Henri Lepage:Pourquoi la propriété - 3

De Librairal
Révision datée du 23 juin 2007 à 22:40 par Serge (discussion | contributions)
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)
Aller à la navigation Aller à la recherche
Pourquoi la propriété - Chapitre 2 << Henri Lepage  —  Pourquoi la propriété >> Chapitre 4 : Les sources du pouvoir capitaliste


Henri Lepage:Pourquoi la propriété - 3
Pourquoi la propriété
La propriété privée : pourquoi ?


Anonyme


1985
Hachette, coll. "Pluriel"

Le récit historique n'explique rien ; il raconte, un point c'est tout. Il retrace la formation des concepts et des institutions, mais ne permet pas de répondre à la question  : pourquoi ? — Pourquoi la propriété privée existe-t-elle ? Pourquoi est-elle devenue le fondement de l'ordre juridique et social de l'Occident ? Il faut alors dépasser la simple présentation historique et recourir à une méthode analytique.

La réponse que suggère l'analyse économique est la suivante  : si la propriété existe, si la propriété privée est devenue le pilier sur lequel se sont construits les réalisations et les succès de notre civilisation, nous le devons à ses propriétés d'efficacité ; c'est le système qui, à l'expérience, s'est révélé le plus efficace pour résoudre les problèmes de vie et de survie que le caractère fini des ressources — la rareté — impose aux hommes. Reste cependant à identifier les sources de cette plus grande efficacité, ses origines, ses mécanismes.

Dans le premier chapitre, nous avons vu que « le régime de la propriété privée » n'est qu'un cas particulier, un cas extrême, où la règle générale est que les droits de propriété reconnus par la collectivité ont un caractère personnel, exclusif et librement transférable. Nous avons également vu que, dans la conception occidentale de la propriété, la libre transférabilité se confond avec la reconnaissance du principe juridique de la liberté contractuelle. Si donc on veut expliquer les origines de la [p. 86] propriété privée, les fonctions qu'elle remplit dans la société, ses structures, ainsi que les sources de sa plus grande efficacité, il faut commencer par identifier les caractères spécifiques qui donnent leur raison d'être à ses principes juridiques.

Les avantages de l'exclusivité

Commençons par le principe d'exclusivité — c'est-à-dire le pouvoir reconnu au propriétaire de jouir librement de ses biens, et notamment de décider souverainement qui peut y avoir accès ou non, et sous quelles conditions.

L'avantage que la société gagne à reconnaître une telle pratique et à lui donner sa garantie juridique, n'est pas difficile à identifier. Il suffit d'un peu de bon sens. Imaginez qu'on vous reconnaisse la libre disposition d'un champ. Personne ne vous conteste le droit d'en faire ce que vous désirez ; d'y planter du blé, du maïs, d'y garder des vaches ou des moutons. Mais en revanche, on ne vous reconnaît pas le droit de l'enclore, ni de refuser, à quiconque la liberté de s'y promener en famille, d'y jouer au ballon, de cueillir ce qui y pousse, ou encore d'y mener paître ses propres bêtes. Quelles motivations aurez-vous à cultiver ce champ, à le mettre en valeur, à l'enrichir par des apports d'engrais ou des travaux de drainage ? Quelles raisons aurez-vous de faire l'effort de le labourer, d'y semer des récoltes que vous n'aurez peut-être jamais l'occasion de voir arriver à maturité, ou encore d'y planter des arbres fruitiers dont les fruits seront mangés — ou peut-être même vendus — par d'autres ? Aucune. Il y a toutes chances que vous laissiez votre terrain en jachère ; ou, tout au moins, que vous n'y plantiez que ce dont les autres peuvent plus difficilement s'approprier la valeur à votre détriment (par exemple, une plantation de peupliers ou d'arbres de rapport, même s'il s'agit de bonnes terres à céréales). Sans possibilité d'exclure les intrus, pas de production possible ; avoir l'exclusivité d'un bien permet de produire plus et de vivre mieux que lorsque d'autres peuvent sans vergogne détruire ou s'approprier le fruit de votre travail. L'individu est incité à travailler mieux et plus, car il existe un lien direct et immédiat entre l'effort [p. 87] fourni et les avantages personnels qu'il en tire. C'est bien ce que démontre l'attitude des paysans soviétiques et l'extraordinaire essor des marchés kolkhoziens privés (sans l'apport desquels l'U.R.S.S. vivrait dans un état de famine chronique). C'est ce que démontre aussi, dans les sociétés occidentales, le fantastique développement de l'économie parallèle (ou « souterraine ») qui suit la croissance du prélèvement fiscal sur les revenus du travail de chacun. Quand on peut librement profiter de l'intégralité des fruits de son travail, on travaille plus et mieux, plus efficacement ; on soigne davantage ses outils, sa terre et l'on fait plus attention à l'entretien de son capital ; on ressent davantage l'intérêt qu'il y a à épargner sur son revenu d'aujourd'hui' pour pouvoir gagner plus et vivre mieux demain.

Il ne suffit pas cependant de travailler plus et mieux, encore faut-il que ce travail s'applique à quelque chose d'utile, qui soit réellement désiré par les autres. Supposez, par exemple, que cultiver du blé rapporte deux fois plus qu un bois, mais que, faute de pouvoir empêcher les bêtes de votre voisin de venir brouter les récoltes, vous vous soyez résigné à ce second choix. Compte tenu des circonstances, cette décision est celle qui répond le mieux à vos intérêts. Mais cette situation est loin d'être la meilleure possible pour la collectivité. Un tel choix constitue clairement un « gaspillage », en ce sens qu'une ressource rare est affectée à un usage dont l'utilité sociale — telle qu'elle s'exprime sur le marché à travers ce que les consommateurs sont prêts à payer pour bénéficier des produits ou des services de cet usage — est moindre que ce que pourrait rapporter, non seulement au propriétaire, mais également à la société, un autre usage de ce même bien. Il y a « perte », non seulement pour le propriétaire — qui ne gagne pas ce qu'il pourrait gagner en cultivant du blé plutôt qu'en faisant pousser des arbres — mais aussi pour la collectivité puisque cette ressource sert à produire du bois que les gens désirent moins que le blé. L'absence d'exclusivité — qu'elle découle de dispositions légales, ou tout simplement de l'incapacité du propriétaire à assurer une surveillance effective de son bien — conduit à une situation où, en vérité, tout le monde perd ; une situation « sous-optimale », dirait l'économiste.

[p. 88] Lorsqu'il y a propriété privée et que la législation garantit au propriétaire l'exclusivité des revenus que lui rapporteront les décisions qu'il prendra quant à son affectation et à son usage, les choses sont toutes différentes. Le propriétaire ne prendra pas nécessairement la meilleure de toutes les décisions possibles, — celle que prendrait un esprit omniscient, capable d'intégrer toutes les données économiques et techniques possibles. Mais il y a toutes chances que son intérêt personnel le conduise à affecter les ressources dont il a le contrôle ou l'usage à des choix dont la valeur sociale est plus grande que si le législateur ne lui reconnaissait pas le bénéfice d'une protection légale, ou ne lui reconnaissait qu'une forme atténuée d'exclusivité (en raison de certaines réglementations limitant les droits d'usage attachés à la propriété de certaines ressources, ou encore du fait d'une incapacité légale à utiliser certains moyens de surveillance et de police). Conséquence  : les ressources seront mieux orientées, mieux exploitées, mieux gérées ; l'économie sera plus efficace. L'intérêt personnel rejoint l'intérêt de tous[1].

Prenons un autre exemple, très souvent cité dans la littérature économique consacrée à la théorie des droits de propriété  : celui des prés communaux. Imaginons un village de 100 personnes, entouré d'un pré où chacun est libre de laisser paître ses bêtes. Il n'y a aucune limite au nombre de bêtes que chaque villageois peut conduire sur ce pré. Mais il y a une limite naturelle au nombre total d'animaux que la superficie du pré permet de nourrir dans des conditions d'exploitation « optimale » — c'est-à-dire dans des conditions assurant une production maximale pour l'ensemble du troupeau. Au-delà de ce nombre, apparaît un problème classique de surpopulation et de rendements décroissants  : tout animal 'supplémentaire prend une nourriture qui fait défaut aux autres ; les rendements baissent ; la production totale diminue[2].

Admettons que ce nombre optimal soit de 100 bêtes, et que le rendement moyen de chaque animal est alors de 1000 l. de lait par an, et que tout animal supplémentaire mis en pâture fasse baisser ce rendement de 100 1. Si je suis propriétaire d'une bête et que j'en amène une [p. 89] seconde, portant à 101 le nombre de bêtes présentes sur le territoire communal, cela me procurera en fin d'année une production totale de 1800 l (900 l x 2) ; soit un gain supplémentaire de 800 l par rapport à ma situation initiale. Mais si j'agis ainsi, la production totale du reste du troupeau ne sera plus que de 99 x 900 l. = 89 100 l. (au lieu de 99 x 1000 1). Alors que la décision de faire paître une bête de plus me rapporte un gain personnel de 800 l., en agissant ainsi j'impose au reste de la collectivité une perte globale de production — ce que les économistes appelleraient une « externalité » — de 9 900 l.

