Préface
En traitant les problèmes de politique sociale et économique, les sciences sociales ne considèrent qu'une question : savoir si les mesures proposées sont de nature à provoquer les effets cherchés par leurs auteurs ou si elles aboutissent à un état de choses qui — du point de vue de leurs défenseurs — est beaucoup plus indésirable que l'état précédent qu'elles se proposaient de modifier. L'économiste ne substitue pas son propre jugement à celui de ses concitoyens au sujet du caractère désirable des fins ultimes. Il se demande simplement si les fins recherchées par les nations, les gouvernements, les partis politiques et l'action des groupes peuvent en fait être atteintes par les méthodes effectivement choisies pour les réaliser.
A coup sûr, c'est une tâche ingrate. La plupart des gens ne tolèrent aucune critique de leurs principes sociaux et économiques. Ils ne comprennent pas que les objections soulevées portent seulement sur des méthodes impropres et ne s'attaquent pas aux fins dernières visées par leurs efforts. Ils ne sont pas disposés à admettre qu'ils pourraient atteindre plus facilement leurs fins en suivant l'avis des économistes qu'en les négligeant. Ils traitent d'ennemi de leur nation, de leur race ou de leur groupe quiconque ose critiquer les politiques qui ont leur préférence.
Ce dogmatisme obstiné et néfaste est l'une des causes qui sont à l'origine de la situation mondiale actuelle. Un économiste qui affirme que des taux de salaire minimum ne constituent pas un moyen approprié pour élever le niveau de vie des salariés ne cherche ni à harceler la main-d'oeuvre ni à nuire aux ouvriers. Au contraire, en proposant des méthodes mieux étudiées pour augmenter le bien-être des salariés, il contribue autant qu'il le peut au véritable avènement de leur prospérité.
Souligner les avantages que chacun tire de l'action du capitalisme n'équivaut pas à défendre les intérêts des capitalistes. Un économiste qui depuis quarante ou cinquante ans défend le maintien du système de la propriété privée et de l'entreprise libre ne combat pas pour les intérêts égoïstes de classe de ceux qui étaient alors riches. Il veut que la liberté soit laissée aux inconnus parmi ses contemporains sans le sou qui ont eu l'ingéniosité de créer toutes ces industries nouvelles qui rendent la vie de l'homme moyen beaucoup plus agréable aujourd'hui. Beaucoup de pionniers de ces transformations industrielles sont devenus riches, il est vrai. Mais ils ont acquis leurs richesses en fournissant au public des automobiles, des avions, des postes de radio, des frigidaires, le cinéma parlant et toute une série d'innovations moins spectaculaires, mais aussi utiles. Ces nouveaux produits n'étaient certainement pas une réalisation des bureaux, ni des bureaucrates. Pas un seul perfectionnement technique ne peut être porté au crédit des Soviets. Le mieux que les Russes aient pu faire a été de copier quelques-uns des perfectionnements réalisés par les capitalistes qu'ils continuent à dénigrer. L'humanité n'a pas encore atteint le niveau de la perfection technique. Il y a encore place pour des progrès ultérieurs et une amélioration des niveaux de vie. En dépit de toutes les assertions contraires, l'esprit créateur et inventif subsiste ; mais il ne fleurit que là où la liberté économique existe.
Un économiste, qui démontre qu'une nation (appelons-la Thulé) va à l'encontre de ses intérêts essentiels dans la conduite de sa politique de commerce extérieur et dans son attitude à l'égard des groupes de sa minorité intérieure, n'est pas un ennemi de Thulé ni de son peuple.
Il est vain de couvrir d'injures les critiques des politiques inappropriées et de jeter la suspicion sur leurs motifs. On peut étouffer ainsi la voix de la vérité, mais on ne peut rendre appropriées des politiques qui ne le sont pas.
Les défenseurs du contrôle totalitaire appellent négativement l'attitude de leurs adversaires. Ils prétendent que, tandis qu'ils demandent l'amélioration des conditions non satisfaisantes, leurs adversaires ont l'intention de laisser durer le mal. C'est juger toutes les questions sociales du point de vue du bureaucrate à l'esprit étroit. Seuls des bureaucrates peuvent préciser que la création de nouveaux services, la promulgation de nouveaux décrets, l'augmentation du nombre des fonctionnaires peuvent seules être considérées comme des mesures positives et profitables, tandis que tout le reste n'est que passivité et quiétisme.
Le programme de la liberté économique n'est pas négatif. Son but absolu est l'établissement et la maintien du système d'économie de marché basé sur la propriété privée des moyens de production et l'entreprise libre. Son but est la libre concurrence et la souveraineté du consommateur. Conséquence logique de ces prémisses, les véritables libéraux sont opposés à tous les efforts faits pour substituer un contrôle étatique à l'action d'une libre économie de marché. Laissez faire, laissez passer ne signifie pas : laissez durer les maux. Au contraire, ces mots signifient : ne pas intervenir dans le jeu du marché parce qu'une telle intervention restreindra nécessairement la production et appauvrira la population. Ils signifient de plus : ne pas abolir ni paralyser le système capitaliste, qui, en dépit de tous les obstacles placés par ces gouvernements et les politiciens, a élevé le niveau de vie des masses, d'une façon sans précédent.
La liberté n'est pas, comme les précurseurs allemands du nazisme l'ont affirmé, un idéal négatif. La présentation d'un concept sous une forme affirmative ou interrogative n'est qu'une question de pure forme. La liberté du besoin équivaut à l'expression lutter pour un état de choses où la population soit mieux approvisionnée en ce qui lui est nécessaire. La liberté de parole équivaut à un état de choses sans lequel chacun peut dire ce qu'il veut.
A la base de toutes les doctrines totalitaires se trouve la croyance que les gouvernants sont plus sages et d'un esprit plus élevé que leurs sujets, qu'ils savent donc mieux ce qui est profitable à leurs sujets que leurs sujets eux-mêmes. Werner Sombart, jadis champion fanatique du marxisme puis champion non moins fanatique du nazisme, eut l'audace d'affirmer que le Führer recevait ses ordres de Dieu et que l'institution du Führer était une révélation permanente [1]. Quiconque l'admet doit naturellement arrêter de poser des questions sur l'opportunité de la toute puissance étatique.
Ceux qui ne sont pas d'accord avec cette justification théorique de la dictature réclament pour eux-mêmes le droit de discuter librement les problèmes en cause. Il n'écrivent pas état avec un É majuscule. Ils ne reculent pas devant l'analyse des notions métaphysiques de l'hégélianisme et du marxisme. Ils réduisent toute cette phraséologie sonore à une simple question : Ces moyens proposés sont-ils convenables pour atteindre les fins poursuivies ? En répondant à cette question, ils espèrent rendre service à la grande majorité de leurs compatriotes.
Ludwig von Mises.
New-York, janvier 1944.
