Ludwig von Mises:Le Socialisme - conclusion

De Librairal
Révision datée du 12 mai 2007 à 22:29 par Copeau (discussion | contributions) (New page: {{titre|Le Socialisme<br>Étude économique et sociologique|Ludwig von Mises|Conclusion}} <div class="text"> ==Conclusion== ===1. Le socialisme dans...)
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)
Aller à la navigation Aller à la recherche


Ludwig von Mises:Le Socialisme - conclusion
Le Socialisme
Étude économique et sociologique


Anonyme


Conclusion

Conclusion

1. Le socialisme dans l'histoire

Rien n'est plus malaisé que de se rendre compte de la portée historique d'un mouvement contemporain. La proximité des phénomènes ne permet pas d'en reconnaître les formes et les proportions. Le jugement historique exige avant tout le recul.

Nous voyons aujourd'hui le socialisme dans tous les pays habités par des Européens ou des descendants d'émigrés européens ; en Asie il est le drapeau autour duquel se groupent tous les adversaires de la culture européenne. Si le socialisme continue d'exercer sa domination sur les esprits, tout le système de coopération de la culture européenne, laborieusement édifié au cours des siècles, s'effondrera à bref délai. Car l'ordre social socialiste est irréalisable. Tous les efforts tentés pour l'instaurer aboutissent à la destruction de la société. Les fabriques, les mines, les chemins de fer s'arrêteront ; les villes deviendront désertes. La population des régions industrielles sera condamnée à mourir ou à émigrer. Le paysan reviendra à l'économie domestique autarcique. Sans propriété privée des moyens de production, il n'existe plus qu'une production au jour le jour pour les besoins personnels de l'individu.

Quelles conséquences politiques et culturelles entraînerait une telle transformation, il est inutile de le décrire en détail. On pourrait voir de nouveau des tribus nomades venant des steppes de l'Orient sur des chevaux rapides traverser l'Europe en se livrant au pillage. Comment pourra-t-on leur résister dans un monde dépeuplé le jour où les armes héritées de la technique supérieure du capitalisme seront devenues inutilisables ?

C'est là une éventualité, mais il en existe également d'autres. Il pourrait se faire que le socialisme ne réussisse à se maintenir que dans certaines nations tandis que les autres retourneraient au capitalisme. Dans ce cas seules les nations socialistes seraient condamnées à la décadence ; les nations capitalistes continueraient de progresser dans la voie de la division du travail jusqu'à ce que, conformément à la loi qui pousse la société à englober le plus grand nombre possible d'êtres humains et la terre entière dans la division personnelle et géographique du travail, ces nations soient amenées à rendre à la civilisation les peuples arriérés ou à les anéantir en cas de résistance de leur part. L'histoire nous apprend que tel a toujours été le destin des peuples qui ne se sont pas engagés dans la voie de l'évolution capitaliste ou qui s'y sont arrêtés prématurément.

Il se peut aussi que nous ayons exagéré considérablement la signification du mouvement socialiste contemporain. Il n'a peut-être pas plus d'importance que n'en eurent au moyen-âge les attaques dirigées contre la propriété privée par les persécutions juives, le mouvement franciscain ou la réforme. Et le bolchevisme de Lénine ou de Trotsky n'est peut-être pas plus important que l'anabaptisme de Knipperdolling et Bockelson à Münster ; toutes proportions gardées il ne l'emporte pas davantage sur lui que le capitalisme moderne sur le capitalisme du XVIe siècle. Et de même que la civilisation a triomphé des attaques dirigées alors contre elle, il se peut aussi qu'elle sorte fortifiée et purifiée des troubles de notre temps.