Un second villageois fait de même. Lui aussi amène une seconde bête, portant l'effectif total à 102 animaux. Le rendement de la production tombe à 800 l par animal et par an. Chacun de nous encaisse un revenu supplémentaire de 600 l, mais la production totale des autres tombe à 78 400 l ; soit, pour eux, une perte de 21 600 l par rapport à la situation initiale. Et ainsi de suite... Plus le nombre de bêtes en pâture augmente, plus on se rapproche de la production zéro. C'est l'engrenage de ce que l'écrivain américain Garrett Hardin a appelé un jour « la tragédie de la vaine pâture » (The Tragedy of the Commons) :

« Chacun se trouve coincé par un système qui le pousse à accroîÎtre sans fin les effectifs de son troupeau personnel — dans un monde qui, lui, est limité. L'épuisement des sols, la ruine de tous est la destination vers laquelle on s'achemine inéluctablement dès lors que les hommes restent libres de poursuivre leur propre intérêt personnel dans une société qui pratique la liberté d'accès aux ressources communes[3]. :»

L'intérêt de la collectivité est évidemment d'éviter que les villageois puissent ainsi mener sur le pré communal autant de bêtes qu'ils le désirent. La solution peut consister à instaurer un système de quotas et à obtenir de chacun qu'il s'engage à ne pas introduire plus d'une bête à la fois sur le champ commun. Mais quelle motivation chacun a-t-il à s'engager ainsi et à respecter un tel accord ? Si j'accepte de me plier à la règle, cela me rapportera 100 l (du fait du rendement plus élevé de la première vache), mais me coûtera 9 00 l (la production de la seconde). Perte sèche  : 800 l. Même si une telle [p. 90] décision permet au village de produire globalement plus, aucun des villageois n'a rationnellement intérêt à s'engager dans une telle convention.

On peut imaginer que chacun soit prêt à faire le sacrifice de son intérêt personnel sur l'autel de l'intérêt collectif. Mais alors se pose un autre problème  : celui des éventuels tricheurs. Même si j'accepte volontairement de me plier à la règle commune, qu'est-ce qui me garantit que mes voisins en feront autant ? Si je ne veux pas perdre au change, n'ai-je pas intérêt à les prendre de vitesse et à s'empresser de tricher avec la règle même à laquelle je viens de donner mon accord avant qu'eux ne soient tentés ou n'aient la possibilité d'en faire autant ? Il est vrai qu'en signant l'accord, nous aurons prévu la mise en place d'un système de surveillance et de police pour veiller à ce que chacun se conforme à la nouvelle règle. Mais même cette police ne réglera pas totalement le problème. N'oublions pas en effet que, plus les autres respectent fidèlement la convention, plus le gain éventuel que les tricheurs peuvent réaliser en amenant clandestinement une bête supplémentaire est élevé. Lorsque mon tour de garde viendra, il y a de fortes chances que je m'entende avec certains de mes voisins afin d'échanger ma complicité contre leur bienveillance. Et il y a de fortes chances que tout le monde fasse de même. Le problème n'est pas trop grave lorsqu'on reste dans le cadre de petites communautés closes où chacun se connaît et où le contrôle social des uns sur les autres est extrêmement fort. Mais il devient vite insoluble dès lors qu'on passe à des communautés de plus en plus larges, de plus en plus ouvertes, de plus en plus complexes.

Supposons maintenant que ce même terrain soit la propriété d'un seul éleveur (mais on peut faire exactement le même raisonnement en imaginant que le terrain est divisé en une centaine de petites propriétés indépendantes). Faire paître une bête de plus lui rapportera un supplément de. production de 900 1, mais lui coûtera du fait de la baisse de rendement du reste de son troupeau  : 100 l x 100 = 10 000 1. Autrement dit, parce qu'il supporte à la fois l'ensemble des gains et des coûts engendrés par sa décision, le fait de ne pas respecter les limites économiques que dictent les conditions physiques et [p. 91] agronomiques du terrain se traduit immédiatement par un coût énorme, hors de proportion avec les maigres gains supplémentaires qu'il peut attendre de l'addition d'un animal de plus. Dans de telles circonstances, à la différence de ce qui se passe dans un système de pré communal, où les coûts des décisions individuelles se trouvent diffusés sur l'ensemble des autres partenaires, il y a toutes chances que son seul intérêt personnel garantisse qu'il fera tout pour respecter les conditions d'une exploitation optimale, et veiller à ce que la terre soit utilisée de la façon la plus efficace possible. Le fameux dilemme de Hardin — ce mécanisme paradoxal qui faisait que l'intérêt individuel de chacun conduisait à des comportements collectivement suicidaires — disparaît comme par enchantement. Il n'y a plus de tragédie de la vaine pâture.

On peut refaire le raisonnement en imaginant que l'individu propriétaire des herbages, au lieu d'exploiter lui- même son propre troupeau, se contente de louer un droit de pacage aux 100 villageois, moyennant le paiement d'un droit d'accès égal à 10 % de la production de chaque animal. Laisser entrer une bête de plus sur son terrain lui rapporte un gain supplémentaire de 90 l, mais lui coûte l'équivalent d'une recette de 1000 l. Sa motivation à ne pas laisser pénétrer une bête de plus, et donc à prendre les mesures de surveillance et de police en conséquence, est on ne peut plus directe et tangible. Qui plus est, comme il n'a à demander l'accord ni l'autorisation de personne, le coût des mesures nécessaires au respect d'une telle décision n'a rien de comparable avec les coûts de négociation que celle- ci entraînerait si elle devait être acquise par un accord unanime de 100 personnes ayant toutes, individuellement, plus à perdre qu'à gagner à l'instauration d'une telle discipline.

Supposons enfin qu'une nouvelle technique permette d'accroître la production de chaque animal, mais requière un investissement préalable important. L'un des villageois est prêt à prendre le risque. Tous les autres, plus timorés, s'y opposent. En régime de propriété collective, l'investissement ne se fera pas, même si l'unique éleveur qui y est favorable a les moyens de financer tout ou partie de la dépense. Pourquoi ? A cause de l'impossibilité à laquelle il [p. 92] se heurte d'exclure de l'accès au pré commun et aux avantages économiques qu'entraînera l'innovation, tous ceux qui ne désirent pas contribuer à l'investissement initial. Si cet éleveur est propriétaire d'une partie du terrain, qu'il peut l'enclore, la situation change tout à fait ; il n'a besoin de demander l'avis de personne. Seules ses bêtes tireront avantage de ' l'innovation. Sa motivation à prendre le risque est maximale. S'il réussit, son exemple servira de modèle aux autres, l'innovation se diffusera, les terres seront plus productives. Toute la communauté en tirera un profit plus élevé.

Même si cet exemple peut passer pour une simplification abusive, on est en droit de penser que c'est dans ce type de calculs, somme toute assez élémentaires, que réside le secret de la propriété privée et de son émergence. Si l'appropriation individuelle s'est progressivement substituée aux formes d'exploitation collective, c'est tout simplement parce que, dans un univers dominé par la lutte quotidienne du plus grand nombre pour la survie la plus élémentaire, elle apportait à nos ancêtres un moyen plus efficace pour résoudre les problèmes de production et de sécurité qui se posaient à eux.

Il est vrai qu'une telle proposition est bien difficile à vérifier scientifiquement. On peut cependant tester certaines de ses implications. Par exemple, il doit exister un rapport étroit entre la démographie et le processus d'émergence des droits de propriété ; ou encore, les périodes charnières de l'histoire économique de l'humanité ont dû également être cruciales du point de vue du développement de la propriété.

Je prendrai deux exemples tirés du dernier livre d'un auteur auquel j'ai déjà beaucoup emprunté dans mes précédents ouvrages, le professeur Douglass C. North[4].

La révolution agricole du néolithique

L'homme est « né » il y a plusieurs millions d'années. Mais ce n'est que depuis environ dix mille ans qu'il a commencé à apprendre à domestiquer la nature. C'est alors seulement que sont apparues les premières traces d'une activité agricole. Cette révolution de l'âge néoli[p. 93]thique est certainement l'événement le plus important de toute l'histoire de l'humanité, dans la mesure où c'est elle seule qui a rendu ensuite possible l'extraordinaire essor de l'espèce humaine.

Cette révolution pose cependant un problème difficile  : par quels mécanismes l'homme est-il passé d'une économie fondée sur la chasse et la cueillette à la culture et à l'élevage ? Si, comme le prétendent un certain nombre d'anthropologues et d'archéologues contemporains, la grande caractéristique des bandes préhistoriques était leur capacité à maintenir un équilibre démographique de type homéostatique, on se demande ce qui a bien pu les inciter, ou les contraindre à quitter leur « paradis » pour le cycle « infernal » de la production, de l'expansion démographique et donc de la rareté.