Témoignage de reconnaissance
Je suis reconnaissant à la Fondation Rockfeller et au National Bureau of Economic Research de l'appui qui m'a permis d'entreprendre cette étude. M. Henry Hazlitt m'a beaucoup aidé de ses critiques et de ses suggestions et en publiant le manuscrit, M. Arthur Godman m'a conseillé dans les questions de langue et de style. M. Eugène Davidson de la Yale University Press m'a assisté de bien des façons. La responsabilité de toutes les opinions exprimées me revient naturellement de façon exclusive.
Note
[1] Deutscher Sozialismus (Charlottenburg, 1934), trad. française. Le socialisme allemand (Payot, 1938), Paris.
Introduction
I
Le point essentiel du programme du parti national-socialiste est la conquête d'un Lebensraum pour les Allemands, c'est-à-dire d'un territoire assez grand et assez riche en ressources naturelles pour qu'ils puissent vivre en économie autarcique et atteindre un niveau qui ne soit pas inférieur à celui de n'importe quelle autre nation. Il est évident que ce programme qui défie et menace toutes les autres nations, ne peut être réalisé sans l'établissement d'une hégémonie allemande sur le monde.
Le signe distinctif du nazisme n'est ni le socialisme, ni le totalitarisme, ni le nationalisme. Actuellement, dans tous les pays, les progressistes brûlent de substituer le socialisme au capitalisme. Tout en combattant les agresseurs allemands, Grande-Bretagne et États-Unis adoptèrent peu à peu le type allemand du socialisme. Dans les deux pays l'opinion publique est absolument convaincue qu'un contrôle étatique généralisé sur l'activité économique est inévitable en temps de guerre et beaucoup d'hommes politiques éminents, suivis par des millions d'électeurs, sont fermement résolus à conserver après la guerre le socialisme comme nouvel ordre social permanent. La dictature et l'oppression des dissidents par la violence ne sont plus des traits particuliers au nazisme. C'est là le mode de gouvernement des Soviets et comme tel, défendu dans le monde entier par de nombreux sympathisants de la Russie contemporaine. Le nationalisme — conséquence de l'intervention de l'état dans la vie économique, comme on le montrera dans ce livre — commande à notre époque la politique étrangère de toutes les nations. Ce qui caractérise les nazis est la nature spéciale de leur nationalisme, la lutte pour l'espace vital.
L'objectif du nazisme ne diffère pas en principe des buts des premiers nationalistes allemands dont le groupe le plus radical, dans les trente ans précédant la première guerre mondiale, se qualifiait lui-même de pangermaniste. C'est cette ambition qui a poussé l'empereur d'Allemagne dans la première guerre mondiale et qui — vingt-six ans plus tard — a engendré la seconde guerre mondiale.
On ne peut faire remonter le programme de l'espace vital aux premières idéologies allemandes, ni aux précédents historiques des cinq cents dernières années. L'Allemagne a eu ses chauvinistes comme toutes les autres nations en ont eu. Mais chauvinisme n'est pas nationalisme. Le chauvinisme est une évaluation exagérée des réalisations et des qualités de sa propre nation et le dénigrement des autres nations ; par lui-même il n'entraîne aucune action. Le nationalisme, par contre, est le plan d'une action politique et militaire et l'essai de le réaliser. L'histoire allemande, comme l'histoire des autres nations, est l'histoire de princes avides de conquêtes ; mais ces empereurs, rois et ducs voulaient acquérir pour eux-mêmes et pour leur descendance richesse et pouvoir et non un espace vital pour leur nation. Le nationalisme agressif allemand est un phénomène des soixante dernières années. Son origine est dans les conditions économiques modernes et dans les politiques économiques.
Le nationalisme ne doit pas être confondu non plus avec la lutte pour un gouvernement populaire, le droit pour la nation de disposer d'elle-même et l'autonomie politique. Quand les libéraux allemands du dix-neuvième siècle voulaient substituer un gouvernement démocratique pour toute la nation allemande à la domination tyrannique d'une trentaine de princes, ils ne nourrissaient pas de desseins hostiles à l'égard des autres nations. Ils voulaient se libérer du despotisme et établir un gouvernement parlementaire. Ils n'étaient pas avides de conquêtes ni d'expansion territoriale. Ils n'avaient pas l'intention d'incorporer dans l'état allemand de leurs rêves les territoires polonais et italiens que leurs princes avaient conquis ; au contraire, ils sympathisaient avec les aspirations des libéraux polonais et italiens qui désiraient fonder des démocraties polonaise et italienne indépendantes. Ils désiraient ardemment promouvoir le bien-être de la nation allemande, mais ils ne croyaient pas que l'oppression des nations étrangères et des vexations imposées aux étrangers étaient la meilleure manière de servir leur nation.
Le nationalisme ne s'identifie pas non plus avec le patriotisme. Le patriotisme est l'ardent désir de voir sa nation dans le bien-être, la prospérité et la liberté. Le nationalisme est l'une des différentes méthodes proposées pour atteindre ces fins. Mais les libéraux soutiennent que les moyens recommandés par le nationalisme sont inappropriés et que leur application non seulement ne permettrait pas d'atteindre les fins cherchées mais aboutiraient au contraire à entraîner la nation dans un désastre inévitable. Les libéraux sont, eux aussi, patriotes, mais leurs opinions touchant la meilleure façon d'assurer la prospérité et la grandeur de la nation diffèrent radicalement de celles des nationalistes. ils sont partisans du libre-échange, de la division internationale du travail, de la bonne volonté et de la paix entre le nations, non dans l'intérêt de l'étranger mais pour le bonheur de leur nation.
Le but du nationalisme est d'assurer le bien-être de toute la nation ou de quelques groupes de ses citoyens en infligeant des dommages aux étrangers. Dans le domaine économique, la méthode préférée du nationalisme est la discrimination dirigée contre les étrangers. Les marchandises étrangères sont exclues du marché national ou n'y sont admises qu'après le paiement d'un droit d'importation. La main-d'oeuvre étrangère est exclue de la concurrence sur le marché national du travail. Le capital étranger est passible de confiscation. Ce nationalisme économique aboutit nécessairement à la guerre chaque fois que les victimes croient être assez fortes pour supprimer par une action violente et armée les mesures nuisibles à leur prospérité.
