disposition | |||
des vendeuses dans les magasins. Mais les États modernes ne | |||
se sont pas contentés de cette première série d'injonctions à l'égard | |||
des établissements de commerce; beaucoup d'entre eux entreprennent | |||
maintenant d'y réglementer la durée du travail. La loi prescrit, ou | |||
permet aux autorités locales de prescrire la fermeture des magasins, | |||
débits et bureaux dans la journée du dimanche (Allemagne, Autriche, | |||
Roumanie, Angleterre, Belgique, États de l'Union américaine. États | |||
australiens), et chaque jour de la semaine à certaines heures déterminées | |||
(Allemagne, États d'Australie) quelques législations donnent aussi aux employés une demi-journée de repos dans la semaine. Ces | |||
règles générales, qui protègent les employés adultes comme les | |||
femmes et les enfants, sont d'ailleurs soumises à diverses restrictions | |||
pour les besoins de la vie journalière. | |||
La législation ouvrière a donc une tendance à couvrir, par des | |||
prescriptions d'une très grande variété, toutes les catégories professionnelles | |||
de salariés; il n'y a plus guère, à l'heure actuelle, que les | |||
marins du commerce, les ouvriers agricoles et les gens de service qui | |||
échappent à la réglementation législative. | |||
L'hygiène et la durée du travail ne sont pas les seuls points sur | |||
lesquels se soit portée la protection du législateur. La loi intervient | |||
encore, sinon en France, du moins dans la plupart des États, pour | |||
établir un contrôle sur les règlements d'atelier. Elle exige généralement | |||
que le règlement soit envoyé à l'inspecteur, pour que celui-ci | |||
vérifie la légalité des clauses du texte et recueille les observations des | |||
ouvriers; le règlement doit être affiché et la copie remise à l'ouvrier; | |||
les amendes sont soumises à certaines limitations et versées dans une | |||
caisse de secours. | |||
La loi réglemente aussi très souvent le paiement des salaires; elle | |||
prescrit le paiement par semaine ou par quinzaine, en dehors des | |||
cabarets; pour écarter le ''truck system'', elle impose le paiement en | |||
monnaie courante, et n'autorise les retenues sur le salaire qu'en vertu | |||
de conventions écrites, pour des causes qu'elle spécifie limitativement. | |||
Parfois aussi, la loi prescrit la publicité des tarifs de | |||
salaires dans certaines industries, telles que l'industrie textile, et | |||
organise un contrôle public des poids et mesures qui doivent servir | |||
à déterminer la quantité des ouvrages exécutés. | |||
Quant à la quotité des salaires, l'État, en général, n'agit sur eux | |||
que d'une manière indirecte, par les clauses insérées dans les marchés | |||
de travaux publics. Cependant on sait que les États d'Australasie se | |||
sont montrés plus hardis. L'État de Victoria, par une loi de 1896, | |||
donne à des commissions mixtes, composées de patrons et d'ouvriers | |||
élus par les syndicats, le pouvoir de fixer un salaire minimum pour | |||
la journée normale de huit heures dans certaines industries particulièrement | |||
atteintes par le sweating system, confection, lingerie, | |||
ébénisterie, cordonnerie, boulangerie. Dans le même sens, les lois | |||
de la Nouvelle-Zélande (depuis 1894), celles plus récentes de l'Australie | |||
méridionale et occidentale, de la Nouvelle-Galles du Sud et du | |||
canton de Genève, ont établi pour les conflits industriels une Cour | |||
officielle d'arbitrage, dont la sentence est obligatoire dans toute la | |||
profession intéressée. Ces diverses législations n'ont pas seulement | |||
prohibé les grèves, et donné une sanction aux contrats collectifs | |||
conclus par les unions industrielles; elles ont aussi donné la même | |||
sanction aux décisions d'arbitrage qui tiennent lieu de contrat, et | |||
institue tout un système de règlements généraux qui implique le minimum de salaires. | |||
Toutes ces prescriptions sur l'hygiène et la sécurité, la durée | |||
du travail, les règlements d'ateliers, etc., resteraient lettre morte, si | |||
le législateur ne prenait soin d'établir en même temps un contrôle | |||
sérieux et des sanctions pénales pour leur exécution. Les premières | |||
lois ouvrières, en Angleterre et en France, furent inefficaces | |||
faute d'un organe de contrôle, et la loi espagnole de 1900 le sera | |||
probablement aussi pour la même raison. L'expérience a donc conduit | |||
les différents États à instituer un corps spécial d'inspecteurs du | |||
travail; à chaque étape nouvelle de la législation, il a paru plus | |||
nécessaire d'améliorer le recrutement des inspecteurs, d'augmenter | |||
leur nombre et de renforcer leurs pouvoirs. Quelques États ont créé | |||
en outre des inspecteurs médecins, et des délégués ouvriers dans | |||
certaines industries. Quant aux pénalités, elles consistent en amendes | |||
variées, exceptionnellement faibles en France, très élevées au contraire | |||
en Angleterre, où le système des astreintes par jour de retard | |||
donne une sanction particulièrement énergique aux prescriptions | |||
d'hygiène et de sécurité. | |||
En même temps qu'il protège le salarié dans son travail professionnel, | |||
l'État moderne lui assure des garanties pécuniaires contre | |||
les risques qui le menacent. Les assurances ouvrières sont toutes | |||