Les explications ne manquent pas. Certains évoquent l'incidence d'un changement climatique de première grandeur qui aurait complètement modifié les conditions originelles d'équilibre de la faune et de la flore. D'autres penchent plutôt pour une sorte de processus spontané, fruit des connaissances accumulées progressivement par les hommes sur leur environnement naturel. Etc. A contrepied de toutes ces théories, Douglass North, lui, propose la thèse selon laquelle, loin d'être une conséquence de la révolution agricole, l'apparition de la propriété en aurait au contraire été le moteur même[5]. Son analyse reprend les arguments invoqués par Harold Demsetz à propos de l'évolution des droits de propriété sur les territoires de chasse des Indiens Montagnais d'Amérique du Nord, aux XVII° et XVIIII°siècles[6].

Aux débuts de l'humanité, la situation est simple. Les ressources naturellement disponibles dépassent tout ce que les bandes nomades peuvent tuer ou ramasser ; la nature est une « propriété commune » où chacun puise à volonté. Il est peu vraisemblable, remarque North, que ces populations de l'âge de pierre connaissent un principe de régulation homéostatique car, pour que les groupes humains soient incités à réguler volontairement leur croissance, il faudrait que l'on soit déjà dans une situation de rendements décroissants — ce qui est le contraire même de l'hypothèse de départ. L'âge de pierre est donc une période où la population augmente, mais très lentement (à [p. 94] un rythme estimé, d'après certains travaux, entre 0,0007 et 0,0015 % par an).

Arrive le jour où, malgré tout, la seule nature devient trop étroite pour tout le monde. Les bandes de chasseurs se trouvent en concurrence et se disputent la faune disponible — une situation caractéristique du « dilemme de Hardin »  : personne n'a intérêt à prendre volontairement les mesures préservatrices qui permettraient à la faune de se reproduire normalement, car, ce que l'on ne tue pas aujourd'hui, c'est autant qu'une bande rivale risque de tuer demain. On entre dans le drame des rendements décroissants et de l'épuisement de plus en plus rapide des ressources. Comment enrayer cet engrenage ? Une solution consiste à contrôler la démographie par 1'introduction de tabous et autres méthodes infanticides. Des groupes expérimentent cette solution. Mais dans une situation de rivalité généralisée où chacun est en compétition avec les autres pour survivre sur ce qui reste de ressources naturellement disponibles, cette solution .n'est guère viable longtemps. Lorsque deux bandes se rencontrent et s'affrontent sur un même territoire de chasse, il y a toutes chances que la plus nombreuse — c'est-à-dire celle qui ne recherche pas « la croissance zéro » — l'emporte sur l'autre. Autrement dit, la régulation homéostatique est un système culturel incapable de survivre aux contraintes de la sélection naturelle.

L'autre solution consiste à revendiquer contre les bandes rivales l'usage exclusif d'un certain territoire de chasse et à en interdire l'accès aux intrus. Autrement dit à imposer sa propriété — ou tout au moins, celle de la bande. C'est la stratégie qu'adoptèrent les tribus montagnaises du XVII° siècle en réponse à la disparition progressive des populations de castors provoquée par la concurrence naissante des trappeurs canadiens. C'est vraisemblablement la solution qui, remarque Douglass North, s'imposa d'elle-même, par un processus d'essais et d'erreurs, aux bandes nomades de l'ère préhistorique.

Or, une fois que l'on a réussi à imposer aux autres et à leur faire respecter son « droit de propriété » sur un certain terrain de chasse, tout change. Le groupe a désormais la possibilité de s'organiser de façon à empêcher un prélèvement trop accéléré sur les ressources [p. 95] naturelles ainsi appropriées. Tout effort visant à améliorer les conditions de reproduction naturelle de la faune et de la flore est désormais protégé conte les déprédations d'autres individus qui n'obéissent pas aux mêmes disciplines. Conséquence  : par rapport à la chasse et à la cueillette pures, la culture et l'élevage deviennent des activités plus rentables, plus prometteuses qu'elles ne l'étaient auparavant, lorsque personne n'avait encore songé à établir son « droit de propriété » sur les ressources offertes librement par la nature. Les premières expériences de culture et de domestication, observe North, découlèrent vraisemblablement d'un processus aléatoire d'essais et d'erreurs engagé par une multiplicité de petits groupes vivant dans des conditions d'environnement fort diverses. Mais, conclut-il, la diffusion de ces nouvelles techniques ne se généralisa que parce qu'au préalable, dans le cadre de l'économie de chasse et de cueillette, on était déjà passé à un nouveau système de propriété dont la caractéristique — en introduisant une première esquisse de « privatisation » du sol, était d'accroître considérablement la motivation que les groupes humains de l'époque pouvaient avoir à maîtriser et développer cette nouvelle forme de savoir.

C'est ainsi que naquit l'agriculture, que. chasseurs et nomades de l'époque néolithique se transformèrent peu à peu en éleveurs et cultivateurs sédentaires. Et c'est ainsi également qu'apparurent vraisemblablement les premières formes de propriété, à partir desquelles l'humanité accumula peu à peu les moyens et les connaissances nécessaires à la nourriture et à la survie de groupes de plus en plus nombreux.

La révolution industrielle anglaise

C'est à un retournement de perspective similaire que Douglass North se livre à propos des origines de ce que l'on a pris l'habitude d'appeler, à la suite d'Arnold Toynbee, la « révolution industrielle ».

Rétrospectivement, l'essor industriel des années 1750-1830 nous apparaît comme une véritable rupture, comme l'avènement d'un nouvel âge divisant l'histoire de l'huma[p. 96]nité en deux grandes périodes  : « avant » et « après ». Mais était-ce vraiment une « révolution » ? Assez curieusement, nous rappelle Douglass North, ce n'est absolument pas ainsi que l'ont vécue les grands témoins contemporains de l'événement, qu'il s'agisse par exemple d'Adam Smith ou des autres pères fondateurs de l'économie politique classique. L'expression de « révolution industrielle » elle-même ne fut introduite que dans les années 1880. Quand on y regarde de plus près, on constate que c'est en réalité dès le XVII° siècle que commencent à se manifester la plupart des phénomènes qui, à nos yeux, caractérisent par excellence « la révolution industrielle »  : croissance du niveau de vie, explosion démographique, constitution de grandes cités, exode rural, régression du rôle économique de l'agriculture, progrès des techniques. La période de la « révolution industrielle » marque donc moins une rupture radicale que le point culminant d'une évolution engagée déjà depuis un certain temps et caractérisée par l'essor d'un rythme de développement plus rapide et surtout plus soutenu que jamais auparavant.

Traditionnellement, les livres d'histoire font de la révolution industrielle essentiellement une révolution « technologique » ; il est vrai que l'accélération du progrès technique et de ses applications industrielles joua un grand rôle dans cet épisode de la vie anglaise  : apparition de la machine à vapeur, diffusion de nouvelles techniques de tissage, mécanisation croissante, etc. Mais, là encore, il faut relativiser les choses. Pourquoi les Anglais se seraient- ils soudain montrés plus entreprenants et plus innovateurs que leurs ancêtres ? A d'autres époques, dans d'autres civilisations, parfois fort anciennes, le monde a connu d'autres grandes phases d'innovation technologique, sans que celles-ci aient pour autant entraîné des transformations économiques et sociales aussi rapides et aussi spectaculaires.

La question qu'il faut se poser est donc la suivante  : comment se fait-il que, soudain, à une certaine époque et pas à une autre, on assiste à un raccourcissement considérable de la distance qui séparait jusque-là le génie créatif et le savoir scientifique de quelques-uns, de leur application à des activités économiques susceptibles d'améliorer le sort quotidien du plus grand nombre ? Et [p. 97] comment se fait-il que c'est d'abord chez les Anglais que cette « révolution » s'est opérée ?

La réponse, réplique Douglass North, n'a rien de mystérieux. Les Anglais furent les premiers, dès le début du XVII° siècle, à inventer la notion du « brevet industriel », à l'occasion du célèbre Statute of Monopolies de 1624. Conçu par le Parlement britannique pour retirer à la monarchie le droit de vendre et de monnayer librement la distribution de franchises commerciales et industrielles (ce qui constituait alors une part essentielle des ressources financières du Trésor royal), ce texte reconnaissait néanmoins à tout inventeur d'un « art nouveau » le droit de se voir attribuer par la Couronne un monopole temporaire d'exploitation industrielle de son invention. Autrement dit, les Anglais furent historiquement les premiers à découvrir le concept de propriété intellectuelle.