La politique d'une nation forme un tout. Politique extérieure et politique intérieure sont étroitement liées, elles ne forment qu'un système et se conditionnent réciproquement. Le nationalisme économique est le corollaire des politiques intérieures actuelles d'intervention étatique dans la vie économique et de planification nationale, de même que le libre-échange était le complément de la liberté économique intérieure. Le protectionnisme peut exister dans un pays où le commerce intérieur est libre, mais là où il n'y a pas de liberté intérieure du commerce le protectionnisme est indispensable. La compétence d'un gouvernement national est limitée au territoire soumis à sa souveraineté. Il n'a pas le pouvoir d'intervenir directement sur les conditions extérieures à ce territoire. Avec le libre-échange, la concurrence étrangère pourrait, même sur une courte période, contrecarrer les fins cherchées par les différentes mesures d'intervention gouvernementale dans l'économie nationale. Quand le marché intérieur n'est pas dans une certaine mesure isolé des marchés extérieurs, il ne peut être question de contrôle étatique. Plus une nation s'avance vers la réglementation administrative et l'enrégimentement et plus elle est poussée vers l'isolement économique. La division internationale du travail devient suspecte parce qu'elle gêne le plein usage de la souveraineté nationale. La tendance à l'autarcie est essentiellement une tendance des politiques économiques intérieures ; elle résulte de l'effort fait pour rendre l'état tout puissant dans la vie économique.
dans un monde fondé sur le libre-échange et la démocratie il n'y a pas d'encouragement à la guerre et à la conquête. Dans un tel monde il est sans importance que la souveraineté d'une nation s'étende sur un territoire plus ou moins grand. Ses citoyens ne peuvent tirer aucun avantage de l'annexion d'une province. De cette façon les problèmes territoriaux peuvent être traités sans préjugé ni passion ; il n'en coûte pas de faire droit aux revendications des autres peuples à disposer d'eux-mêmes. La Grande-Bretagne libre-échangiste a librement accordé le statut de dominion, c'est-à-dire une autonomie virtuelle et l'indépendance politique, aux établissements britanniques d'outre-mer et cédé les îles Ioniennes à la Grèce. La Suède ne s'est pas risquée à une action militaire pour empêcher la rupture du lien unissant la Norvège à la Suède ; la maison royale des Bernadotte perdit sa couronne norvégienne ; mais cela n'avait aucune conséquence matérielle pour le citoyen suédois que son roi soit également souverain de Norvège ou non. A l'époque du libéralisme on pouvait croire que les plébiscites et les décisions des tribunaux internationaux pourraient régler pacifiquement tous les différends entre les nations. Ce qui était nécessaire à la sauvegarde de la paix, c'était le renversement des gouvernements antilibéraux. Quelques guerres et révolutions étaient encore considérées comme inévitables afin d'éliminer les derniers tyrans et de détruire les quelques obstacles au commerce qui existaient encore. Et si ce but était jamais atteint, il n'y aurait plus de causes de guerre. L'humanité pourrait consacrer tous ses efforts à la réalisation d'un bien-être général.
Mais tandis que les humanitaires s'abandonnaient à la peinture des bienfaits de cette utopie libérale, ils ne se rendaient pas compte que de nouvelles idéologies étaient en train de supplanter le libéralisme et de créer un ordre nouveau. Cet ordre faisait surgir des antagonismes qui ne pouvaient être aplanis par aucune solution pacifique. Ils ne l'ont pas vu, parce qu'ils regardaient ces mentalités et politiques nouvelles comme la continuation et la réalisation des principes essentiels du libéralisme. L'antilibéralisme s'est emparé de l'esprit populaire sous le masque du vrai et authentique libéralisme. Aujourd'hui, des personnes se donnant comme libérales soutiennent des programmes totalement opposés aux principes et aux doctrines du vieux libéralisme. Ils critiquent la propriété privée des moyens de production et l'économie de marché et sont partisans enthousiastes des méthodes totalitaires de direction économique. Ils luttent pour l'omnipotence de l'état et saluent chaque mesure qui accroît le pouvoir de l'administration et des organes étatiques. Ils condamnent comme un réactionnaire et un royaliste de l'économie quiconque ne partage pas leur goût de l'enrégimentement.
Ces personnes qui se nomment libérales et progressives sont convaincues en toute bonne foi qu'elles sont vraiment démocrates. Mais leur conception de la démocratie est juste l'opposé de celle du dix-neuvième siècle. Elles confondent démocratie et socialisme. Non seulement elles ne voient pas que socialisme et démocratie sont incompatibles, mais elles croient que seul le socialisme est la vraie démocratie. Victimes de cette erreur, elles considèrent le système soviétique comme une variété de gouvernement populaire.
Les gouvernements et parlements européens se sont efforcés, depuis plus de soixante ans, de gêner le jeu du marché, d'intervenir dans la vie économique et de paralyser le capitalisme. Ils ont gaiement ignoré les avertissements des économistes. Ils ont dressé des barrières douanières ; ils ont encouragé l'expansion de crédit et une politique d'argent facile ; ils ont eu recours au contrôle des prix, aux salaires minima et aux procédés subsidiaires. Ils ont transformé la fiscalité en confiscation et expropriation ; ils ont proclamé que les dépenses imprudentes étaient le meilleur moyen d'accroître richesse et bien-être. Mais quand le conséquences inévitables de telles politiques, depuis longtemps prédites par les économistes, devinrent de plus en plus évidentes, l'opinion publique ne porta pas son blâme sur ces politiques chéries, elle accusa le capitalisme. Aux yeux du public, ce ne sont pas les politiques anticapitalistes mais le capitalisme qui est la cause profonde de la dépression économique, du chômage, de l'inflation et de la hausse des prix, du monopole et du gaspillage, du malaise social et de la guerre.
L'erreur fatale, qui a contrecarré tous les efforts pour sauver la paix, était précisément que l'on ne saisissait pas le fait que ce n'est qu'à l'intérieur d'un monde de capitalisme pur, parfait, libre de toute entrave, qu'il n'existe aucun facteur d'encouragement à l'agression et à la conquête. Le Président Wilson était guidé par l'idée que seuls les gouvernements autocratiques sont belliqueux, tandis que les démocraties ne peuvent tirer aucun profit de la conquête et sont donc attachées à la paix. Ce que le Président Wilson et les fondateurs de la Société des Nations n'ont pas vu, était que cela ne valait que dans un système de propriété privée des moyens de production, d'entreprise libre et de pure économie de marché. Là où il n'y a pas de liberté économique, la situation est entièrement différente. Dans notre monde d'étatisme où chaque nation est avide d'isolement et de progrès vers l'autarcie, il est entièrement faux d'affirmer que personne ne peut tirer profit de ses conquêtes. Dans cet âge de barrières douanières, de restrictions d'immigration, de contrôle des changes et d'expropriation du capital étranger, il y a beaucoup de stimulants poussant à la guerre et à la conquête. Presque chaque citoyen a un intérêt matériel à la neutralisation des mesures par lesquelles des gouvernements étrangers peuvent le léser. C'est pourquoi presque chaque citoyen brûle de voir son pays fort et puissant, parce qu'il attend un avantage personnel de sa force militaire. L'agrandissement du territoire soumis à la souveraineté de son gouvernement signifie au moins la délivrance des maux qu'un gouvernement étranger lui infligeait.
