Troisième partie : la doctrine de l'inéluctabilité du socialisme
Section I — L'évolution sociale
Chapitre IV — Opposition de classes et lutte de classes
1. Le concept de classe et d'opposition de classes
Dans la communauté sociale du travail chaque individu occupe à chaque instant une position déterminée qui résulte des rapports qu'il entretient avec les autres membres de la société. Ces rapports se présentent sous la forme d'échanges. L'individu appartient à la société en tant qu'il donne et qu'il reçoit, qu'il vend et qu'il achète. Ce faisant, sa position n'est pas nécessairement unilatérale. Il peut être tout ensemble propriétaire foncier, salarié, détenteur de capitaux ; ou bien entrepreneur, employé, propriétaire foncier ; ou bien encore entrepreneur, détenteur de capitaux, propriétaire foncier, etc. Il peut produire à la fois des fromages et des paniers, et se louer en même temps à l'occasion comme journalier, etc. Mais la situation de ceux-là mêmes qui occupent une position analogue se différencie par les conditions particulières dans lesquelles ils se présentent sur le marché. Comme acheteur pour son usage personnel, chaque individu occupe aussi une position différente d'après ses besoins particuliers. Sur le marché il n'y a que des individus isolés ; dans une économie libérale le commerce permet aux différences individuelles de se manifester : il "atomise", ainsi qu'on l'a dit quelquefois non sans y attacher une nuance de blâme et de regret. Marx lui-même a dû le reconnaître : "étant donné que les achats et les ventes ne peuvent se conclure qu'entre des individus isolés, on n'a pas le droit d'y chercher des rapports entre classes sociales prises dans leur ensemble." [1]
Lorsqu'on réunit l'ensemble des hommes qui occupent dans la société une position analogue sous la désignation de classes sociales, on doit toujours se rappeler qu'on n'a encore rien fait pour résoudre le problème de savoir si l'on doit attribuer aux classes une importance particulière dans la vie sociale. La schématisation et la classification ne constituent pas en elles-mêmes une connaissance. seule la fonction que les concepts remplissent dans les théories auxquelles ils sont intégrés leur donne une valeur scientifique ; pris isolément et en dehors de leurs rapports avec ces théories, ils ne sont q'un jeu stérile d'idées. C'est pourquoi en se bornant à constater comme un fait évident que les hommes occupent des positions différentes et qu'on ne peut par suite nier l'existence de classes sociales, on est loin encore d'avoir démontré la valeur pratique de la théorie des classes. Ce n'est pas le fait que les individus occupent des positions sociales différentes qui importe ; c'est le rôle que ce fait joue dans la vie sociale.
On a reconnu de tout temps que l'opposition entre pauvres et riches, comme du reste toutes les oppositions d'intérêts économiques, a joué dans la politique un rôle considérable. L'importance historique de la différence de rang ou de caste, c'est-à-dire de la différence des positions juridiques, de l'inégalité devant la loi, n'était pas un fait moins bien connu. L'économie libérale ne l'a pas contesté. Mais elle a entrepris de démontrer que toutes ces oppositions ont leur origine dans des institutions politiques contraires à la raison. Il n'y a, selon elle, aucune incompatibilité entre les intérêts individuels bien compris. Les prétendues oppositions d'intérêts qui ont joué jadis un grand rôle doivent être attribuées à la méconnaissance des lois naturelles qui régissent la vie sociale. Maintenant que l'on a reconnu l'identité de tous les intérêts bien compris, on n'a plus le droit de se servir des vieux arguments dans la discussion politique.