Dès cette époque, l'essor du commerce international, l'amélioration de la sécurité des routes maritimes, l'extension des débouchés favorisaient le progrès des techniques et de l'industrie. Mais il ne suffit pas qu'un marché existe, que de nouvelles possibilités de débouchés ou d'économies d'échelle se manifestent, ou encore qu'une nouvelle invention vienne révolutionner la technologie, pour que ces éléments se transforment immédiatement en un supplément de croissance. Encore faut-il qu'un certain nombre de personnes soient suffisamment motivées pour saisir les opportunités nouvelles qui s'offrent. De quoi dépendent ces motivations ? De l'importance des gains et avantages personnels que ces opportunités sont susceptibles de leur apporter. De quoi dépendent à leur tour ces gains ? Des coûts que les agents économiques subissent pour saisir ces opportunités ; mais aussi du système de droits de propriété qui détermine de quelle façon s'effectue, au sein du corps social, le partage des gains de productivité dégagés par l'initiative personnelle des innovateurs.

Toute société organisée — qu'elle reconnaisse ou non le principe de la propriété privée — se caractérise nécessairement par une certaine structure de droits de propriété, explicites ou implicites. C'est ce système de droits de propriété qui détermine dans quelle mesure les individus qui, par leur initiative, sont à l'origine d'une certaine « plus-value » sociale peuvent s'approprier de manière [p. 98] plus ou moins exclusive les fruits de leurs efforts, ou sont contraints de les partager avec des tiers (par exemple, dans les systèmes d'agriculture communautaire). C'est lui également qui détermine dans quelles conditions ces individus peuvent voir le fruit de leurs initiatives protégé contre les déprédations ou les imitations d'autrui.

Partant de là, il n'est pas difficile de voir quels liens relient la structure des droits de propriété à l'innovation et à la croissance. Une société sera d'autant plus innovatrice et portée à la croissance que son système de droits de propriété définira de façon précise les droits d'exclusivité auxquels chacun peut prétendre, qu'elle en assurera la protection efficace et que, par là, elle réduira le degré d'incertitude et de risque associé à toute innovation. A l'inverse, une société sera d'autant moins réceptive au progrès et portée à la croissance que l'imprécision de son régime de droits de propriété et l'inefficacité de ses procédures de protection accroîront les « coûts privés » de l'innovation et réduiront la rentabilité personnelle que l'innovateur anticipera de ses efforts. En conséquence, plus l'écart entre le « gain social » que l'innovation apporte à la collectivité et le « gain personnel » qu'elle est susceptible de rapporter à celui qui en prend l'initiative et le risque, sera réduit, plus les individus se sentiront motivés pour*rechercher en priorité de nouvelles solutions de production allant dans le sens de ce qui est « le plus utile » à la société.

L'important n'est donc pas tant le génie industriel ou commercial, ou même le génie technique dont les Anglais ont fait preuve au XVII° siècle, que le fait que

« l'Angleterre était à l'époque — avec les anciennes provinces espagnoles des Pays-Bas — la nation européenne la plus avancée dans la définition d'un système d'institutions et de droits de propriétés permettant d'exploiter de façon efficace les motivations individuelles pour assurer l'orientation des capitaux et des énergies vers les activités socialement les plus utiles ».

Autrement dit, si l'Angleterre est devenue la patrie de la révolution industrielle, ce n'est pas parce que les Anglais étaient par nature plus doués et plus entreprenants que leurs homologues du continent ; mais parce qu'à partir du XVII° siècle, l'Angleterre était le premier pays d'Europe où les concepts [p. 99] juridiques et les mœurs judiciaires avaient été le plus concrètement marqués par les conceptions nouvelles du droit et de la propriété (pour des raisons que j'ai résumées dans un chapitre de Demain le capitalisme et qui tiennent notamment aux conséquences politiques des Révolutions du XVII° siècle).

Là encore, avant d'être technologique, la vraie révolution fut donc juridique ; une révolution affectant le statut, la pratique et la protection de la propriété. Et, nous dit Douglass North, c'est cette révolution au sein même de la Common Law anglaise qui a ensuite rendu possible la révolution du savoir sur laquelle s'est édifiée toute notre civilisation industrielle moderne.

Les avantages de la libre transférabilité

Traditionnellement, les discours en faveur de la propriété insistent surtout sur la liaison qu'elle introduit entre l'effort individuel et le résultat, et sur le fait qu'elle favorise l'expérimentation et le développement de techniques nouvelles plus productives. Mais cela n'est qu'un aspect, pas nécessairement le plus important, des avantages que la conception moderne de la propriété apporte à la société.

La rareté des ressources pose en effet deux problèmes, analytiquement distincts. Le premier est d'inciter celui qui contrôle une ressource à consacrer le maximum d'efforts personnels pour l'exploiter et la gérer de la façon la plus efficace possible, compte tenu de ses capacités et aptitudes personnelles. C'est ce problème que résout le principe de l'exclusivité des droits du propriétaire. Le second est de faire en sorte que le contrôle de ces ressources soit de préférence orienté vers ceux qui sont susceptibles d'en faire le meilleur usage. Tous les individus n'ont pas les mêmes capacités, les mêmes aptitudes, ni les mêmes motivations à bien gérer ce qui leur appartient. Du point de vue de la collectivité, il est préférable que le contrôle des ressources soit orienté vers ceux qui ont la capacité et/ou la motivation pour en faire l'usage le plus efficient. Par ailleurs, un individu particu[p. 100]lièrement efficace aujourd'hui ne le sera pas nécessairement demain ; d'autres peuvent se révéler, à l'expérience, plus capables, ou plus motivés que lui. L'intérêt de tous est que le contrôle des ressources passe dans les mains de ces derniers. Il faut donc qu'intervienne un mécanisme de réallocation permanente des droits de propriété sans qu'il y ait pour autant contrainte ni spoliation. La vertu du mécanisme de la propriété privée est, là encore, de résoudre spontanément le problème par le seul jeu des intérêts individuels. L'instrument en est le principe de la libre transférabilité des droits et de leurs attributs — c'est-à-dire, en fait, la règle d'or de la liberté des contrats privés.

Imaginons que j'hérite une propriété agricole quelque part dans le Sud-Ouest de la France, et que, fatigué de l'air de Paris. ie décide de me transformer en gentleman farmer. N'ayant aucune connaissance de ce métier, je ferai sans aucun doute un bien mauvais exploitant ; de mes quelques arpents, je tirerai à peine de quoi vivre décemment. En revanche, j'ai un voisin qui, lui, est le meilleur agriculteur du canton. S'il pouvait s'approprier mes terres, nul doute qu'il en tirerait un rendement beaucoup plus élevé, tout en augmentant la productivité de son propre domaine grâce à une meilleure utilisation de son matériel et de ses équipements. Il me propose de racheter ma propriété. A quel prix ? Personnellement, je n'ai pas intérêt à vendre si le prix qu'on me propose est inférieur à la valeur économique présente que cette propriété constitue pour moi — c'est-à-dire si le prix est inférieur à la somme actualisée des revenus futurs que j'espère encaisser en dirigeant moi-même son exploitation. A l'inverse, mon acheteur ne peut pas offrir un prix supérieur à la somme actualisée des revenus futurs supplémentaires qu'il espère encaisser demain grâce à son acquisition. Toute transaction conclue à un prix compris entre ces deux bornes extrêmes profite à tous les deux  : à moi, qui me retrouve avec un capital monétaire supérieur à la valeur que représente l'exploitation de mon domaine et dont le placement dans d'autres activités plus proches de mes propres compétences professionnelles a toutes chances de me rapporter un flux de revenus futurs plus élevé que celui que je suis susceptible de dégager de mon travail de la terre ; à mon voisin, qui acquiert ainsi la perspective d'un flux de revenus supplémentaires supérieur au prix payé. Mais cette transaction profite aussi à toute la collectivité puisqu'un producteur plus efficace et plus productif prend la place d'un autre qui l'était moins et que mon capital personnel se trouve réorienté vers d'autres activités économiques qui correspondent mieux à mes propres facultés.

A travers cet exemple fictif, on retrouve le principe de l'échange productif, base de toute la théorie économique du marché. L'échange n'est pas un jeu à somme nulle, mais un véritable acte créateur. Lorsqu'il reste purement volontaire, dans une société d'hommes libres et sous la seule impulsion des intérêts individuels, l'échange est ce qui permet aux ressources, à mesure que les besoins se modifient et que les techniques évoluent, d'être réorientées constamment vers des emplois qui ont une plus grande utilité sociale.

Prenons un autre exemple, Imaginons une petite communauté de 100 personnes, collectivement propriétaires de 10 petites entreprises[7]. Chaque individu est supposé posséder un centième de chaque entreprise, mais ces parts ne sont pas librement cessibles (il s'agit en quelque sorte d'entreprises « publiques »). Imaginons que chacun consacre un dixième de son temps personnel à la gestion de chacune de ces entreprises dont il est, théoriquement, « copropriétaire », et que cette activité de gestion rapporte à chaque entreprise ainsi gérée un gain de 10 000 F. Au total, si vous êtes membre de cette communauté, votre activité rapporte à l'ensemble dix fois 10 000 F, soit 100 000 F. Le groupe est plus riche de 100 000 F. Personnellement, vous en -retirez un gain de dix fois 100 F (un centième de 10 000 F), soit 1 000 F ; les 99 000 F restants étant partagés entre les 99 autres sociétaires. De la même façon, ceux-ci rapportent à la collectivité un revenu total de 9 900 000 F, dont vous recevez un centième, soit 99 000 F. Ce qui vous donne un revenu global de 100 000F.