récentes; mais, depuis l'initiative prise par l'Allemagne en 1883, elles | |||
se sont largement répandues dans le monde civilisé, et paraissent | |||
appelées à un développement dont nous ne voyons encore que le | |||
début. | |||
Assurer à l'ouvrier la réparation des accidents dont il est victime | |||
dans son travail, ranger le risque professionnel parmi les charges que | |||
l'industrie doit couvrir au moyen de ses produits, telle fut la première | |||
préoccupation du législateur. Il n'est peut-être pas d'exemple, dans | |||
l'histoire de la législation, d'un élan aussi rapide et aussi unanime | |||
que celui qui a porté les États du monde civilisé à adopter le principe | |||
du risque professionnel. Depuis la loi allemande de 1884, mais surtout | |||
aux environs de l'année 1900, toutes les législations des pays | |||
industriels, sauf l'exception unique de la Suisse, ont adopté en | |||
cette matière quelques principes qui forment une sorte de droit | |||
commun universel: les entrepreneurs sont responsables de tous les | |||
accidents professionnels, sauf le cas d'accident volontaire, et, dans | |||
quelques pays, le cas de faute très grave de l'ouvrier; les patrons | |||
responsables doivent payer les frais du traitement médical avec une | |||
indemnité journalière, et, en cas d'infirmité permanente ou de décès, | |||
servir une rente à la victime de l'accident, à sa veuve ou à ses | |||
enfants. Le bénéfice de cette responsabilité s'étend à des catégories | |||
professionnelles de plus en plus nombreuses ouvriers d'industrie, | |||
ouvriers mineurs, ouvriers du bâtiment, travailleurs des transports | |||
et des docks, gens de mer, et même ouvriers agricoles, que la plupart | |||
des législations protègent seulement en cas d'accident causé | |||
par une machine, mais que des lois plus récentes en Allemagne, | |||
en Angleterre et en Hongrie traitent aussi favorablement que les | |||
ouvriers industriels; aussi le nombre des assurés en Allemagne | |||
dépasse-t-il maintenant 19 millions de personnes. Enfin les ouvriers | |||
à domicile, si généralement dépourvus de garanties, sont visés | |||
expressément par la loi anglaise, qui établit à leur profit la responsabilité | |||
de l'employeur indirect par-dessus le sous-contractant. | |||
Sur le principe de l'assurance obligatoire, les législations sont | |||
moins unanimes. Les patrons responsables ne sont obligés de s'assurer | |||
que dans quelques pays en Allemagne, où ils sont groupés à | |||
cet effet par corporations professionnelles; en Autriche, en Norvège | |||
et dans le Luxembourg, où ils sont groupés par corporations | |||
régionales en Italie, en Hollande et en Finlande, où ils conservent | |||
une certaine liberté dans le choix de l'organe d'assurance. En France, | |||
en Belgique et en Suède, la loi donne aux salariés des garanties aussi | |||
solides que celle de l'assurance obligatoire, en établissant un fonds | |||
commun qui couvre les risques d'insolvabilité des débiteurs, et en | |||
instituant diverses sûretés telles que privilèges, dépôts et cautionnements, | |||
contrôle public des établissements d'assurance, etc. Ailleurs, | |||
au contraire, en Angleterre notamment, la loi n'établit aucun système | |||
de garantie. | |||
Les autres assurances ouvrières sont beaucoup plus rares. L'assurance | |||
publique contre le chômage n'a été essayée jusqu'ici que dans | |||
quelques villes. L'échec de la caisse obligatoire de Saint-Gall, en 1890, | |||
a fait ressortir les difficultés particulières de l'assurance appliquée | |||
au chômage; ces difficultés tiennent à la différence des risques, qui | |||
varient suivant les professions et les individus, et surtout à la nature | |||
même du risque, qui prête si facilement à la fraude du chômage | |||
volontaire. Aussi l'exemple ne s'est-il pas généralisé: les seules caisses | |||
municipales aujourd'hui existantes, celles de Berne et de Cologne, | |||
sont des caisses facultatives d'un fonctionnement très limité; elles | |||
recrutent leur clientèle exclusivement dans les professions soumises | |||
aux chômages de saison, et ne font supporter aux assurés que la plus | |||
faible partie des charges de l'institution. Jusqu'ici, l'assurance contre | |||
le chômage n'a donné des résultats satisfaisants que dans les syndicats | |||
ouvriers, à cause du contrôle réciproque qui peut s'y exercer; | |||
aussi les communes ont-elles mieux réussi en soutenant les caisses | |||
syndicales de chômage et la prévoyance individuelle, comme à Gand, | |||
qu'en se chargeant elles-mêmes de l'assurance. Quant à l'État, il n'a | |||
jamais encore tenté d'organiser l'assurance facultative ou obligatoire | |||
contre le chômage; mais il est possible que l'Allemagne prenne | |||
un jour l'initiative, en rattachant cette assurance à l'une de celles | |||
qui sont déjà organisées chez elle. | |||
L'assurance obligatoire contre la maladie, introduite en Allemagne | |||
dès 1883, y a pris des développements successifs par le fait du législateur | |||
et même des autorités communales, qui ont reçu la faculté | |||
d'appliquer cette assurance aux salariés de l'agriculture, aux ouvriers | |||
à domicile et à quelques autres. Aussi protège-t-elle aujourd'hui | |||
plus de 9 millions de travailleurs, affiliés à différentes caisses (caisses | |||
libres, caisses d'établissement, caisses communales, etc.), et obligés | |||