Cependant l'économie libérale, en proclamant la doctrine de la solidarité des intérêts, jette les bases d'une nouvelle théorie de l'opposition des classes. Les mercantilistes avaient placé les biens au centre de l'économie politique, considérée comme la théorie de la richesse matérielle. C'est le grand mérite des économistes classiques d'avoir placé à côtés des biens l'activité de l'homme et d'avoir ainsi ouvert la voie à l'économie politique moderne qui place au centre de son système l'homme et ses jugements de valeur. Le système dans lequel homme et biens matériels sont placés sur le même rang se divise à son tour à première vue en deux parties, l'une qui traite de la formation des richesses et l'autre de la répartition. A mesure que l'économie politique se transforme en science, au sens rigoureux du mot et devient un système de catallactique, cette distinction s'efface de plus en plus ; mais au début l'idée de répartition subsiste. Elle entraîne involontairement l'idée qu'il existe une séparation entre les deux processus de la production et de la répartition. Il semble que les biens soient tout d'abord produits pour être ensuite répartis. Si clairement qu'on se représente la liaison indissoluble qui existe entre la production et la répartition dans l'économie capitaliste, cette distinction malheureuse s'impose toujours plus ou moins à l'esprit [2].
Or dès qu'on a retenu le terme "répartition" et qu'on envisage le problème économique de l'attribution des biens comme un problème de répartition, la confusion devient inévitable. En effet la théorie de l'imputation, ou pour employer une expression qui répond mieux à la conception que les économistes classiques ont eue de ce problème, la théorie des revenus, doit distinguer entre les différentes catégories de facteurs de la production, même si elle applique également à tous le même principe fondamental de formation de la valeur. La distinction entre travail, capital et sol est pour elle une donnée. De là à se représenter les travailleurs, le capitalistes et les propriétaires fonciers comme constituant des classes séparées il n'y a qu'un pas, que Ricardo a franchi le premier dans la préface des ses Principes. Cette conception se trouve encore favorisée par le fait que les économistes classiques ne distinguent pas les éléments constitutifs du profit, de telle sorte qu rien ne s'oppose à l'idée de la division de la société en trois grandes classes.
Mais Ricardo va plus loin. En montrant comment, aux différents stades de l'évolution sociale — "in different stages of society" [3] —, les parts respectives de l'ensemble de la production revenant à chacune des trois classes sont différentes, il donne à l'opposition des classes un caractère dynamique. Ses successeurs l'ont suivi dans cette voie. Et c'est cette idée qui sert de point de départ à Marx pour sa théorie économique du Capital. Dans ses écrits antérieurs, surtout dans l'introduction du Manifeste Communiste, il prend encore les idées de classe et d'opposition de classes dans leur ancien d'opposition résultant du rang social ou de l'importance du patrimoine. Le passage d'une conception à l'autre est donné par l'idée qui voit dans les rapports du travail de l'économie capitaliste la domination des possédants sur les salariés. Marx s'est abstenu de donner une définition précise du concept de classe qui a pourtant une valeur fondamentale dans son système. Il ne dit pas en quoi consiste la classe mais se borne à indiquer les grandes classes entre lesquelles se divise la société capitaliste [4]. Pour ce faire, il adopte tout simplement la division de Ricardo sans prendre garde que pour son auteur la division en classes n'avait de valeur que dans la catallactique.
La théorie marxiste des classes et de la lutte des classes eut un succès considérable. On admet aujourd'hui d'une façon presque générale que la société se divise en classes séparées par des abîmes infranchissables. même ceux qui souhaitent la paix entre les classes ne contestent pas en général l'existence des oppositions de classes et la lutte qu'elles entraînent. Mais le concept de classe est toujours demeuré obscur ; comme chez Marx lui-même, il se présente sous les aspects les plus variés chez ses successeurs.