Pour le moment, nous pouvons nous abstenir de traiter le problème de savoir si une démocratie peut survivre avec un système d'intervention étatique dans la vie économique ou avec le socialisme. En tout cas, il n'y a aucun doute qu'avec l'étatisme, les simples citoyens eux-mêmes envisagent l'agression, pourvu que les perspectives militaires de succès soient favorables. Les petites nations ne peuvent éviter d'être les victimes du nationalisme économique des autres nations ; mais les grandes nations placent leur confiance dans la valeur de leurs armées. Actuellement l'esprit d'agression ne résulte pas de l'avidité des princes ou d'oligarchies de Junkers ; c'est une politique de groupes d'intérêts dont la marque distinctive est dans les méthodes appliquées, mais non dans les stimulants et les motifs. Les travailleurs allemands, italiens et japonais luttent pour un niveau de vie plus élevé en combattant contre le nationalisme économique des autres nations. Ils se trompent gravement ; les moyens choisis ne sont pas adaptés aux fins cherchées. Mais leurs erreurs sont dans la logique des doctrines de guerre de classe et de révolution sociale si largement acceptées aujourd'hui. L'impérialisme de l'axe n'est pas une politique qui a pour origine les visées d'une classe supérieure. Si nous appliquions les faux concepts du marxisme populaire, nous devrions le qualifier d'impérialisme du travail. En paraphrasant la fameuse citation du général Clausewitz, on pourrait dire : ce n'est que la continuation de la politique intérieure par d'autres moyens, c'est la guerre intérieure de classes transférée dans la sphère des relations internationales.
Depuis plus de soixante ans, toutes les nations européennes se sont empressées d'augmenter les pouvoirs de leurs gouvernements, d'étendre le domaine de la contrainte et de la coercition étatiques, de soumettre à l'État toutes les activités et tous les efforts de l'homme. Et pourtant les pacifistes ont répété sans cesse qu'il importe peu à l'individu que son pays soit grand ou petit, puissant ou faible. Ils ont vanté les bienfaits de la paix, tandis que dans le monde entier, des millions de personnes mettaient tous leurs espoirs sans l'agression et la conquête. Ils n'ont pas vu que le seul moyen de faire durer la paix était de supprimer les causes profondes de la guerre. Il est vrai que les pacifistes ont fait quelques timides essais contre le nationalisme économique. Mais ils n'ont jamais attaqué sa cause ultime, l'étatisme — la tendance de l'État à intervenir dans la vie économique — et ainsi leurs efforts étaient condamnés à l'échec.
Naturellement, les pacifistes aspiraient à une autorité mondiale supranationale qui pourrait régler pacifiquement tous les conflits entre les différentes nations et faire exécuter ses décisions par une force de police supranationale. Mais la condition préalable d'une solution satisfaisante du problème brûlant des relations internationales n'est ni un nouvel organisme, avec encore des comités, des secrétaires, des commissaires, des rapports et des réglementations, ni un nouveau corps d'exécuteurs armés, mais la suppression radicale des mentalités et des politiques intérieures qui doivent entraîner des conflits. L'échec lamentable de l'expérience genevoise était dû au fait que, par suite des préjugés et superstitions bureaucratiques de l'étatisme, on ne s'est pas rendu compte que des bureaux et des fonctionnaires ne peuvent résoudre aucun problème. Qu'il y ait ou non une autorité supranationale avec un parlement international, cela est de moindre importance. Le besoin réel est l'abandon des politiques nuisibles aux intérêts des autres nations. Aucune autorité internationale ne peut préserver la paix si les guerres économiques continuent. Dans notre âge de division internationale du travail, le libre-échange est la condition préalable de tout arrangement amical entre les nations. Et le libre-échange est impossible dans un monde fondé sur l'étatisme.
Les dictateurs nous offrent une autre solution. Ils projettent un Ordre nouveau, un système d'hégémonie mondiale d'une nation ou d'un groupe de nations, appuyée et conservée par la puissance d'armées victorieuses. Un petit nombre de privilégiés dominera l'immense majorité des races inférieures. Ce nouvel ordre est un très vieux concept. Tous les conquérants y ont aspiré ; Gengis Khan et Napoléon ont été les précurseurs du Führer. L'histoire témoigne de l'échec de bien des efforts pour imposer la paix par la guerre, la coopération par la contrainte, l'unanimité par l'assassinat des dissidents. Hitler n'a pas mieux réussi. Un ordre durable ne peut être établi par des baïonnettes. Une minorité ne peut gouverner qu'avec le consentement des gouvernés ; la rébellion des opprimés la renversera tôt ou tard, même si elle réussit à se maintenir un temps. Mais les nazis n'ont même pas eu la chance de réussir un court moment. Leur assaut a été brisé.
II
La crise actuelle de la civilisation a son foyer en Allemagne. Depuis plus d'un demi-siècle, le Reich a été le perturbateur de la paix. La tâche principale de la diplomatie européenne dans les trente dernières années qui ont précédé la première guerre mondiale, a été de tenir l'Allemagne en échec grâce à des combinaisons et des adresses variées. Mais sans l'esprit agressif de l'Allemagne, ni la volonté de puissance du tsar, ni les antagonismes et les rivalités des diverses nations de l'Europe du Sud-Est n'auraient sérieusement troublé la paix mondiale. Quand les conseils d'apaisement échouèrent en 1914, les forces de l'enfer se déchaînèrent.
Les fruits de la victoire des Alliés furent perdus par suite des insuffisances des traités de paix, des erreurs des politiques d'après-guerre et de la montée du nationalisme économique. Dans le tourbillon des années d'entre les deux guerres, alors que chaque nation s'empressait d'infliger les plus grandes vexations aux autres nations, l'Allemagne était libre de préparer un assaut plus terrible. Mais pour les nazis, ni l'Italie ni le Japon n'auraient été un sujet de lutte contre les Nations Unies. La dernière guerre est une guerre allemande comme la première guerre mondiale.
Il est impossible de concevoir les principaux points en litige de cette guerre, la plus terrible de celles qui aient été jamais soutenues, sans comprendre les principaux faits de l'histoire allemande. Il y a cent ans, les Allemands étaient tout différents de ce qu'ils sont aujourd'hui. A cette époque il n'était pas de leur ambition de surpasser les Huns et de dépasser Attila. Les étoiles qui les guidaient étaient Schiller et Goethe, Herder et Kant, Mozart et Beethoven. Leur leitmotiv était liberté, non conquête et oppression. Les étapes du processus qui a transformé la nation jadis dépeinte par les observateurs étrangers comme celles des poètes et des penseurs en celle des bandes sauvages des troupes d'assaut hitlériennes doivent être connues par quiconque veut se faire une opinion sur les affaires et problèmes politiques du monde actuel. Comprendre les ressorts et les tendances de l'agressivité nazie est de la plus haute importance pour la conduite politique et militaire de la guerre et pour façonner un ordre durable dans l'après-guerre. Beaucoup de fautes auraient pu être évitées et beaucoup de sacrifices épargnés grâce à une connaissance meilleure et plus approfondie de l'essence et des forces du nationalisme allemand.
le but du présent livre est de décrire les grands traits des changements et événements qui ont entraîné la situation actuelle de l'Allemagne et de l'Europe. Il cherche à corriger beaucoup d'erreurs populaires nées de légendes défigurant gravement les faits historiques et de doctrines dénaturant l'évolution et les politiques économiques. Il traite aussi bien d'histoire que de questions fondamentales de sociologie et d'économie. Il essaie de ne négliger aucun point de vue dont l'éclaircissement est nécessaire pour une complète description du problème nazi mondial.