par la loi d'en acquitter la cotisation pour les deux tiers, le troisième | |||
tiers restant à la charge des employeurs. Depuis l'initiative prise par | |||
l'Allemagne, l'assurance obligatoire prise contre la maladie n'a été adoptée que par l'Autriche, la Hongrie et le Luxembourg; mais d'autres Etats, comme la Belgique et le Danemark, allouent des subventions aux sociétés et caisses privées de secours contre la maladie. | |||
L'assurance obligatoire contre l'invalidité et la vieillesse a eu moins de rayonnement encore. Etablie en Allemagne depuis 1889, elle y est organisée par grandes caisses régionales, et s'étend à près de 13 millions et demi de salariés de toutes catégorie; moyennant des contributions mises à la charge de l'Etat, des patrons et des assures, l'assurance donne droit à une pension qui, en 1902, ne dépasse guère en moyenne 187 à 191 francs par an, à l'âge de soixante-dix | |||
ans ou en cas d'infimité prématurée. | |||
Cette vaste entreprise de l'Empire allemand est restée jusqu'ici isolée. Sans doute on rencontre aussi des pensions de vieillesse en Australie et en Nouvelle-Zélande; mais ces pensions sont servies aux seuls indigents, et bien que le taux en soit relativement élevé ( 450 ou 650 fr à partir de soixante-cinq ans ), l'Etat seul les supporte, sans contributions des intéressés. Ce n'est donc pas de l'assurance ouvrière comme en Allemagne; c'est plutôt de l'assurance généralisée comme au Danemark et en France. | |||
Mais, dans beaucoup d'autres pays, les ouvriers des mines sont spécialement favorisés par l'institution des caisses de secours et de retraites obligatoires. D'autres catégories de salariés, les gens de mer en France, les ouvriers agricoles en Hongrie, sont également assurés | |||
d'une pension de retraite. Certains États, comme la Belgique, encouragent | |||
l'assurance facultative pour la vieillesse en majorant fortement les versements volontaires des assurés. Et plus généralement, on peut dire que la question des retraites des ouvriers est aujourd'hui posée un peu partout; des projets d'organisation sont en instance | |||
devant plusieurs Parlements, et, si des obstacles d'ordre financier | |||
retardent encore la solution, du moins semble-t-il dès maintenant | |||
que des majorités sont acquises au principe et disposées à le faire | |||
triompher. | |||
En résumé, sur tous les points qui intéressent la condition des | |||
salariés, nous observons de nos jours un courant législatif qui | |||
gagne sans cesse en largeur et en profondeur. Nul pays de civilisation n'a pu s'y soustraire; l'initiative d'une réforme est prise tantôt par un vieux pays comme l'Angleterre, l'Allemagne ou la France, tantôt par une nation jeune située aux antipodes; mais le mouvement ne tarde pas à se propager, sous la pression universelle de la démocratie qui grandit à côté du capitalisme; les gouvernements | |||
et les majorités réfractaires sont entraînés à leur tour, et | |||
les corporations les plus attachées au ''self-help'', comme les ''Trade-Unions'' anglaises, se rallient elles-mêmes à la méthode de la contrainte | |||
législative, qui leur paraît plus expéditive et plus large dans | |||
ses effets que l'action des associations privées. Partout les prescriptions | |||
se multiplient et se compliquent, s'appliquant à des objets | |||
nouveaux ou à des catégories nouvelles d'intéressés; les moyens de | |||
contrôle et les sanctions se fortifient; les actes épars, émis au jour le | |||
jour et sans vue d'ensemble suivant les besoins, se condensent en | |||
monuments réguliers, en codes du travail, qui font eux-mêmes l'objet | |||
de refontes successives. Des traités de travail, comme celui dont la | |||
France et l'Italie ont donné le premier exemple en 1904, des accords | |||
diplomatiques comme ceux qui doivent intervenir entre quinze États | |||
européens à la suite de la Conférence de Berne de 1903 au sujet du | |||
travail de nuit des femmes dans l'industrie, tendent enfin à donner | |||
aujourd'hui à la législation ouvrière le caractère international dont | |||
elle a besoin. | |||
===Section 2. Exploitations de l'État.=== | |||
L'État moderne, si envahissant vis-à-vis de l'industrie privée par | |||
ses mesures de réglementation et de contrôle, l'est-il au même degré | |||
par ses entreprises directes ? Observe-t-on de nos jours une tendance | |||
générale de l'État à se substituer aux particuliers dans les | |||
entreprises industrielles et commerciales, pour les gérer au profit | |||
de tous et attribuer à la collectivité les bénéfices capitalistes de leur | |||
exploitation? Sur ce point comme sur les précédents, il s'agit beaucoup moins d'exposer l'état de choses actuel avec tous les développements | |||
d'une étude spéciale, que de suivre le mouvement pour en | |||
discerner les tendances. | |||
Les exploitations de l'État forment certainement une masse | |||
imposante dans tous les pays, même chez ceux qui ont le mieux respecté | |||
l'intégrité de l'industrie privée. Mais on ne saurait rattacher | |||
toutes ces entreprises à l'évolution contemporaine, pour conclure | |||
à une attraction générale des sociétés civilisées vers le socialisme | |||
d'État. | |||
Bien au contraire, la plupart des exploitations publiques remontent | |||
à une époque déjà ancienne ou même très éloignée, et n'ont été entreprises | |||