Si on déduit le concept de classe, — ce qui répondrait bien à l'esprit du Capital, — des facteurs de production du système classique, ou fait d'une distinction imaginée pour les besoins de la catallactique et qui n'était justifiée qu'à l'intérieur de cette dernière, le fondement d'une théorie générale de la société. On oublie que la division des facteurs de la production en deux, trois ou quatre grands groupes est une question de système économique et qu'elle ne vaut que par rapport à un système déterminé. Pour la commodité du raisonnement on a le droit, au point de vue du problème de l'attribution des biens, de réunir ces facteurs en différents groupes ; mais il n'en résulte pas qu'il existe entre ces facteurs une parenté plus étroite. La raison qui préside à ce groupement ou à cette opposition des divers facteurs réside uniquement dans le système envisagé et les fins qu'il se propose. La position particulière attribuée au sol par la théorie classique découle de l'idée de la rente foncière. D'après cette théorie, le sol est l'unique bien qui soit capable, sous certaines conditions, de produire une rente. De même, la thèse qui voit dans le capital la source du profit et dans le travail la source du salaire, résulte des particularités du système classique. Pour les conceptions postérieures du problème de la répartition, qui distinguent dans le profit de l'école classique le bénéfice de l'entrepreneur et l'intérêt du capital, le groupement des facteurs de la production est déjà tout différent. Dans l'économie politique moderne, le groupement des facteurs de la production suivant le schéma de la théorie classique a perdu son ancienne importance. L'ancien problème de la distribution des biens est devenu le problème de la formation des prix des facteurs de la production. Seul le conservatisme coriace propre à la classification scientifique explique que l'on ait conservé la vieille terminologie. Une classification répondant réellement à la nature du problème de l'imputation devrait reposer sur une base entièrement différente et s'appuyer par exemple sur la distinction des éléments statiques et dynamiques du revenu.
Mais dans un aucun système, le groupement des facteurs de la production ne trouve sa raison dans leurs caractères naturels ou dans la parenté de leurs fonctions. C'est là l'erreur fondamentale de la théorie des classes. Elle part naïvement de l'affirmation qu'il existe une connexion intime, créée par les conditions économiques naturelles, entre les facteurs de la production qui avaient été groupés tout d'abord pour la commodité de l'analyse. Dans ce but, elle imagine un sol uniforme, qui se prête tout au moins à toutes les formes de culture, et un travail uniforme capable de s'appliquer à n'importe quel objet. Elle fait déjà une concession, une tentative pour se rapprocher de la réalité quand elle établit une distinction entre les terres agricoles, les terrains miniers, et le sol propre à la construction des villes et entre le travail qualifié et le travail non qualifié. Mais cette concession n'améliore pas sa position. Le travail qualifié est une abstraction au même titre que le travail pur et simple et l'idée du terrain agricole au même titre que l'idée du terrain tout court. Et, ce qui est pour nous décisif, ce sont des abstractions qui ne tiennent précisément pas compte des caractères déterminants au point de vue sociologique. Lorsqu'il s'agit des particularités de la formation des prix, on peut, dans certaines circonstances, admettre la distinction des trois groupes, sol, capital, travail. Mais cela ne prouve pas qu'elle soit justifiée quand d'autres problèmes sont en question.
2. Ordres sociaux et classes sociales
La théorie de la lutte des classes confond sans cesse les deux concepts de rang social et de classe [5].
Les rangs ou ordres sociaux sont des institutions juridiques, non des faits déterminés par l'économie. On naît dans un certain rang et l'on y demeure en général jusqu'à sa mort. Pendant toute sa vie, l'homme conserve sa qualité de membre d'un certain rang. On n'est pas seigneur, serf, homme libre ou esclave, être de la terre ou attaché à elle, patricien ou plébéien, parce qu'on occupe dans l'économie une position déterminée. Mais on occupe une position déterminée dans l'économie parce qu'on appartient à un rang déterminé. Sans doute les rangs étaient-ils eux-mêmes à l'origine l'expression des conditions économiques dans la mesure où, comme tout ordre social, ils sont nés du besoins d'assurer la coopération sociale. Mais la théorie sociale qui est à la base de cette institution diffère totalement de la théorie libérale ; pour elle la coopération humaine consiste en ce que les uns ne font que donner, les autres recevoir. Elle ne saurait concevoir que tous à la fois donnent et reçoivent, et que cet échange soit profitable à tous. Par la suite, quand on commença, à la lueur des idées libérales naissantes, à considérer comme antisocial et comme injuste cet état de choses fondé sur l'oppression unilatérale des faibles, on chercha à le justifier en introduisant artificiellement dans ce système lui-même l'idée de réciprocité ; les membres des ordres supérieurs assureraient aux autres la protection, l'entretien, la jouissance du sol, etc. Mais déjà dans cette doctrine apparaît la faillite de l'idéologie des ordres sociaux. De telles idées étaient étrangères à cette institution à l'époque de sa splendeur. Elle considérait alors franchement les rapports sociaux comme des rapports de force, comme on le voit clairement dans la forme primitive de la distinction entre les ordres — la distinction entre hommes libres et esclaves. Si l'esclave lui-même considère l'esclavage comme naturel et s'il s'accommode de son sort au lieu de se révolter et de chercher à s'enfuir continuellement, ce n'est pas qu'il y voie une institution équitable et avantageuse à la fois pour le maître et pour esclave ; c'est simplement parce que toute révolte mettrait sa vie en péril.