III
Dans l'histoire des deux cents dernières années nous pouvons discerner deux tendances idéologiques distinctes. Il y avait d'abord la tendance vers la liberté, les droits de l'homme, et le libre arbitre. Cet individualisme aboutit à la chute du gouvernement autocratique, à l'avènement de la démocratie, à l'évolution du capitalisme, aux perfectionnements techniques et à une hausse sans précédent des niveaux de vie. Il substitua les lumières aux vieilles superstitions, les méthodes de recherche scientifique aux préjugés invétérés. Ce fut une période de grandes réalisations artistiques et littéraires, l'âge des musiciens immortels, des peintres, des écrivains, des philosophes. Esclavage, servage, torture, inquisition et autres vestiges du moyen âge disparurent.
Dans la seconde partie de cette période, l'individualisme céda la place à une autre tendance, la tendance vers la toute puissance de l'état. Les hommes semblent maintenant désireux d'attribuer tous les pouvoirs aux gouvernements, c'est-à-dire, à l'appareil de contrainte et de coercition sociale. Ils aspirent au totalitarisme, c'est-à-dire à une condition dans laquelle toutes les affaires humaines sont dirigées par des gouvernements. Ils saluent chaque progrès vers une intervention étatique plus poussée comme un progrès vers un monde plus parfait ; ils croient que les gouvernements transformeront la terre en un paradis. Il est caractéristique que de nos jours, dans un pays les plus totalitaires, même l'organisation des loisirs des citoyens soit considérée comme une tâche du gouvernement. En Italie le dopolavoro et en Allemagne la Freizeitgestaltung étaient les domaines réguliers et légitimes d'intervention étatique. Les hommes sont tellement imbus des principes de l'idolâtrie étatique qu'ils ne voient pas le caractère paradoxal des loisirs réglementés.
Traiter tous les problèmes de l'étatolâtrie ou de l'étatisme n'est pas la tâche de ce livre. sa portée est limitée à l'étude des conséquences de l'étatisme sur les relations internationales. Dans notre âge de division du travail, le totalitarisme dans le cadre de gouvernements nationaux souverains contient une contradiction interne. Des considérations économiques poussent tout gouvernement totalitaire vers la domination mondiale. Le gouvernement soviétique est par l'acte de sa fondation non un gouvernement national mais un gouvernement universel, seulement empêché par des conditions malheureuses d'exercer son pouvoir dans tous les pays. Son nom officiel ne contient aucune référence à la Russie. C'était le but de Lénine d'en faire le noyau d'un gouvernement mondial ; dans tous les pays il y a des partis qui ne sont fidèles qu'aux Soviets, aux yeux desquels les gouvernements nationaux ne sont que des usurpateurs. Ce n'est pas de la faute des Bolcheviks si ces plans ambitieux n'ont pas réussi et si la révolution mondiale attendue ne s'est pas produite. Les nazis n'ont pas changé la dénomination officielle de leur pays, le Reich allemand. Mais leurs champions littéraires considéraient le Reich comme le seul gouvernement légitime et leurs chefs politiques aspiraient ouvertement à l'hégémonie mondiale. Les chefs intellectuels du Japon ont été élevés dans des universités européennes dans l'esprit de l'étatisme, et de retour chez eux, ils ont fait revivre le vieux principe que leur divin Empereur, le fils du ciel a un titre absolu à gouverner tous les peuples. Même le Duce, malgré l'incapacité militaire de son pays, proclamait son intention de reconstruire l'ancien empire romain. Les phalangistes espagnols parlaient de la restauration du domaine de Philippe II.
Dans une telle atmosphère il n'y a plus place pour la coopération pacifique des nations. L'épreuve que l'humanité traverse de nos jours ne résulte pas du jeu de forces naturelles incontrôlables. C'est plutôt le résultat inévitable de l'action des doctrines et des politiques admises par des millions de nos contemporains.
Cependant ce serait une erreur funeste d'affirmer qu'un retour au libéralisme abandonné depuis quelques dizaines d'années par les nations civilisées pourrait remédier à ces maux et ouvrir la voie à la coopération pacifique des nations et à la prospérité. Si les Européens et les peuples de souche européenne dans les autres parties du monde n'avaient pas cédé à l'étatisme, s'ils ne s'étaient pas engagés dans de vastes plans d'intervention économique, nos récents désastres politiques, sociaux et économiques auraient pu être évités. Les hommes vivraient aujourd'hui dans des conditions plus satisfaisantes et n'appliqueraient pas leur habileté et leurs capacités intellectuelles à une mutuelle extermination. Mais ces années d'antagonisme et de conflit ont laissé une impression profonde dans l'esprit des hommes qui ne peut disparaître facilement. Elles ont marqué les âmes, elles ont désagrégé l'esprit de coopération humaine et ont engendré des haines qui ne peuvent disparaître qu'avec les siècles. Dans les conditions actuelles, l'adoption d'une politique de laissez-faire et de laissez passer complets de la part des natures civilisées de l'Occident équivaudrait à la reddition inconditionnelle aux nations totalitaires. Prenez par exemple l'exemple des barrières de migrations. L'ouverture sans restriction des portes des Amériques, de l'Australie, de l'Europe occidentale aux immigrants équivaudrait aujourd'hui à ouvrir les portes aux avant-gardes des armées allemande, italienne et japonaise.
Il n'y a pas d'autre système qui puisse sauvegarder la coordination harmonieuse des effets pacifiques des individus et des nations que le système communément qualifié aujourd'hui de manchestérianisme. Nous pouvons espérer — quoique ces espoirs soient assez faibles — que les peuples du monde démocratique occidental seront prêts à reconnaître ce fait et à abandonner leurs tendances totalitaires présentes. Mais il n'y a pas de doute que l'immense majorité des hommes est beaucoup plus attirée par des idéaux militaristes que par ceux du libéralisme. Le plus que nous puissions espérer dans l'avenir immédiat est la séparation du monde en deux sections : l'Occident libéral, démocratique et capitaliste avec le quart de la population mondiale totale et l'Orient totalitaire et militariste avec la plus grande partie de la terre et de la population. Une telle situation forcera l'Occident à des politiques de défense qui gêneront beaucoup ses efforts pour rendre la vie plus civilisée et les conditions économiques plus prospères.