par l'État que pour des causes fort étrangères aux préoccupations | |||
démocratiques. Contemporaines de la formation des monarchies | |||
centralisées, elles ont eu le même but que les mesures économiques | |||
de l'ancienne politique mercantile : procurer des ressources au fisc | |||
royal, accroître la richesse du prince pour subvenir aux besoins de | |||
sa politique, ou resserrer les liens de la centralisation administrative | |||
pour fortifier son autorité. Aussi les États dont le domaine industriel | |||
et fiscal est le plus ancien et le plus vaste, les États comme la | |||
Prusse et la Russie qui exploitent des mines, des carrières, des | |||
salines et des usines, sont-ils ceux où le pouvoir monarchique s'est | |||
exercé et maintenu avec le plus de force. Les monopoles fiscaux, en | |||
particulier, présentent nettement ce caractère historique. Quelques-uns, | |||
comme celui du sel, ont été abandonnés en France et en | |||
Allemagne; d'autres, comme celui des tabacs et des allumettes chimiques | |||
en France, celui de l'alcool en Russie, ont été institués | |||
récemment; mais, dans ces diverses modifications, le seul intérêt | |||
qui ait guidé les gouvernements et les Parlements a toujours été | |||
celui du Trésor. | |||
Toutefois, il est arrivé que, par la transformation politique qui | |||
s'est opérée dans la plupart des Etats européens, des moyens fiscaux | |||
créés dans le but exclusif de servir le pouvoir personnel et la | |||
puissance militaire du prince sont devenus des sources de revenus | |||
pour l'État démocratique. Du jour où la souveraineté s'est trouvée | |||
déplacée, les ressources tirées des exploitations publiques ont été | |||
mises à la disposition de la nation pour être appliquées à des besoins | |||
collectifs. Distinction de pure forme, sans doute, si les entreprises | |||
d'État n'ont toujours d'autre destination que de fournir des revenus | |||
au Trésor, et si ces revenus ne reçoivent pas une affectation plus | |||
démocratique qu'auparavant. Mais l'esprit change aussi quand le | |||
pivot du pouvoir se déplace. | |||
II est difficile d'attendre, d'une exploitation purement fiscale, | |||
qu'elle poursuive un autre but que celui du rendement. Toutefois, | |||
l'État moderne ne peut pas, dans la direction même de ses régies | |||
financières, négliger complètement les intérêts du public et ceux du | |||
personnel qu'il emploie. Ainsi les administrations publiques sont | |||
obligées de tenir compte des revendications de leurs ouvriers dans | |||
les manufactures de tabacs et d'allumettes chimiques. L'administration | |||
prussienne des houillères fiscales de la Sarre a su, dans la crise | |||
du charbon en 1900, maintenir des prix modérés, et protéger le | |||
public contre les exigences des intermédiaires; elle a conservé une | |||
production régulière, pour ne pas être obligée plus tard d'abaisser | |||
les salaires et de renvoyer des ouvriers. Il est même un monopole | |||
récent, celui de l'alcool, que la Suisse parait avoir établi autant | |||
dans l'intérêt des consommateurs et de la santé publique que dans | |||
celui du Trésor. | |||
La transformation du point de vue est surtout sensible dans le | |||
service des postes. Si l'État s'en est chargé dès l'antiquité et le | |||
moyen âge, c'était uniquement, à l'origine, pour assurer les relations | |||
du pouvoir central avec les autorités locales et fortifier la centralisation | |||
administrative; et si maintenant encore l'État se réserve | |||
le monopole des postes, s'il l'étend aux télégraphes et téléphones, | |||
rachetant partout, sauf aux États-Unis, les lignes qui ont pu être | |||
établies par l'industrie privée, c'est bien toujours pour rester le | |||
maître de ses communications; cet objectif est certainement celui | |||
qui domine les puissances maritimes, dans leur hâte à placer les | |||
câbles sous-marins sous leur contrôle. Néanmoins, le but principal | |||
de l'exploitation par l'État est aujourd'hui de procurer au public la | |||
sécurité et la régularité des correspondances, et d'assurer le fonctionnement | |||
d'un service essentiel sur tous les points du territoire, | |||
jusque dans les régions où il est le moins rémunérateur. | |||
Le même souci des intérêts généraux guide l'État dans la construction | |||
des voies de communication. Les routes romaines étaient des | |||
moyens de conquête et de domination; les routes modernes, tout en | |||
conservant leur intérêt stratégique, sont faites principalement dans | |||
l'intérêt du public. L'État s'impose de lourdes charges pour multiplier | |||
les routes, les ponts, les canaux de navigation, les ports et les | |||
phares; il rachète les voies de communication quand il ne les a pas | |||
construites lui-même, de manière à affranchir le public de tout | |||
péage. | |||
C'est surtout en matière d'exploitation des voies ferrées que le système | |||
de la régie par l'État a pris une extension considérable dans ces | |||
trente dernières années. A vrai dire, les raisons d'ordre stratégique, | |||
politique et financier ont été bien souvent les raisons déterminantes | |||
de cette politique. Il n'en est pas moins vrai que l'État s'est proposé | |||
en même temps d'améliorer le service, sans se laisser arrêter comme | |||
une compagnie privée, par le souci des dividendes; il a voulu disposer | |||