On a tenté de réfuter la théorie libérale de l'institution de l'esclavage et par là même, dans la mesure où l'opposition entre hommes libres et esclaves constitue la forme primitive de toutes les différences sociales, la théorie libérale des ordres sociaux dans toute sa généralité, en insistant sur le rôle historique de l'esclavage. En se substituant au massacre des vaincus, il aurait marqué un progrès de la civilisation. Sans l'esclavage jamais une société fondée sur la division du travail n'aurait pu se développer car tous les individus auraient préféré être maîtres sur leurs propres terres plutôt qu'ouvriers non-propriétaires travaillant à la transformation des matières premières produites par d'autres ou même journaliers sans avoir sur le champ d'autrui. Aucune civilisation supérieure n'est possible sans cette division du travail qui assure à une partie de la population, libérée du souci du pain quotidien, la possibilité d'une vie de loisirs : ce serait là la justification de l'esclavage [6].
Mais pour le philosophe qui considère l'évolution historique, la question ne se pose pas de savoir si une institution est justifiée ou non. Son apparition dans l'histoire prouve que des forces ont travaillé à sa réalisation. Nous avons seulement le droit de nous demander si elle a rempli effectivement la fonction qui lui était assignée. Dans le cas présent la réponse est absolument négative. L'esclavage n'a pas préparé les voies à la production fondée sur la division sociale du travail ; il en a au contraire entravé le développement. Seule sa suppression a permis à l'industrie moderne de la réaliser dans toute son ampleur. Le fait qu'il ait encore existé des terres libres pour la colonisation n'a empêché ni la création d'une industrie particulière ni la constitution d'une classe de travailleurs libres. Car les terres libres exigeaient un défrichement préalable. Leur mise en valeur nécessitait toute une série de travaux d'amélioration et d'exploration, et en définitive ces terres pouvaient être inférieures par leur situation et leur rendement naturel aux terres déjà en exploitation [7]. La propriété privée des moyens de production est la condition nécessaire de la division du travail. Elle n'exigeait pas l'esclavage.
L'opposition des ordres sociaux revêt deux formes caractéristiques. La première s'exprime dans les rapports existant entre le seigneur et le serf. Le seigneur possesseur du sol demeure entièrement étranger au processus de la production. Il n'intervient qu'à son terme, quand la récolte est rentrée, pour en prendre sa part. L'essence de ce rapport demeure la même, qu'il ait été créé par l'asservissement de paysans précédemment libres ou par l'établissement d'autres paysans sur la terre seigneuriale. Le fait caractéristique, c'est que ce rapport n'a rien à voir avec le processus de la production et qu'il n'existe aucun moyen économique de le dénouer, comme par exemple le rachat de la rente par le paysan tributaire. S'il pouvait être dénoué, il cesserait d'être un rapport de dépendance résultant du rang social pour devenir un rapport de propriété. La seconde forme de cette opposition est celle du maître et de l'esclave. Ici, ce que le maître est en droit d'exiger, ce ne sont pas des produits déterminés, mais du travail. Et là encore il peut l'exiger sans avoir à fournir aucune contrepartie. Car l'octroi de la nourriture, du vêtement, du logement ne constitue pas une véritable contrepartie ; c'est seulement la condition nécessaire de la conservation du travail de l'esclave. Lorsque l'institution joue dans toute sa pureté, l'esclave n'est nourri qu'aussi longtemps que le produit de son travail l'emporte sur le coût de son entretien.