Cette image peut se révéler elle-même trop optimiste. Aucun signe ne permet de dire que les peuples occidentaux soient prêts à abandonner leurs politiques d'étatisme. Même alors ils ne pourront abandonner leur rivalité économique mutuelle, leur nationalisme économique, ni établir des relations pacifiques entre leurs pays respectifs. Nous en serons là où le monde se trouvait entre les deux guerres. Le résultat sera une troisième guerre, plus terrible et plus désastreuse que les précédentes.
Dans la dernière partie du livre seront discutées les conditions qui pourraient préserver au moins pour ces démocraties occidentales un certain degré de sécurité politique et économique. Son but est de découvrir si l'on peut imaginer quelque plan qui puisse assurer une paix durable en cette ère d'omnipotence de l'État.
IV
Le dogmatisme borné et intransigeant de notre époque est le principal obstacle à la fois à tout essai d'étude impartiale des problèmes sociaux, politiques et économiques de notre époque et à tous les efforts déployés pour substituer des politiques plus satisfaisantes que celles qui ont abouti à la crise actuelle de la civilisation. Un nouveau genre de superstition s'est emparé de l'esprit public, le culte de l'État. Le peuple demande l'emploi de méthodes de coercition, de contrainte, de violence et de menace. Malheur à qui ne plis pas le genou devant les nouvelles idoles.
Le cas est évident dans la Russie et l'Allemagne contemporaines. On ne peut écarter ce fait en traitant les Russes et les Allemands de barbares et en disant que pareilles choses n'arriveront pas aux nations plus civilisées de l'Occident. Les partis de gauche et de droite sont partout excessivement soupçonneux à l'égard de la liberté de pensée. Il est extrêmement caractéristique que dans ces années de lutte désespérée contre l'agression nazie, un auteur britannique distingué et favorable aux Soviets ait l'audace de défendre la cause de l'inquisition. T. G. Crowther dit : L'inquisition est bienfaisante pour la science quand elle protège une classe en voie d'ascension [1]. Car le danger ou la valeur d'une inquisition dépend de ce qu'elle est utilisée en faveur d'une classe gouvernante réactionnaire ou d'une classe progressiste [2]. Mais qui est progressiste et qui est réactionnaire ? Il y a sur ce point une remarquable différence entre Harold Laski et Alfred Rosenberg.
Il est vrai qu'en dehors de la Russie et de l'Allemagne d'Hitler les dissidents ne risquent pas encore le peloton d'exécution ou la mort lente dans un camp de concentration [3]. Mais peu nombreux sont les gens qui sont encore prêts à accorder sérieusement leur attention aux vues dissidentes. Si quelqu'un essaie de poser des questions sur les doctrines de l'étatisme ou du nationalisme, presque personne n'ose examiner ses arguments. L'hérétique est ridiculisé, injurié, ignoré. On en est venu à considérer comme insolent ou outrageant de critiquer les vues des groupes puissants d'intérêts ou des partis politiques ou de mettre en doute les effets bienfaisants de la toute puissance étatique. L'opinion publique a adopté un ensemble de dogmes que l'on a de moins en moins de liberté pour attaquer. Au nom du progrès et de la liberté, progrès et liberté sont mis hors la loi.
Toute doctrine qui, pour sa protection, a recours au pouvoir de police ou à d'autres méthodes de violence ou de menace, révèle sa faiblesse interne. Si nous n'avions pas d'autre moyen pour juger les doctrines nazies, le simple fait qu'elles cherchaient abri derrière la Gestapo serait preuve suffisante contre elles. Des doctrines qui peuvent subir l'épreuve de la logique et de la raison peuvent le faire sans persécuter les sceptiques.
Cette guerre n'a pas été provoquée par le seul nazisme. L'échec de toutes les autres nations à arrêter à temps la montée du nazisme et à dresser une barrière contre une nouvelle agression allemande n'a pas moins contribué à provoquer le désastre que l'évolution intérieure de l'Allemagne. Les ambitions des nazis ne constituaient pas un secret. Les nazis eux-mêmes les proclamaient en d'innombrables livres et pamphlets et à chaque édition de leurs nombreux journaux et périodiques. Personne ne peut reprocher aux nazis d'avoir machiné clandestinement leurs complots. Celui qui a des oreilles pour entendre et des yeux pour voir ne pouvait pas faire autrement que de tout savoir sur leurs aspirations.
La responsabilité de la situation actuelle repose sur les doctrines et les partis qui ont dominé le cours de la politique dans les dernières décades. Accuser le nazisme est une étrange façon de disculper les coupables. Certes, les nazis et leurs alliés sont de méchantes gens, mais ce devrait être le premier objectif des politiques de protéger les nations contre les dangers venant de l'attitude hostile des méchantes gens. S'il n'y avait pas de méchantes gens, il n'y aurait pas besoin de gouvernement. Si ceux qui sont aux postes de direction du gouvernement ne réussissent pas à prévenir le désastre, ils donnent la preuve de leur insuffisance.
dans les vingt-cinq dernières années, il n'y avait qu'un problème politique : empêcher la catastrophe de cette guerre. Mais les hommes politiques furent ou frappés d'aveuglement, ou incapables de faire quelque chose pour éviter le désastre imminent.
Les partis de gauche sont dans la situation heureuse de gens qui ont eu une révélation leur disant ce qui est bon et ce qui est mauvais. Ils savent que la propriété privée est la source de tous les maux et que le contrôle public des moyens de production transformera la terre en un paradis. Ils se lavent les mains de toute responsabilité ; cette guerre impérialiste est simplement une conséquence du capitalisme comme toutes les guerres. Mais si nous passons en revue es activités politiques des partis socialistes et communistes dans les démocraties occidentales, nous pouvons aisément découvrir qu'ils faisaient ce qu'ils pouvaient pour encourager les plans nazis d'agression. ils ont répandu la doctrine que désarmement et neutralité étaient les meilleurs moyens d'arrêter les nazis et les puissances de l'Axe. Ils n'avaient pas l'intention d'aider les nazis, mais s'ils l'avaient eue, ils n'auraient pas agi différemment.
Les idéaux de la gauche sont totalement réalisés en Russie soviétique. C'est le marxisme suprême ; seuls les prolétaires du gouvernent. Mais la Russie soviétique a échoué encore plus lamentablement que toute autre nation à empêcher cette guerre. Les Russes savaient très bien que les nazis brûlaient de conquérir l'Ukraine. Néanmoins, ils conduisirent comme Hitler voulaient qu'ils se conduisent. Leur politique contribua grandement à l'ascension du nazisme en Allemagne, à son réarmement et finalement au déchaînement de la guerre. Ils n'ont pas l'excuse d'avoir été suspects aux nations capitalistes. Une politique nuisible à sa propre cause est sans excuse. Personne ne peut nier que l'accord d'août 1939 ait entraîné le désastre de la Russie. Staline aurait beaucoup mieux servi son pays en collaborant avec la Grande-Bretagne qu'en faisant un compromis avec les nazis.