des tarifs dans un intérêt général, et protéger le public contre des prix | |||
de monopole ou des tarifs différentiels altérant les conditions de la | |||
concurrence. A l'heure actuelle, en dehors de l'Angleterre et des États- | |||
Unis, qui ont gardé un régime de liberté, en dehors de la France, qui | |||
a établi un contrôle rigoureux sur l'exploitation des compagnies, | |||
on ne rencontre guère l'exploitation par l'industrie privée que dans | |||
les États pauvres, qui sont obligés de remettre à des capitalistes | |||
étrangers la construction de leurs réseaux. Certains États ont toujours | |||
possédé leurs lignes; ailleurs, la proportion des lignes exploitées par l'État s'est élevée depuis trente ans d'une façon continue, | |||
tant par des rachats que par des constructions neuves. | |||
Dans ses entreprises financières plus encore que dans ses entreprises | |||
industrielles, l'État moderne se montre progressif en vue de | |||
servir les intérêts particuliers de ses membres. Si la Banque impériale | |||
de Russie peut être citée comme une institution créée dans | |||
un but de gouvernement pour servir d'auxiliaire au Trésor public, | |||
les établissements financiers des autres États européens sont bien | |||
plutôt destinés à rendre des services au public. Partout on trouve des | |||
caisses publiques de dépôt et d'épargne, qui se chargent de recevoir | |||
les plus petites sommes pour encourager l'épargne populaire; beaucoup | |||
de ces caisses, à l'étranger, cherchent à développer la richesse | |||
du pays en consacrant une partie de leurs capitaux à des prêts hypothécaires | |||
et commerciaux. La Caisse d'épargne postale de l'Empire | |||
d'Autriche a même organisé tout un service de chèques et de compensations | |||
la Caisse centrale des associations coopératives agricoles | |||
et la ''Seehandlung'', en Prusse, sont de véritables banques d'État. | |||
L'État moderne n'est pas seulement industriel, exploitant de mines, | |||
entrepreneur de transports et banquier; depuis quelques années, il | |||
s'est fait assureur. Dans les pays d'assurances ouvrières obligatoires, | |||
cette fonction a pris naturellement une grande importance; là, les | |||
diverses caisses d'assurances contre les accidents, la maladie, l'invalidité | |||
et la vieillesse sont des institutions publiques organisées par | |||
l'État, ou au moins contrôlées par lui et soumises à un régime très | |||
centralisé. C'est ainsi qu'en Allemagne les établissements d'assurance | |||
pour l'invalidité et la vieillesse sont des organes propres de l'État; et | |||
comme ils emploient une grande partie de leurs énormes ressources | |||
en constructions ouvrières, hôpitaux, sanatoriums populaires et autres | |||
affectations d'utilité publique, le domaine des oeuvres collectives | |||
s'étend par leur fait dans une double direction. Dans les pays où les | |||
assurances ouvrières sont facultatives, l'assurance par l'État n'a pu | |||
prendre un pareil développement; cependant, la plupart des États | |||
ont institué des caisses nationales d'assurances, de prévoyance et de | |||
retraites; d'autres, comme la Belgique, ont annexé ce service à la | |||
Caisse nationale d'épargne déjà existante. | |||
Il existe même certains pays dans lesquels l'assurance contre l'incendie | |||
est un service géré par l'Etat, les provinces ou les villes; | |||
parfois l'assurance est obligatoire pour les immeubles, et la caisse | |||
publique est investie d'un monopole. Ces institutions, il est vrai, | |||
sont la plupart fort anciennes; quelques-unes remontent au XVIIIème siècle: | |||
mais leur importance s'est beaucoup accrue dans ces derniers | |||
temps. C'est ainsi qu'en Allemagne les capitaux assurés par les | |||
caisses publiques d'assurance immobilière, de 13 milliards de francs | |||
en 1836, se sont élevés à 70 milliards en 1903. Des institutions analogues | |||
se rencontrent en Autriche, en Suisse, en Russie et dans les | |||
États scandinaves. | |||
Les exploitations d'État ont donc une tendance générale à s'exercer | |||
pour la satisfaction des besoins du public, et sur certains points, | |||
télégraphes et téléphones, chemins de fer, caisses de dépôts, caisses | |||
d'assurances, à prendre une importance croissante dans l'organisation | |||
économique. Jusqu'ici, il est vrai, l'État n'a pas étendu son | |||
domaine industriel en dehors des transports; mais on sait que, dans | |||
certains pays, il existe un parti puissant qui le pousse non seulement | |||
à racheter les voies ferrées, mais même à se charger de l'exploitation | |||
des mines, à exercer le monopole de l'alcool, celui du raffinage du | |||
sucre et du pétrole, et d'autres encore. | |||
L'État hésite cependant à s'engager dans cette voie, dont il n'ignore | |||
pas les périls. Il a si bien conscience des inconvénients de l'exploitation | |||
en régie, que parfois il cherche à se limiter lui-même en séparant | |||
du gouvernement politique la gestion économique de ses propres | |||
établissements. Dans ce but, il donne à ses entreprises une | |||
autonomie administrative et financière plus ou moins complète; il | |||
leur confère la personnalité, les dote d'une administration indépendante, | |||
soustraite aux influences politiques, et leur attribue un budget | |||
distinct dont les excédents seuls sont versés au budget général, afin | |||