Rien n'est plus absurde que de comparer de tels rapports avec ceux qui existent dans l'économie libérale entre l'ouvrier et l'entrepreneur. Le travail salarié libre est sorti historiquement en partie du travail servile et il a fallu longtemps pour qu'il se dépouille de toutes les traces de son origine et revête la forme qu'il a dans l'économie capitaliste. On méconnaît la nature de cette dernière quand on met sur le même plan le travail salarié libre et le travail de l'esclave. On peut, au point de vue sociologique, établir une comparaison entre eux. Tous deux se présentent également sous la forme d'une division sociale du travail. Tous deux sont des systèmes de coopération sociale et présentent en conséquence des traits communs. Mais la sociologie ne doit pas oublier que le caractère économique des deux systèmes est tout différent. On se trompe entièrement quand on essaie de défendre la cause du travail salarié libre au point de vue économique au moyen d'arguments empruntés à l'étude du travail servile. Le travailleur libre reçoit comme salaire la part imputable à son travail dans la production. Le maître qui fait travailler des esclaves dépense la même somme, d'une part pour leur entretien et d'autre part pour leur achat, achat dont le prix est fonction de l'écart qui existe entre la rémunération du travailleur libre et les frais d'entretien de l'esclave. L'excédent de salaire libre sur les frais d'entretien du travailleur revient ainsi à celui qui transforme l'homme libre en esclave, au chasseur d'esclaves, non pas au marchand d'esclaves ou au propriétaires d'esclaves. Ces deux derniers, dans l'économie servile, n'ont pas de revenu spécifique. Vouloir dès lors étayer la théorie de l'exploitation de l'homme par l'homme en se référant à l'économie servile, c'est méconnaître entièrement la nature du problème posé [8].
Dans la société divisée en ordres tous les membres des ordres qui ne jouissent pas de la pleine capacité juridique ont un intérêt commun : ils aspirent tous à une amélioration du statut juridique de leur ordre. Tous les tenanciers aspirent à un allègement des redevances qui pèsent sur eux, tous les esclaves aspirent à la liberté, c'est-à-dire à une condition qui leur permettrait d'exploiter leur capacité de travail à leur profit. Cet intérêt commun à tous les membres du même ordre social est d'autant plus fort qu'il est plus difficile à l'individu de s'élever lui-même au-dessus du niveau assigné par la loi à son rang. Le fait que, dans quelques cas exceptionnels, des individus particulièrement doués parviennent à la faveur de hasards favorables à s'élever à un rang supérieur n'a guère d'importance. Les désirs et les espoirs insatisfaits d'individus isolés ne sauraient engendrer des mouvements de masse. Bien moins que le désir de réfréner le mécontentement social, c'est la nécessité de renouveler leur propre force qui pousse les ordres privilégiés à ne pas mettre d'obstacle à l'ascension des mieux doués. Les individus les mieux doués à qui on a refusé la possibilité de s'élever ne peuvent devenir dangereux que lorsque leur appel à l'action violente rencontre un écho dans de vastes couches de mécontents.
3. La lutte des classes
La cessation de toutes les luttes entre les différents ordres sociaux ne supprimerait pas l'opposition qui existe entre eux aussi longtemps que l'idée de la division de la société en ordres ne serait pas abolie. Même si les opprimés réussissaient à secouer leur joug, les différences entre les ordres ne seraient pas supprimées pour autant. Seul le libéralisme pouvait venir à bout de l'opposition fondamentale des rangs sociaux. En combattant toute atteinte à la liberté de la personne, en considérant le travail libre comme plus productif que le travail servile, en faisant de la liberté de circulation et du libre choix de la profession les bases d'une politique rationnelle, il a sonné le glas des ordres sociaux. Rien ne caractérise mieux l'impuissance de la critique antilibérale à comprendre la signification historique du libéralisme que les tentatives qu'elle a faites pour le dénigrer, en le représentant comme l'expression d'intérêts de groupes particuliers.