La même chose est vraie de la conduite de tous les autres pays européens. On peut difficilement imaginer une politique plus imbécile que celle de la Pologne quand elle a annexé en 1938 une partie de la Tchécoslovaquie ou de la Belgique quand, en 1938, elle a rompu les liens de l'alliance qui l'unissait à la France. Le destin des Polonais, des Tchèques, des Norvégiens, des Hollandais, des Belges, des Grecs, des Yougoslaves mérite une profonde pitié. Mais personne ne peut s'empêcher d'affirmer qu'ils ont aidé à faire leur malheur. Cette seconde guerre mondiale n'aurait jamais éclaté si les nazis s'étaient attendus à rencontrer le premier jour des hostilités un font uni et convenablement armé de la Grande-Bretagne, de la France, de la Russie, des États-Unis et, de toutes les petites démocraties européennes placées sous une unité de commandement.
Une enquête sur les causes profondes de l'avènement du nazisme doit montrer non seulement comment les conditions intérieures de l'Allemagne ont suscité le nazisme mais aussi pourquoi toutes les autres nations n'ont pas réussi à se protéger contre ses ravages. Du point de vue des Britanniques, des Polonais et des Autrichiens, la principale question n'est pas : qu'y avait-il de mauvais dans le nazisme ? mais : qu'y a-t-il de mauvais dans nos propres politiques à l'égard de la menace nazie ? En présence du problème de la tuberculose les docteurs ne demandent pas : qu'y a-t-il de mauvais dans les microbes ? mais : qu'y a-t-il de défectueux dans nos méthodes pour prévenir la propagation de la maladie.
La vie consiste à s'adapter aux conditions actuelles et à considérer les choses comment elles sont réellement en non comme on voudrait qu'elles soient. Cela serait beaucoup plus agréable s'il n'y avait de microbes, ni de dangereux barbares. Mais celui qui veut réussir doit fixer son regard sur la réalité et ne pas s'abandonner aux rêves de ses désirs.
Il n'y a aucun espoir de revenir à des conditions plus satisfaisantes si l'on ne comprend pas que l'on a complètement échoué dans la tâche principale des politiques contemporaines. Toutes les doctrines politiques, sociales et économiques de l'heure présente tous les partis et tous les groupes d'intérêts qui les appliquent sont condamnés par une sentence sans appel de l'histoire. Rien ne peut être espéré de l'avenir si les hommes ne se rendent pas compte qu'ils sont sur le mauvais chemin.
Ce n'est pas un signe d'hostilité vis-à-vis d'aucune action que de prouver que sa politique était tout à fait mauvaise et qu'elle a abouti à un échec désastreux. Ce n'est un signe d'hostilité vis-à-vis des membres d'aucune classe, groupes d'intérêts ou organisation que de montrer où ils se sont trompés et comment ils ont contribué à la lamentable situation actuelle. La principale tâche de la science sociale contemporaine est de défier le tabou derrière lequel les doctrines établies cherchent à protéger de la critique leurs sophismes et leurs erreurs. Celui qui, en présence de la terrible catastrophe dont on ne peut apercevoir complètement les conséquences, croit toujours qu'il y a quelques doctrines, institutions ou politiques à l'abri de la critique, n'a pas saisi la signification des présages.
Que l'exemple de l'Allemagne soit pour nous un avertissement. La Kultur allemande était condamnée le jour de 1870 où l'un des savants allemands les plus éminents — Émile du Bois-Reymond — pouvait proclamer publiquement sans soulever de contradiction que l'Université de Berlin était la garde du corps intellectuelle de la maison des Hohenzollern. Quand les universités deviennent des gardes du corps et que les érudits brûlent de se ranger dans un front des savants, les portes sont ouvertes à l'irruption de la barbarie. Il est vain de combattre le totalitarisme en adoptant les méthodes totalitaires. La liberté ne peut être conquise que par des hommes attachés indéfectiblement aux principes de liberté. La première condition d'un ordre social meilleur est le retour à une totale liberté de pensée et de parole.
Notes
[1] Crowther, Social Relations of Science (London, 1941), p. 333.
[2] Idem., p. 331.
[3] Le fascisme est aussi un système totalitaire d'opposition impitoyable. Cependant, il y a quelques légères différences entre fascisme d'une part, et nazisme et bolchevisme d'autre part. Le philosophe et historien Benedetto Croce a vécu à Naples, soigneusement surveillé par la police, mais libre d'écrire et publier maints livres pleins d'esprit démocratique et d'amour de la liberté. Le professeur Antonio Graziadei, un communiste ex-membre du Parlement italien, s'est tenu fermement à ses idées communistes. Néanmoins il a vécu en Italie, il a écrit et publié (dans les maisons d'édition italiennes les plus connues) des livres d'orthodoxie marxiste. Il y a encore d'autres cas de ce genre. De tels faits exceptionnels n'altèrent pas les traits caractéristiques du fascisme ; mais l'historien n'a pas le droit de les ignorer.
V
Quiconque veut comprendre la situation actuelle des affaires politiques doit étudier l'histoire. Il doit connaître les forces qui ont donné naissance à nos problèmes et à nos conflits. La connaissance de l'histoire est indispensable à ceux qui veulent construire un monde meilleur.
Malheureusement, les nationalistes abordent l'histoire avec une autre disposition d'esprit. Pour eux, e passé n'est pas une source de renseignements d'instruction, mais un arsenal d'armes pour la conduite de la guerre. Ils recherchent les faits qui peuvent être utilisés comme prétextes et comme excuses à leurs tendances d'agression et d'oppression. Si les documents disponibles ne fournissent pas ces faits, ils ne se privent pas de défigurer la vérité et de falsifier des documents.
Au début du XIXe siècle, un Tchèque fabriqua un manuscrit afin de prouver que ses ancêtres du Moyen Âge avaient déjà atteint un haut degré de civilisation et produit des oeuvres littéraires de qualité. Pendant des dizaines d'années des érudits tchèques affirmèrent avec fanatisme l'authenticité de ce poème et pendant longtemps, les programmes des lycées d'État Tchèques et Autrichiens firent de sa lecture et de son interprétation le principal thème d'enseignement de la littérature tchèque. Cinquante ans plus tard, un Allemand fabriqua la chronique d'Ura Linda afin de prouver que les Nordiques avaient créé une civilisation plus ancienne et meilleure que celle de tout autre peuple. Il y a des professeurs nazis qui ne se sont pas disposés à admettre que cette chronique est le faux maladroit d'un défricheur incompétent et stupide. Mais en admettant pour les besoins du raisonnement que ces deux documents soient authentiques, que pourraient-ils prouver en faveur des aspirations nationalistes ? Est-ce qu'ils appuient la revendication des Tchèques à refuser l'autonomie à plusieurs millions d'Allemands et de Slovaques ou la prétention des Allemands à refuser l'autonomie à tous les Tchèques ?