Maintenant, imaginons qu'au lieu d'être propriétaire d'un centième des parts de chaque entreprise, chaque individu se voie allouer 10 % des actions d'une seule de ces entreprises. Si l'on suppose que toutes ces entreprises [p. 102] sont identiques, la situation de chacun, en termes de patrimoine, est nominalement la même. La seule différence est que, au lieu de partager son temps entre 10 entreprises, chaque individu consacre toute son activité à la gestion d'une seule, celle dont il détient 10 % des parts. Regardons alors ce qui se passe. Toutes choses étant égales par ailleurs, votre activité rapporte une somme globale de 100 000 F, dont vous recevez personnellement 10 %, soit 10 000 F. Rien n'a changé. Les 99 000 F restants ne sont plus partagés entre 99 personnes, mais seulement entre les 9 autres actionnaires qui, comme vous, détiennent 10 % de l'entreprise dans laquelle vous êtes impliqué. Chacun produisant l'équivalent de 100 000 F, ils rapportent à la société une somme globale de 900 000 F, dont vous recevez 10 %, soit 90 000 F. Votre gain personnel total est de 100 000 F, comme dans le cas précédent. Mais cette fois-ci, il y a une différence  : alors que précédemment, sur ces 100 000 F, 99 000 F provenaient du partage de ce qui était produit par d'autres, et que 1000 F seulement étaient liés directement à votre propre activité de gestion, cette fois-ci, la proportion est toute différente  : sur les 100 000 F que vous gagnez, 90 000 F proviennent du partage et 10 000 F sont le produit direct de vos propres efforts d'administration. Sachant qu'en matière de gestion, comme pour tout travail humain, il existe une liaison étroite entre ce que les efforts permettent de gagner et la motivation à bien faire, il est clair que, dans le second cas, les motivations personnelles de chaque membre à mieux faire sont dix fois plus fortes qu'elles n'étaient précédemment. Le réagencement de la distribution des parts des 10 entreprises modifie le contexte de l'activité de chacun. On peut même aller plus loin et imaginer que les 10 entreprises sont elles-mêmes éclatées en 100 sociétés indépendantes n'ayant plus qu'un seul actionnaire. Dans ce cas — celui de l'entreprise individuelle, c'est l'intégralité des 100 000 F gagnés qui dépend de la seule activité de celui qui a contribué à les produire. Le système de motivation est encore plus fort.

Au départ, nous avons posé que les actions de ces entreprises n'étaient pas négociables individuellement. Il en découle que, meme si chacun a intérêt à ce que les [p. 103] parts soient distribuées différemment de façon à accroître l'efficacité du système de motivation, un tel réagencement ne peut se faire. On est condamné à rester dans une situation économiquement moins efficace. Si, au contraire, on rend les actions de ces entreprises (publiques) librement négociables, les choses deviennent très différentes. Il est possible que la majorité des membres de la communauté préfèrent rester dans une situation du premier type où la plus grande part, voire la quasi-totalité du revenu de chacun, est le produit, non pas de ses propres efforts, mais du droit au partage dont chacun dispose sur ce que produisent les efforts des autres. Mais il suffit qu'un seul adopte un point de vue différent, qu'il préfère gagner plus même si cela implique plus de travail, plus d'efforts et moins de loisirs, pour que tout change. Sachant qu'en concentrant vos efforts sur la gestion d'une seule entreprise — autant que possible une entreprise spécialisée dans la production que vous connaissez le mieux — vous gagnerez plus grâce au plus grand contrôle que vous aurez de son fonctionnement, vous proposerez à vos compagnons d'échanger les actions que vous possédez dans les autres entreprises contre leurs propres actions dans celle que vous vous sentez le plus apte à gérer. Vos compagnons accepteront car, anticipant que cet échange vous rapportera demain des revenus plus élevés, vous leur offrirez de racheter leurs parts plus cher qu'elles ne valent en l'état actuel des choses. D'autres suivront votre exemple. L'un, parce qu'il s'y connaît particulièrement en mécanique, rachètera de préférence les actions de la firme spécialisée dans la réparation des automobiles ; l'autre, diplômé en chimie, rachètera de préférence les actions de la société de transformation des matières plastiques, etc. Un processus de restructuration des avoirs de chacun s'engage, sans qu'il soit besoin de faire violence à qui que ce soit et qui durera tant que subsistera la moindre possibilité d'échange non satisfaite. Le processus ne s'arrêtera que lorsque les actions des entreprises auront été ainsi redistribuées, que la gestion de chacune se trouvera désormais entre les mains des plus capables ou des plus désireux d'en tirer le maximum d'efficacité. Certes, de la situation patrimoniale égalitaire du départ, eh sera passé à une situation caractérisée par des inéga[p. 104]lités plus ou moins grandes. Mais celles-ci ne signifient pas que certains se soient enrichis aux dépens des autres, qui se seraient appauvris. Au contraire, tout le monde est plus riche  : ceux qui ont acquis le contrôle des entreprises qu'ils s'estiment plus capables de gérer, plus riches des revenus futurs plus élevés qu'ils s'attendent à encaisser ; ceux qui leur ont cédé leurs actions, plus riches de la plus-value que les premiers ont dû leur consentir pour procéder à cet échange. Et tout le monde sera plus riche demain car toutes les entreprises seront désormais gérées de façon plus efficace.

Mieux encore que le précédent, cet exemple illustre la façon dont le principe de libre transférabilité des titres de propriété contribue à améliorer l'efficacité économique et permet à chacun de vivre mieux. Encore faut-il cependant qu'un mécanisme incite à chaque instant les individus à tout faire pour tirer profit du plus grand nombre possible d'opportunités d'échange, dans un univers où elles ne sont pas spontanément connues de tous. Encore faut-il également qu'un autre mécanisme sanctionne ceux qui ne sont pas à la hauteur de leurs prétentions et dont les résultats montrent qu'ils ont eu les yeux plus gros que le ventre. C'est seulement à cette double condition que les potentialités du principe de la libre négociabilité des droits peuvent conduire à une économie vraiment plus ellicace.

La caractéristique — le miracle, pourrait-on presque dire — du régime de la propriété privée est de résoudre automatiquement ce problème. Comment ? Par les contraintes de la concurrence, cette situation de compétition qui apparaît naturellement, faut-il le souligner, dès lors que l'on reconnaît aux hommes la liberté d'utiliser et de disposer de leurs droits de propriété en fonction de ce qu'ils considèrent être leur intérêt personnel. Par exemple, c'est la plupart du temps la concurrence qui nous contraint de rester en éveil devant les opportunités d'échange qui s'offrent en permanence, mais que nous n'apercevrions peut-être pas si un élément extérieur — l'initiative d'autrui, la menace de la faillite — ne nous révélait en quelque sorte le chemin de notre propre intérêt. De la même façon, elle sanctionnera nos imprudences de gestion. Autrement dit, c'est la concurrence, elle-même produit de la liberté de la propriété, qui [p. 105] veille à ce que nous fassions le meilleur usage de cette liberté.

Parce qu'elle fournit à la fois la carotte et le bâton — la carotte de l'exclusivité des gains individuels et le bâton de la compétition économique — la propriété privée introduit au cœur du système social un processus spontané qui permet de résoudre, sans faire appel à la contrainte, les problèmes de transfert et de réallocation des ressources, dans des conditions d'efficacité les plus grandes possible, dès lors que, sous l'effet de la concurrence, quelqu'un, quelque part, discerne l'intérêt personnel qu'il peut retirer d'une telle transaction. Combinée avec la liberté d'usage de la propriété, la libre négociabilité des droits donne ainsi naissance à un véritable circuit « cybernétique » dont la vertu est de replacer la pression des égoïsmes prives dans le cadre d'un système de motivations et de sanctions individuelles qui favorisent la plus grande efficacité, sans que, pour autant, celle-ci soit recherchée consciemment.

La liberté des contrats et l'importance de l'environnement juridique

Dans notre conception de la propriété, ce n'est pas seulement la possession physique des choses qui est librement cessible. La liberté de la propriété donne au propriétaire non seulement la liberté de céder à qui lui agrée, aux conditions qui lui conviennent le mieux, ce qui est sa propriété, mais également la liberté de céder à d'autres le droit d'exercer à sa place, temporairement, de façon complète ou seulement partielle, certaines prérogatives personnelles qui sont associées à cette possession ou qui en découlent. Partant de là, l'une des caractéristiques les plus remarquables du système de la propriété privée est qu'il permet une très grande flexibilité dans la manière dont les personnes sont libres d'organiser et de réorganiser, à leur gré, par contrat, l'agencement de leurs droits de contrôle et d'usage des ressources productives. Le défaut de la plupart des études consacrées à la propriété est de ne pas suffisamment attirer l'attention sur l'ensemble des avantages que la collectivité tire du [p. 106] respect de cet attribut fondamental de notre conception moderne de la propriété qu'est la liberté contractuelle.