qu'elles puissent pratiquer un amortissement régulier et étendre leurs | |||
dépenses suivant les nécessités industrielles. Quelques-uns de ces | |||
traits se rencontrent dans l'organisation du réseau d'État français; | |||
on les trouve mieux encore dans le fonctionnement des diverses | |||
caisses publiques de dépôts et d'assurances à l'étranger. | |||
Enfin l'État, lorsqu'il cède à une compagnie privée l'exercice d'un | |||
monopole, peut se réserver, en certaines circonstances, non pas un | |||
simple droit de contrôle, mais une part effective dans l'administration | |||
et même dans les produits. C'est ainsi que la Hollande, après | |||
avoir racheté ses voies ferrées, les a données en location à des compagnies | |||
fermières moyennant une part des recettes brutes; l'Italie a | |||
longtemps pratiqué le même système. Dans des situations différentes, | |||
vis-à-vis des compagnies de chemins de fer en France, vis-à-vis des | |||
Banques nationales d'émission en Allemagne, en France, en Belgique, | |||
en Italie, l'État s'est réservé une quote-part des bénéfices. Ce régime | |||
mixte se rapproche de l'exploitation par l'État, sans permettre aucune | |||
confusion des deux domaines politique et économique; la société | |||
fermière peut être considérée comme préposée à un service public | |||
qu'elle gère pour le compte de l'État et sous son contrôle, en retenant | |||
pour la rémunération de ses services une partie des produits. | |||
===Section 3. Exploitations des municipalités.=== | |||
Les villes modernes, plus libres dans leurs allures, se montrent | |||
aussi plus entreprenantes que l'État. | |||
Les services publics qui relèvent des municipalités, notamment | |||
l'enseignement et l'assistance, se sont largement développés de nos | |||
jours. Dans toutes les villes, les écoles et les divers établissements | |||
de culture scientifique et artistique se sont multipliés en même temps | |||
que les hôpitaux, crèches, asiles, fourneaux économiques, vestiaires | |||
et cantines scolaires institués par les municipalités. Les services de | |||
l'hygiène et de la voirie ont pris une importance considérable; les | |||
villes se sont donné un outillage en rapport avec les nouveaux | |||
besoins de la civilisation, elles ont édifié des quais, docks, marchés, | |||
égouts, abattoirs, bains et lavoirs, théâtres, etc., et elles en tirent un | |||
revenu important; les villes anglaises elles-mêmes, qui avaient si | |||
longtemps abandonné ces divers ouvrages à l'initiative privée, sont | |||
entrées largement, depuis quelques années, dans la voie de leur | |||
municipalisation. Enfin les villes ont créé, dans ces derniers temps, | |||
diverses institutions en faveur des classes ouvrières, non seulement | |||
des caisses d'épargne municipales et des monts-de-piété, mais aussi | |||
des caisses de chômage municipales, comme à Berne et à Cologne, | |||
et des bureaux de placement municipaux, très nombreux en Suisse | |||
et surtout en Allemagne, où ils sont dirigés par les représentants des | |||
patrons et des ouvriers, et reliés entre eux sur toute la surface du | |||
pays. D'autres villes, sans gérer elles mêmes ces services, allouent | |||
des subsides aux syndicats ouvriers pour grossir leurs secours de chômage | |||
(système de Gand), ou soutiennent les Bourses du travail | |||
en leur fournissant un local et des subventions (municipalités françaises). | |||
La ville de Vienne a même institué une Caisse municipale de | |||
retraites et d'assurances sur la vie, et certaines grandes villes, en | |||
Allemagne et ailleurs, possèdent des caisses publiques d'assurances | |||
contre l'incendie. | |||
Mais l'effort principal des municipalités s'est tourné, depuis une | |||
dizaine d'années, vers les exploitations industrielles lucratives. Jusqu'ici | |||
la France, comme la Belgique, est restée en dehors du mouvement | |||
ailleurs, au contraire, le socialisme municipal a fait d'immenses | |||
progrès, principalement en Angleterre, aux États-Unis, en Allemagne, | |||
en Autriche-Hongrie, en Suisse et en Italie. Sans doute les exploitations | |||
municipales ne sont pas un fait absolument nouveau, et l'on | |||
pourrait en citer quelques-unes, parmi les exploitations d'eau et de | |||
gaz, qui remontent au milieu du XIXème siècle mais la municipalisation | |||
de ces entreprises ne s'est généralisée que tout récemment. | |||
Les exploitations municipales les plus nombreuses concernent des services | |||
qui tournent naturellement au monopole; ce sont en effet | |||
des services qui empruntent le sol de la voie publique, eaux, gaz, | |||
lumière électrique, tramways. Aujourd'hui, beaucoup de villes, surtout | |||
parmi les plus importantes, étendent le domaine municipal | |||
dans cette direction; elles rachètent les concessions faites à des | |||
compagnies privées, ou bien elles exécutent elles-mêmes les ouvrages | |||
pour les exploiter en régie. Il leur semble que des monopoles d'un | |||
caractère aussi essentiellement public, intéressant la généralité des | |||
habitants, doivent être gérés dans l'intérêt de tous, et que les bénéfices | |||
qui en résultent doivent profiter à tous. En se chargeant elles-mêmes | |||
de leur exploitation, elles visent à étendre et perfectionner le service, | |||
à améliorer la situation du personnel, à diminuer les tarifs | |||