2. La crise de la civilisation

La société est le produit de la volonté et de l'action. Or seuls les hommes peuvent vouloir et agir. Toute la mystique et tout le symbolisme de la philosophie collectiviste ne sauraient supprimer le fait qu'on ne peut parler qu'au figuré de pensée, de volonté et d'action de la collectivité, et que l'idée de groupements sentants, pensants, voulants et agissants est purement anthropomorphique. La société et l'individu s'impliquent réciproquement ; les groupements que le collectivisme suppose avoir précédé logiquement et historiquement les individus, étaient peut-être des troupeaux ou des hordes ; ils n'étaient en aucune façon des sociétés, c'est-à-dire des associations créées et maintenues par la coopération de créatures pensantes. Ce sont les hommes qui fondent la société en liant leurs actes individuels dans une coopération réciproque.

Le fondement et l'origine de la coopération sociale résident dans l'établissement de la paix qui consiste dans la reconnaissance réciproque de "l'état de propriété." L'institution légale de la propriété, et avec elle la législation et l'appareil de police qui en assure le maintien, est sortie de la possession de fait, établie par la force. Tout cela est sans doute l'oeuvre d'une volonté consciente de ses fins. Mais cette volonté ne vise que des buts proches et directs : elle ne connaît rien et ne peut rien connaître des conséquences lointaines. Les hommes qui fondent la paix et établissent des normes se préoccupent uniquement des besoins des heures, des jours ou des années à venir ; ils ne se rendent pas compte qu'ils travaillent en même temps à la construction de l'édifice grandiose et perfectionné qu'est la société moderne. C'est pourquoi les institutions particulières sur l'ensemble desquelles repose l'organisme social n'ont été créées qu'en vue d'une utilité immédiate. Chacune d'elles apparaît à ses créateurs comme nécessaire et utile ; mais sa fonction sociale leur demeure inconnue.

L'esprit humain ne parvient que lentement à la connaissance des rapports sociaux. La société lui apparaît d'abord comme une construction si mystérieuse et si inconcevable que pour en comprendre le devenir et la nature il continue encore à admettre l'existence d'une volonté divine présidant de l'extérieur aux destinées humaines alors même que la science lui a depuis longtemps appris à renoncer à cette conception. La "nature" de Kant, qui conduit l'humanité vers un but déterminé, "l'esprit universel" de Hegel et même "la sélection naturelle" de Darwin ne sont que les dernières grandes tentatives inspirées par cette méthode. C'est la philosophie sociale libérale qui, la première, a permis d'expliquer la société par l'action humaine sans recourir à la métaphysique. C'est elle qui la première a permis de comprendre la fonction sociale de la propriété privée. Elle ne se contente plus de voir dans la justice une catégorie donnée qui échappe à l'analyse, ou de la déduire du sentiment inexplicable de satisfaction qui accompagne l'acte juste ; elle en recherche l'explication dans les conséquences de l'action et dans le jugement de valeur porté sur ces conséquences.

La propriété était jadis considérée comme sacrée. Le libéralisme a renversé cette idole comme toutes les autres ; il a "rabaissé" la propriété au niveau de l'utilité terrestre. Elle n'est plus une valeur absolue ; elle n'a de valeur qu'en tant que moyen, c'est-à-dire en raison de son utilité. Sur le plan philosophique ce changement de point de vue ne soulève pas de difficultés particulières ; à une doctrine reconnue inadéquate se substitue une doctrine plus adéquate. Mais sur le plan de la vie et dans la conscience des masses une révolution aussi fondamentale ne peut s'opérer avec la même facilité. Ce n'est pas une petite affaire que la chute d'une idole que l'humanité a redoutée pendant des millénaires ; ce n'est pas pour l'esclave tremblant une petite affaire que l'acquisition soudaine de la liberté. Tous les principes qui jusqu'alors avaient force de loi parce que Dieu et la conscience l'ordonnaient, ne seront désormais valables que parce qu'on en aura soi-même décidé ainsi. La certitude fait place à l'incertitude ; le juste à l'injuste, le bien au mal, toutes ces notions commencent à vaciller. Les vieilles tables de la loi sont détruites ; l'homme doit désormais se donner à lui-même une loi nouvelle. C'est là une transformation qui ne peut s'accomplir dans le cadre des débats parlementaires. et des votes pacifiques ; une révision du code moral ne peut s'opérer sans un ébranlement profond des esprits et un violent déchaînement des passions. L'utilité sociale de la propriété privée ne peut être reconnue que si l'on est d'abord convaincu de la nocivité de tout autre système.