Revenons à l'exemple du voisin qui désire acheter ma propriété. Je suis propriétaire d'une ressource foncière sous- exploitée ; mon domaine produit moins qu'il ne pourrait produire s'il était géré par quelqu'un de plus compétent. Mon voisin, qui a ces compétences-là, peut donc s'en porter acquéreur en m'offrant un prix suffisamment élevé pour m'inciter à lui en céder spontanément le contrôle. L'échange étant un véritable acte créateur, c'est non seulement mon intérêt, ou le sien, mais également celui de tous que cet échange se réalise.

Cependant, encore faut-il que mon voisin dispose de l'argent nécessaire. Si ce n'est pas le cas, le mécanisme, m'objectera-t-on, est bloqué. Erreur. Comme nous l'avons vu dans le premier chapitre, le droit de propriété n'est lui- même qu'un « panier » d'attributs qui peut être décomposé en une presque infinité de droits élémentaires. Dans le droit libéral tel que le pratique l'Occident, ce n'est pas seulement l'ensemble du panier qui est librement négociable, lorsqu'il y a vente pure et simple, mais également chacun de ces droits élémentaires. Si mon voisin n'a pas suffisamment d'argent pour acquérir la pleine propriété de mon domaine, une autre solution s'offre à lui  : me suggérer de lui consentir un contrat de location lui cédant, à défaut de la pleine et entière propriété, le droit de contrôler l'exploitation de mes terres pendant une période de temps déterminée, en échange du versement d'un loyer fixé à l'avance. Dans ce cas, je reste propriétaire en titre — ce qui signifie qu'à l'expiration du contrat, je récupérerai l'intégralité des prérogatives dont j'accepte temporairement de lui déléguer le contrôle ; mais, entretemps, je lui reconnais le droit d'exploiter ma propriété selon les modalités qu'il juge les plus appropriées et sans que je puisse jamais lui opposer mes propres préférences. Ce contrat constitue un double engagement  : je m'engage à lui laisser la libre disposition de mes biens et du produit de leur exploitation pendant la durée du contrat ; en contrepartie, il s'engage à me verser régulièrement pendant toute la durée du bail, un loyer fixe, librement déterminé par notre convention. S'il est vraiment un [p. 107] meilleur exploitant, cette solution est plus avantageuse pour moi que de poursuivre moi-même l'exploitation  : les rendements plus élevés qu'il obtient me mettent en effet en position d'exiger de lui un loyer supérieur au revenu dont je fais ainsi le sacrifice, tout en lui laissant la possibilité de dégager un surplus personnel. Il s'agit là d'une autre forme d'échange productif, dont les modalités économiques et juridiques, ainsi que le statut légal, sont certes différentes d'une vente pure et simple — transfert partiel de certains attributs et de certaines prérogatives du droit de propriété personnel, mais auquel tout le monde gagne également grâce à un meilleur usage des ressources.

La caractéristique du contrat de fermage est que, s'il garantit au propriétaire la recette d'un loyer fixe et définitif, en revanche il reporte sur l'exploitant tous les risques de l'exploitation  : tempêtes, mauvaises récoltes, baisse des prix de marché, réduction de débouchés, etc. Cette incertitude, l'exploitant doit en tenir compte ; elle réduit ses espérances de gains futurs. Moyennant quoi, si les aléas climatiques et naturels sont importants dans la région, si l'on est dans un secteur d'activité agricole à hauts risques, ou encore si mon interlocuteur répugne à prendre des risques, il y a toutes chances que nous ayons beaucoup de mal à faire affaire. Est-ce à dire qu'une nouvelle fois tout est bloqué ? Pas nécessairement.

A défaut de négocier-un contrat de fermage, assorti du paiement d'un loyer monétaire fixe, nous pouvons nous mettre d'accord sur une formule de partage des revenus de l'exploitation. C'est le système du métayage avec partage, soit du revenu monétaire provenant de la vente des récoltes, soit des récoltes elles-mêmes (comme c'était la règle sous l'Ancien Régime, ou comme cela se pratique encore souvent dans maints pays du tiers monde). Le métayage a des inconvénients. C'est notamment une formule plus coûteuse pour le propriétaire, dans la mesure où celui-ci doit veiller personnellement à ce que l'évaluation des récoltes corresponde bien à la réalité et que son métayer ne triche pas. Mais, en contrepartie, le métayage a pour caractéristique de partager plus également les risques de l'exploitation entre les parties. Ce qui rétablit [p. 108] des possibilités d'échange qui n'auraient jamais pu se réaliser si on ne reconnaissait pas à chacun le droit de négocier librement le type d'arrangement contractuel qui correspond le mieux à ses préférences et contraintes personnelles.

Chacune de ces formules contractuelles a ses avantages et ses inconvénients. Mais il est impossible de dire a priori laquelle est supérieure à l'autre. Tout dépend des circonstances — notamment des attitudes personnelles face au risque. Contrairement aux conclusions de l'analyse économique traditionnelle, il n'est tout simplement pas vrai que le faire-valoir direct soit nécessairement, en toutes circonstances, la formule socialement la plus efficace, ni que le fermage soit systématiquement préférable au métayage. Seul le libre fonctionnement du marché — c'est-à-dire le respect de la liberté de chacun de choisir, en concurrence avec un grand nombre d'autres, le contrat le mieux adapté à ses intérêts personnels — peut nous dire, a posteriori, quelle est, dans chaque circonstance, la formule de contrôle de la ressource convoitée la plus favorable. Supprimer cette liberté, ou seulement la réduire, privera lacollectivité de l'ensemble des gains de productivité et de spécialisation que permet cette extrême flexibilité de choix et restreindra la capacité de chacun à faire le meilleur usage de ses compétences et de ses connaissances[8].

Il en va de même dans l'industrie, quoique les problèmes s'y présentent généralement de façon beaucoup plus complexe. Imaginons que mon interlocuteur paie comptant et que je désire placer ce capital dans l'industrie, une activité où mes compétences sont supposées être plus grandes qu'en matière de culture ou d'élevage. J'ai le choix entre toute une gamme d'options possibles. Je peux utiliser cet argent pour acquérir la propriété des ressources nécessaires à la création et au fonctionnement d'une entreprise dont je serai moi-même le patron, mais dont je supporterai personnellement tous les risques. Si je n'ai pas les compétences nécessaires, je peux tout simplement embaucher un manager professionnel. Mais je rencontre alors un autre type de risque  : celui du propriétaire « absentéiste », contraint de faire confiance à un mandataire qui, par définition, est mieux placé que lui pour bien [p. 109] connaître le fonctionnement de l'entreprise et éventuellement en abuser à son profit. Pour limiter encore davantage mes risques, je peux préférer répartir mes mises entre plusieurs affaires. Je ne contrôle plus directement la manière dont mes mandataires gèrent la part de capital dont je leur délègue l'usage ; mais, en contrepartie, je gagne une plus grande sécurité personnelle du fait de la division des risques entre un certain nombre d'entreprises qui ont fort peu de chances de faire toutes faillite. Enfin, si je ne suis même pas prêt à accepter le risque élémentaire de l'actionnaire — le non-versement de dividendes, j'ai toujours la solution du prêt pur et simple, remboursable à échéance, moins risqué, mais qui me prive de tout droit de regard et de sanction, même indirect (via les mécanismes du marché boursier), sur la gestion de l'équipe à laquelle je délègue temporairement le contrôle de mes ressources financières.

Toutes ces formules de placement ont leurs avantages et leurs inconvénients. Mais, pas plus que dans le cas précédent, on ne peut dire que l'une soit, a priori, supérieure ou inférieure à l'autre. Il n'y a pas plus de raisons de vouloir que tous les Français soient actionnaires, qu'il n'y en a de vouloir que chacun d'entre nous se transforme, du jour au lendemain, en chef d'entreprise. Tout dépend des circonstances, des compétences et des contraintes particulières de chacun. L'intérêt de la collectivité est seulement que, selon les circonstances, prévale l'arrangement contractuel qui permet de placer l'usage des ressources humaines, techniques et financières détenues par les uns ou par les autres, sous le contrôle total ou partiel de ceux qui sont susceptibles d'en assurer la meilleure gestion possible. Et ceci, tout en minimisant au mieux l'ensemble des risques d'opportunisme inhérents à toute organisation collective fondée sur le libre choix que certains font de déléguer temporairement à d'autres l'exercice total ou partiel des prérogatives personnelles attachées à certains de leurs droits de propriété[9]. Or, là encore, on peut montrer que seul un régime de libre concurrence permet d'obtenir un tel résultat ; si un contrat est « inefficient », un jour ou l'autre, sous la pression de la concurrence, quelqu'un, quelque part, ne manquera pas de proposer ses services moyennant la mise [p. 110] au point d'un contrat « plus efficient ». Limiter la liberté contractuelle, c'est se priver des moyens d'une telle connaissance.