plutôt qu'à réaliser des bénéfices; néanmoins, certaines villes conservent | |||
des tarifs assez élevés pour tirer de ces exploitations des | |||
profits importants, qui sont consacrés aux dépenses locales ou affectés | |||
à des dégrèvements d'impôts. | |||
Naturellement, les villes qui se sont chargées de ces entreprises | |||
ont accru leurs dettes dans de fortes proportions. C'est là un danger pour | |||
celles qui n'établissent pas une comptabilité régulière et distincte | |||
permettant d'apprécier si les recettes de l'entreprise couvrent | |||
entièrement ses charges, y compris l'intérêt et l'amortissement du | |||
capital de premier établissement; mais il en est d'autres, principalement | |||
en Angleterre, qui ne commettent pas cette faute et qui pourvoient | |||
à un amortissement régulier. Dans beaucoup de villes | |||
anglaises, les régies municipales sont confiées à des organes distincts, à des spécialistes qui exercent leurs pouvoirs d'une façon | |||
indépendante, sous le contrôle du conseil municipal; le budget et les | |||
comptes de ces entreprises sont dressés à part et restent nettement | |||
séparés du budget municipal. Telle est également l'organisation | |||
prescrite par la loi italienne sur la régie directe des services publics | |||
par les municipalités. | |||
Les premières entreprises municipales ont été les entreprises d'eaux, | |||
et ce sont encore aujourd'hui les plus nombreuses; essentielles à | |||
la santé publique, elles sont en effet relativement simples à gérer. | |||
En Angleterre, les grandes villes qui, comme Londres jusqu'en 1904, | |||
laissent ce service à une compagnie concessionnaire, sont une rare | |||
exception. Certaines villes, Manchester, Birmingham, Liverpool, | |||
Glasgow, ont dépensé pour leur alimentation d'eau des sommes considérables, | |||
variant de 100 à 175 millions de francs, et l'on calcule que | |||
le capital employé par les 1045 villes anglaises où la régie est pratiquée | |||
s'élève à plus de 1 700 millions. Aux États-Unis, la municipalisation | |||
des eaux est plus avancée encore; 1 800 localités exploitent elles-mêmes | |||
ce service, pour lequel elles ont dépensé plus de 2 500 millions | |||
de francs. Partout ailleurs, en Allemagne, en Italie, en Suisse, | |||
en Russie, au Canada, en Australie, et même en France, le système | |||
de la régie est très fréquent. | |||
La municipalisation du gaz, bien que datant du milieu du | |||
XIXème siècle dans certaines grandes villes d'Allemagne, de Suisse et | |||
des pays scandinaves, est généralement postérieure à celle de l'eau; | |||
l'exploitation du gaz, en effet, comporte des achats de houille et des | |||
ventes de sous-produits qui lui donnent un caractère plus nettement | |||
commercial. Mais aujourd'hui, en Angleterre, les entreprises municipales | |||
de gaz se rencontrent dans 256 villes; elles ont coûté près de | |||
900 millions de francs, donnent un profit net de 60 millions, et, sans | |||
avoir encore la même importance que les entreprises des compagnies | |||
concessionnaires, elles alimentent une clientèle de consommateurs | |||
presque aussi considérable. Manchester, qui a dépensé pour ce service, | |||
depuis 1843, un capital de 59 millions de francs amorti pour | |||
plus de moitié, en retire un bénéfice annuel de plus de 3 millions, | |||
après avoir pourvu à toutes les charges. En dehors de l'Angleterre, | |||
la régie municipale du gaz existe aussi aux États-Unis et dans beaucoup | |||
de villes du continent européen, principalement en Allemagne, | |||
où l'on compte 41 régies municipales le bénéfice net est de 4,2 millions | |||
de francs à Hambourg, 3,4 millions à Berlin, 1,2 a 3,5 millions | |||
à Dresde et Cologne. D'autres régies se rencontrent encore en Hollande, | |||
en Suède, en Autriche-Hongrie, en Suisse, en Italie. Les villes | |||
italiennes ont su utiliser à cet effet les ressources que les institutions | |||
d'épargne et de coopération mettaient à leur disposition. | |||
Après l'eau et le gaz, les villes ont entrepris de fournir la lumière | |||
électrique. Actuellement, les entreprises municipales de cette nature | |||
sont deux fois plus nombreuses en Angleterre que les entreprises | |||
privées; elles ont coûté 750 millions de francs environ; des villes | |||
comme Glasgow, Liverpool, Manchester ont dépensé dans ce but un | |||
capital de 2 et demi à 4 millions de francs. On compte 333 entreprises | |||
de ce genre en Angleterre, 460 aux États-Unis, 36 en Allemagne, | |||
d'autres encore en Italie et surtout en Suisse, où les moindres localités peuvent se procurer la force à bon marché. | |||
Puis les villes anglaises, et quelques villes du continent ont municipalisé | |||
leurs tramways. Les entreprises de tramways exploitées par | |||
les municipalités sont au nombre de 86 en Angleterre; elles ont | |||
coûté plus de 500 millions de francs elles égalent à peu près les | |||
entreprises privées en nombre et en importance et progressent | |||
chaque année à ces deux points de vue. Glasgow, qui a dépensé plus | |||
de 50 millions de francs pour ses tramways, en retire un bénéfice | |||
annuel de 6 millions, qu'elle consacre presque en entier à l'amortissement. | |||
Aujourd'hui, il semble que ces municipalisations de monopoles ne | |||
suffisent plus aux administrations urbaines. Les villes sont entraînées | |||