Que ce soit là l'essence de la grande lutte engagée entre le capitalisme et le socialisme, on s'en aperçoit clairement quand on se rend compte que le même processus s'opère dans d'autres domaines de la vie morale. Le problème de la propriété n'est pas le seul qu'on discute aujourd'hui ; il en va de même du problème du droit de verser le sang qui, sous diverses formes, en particulier sous la forme du problème de la paix ou de la guerre, préoccupe le monde entier. Mais c'est sur le terrain de la morale sexuelle que l'on voit le mieux s'opérer la transformation des vieux préceptes moraux. Les choses qui jadis étaient considérées comme tabou, les choses qu'on devait respecter pour des raisons d'ordre religieux n'ont de valeur aujourd'hui que dans la mesure où elles contribuent au bien-être de l'humanité. e cette transformation des principes sur lesquels sont fondées les valeurs ne pouvait manquer de conduire les hommes à examiner si les normes jusqu'alors en vigueur étaient véritablement utiles, ou s'il n'était pas possible de les abolir entièrement.

Le fait que l'équilibre moral n'a pas été atteint cause dans la vie intérieure de l'individu de graves troubles psychologiques qui sont bien connus du médecin sous le nom de névrose [1]. La névrose est la maladie caractéristique de notre époque de transition morale, d'adolescence spirituelle des nations. Dans la vie sociale la discorde se traduit par des erreurs et des conflits auxquels nous assistons avec horreur. De même qu'il est d'une importance décisive pour la vie de l'individu de savoir s'il réussira à sortir sain et sauf des troubles et des angoisses de l'adolescence ou s'il en gardera des traces qui entraveront l'épanouissement de ses facultés, de même rien n'est plus important pour la société humaine que de savoir comment elle supportera les épreuves du problème de l'organisation. D'une part un mouvement ascendant vers un lien social plus étroit entre les individus et par là même vers un bien-être supérieur ; d'autre part la ruine de la coopération sociale et par là même de la richesse sociale : telles sont les deux possibilités entre lesquelles nous avons à choisir. Il n'en existe pas de troisième.

Le grand débat social ne peut se dérouler que par la pensée, la volonté et l'action des individus. La société ne vit et n'agit que dans les individus ; elle n'est rien d'autre qu'une attitude déterminée de leur part. Chacun porte sur ses épaules une parcelle de la société ; personne ne peut être délivré par d'autres de sa part de responsabilité. Et aucun homme ne peut trouver pour lui un moyen de salut si la société, dans son ensemble, court à sa ruine. C'est pourquoi chacun doit dans son propre intérêt engager toutes ses forces dans la lutte des idées. Personne ne peut demeurer à l'écart et se considérer comme étranger au débat ; l'intérêt de chacun est en jeu. Qu'il le veuille ou non, tout homme est engagé dans la grande lutte historique, dans la bataille décisive en présence de laquelle notre époque nous a placés.

La société est l'oeuvre de l'homme. Elle n'a pas été créée par un dieu ou par une autre force obscure de la nature. Il dépend de l'homme, dans la mesure où le déterminisme causal des événements permet de parler de volonté libre, qu'elle continue à se développer ou qu'elle succombe. C'est une question d'appréciation personnelle que de savoir si la société est un bien ou un mal. Mais quiconque préfère la vie à la mort, le bonheur à la souffrance, le bien-être à la misère doit accepter la société. Et quiconque veut la société et son progrès doit, sans réserve et sans restriction, vouloir aussi la propriété privée des moyens de production.

Note

[1] Cf. Freund, Totem und Tabu, Vienne, 1913, pp. 62 sqq.