Il y a par exemple la querelle ridicule autour du point de savoir si Nicolas Copernic était polonais ou allemand. Les documents dont nous disposons ne résolvent pas le problème. Il est en tout cas certain que Copernic reçut son instruction dans des écoles et des universités dont la seule langue était le latin, qu'il ne connaissait pas d'autres livres mathématiques ou astronomiques que ceux écrits en latin ou en grec et que lui-même n'écrivait ses traités qu'en latin. Mais en admettant pour les besoins du raisonnement qu'il était vraiment fils de parents de langue allemande, cela justifierait-il le traitement infligé par les Allemands aux Polonais ? Cela disculpe-t-il les instituteurs allemands qui, dans la première décade de notre siècle, fouettaient les jeunes enfants dont les parents s'opposaient à la substitution du catéchisme allemand au catéchisme polonais dans les écoles des provinces polonaises de Prusse ? Est-ce que cela donnait le droit aux nazis d'assassiner les femmes et les enfants de Pologne ?
Il est futile de fournir des raisons historiques ou géographiques à l'appui d'ambitions politiques qui ne peuvent résister à la critique des principes démocratiques. Un gouvernement démocratique peut sauvegarder la paix et la coopération internationale parce qu'il ne vise pas à l'oppression des autres peuples. Si certains peuples prétendent que l'histoire ou la géographie leur donne le droit de soumettre à leur joug d'autres races, nations ou peuples, il ne peut plus y avoir de paix.
Il est incroyable de voir combien ces idées pernicieuses d'hégémonie, de domination et d'oppression sont profondément enracinées même chez nos contemporains les plus distingués. M. Salvador de Madariaga est l'un des hommes qui a le plus l'esprit international. C'est un érudit, un homme d'État et il connaît parfaitement les langues et littératures anglaises et françaises. C'est un démocrate, un progressiste et un partisan enthousiaste de la Société des Nations et de tous les efforts pour rendre la paix durable. Pourtant ses opinions sur les problèmes politiques de son propres pays sont animées par un esprit de nationalisme intransigeant. Il condamne les demandes d'indépendance des Basques et des Catalans et défend l'hégémonie des Castillans pour des raisons raciales, historiques, géographiques, linguistiques, religieuses et économiques. Cela pourrait se justifier si M. de Madariaga repoussait les revendications de ces groupes linguistiques pour le motif qu'il est impossible de tracer des frontières supprimant toute discussion et que leur indépendance n'éliminerait donc pas les causes de conflits mais les perpétuerait ; ou s'il était favorable à la transformation de l'état espagnol d'hégémonie castillane en un état où chaque groupe linguistique jouirait de la liberté d'user de sa langue propre. Il n'est pas partisan de la substitution d'un gouvernement supranational des trois groupes linguistiques Castillan, Catalan et Basque à l'état espagnol dominé par la Castille. Son idéal espagnol est la suprématie castillane. Il ne veut pas que l'Espagne perde l'oeuvre des siècles en une génération [1]. Cependant cette oeuvre n'était pas une réalisation des peuples en cause ; elle était le résultat de mariages dynastiques. On peut à juste titre objecter aux revendications catalanes qu'au XIIe siècle, le comte de Barcelone a épousé la fille du roi d'Aragon et qu'au XVe siècle, le roi d'Aragon a épousé la reine de Castille.
M. de Madariaga va même plus loin et refuse aux Portugais le droit à l'autonomie et à former un état. Car le Portugais est un Espagnol qui a le dos à la Castille et les yeux vers l'Atlantique [2]. Alors pourquoi l'Espagne n'absorberait-elle pas aussi le Portugal ? A cela M. de Madariaga donne une étrange réponse : La Castille ne pouvait à la fois se marier à l'est et à l'ouest ; peut-être Isabelle étant une femme après tout... préféra les yeux de Ferdinand à ceux d'Alphonse car l'histoire est aussi faite de ces choses [3].
M. de Madariaga cite à bon droit un éminent auteur espagnol, Angel Canivet, selon lequel l'union de l'Espagne et du Portugal doit résulter de leur libre volonté [4]. Mais le malheur est que les Portugais n'aspirent pas à la suzeraineté castillane et espagnole.
Encore plus étonnantes sont les vues de M. de Madariaga sur les affaires coloniales et étrangères de l'Espagne. Parlant des colonies américaines, il observe que la monarchie espagnole les organisa conformément à son principe directeur, la fraternité de trous les hommes [5] Cependant Bolivar, San Martin et Morelos n'aimaient pas cette sorte particulière de fraternité. Alors M. de Madariaga essaie de justifier les aspirations espagnoles sur le Maroc en faisant allusion à la position de l'Espagne que l'histoire, la géographie et la destinée inhérente semblent évidemment suggérer [6] Pour un lecteur impartial, il y a peu de différence entre une telle destinée inhérente et les forces mystiques auxquelles MM. Hitler, Mussolini et Staline se réfèrent en annexant les petits pays. Si une destinée inhérente justifie les ambitions espagnoles sur le Maroc, ne justifie-t-elle pas de la même façon les appétits des Russes sur les Pays Baltes, le Caucase et la Géorgie, les revendications allemandes à l'égard de la Bohême et de la Hollande, le titre de l'Italie à,la suprématie italienne.
Nous ne pouvons chasser le passé de nos mémoires ; mais ce n'est pas le devoir de l'histoire d'engendrer de nouveaux conflits en faisant revivre des haines mortes depuis longtemps ou en cherchant dans les archives les prétextes de nouveaux conflits. Nous n'avons pas à venger les crimes commis il y a des siècles par des rois ou des conquérants ; nous avons à construire un ordre mondial nouveau et meilleur. Il est sans rapport avec les problèmes de notre époque de savoir si les antagonismes immémoriaux entre les Russes et les Polonais ont pris naissance à la suite d'une agression russe ou polonaise ou si les atrocités commises dans le Palatinat par les mercenaires de Louis XIV étaient plus abominables que celles commises aujourd'hui par les nazis. Nous devons empêcher une fois pour toutes le retour de pareilles violences. Cet objectif peut élever la dernière guerre à la dignité de l'entreprise la plus noble de l'humanité. L'anéantissement impitoyable du nazisme est le premier pas vers la liberté et la paix.
Ni la destinée, ni l'histoire, ni la géographie, ni l'anthropologie, ne doivent nous empêcher de choisir les méthodes d'organisation politique qui peuvent assurer une paix durable la coopération internationale et la prospérité économique.
Notes
[1] Madariaga, Spain (London, 1942), p. 176.
[2] Idem., p. 185.
[3] Idem., p. 187.
[4] Idem., p. 197.
[5] Idem., p. 49.
[6] Idem., p. 200.