Mais pour que la société puisse tirer le meilleur parti possible-de toutes les potentialités d'efficacité propres à la liberté des contrats ; pour que le plus grand nombre possible d'opportunités positives d'échange puissent être exploitées, deux conditions doivent être remplies  : l'ensemble des droits au contrôle et à l'usage des ressources doivent faire l'objet d'une définition et d'une attribution précises, et il doit exister des procédures juridiques qui permettent d'en assurer une protection efficace ; des mécanismes de recours judiciaire doivent garantir de façon efficace, qu'une fois un contrat signé, celui-ci sera pleinement respecté par les parties.

Comment protéger les droits de propriété

Imaginons une société où il n'y aurait ni cadastre, ni service central de l'enregistrement qui tienne en permanence à jour le recensement des titres de propriété, ainsi que les modifications qui y sont quotidiennement apportées, où la plupart des contrats de vente ou de location se réduiraient à des conventions purement verbales ; où le droit soit tellement vague et incertain qu'aucune règle précise ne guide le jugement des arbitres appelés à régler les conflits, etc. Il est clair qu'en de telles circonstances, tous les mécanismes que je viens de décrire auront beaucoup de mal à fonctionner.

Celui qui envisage d'acheter ma propriété aura beaucoup de difficultés à savoir si je suis vraiment le seul et unique propriétaire légitime ; s'il ne risque pas, par exemple, de voir apparaître demain ou dans quelques années, d'autres personnes qui lui contesteront l'exercice du droit que je lui aurai en principe cédé. Une telle situation implique que chacun consacre beaucoup de temps et d'efforts à s'informer sur le statut juridique des biens qu'il cherche à acquérir et à rechercher les différentes servitudes qui peuvent leur être attachées, mais que le vendeur se sera bien gardé de révéler. Les incertitudes inhérentes à une telle situation sont une [p. 111] source de coûts personnels dont l'acheteur doit tenir compte. Si la somme de tous ces coûts de transaction est trop élevée par rapport aux gains futurs qu'un échange est susceptible d'apporter cet échange n'aura pas lieu, laissant des ressources sous-utilisées. Le mécanisme qui, 1.1ormalement, permet aux ressources de glisser vers les emplois les plus utiles à la collectivité, est bloqué. L'économie, la société sont moins efficaces. On produit moins, on vit moins bien et moins longtemps.

Une situation de ce genre est loin de n'être qu'une fiction. On la trouve encore fréquemment dans maintes sociétés du tiers monde, notamment en Afrique. Pour le professeur Omotunde Johnson, de l'université de la Sierra Leone, par exemple, s'il apparaît que les sociétés traditionnelles éprouvent beaucoup de difficultés à accommoder notre concept européen de propriété et à adapter à leurs besoins les règles dynamiques du capitalisme, ce n'est pas parce que la notion même de propriété privée serait, par définition, incompatible avec leurs systèmes culturels — comme le soutiennent les théoriciens du socialisme africain, mais tout simplement à cause du caractère très rudimentaire de leurs appareils juridiques qui ne permettent pas encore de traiter efficacement les problèmes complexes que pose le développement d'une économie fondée sur l'échange[10]. On ne peut pas dissocier les avantages du régime de la propriété privée, de l'infrastructure juridique qui l'accompagne. Pour que le capitalisme moderne pût prendre son essor, encore fallaitil, préalablement, que se fût accumulée toute une expérience juridique et culturelle. C'est cette expérience qui fait encore défaut à tous les pays qui ne parviennent pas à prendre la route du développement.

La question n'est pas de protéger les propriétaires, en tant que classe sociale ; mais de protéger les droits de propriété. Que ceux-ci soient aisément identifiables et vérifiables ; qu'ils ne soient pas sujets à de trop grandes incertitudes juridiques ; ou encore qu'ils fassent l'objet d'une délimitation suffisamment précise pour qu'on puisse les protéger efficacement contre tout empiétement d'autrui. Par ailleurs, il est absolument essentiel que la justice, lorsqu'elle intervient comme arbitre dans les conflits, soit suffisamment fiable et prévisible. C'est [p. 112] seulement si ces conditions sont remplies, si nous disposons de règles de propriété suffisamment fiables, stables et certaines, que le régime de la propriété privée peut nous apporter les bienfaits qui sont sa justification. En entraînant des coûts de transaction élevés, toute évolution trop prolongée en sens inverse ne peut que ruiner l'édifice juridique et économique grâce auquel nous sommes sortis de l'état de stagnation séculaire qui caractérisait la vie quotidienne de nos pas si lointains ancêtres[11].

L'application et la protection des contrats

Ce qu'on appelle la liberté contractuelle se décompose en fait en deux éléments  : d'une part, le droit reconnu à chacun de déléguer à d'autres, selon des clauses convenues en commun, l'exercice temporaire de certaines prérogatives personnelles attachées à sa possession légitime (par exemple le contrôle de sa force de travail personnelle) ; d'autre part, la protection par la justice de ce qu'on appelle « la loi des parties » — c'est-à-dire la reconnaissance par le droit que les termes d'un contrat librement signé s'imposent non seulement aux parties signataires, mais également au juge qui est éventuellement appelé à intervenir en cas de conflit. On oublie souvent que cette conception du droit des contrats est une invention relativement récente ; ce n'est pas avant le milieu du XVIII° siècle qu'elle s'est répandue en GrandeBretagne ; et ce n'est qu'avec le Code civil de 1804 qu'elle apparaît véritablement en France.

Auparavant, comme nous l'avons vu au chapitre II, on vivait dans un univers de type aristotélicien. Sans doute considérait-on qu'il valait mieux qu'un contrat fût tenu et une parole donnée respectée, mais cette obligation avait seulement le caractère d'une règle morale et non d'une règle de droit ; elle restait soumise au principe de la « justice distributive » et de l'équité. Un juge pouvait donc librement délier un contractant du devoir de respecter ses engagements, s'il lui apparaissait que les termes du contrat ou de la parole donnée ne respectaient pas les conditions d'un « juste » équilibre, qu'il définissait non par référence à des critères juridiques a priori, mais par sa [p. 113] libre appréciation de l'action en cause en fonction des circonstances concrètes, ou de la nécessité de maintenir une « juste » distribution. Cette « juste distribution » — des patrimoines, mais aussi des honneurs, des privilèges, des statuts — était alors considérée comme le fondement de l'ordre et de la paix sociale.

Dans les conflits, ce qui importait à l'époque, ce n'était pas le titre de propriété, ou le titre de créance. Comme le rappelle Michel Villey, le juge n'était pas là pour garantir l'inviolabilité des titres ou des contrats, et cela indépendamment dela prise en considération des situations particulières, de façon quasi mécanique ; mais pour rétablir une situation « équilibrée ». Son rôle était de rétablir l'ordre « naturel » des rapports conformes à la « justice », tel que celui-ci s'appréciait au terme d'une patiente et prudente démarche tenant compte des situations particuhères, ainsi que des réalités et habitudes coutumières. Dans son livre The Rise and Fall of Freedom of Contract, le professeur Atiyah cite de nombreux exemples où la justice anglaise des XVII° et XVIII° siècles n'hésitait pas à utiliser ses pouvoirs pour remettre en cause les termes de certaines transactions commerciales ou financières qui paraissaient dépasser les bornes d'un « juste échange ». Alors que toute la doctrine juridique du XIX° siècle repose sur le principe que le juge ne peut pas se substituer aux parties pour décider des clauses d'un contrat, sous l'Ancien Régime, on partait du présupposé inverse[12].

Reste à expliquer les raisons de cette mutation. Si on se replace dans le cadre d'analyse qui a été le nôtre tout au long de ce chapitre, elles ne sont pas difficiles à découvrir. Tant qu'on vivait dans une société essentiellement agricole, l'incertitude qui entourait le statut juridique des contrats ne présentait guère d'inconvénients. La plupart des échanges commerciaux concernaient des transactions ponctuelles, à dénouement rapide, où l'essentiel portait sur la livraison de marchandises ou de denrées aisément identifiables et échangeables. Le crédit était rarissime, apanage de quelques puissants qui ne manquaient d'ailleurs pas de renier régulièrement leurs engagements comme en ont fait, à leurs frais, l'expérience maints créanciers de la monarchie française. Avec l'industrie, tout change. Alors que l'économie agricole est une [p. 114] économie de « propriété », au sens propre, fondée sur la possession directe de biens tangibles, l'économie industrielle est au contraire une économie de « contrats », fondée sur la division du travail entre un grand nombre d'individus qui engagent soit leurs personnes, soit leurs ressources, dans la poursuite d'un objectif commun, contre l'espérance d'un gain futur non directement lié à leurs propres performances. Les « circuits de production » s'allongent. Il faut financer les achats de machines, les matières premières, les stocks de produits finis, les salaires qu'on verse aux ouvriers, avant de songer à empocher les revenus provenant de la vente de ce qui a été fabriqué. Le recours au crédit se généralise. L'économie industrielle est à la fois une « économie d'anticipations » et une « économie de dettes ». La richesse n'est plus liée à ce bien tangible et indestructible qu'est le foncier, mais à cette nouvelle « propriété » immatérielle et .fongible qu'on appelle la créance ; l'économie industrielle est une économie de créances.