vers de nouvelles entreprises par d'autres préoccupations, | |||
principalement par celle de l'hygiène publique. | |||
Certains quartiers des grandes villes, où s'entasse une population | |||
misérable, sont un danger permanent pour la santé publique; chez | |||
les peuples civilisés qui savent le mieux apprécier la valeur de la | |||
vie humaine, les autorités locales ne se contentent pas de posséder | |||
des pouvoirs pour l'assainissement des logements insalubres, elles | |||
en usent effectivement. Mais il ne suffit pas non plus de raser des | |||
quartiers malsains et encombrés; le remède serait pire que le mal, | |||
si la population déplacée s'entassait dans d'autres taudis plus sordides | |||
encore. Le législateur anglais l'a compris; en 1890, il a prescrit | |||
aux autorités municipales de reconstruire après avoir démoli. Ce fut | |||
là, pour les villes anglaises, un énergique encouragement à se | |||
charger elles-mêmes des constructions ouvrières. A Londres, où le | |||
mal est plus grand que partout ailleurs, où 250 000 personnes logent | |||
à raison d'une chambre par famille, le Conseil de comté a entrepris | |||
une oeuvre considérable; il a transformé un quartier tout entier, | |||
dépensant 32 millions de francs pour les reconstructions, fournissant | |||
des logements à une population de 20000 personnes, et projetant | |||
d'en loger bientôt 80 000; bientôt s'élèvera dans la banlieue une | |||
ville de 6000 cottages pour 42000 habitants, que le Conseil aura | |||
créée de toutes pièces en y affectant une somme de 75 millions de | |||
francs. Glasgow, Manchester, Birmingham, d'autres encore, au | |||
nombre d'une soixantaine, ont suivi l'exemple, et certaines villes | |||
d'Allemagne, de Suisse et d'Italie se sont engagées dans la même voie. | |||
Efforts souvent mal dirigés, qui réussissent rarement à replacer la | |||
population la plus pauvre expulsée des logements démolis mais les | |||
tâtonnements ne sont-ils pas inévitables au début de cette oeuvre | |||
difficile, l'une des plus urgentes de notre temps ? L'expérience conduira | |||
nécessairement les villes à entreprendre des constructions | |||
moins coûteuses pour atteindre leur but, et déjà Birmingham peut | |||
offrir des logements à prix réduits. Quelques villes entretiennent | |||
même des maisons de refuge, des lodging houses, pour y abriter la | |||
population flottante. | |||
Dans le même but d'hygiène, et afin de diminuer la mortalité | |||
infantile, certaines villes anglaises ont entrepris de vendre du lait | |||
stérilisé. Sur cette pente, il est facile d'aller plus loin. Pourquoi les | |||
villes ne se chargeraient-elles pas de vendre des denrées de première | |||
nécessité, afin de fournir à la population pauvre des aliments sains | |||
à juste prix? En fait, les boulangeries municipales sont déjà nombreuses | |||
en Italie; il existe même, dans ce pays, quelques boucheries | |||
et pharmacies municipales. Aussi les villes anglaises sont-elles sollicitées | |||
aujourd'hui d'étendre leurs services à la vente des denrées alimentaires, | |||
et de municipaliser les débits de boissons dans un but d'hygiène. | |||
A côté de ces villes entreprenantes, il faut signaler aussi celles qui, | |||
reculant devant les responsabilités de la régie directe, adoptent de | |||
préférence le régime mixte du bail à ferme ou de la régie intéressée, | |||
comme l'État le fait lui-même dans certains cas. En Angleterre et sur | |||
le continent, des entreprises de gaz et de tramways sont affermées en | |||
assez grand nombre à des compagnies privées, qui exploitent sous le | |||
contrôle de la ville et lui cèdent une part plus ou moins forte des | |||
produits bruts ou des bénéfices, suivant la part que la ville a prise elle-même | |||
aux dépenses d'établissement. Des capitales comme Londres, | |||
Paris et Berlin ont eu recours à ce système pour une partie de leur | |||
réseau de tramways ou pour leur Métropolitain. Quant aux constructions | |||
de logements ouvriers, bien des villes, au lieu de les entreprendre | |||
elles-mêmes, se contentent de venir en aide à l'initiative | |||
privée, soit en allouant des terrains à titre de propriété ou d'emphytéose, | |||
des subventions et des garanties d'intérêts aux sociétés qui se | |||
chargent de cette entreprise sans esprit de spéculation, soit en instituant | |||
à leur profit des caisses de prêts hypothécaires. | |||
Sous une forme ou sous une autre, les autorités municipales étendent | |||
donc leur rôle économique; les villes qui municipalisent les | |||
monopoles sont chaque année plus nombreuses, les fonctions dont | |||
elles se chargent deviennent plus importantes et plus variées. Quel | |||
que soit le jugement que l'on porte sur cet envahissement du domaine | |||
économique par les municipalités, il faut noter le fait parmi les | |||
plus significatifs; le socialisme municipal fait partie intégrante | |||
de l'évolution contemporaine comme la concentration industrielle, | |||
les trusts, la coopération, les associations agricoles, les syndicats | |||
professionnels et la législation ouvrière; il contribue, lui aussi et | |||
pour sa part, à faire pénétrer plus de communauté dans nos sociétés | |||
individualistes et à leur donner une physionomie nouvelle. |
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