Or, qu'est-ce qu'une créance ? Un papier. C'est-à-dire une promesse que quelqu'un vous fait de vous payer un jour ce qu'il reconnaît vous devoir. Se pose alors le problème du statut de cette « promesse ». Est-elle absolument contraignante ? Si oui, et si le système juridique vous offre tous les moyens possibles pour contraindre celui qui s'est ainsi engagé, cette promesse devient un bien, une véritable « propriété » que vous pouvez assez librement monnayer tant que d'autres considèrent qu'en vous l'achetant, ils ne prennent pas un risque excessif. Si, en revanche, cette protection ne vous est pas juridiquement accordée, ou encore si elle s'avère trop peu efficace, il y a toutes chances que vous ne trouviez guère de preneurs. Le moteur même de l'activité industrielle se trouve alors bloqué.

Dans cette optique, il paraît naturel de considérer que le premier essor industriel de la fin du XVIII° siècle en Angleterre était étroitement lié à l'évolution juridique fondamentale qui se dessine, à la même époque, dans le même pays, et qui traduit le passage progressif à une doctrine juridique reconnaissant le caractère contraignant des contrats privés. Il aura fallu près de deux siècles pour que les trois commandements de la « loi de [p. 115] nature » de Grotius — s'abstenir de toucher à la propriété d'autrui ; respecter les contrats et la parole donnée ; réparer tout dommage commis par sa faute — passent dans la pratique judiciaire quotidienne.

J'ai évoqué le rôle important joué au XVII° siècle par le Statute of Monopolies de 1624. Celui-ci a été le premier acte posant le principe de l'existence d'une propriété industrielle. Simultanément, en interdisant la fructueuse activité de vente de franchises industrielles et commerciales au profit du Trésor royal, il a permis l'essor d'un véritable marché concurrentiel en Angleterre (dont la France de l'époque, en raison du colbertisme, ne connaîtra jamais l'équivalent). On est cependant en droit de se demander si la véritable révolution juridique qu'év'oque Douglass North dans ses différents ouvrages — mais qu'il n'explicite guère — n'est pas en réalité bien davantage l'avènement de cette nouvelle doctrine « libérale » de la liberté contractuelle, sans laquelle très vraisemblablement n'aurait jamais pu se produire le processus de dématérialisation de la propriété et de la richesse, fondement de toute l'économie moderne.

De la même façon, on est en droit de se demander si la véritable innovation du Code civil de 1804 est moins sa définition de la propriété contenue dans l'article 544, que tout ce qui concerne le droit des obligations. La Révolution marque moins le triomphe de la conception « absolutiste » et personnaliste de la propriété, que celui de la conception « libérale » du contrat, libre mais contraignant. L'origine des « obligations » ne se situe plus dans le statut des gens ou des choses, mais dans l'expression de leur libre volonté. Il s'agit d'une mutation fondamentale dans la conception juridique des rapports entre les hommes. Cette mutation a permis de donner aux ressources détenues par les uns et les autres une flexibilité, une mobilité sans précédent. Sans elle nous n'aurions jamais connu l'extraordinaire essor économique et social qui a caractérisé les deux siècles suivants.

La propriété privée est donc une institution qui n'a jamais été inventée par personne.

Le régime de la propriété privée est le produit d'un long processus d'évoiution séculaire au cours duquel les hommes — en luttant [p. 116] contre la rareté — ont progressivement appris à découvrir les instruments culturels, économiques et juridiques les mieux à même de résoudre leurs problèmes de vie et de survie.

Reconnaissons toutefois que cette analyse laisse sans réponse la question de savoir pourquoi c'est en Occident et non ailleurs que cette révolution s'est produite. C'est sans doute vers des explications de type religieux (l'influence de la doctrine « personnaliste » du christianisme), ou géopolitiques comme celle que propose Jean Baechler dans son fameux livre Les Origines du capitalisme[13]. qu'il faut alors se tourner. Elle laisse aussi sans réponse une autre question, tout à fait cruciale aujourd'hui  : dans quelle mesure est-il désormais possible de se passer du régime de la propriété privée sans prendre le risque de condamner nos héritiers à redécouvrir ces situations de pénurie et de famine d'où précisément ce régime nous a permis de sortir ?

Notes

  1. ^  Ainsi que le résume le professeur Richard Posner, l'un des pionniers de l'analyse économique du droit :

« Avoir la propriété d'une chose, c'est se voir reconnaître le pouvoir de décider librement de l'usage ou de la destination que l'on désire donner à cette chose. C'est se voir protégé contre la possibilité que d'autres vous imposent, contre votre gré, un usage de la ressource placée sous votre contrôle différent de celui que vous lui destinez. Une telle protection remplit un rôle essentiel : elle protège l'intérêt que chacun a à faire le meilleur usage possible de sa propriété. :» Richard POSNER, Economic Analysis of Law, Little, Brown and Company, Boston et Toronto, 2e éd. 1977. Voir le chap. III « Property ».

  1. ^  Cet exemple est reconstitué à partir du fameux article de Harold DEMSETZ, « Toward a Theory of Property Rights », paru dans l'American Economic Review, mai 1967, et reproduit dans le livre de PEJOVICH et FURUBOTN, The Economics of Property Rights, Ballinger, 1974.
  1. ^  Garrett HARDIN, « The Tragedy of the Commons », Science, 13 décembre 1968, n° 162.
  1. ^  Douglass C. NORTH, Structure and Change in Economic History, W. W. Norton & Company, New York, Londres, 1981.
  1. ^  Douglass C, NORTH et Robert Paul THOMAS, « The First Economic Revolution », The Economic History Review, 1977, vol. XXX, n° 2.
  1. ^  Pour un résumé en français de la thèse de Demsetz, voir Georges BERTHU et le Club de l'Horloge, Vive la propriété, pp. 48-50.
  1. ^  [p. 117] Cet exemple a été inspiré par l'article d'Armen ALCHIAN, « Some Economics of Property Rights », reproduit dans A. ALCHIAN, Economic Forces at Work, Liberty Press, Indianapolis, 1977.
  1. ^  Sur la théorie économique de la structure des contrats, cf. les articles de Steve CHEUNG ; notamment :

1. « Transaction Costs, Risk Aversion and the Choice of Contractual Arrangements », The Journal of Law and Economics, 1969 ;

2. « The Structure of a Contract and the Theory of a Non-Exclusive Resource », Ibid., 1970 ;

3. « Rent Control and Housing Reconstruction : the Postwar Experience of Prewar Premises in Hong Kong », Ibid., 1979.

  1. ^  L'« opportunisme » est un terme introduit dans la littérature économique par le professeur Oliver WILLIAMSON pour décrire le comportement de ceux qui, dans le cadre d'un contrat, tirent profit des difficultés de surveillance que son application implique (« coûts de transaction »), pour s'approprier une part de la « valeur » qui devrait normalement revenir à l'autre partie. Sur ce sujet voir les principales publications d'Oliver Williamson, Markets and Hierarchies, The Free Press, 1975 ; « Transaction-Cost Economics : the Governance of Contractual Relations », The Journal of Law and Economics, 1979.
  1. ^  Omotunde E. G. JOHNSON, « Economics Analysis, The Legal Framework and Land Tenure Systems », The Journal of Law and Economics, 1972.
  1. ^  Pour des études visant à illustrer les relations existant entre «coûts de transaction» et systèmes de droit et de propriété, et leur évolution, voir notamment les contributions suivantes :

John UMBECK, «A Theory of Contract Choice and the California Gold Rush », The Journal of Law and Economics, 1977.

Terry L. ANDERSON et P.J. HILL, « The Evolution of Property Rights :; A Study of the American West », Ibid., 197 5.

Terry L. ANDERSON et P.J. HILL, « An American Experiment in Anarcho-Capitalism : the Not so Wild, Wild West », The Journal of Libertarian Studies.

David E. AULT et Gilbert L. RUTMAN, « The Development of Individual Rights to Property in Tribal Africa », The Journal of Law and Economics, 1979.

  1. ^  P. S. ATiYAH, The Rise and Fall of Freedom of Contract, op. cit. Voir aussi du même auteur son petit ouvrage plus récent, Promises, Morais and Law, Clarendon Press, Oxford, 1981.
  1. ^  Jean BAECHLER, Les Origines du capitalisme, Gallimard, « Idées », 1971.
Pourquoi la propriété - Chapitre 2 << Henri Lepage  —  Pourquoi la propriété >> Chapitre 4 : Les sources du pouvoir capitaliste