Dans la lutte entre ordres sociaux, tous les membres d'une même ordre sont unis par la communauté du but poursuivi. Leurs intérêts peuvent par ailleurs différer autant qu'on voudra ; ils se rencontrent du moins sur un point : ils veulent tous améliorer la situation juridique de leur ordre. Une telle amélioration comporte en général certains avantages économiques, l'objet même de la différence juridique des ordres étant précisément d'avantager économiquement les uns par rapport aux autres.
Le concept de classe tel que l'entend la théorie antagoniste se présente sous un tout autre aspect. Cette théorie qui suppose entre les classes des abîmes infranchissables ne va pas au bout de sa propre logique lorsqu'elle se borne à diviser la société en trois ou quatre grandes classes. Pour être conséquente avec elle-même elle devrait poursuivre la division de la société en groupes d'intérêts jusqu'au point où elle rencontrerait des groupes dont tous les membres rempliraient exactement la même fonction. Il ne suffit pas de diviser les possédants en propriétaires fonciers et capitalistes. Il faut aller plus loin et arriver par exemple à des groupes tels que : les filateurs de coton qui produisent le même numéro de fil, les fabricants de chevreau noir, les producteurs de bière blonde. Ces groupes ont bien un intérêt commun qui les oppose à tous les autres groupes : ils ont le même intérêt à ce que l'écoulement de leurs produits s'opère dans les conditions les plus favorables. Mais cet intérêt commun est singulièrement restreint. Dans l'économie libre aucune branche de la production ne peut s'assurer d'une façon durable un bénéfice supérieur à la moyenne, non plus qu'elle ne peut travailler longtemps à sa perte. Ainsi la communauté d'intérêt des membres d'une même branche de la production ne s'étend pas au delà de la constitution d'un marché favorable pour une période de temps limitée. Pour le reste, ce n'est pas la solidarité d'intérêts mais la concurrence qui domine les rapports de ses membres. Cette concurrence ne subit de restriction au nom des intérêts du groupe que là où sous une forme quelconque la liberté économique se trouve déjà elle-même limitée. Mais pour que le schéma puisse s'appliquer à la critique de la doctrine de la solidarité des intérêts particuliers de classe, il faudrait apporter la preuve qu'il demeure valable à l'intérieur d'une économie libre. Ce n'est pas une preuve en faveur de la théorie de la lutte des classes que de montrer par exemple qu'un intérêt commun lie les propriétaires fonciers entre eux et les oppose à la population urbaine dans la politique douanière, ou d'établir qu'il existe un conflit entre les propriétaires fonciers et les citadins pour la possession du pouvoir politique. La théorie libérale ne nie aucunement que les interventions de l'État dans le libre jeu de l'économie crée des intérêts particuliers ; elle ne nie nullement que certains groupements s'efforcent de s'assurer par cette voie des avantages particuliers. Elle dit seulement que ces avantages particuliers, en tant qu'ils constituent des privilèges en faveur de petits groupes, provoquent des luttes politiques violentes, des révoltes de la majorité non privilégiée contre la minorité privilégiée, et que l'évolution de toute la société se trouve entravée par le trouble de la paix qui en résulte. Elle dit seulement que ces privilèges, lorsqu'ils deviennent la règle générale, nuisent également à tous, car ils prennent aux uns ce qu'ils donnent aux autres et n'entraînent comme résultat définitif qu'une diminution de la productivité du travail. La communauté d'intérêts des membres des divers groupes et leur opposition d'intérêts aux autres groupes sont toujours la conséquence des restrictions apportées au droit de propriété, à la liberté des échanges ou du choix de la profession ; ou bien elles découlent de la communauté ou de l'opposition des intérêts dans une courte période transitoire.
Mais s'il n'existe entre les groupes dont les membres occupent la même position dans l'économie aucune communauté particulière d'intérêts qui les opposent aux autres groupes il ne peut pas en exister davantage à l'intérieur de groupes plus importants dont les membres occupent une position non plus identique mais seulement analogue. Si aucune communauté particulière d'intérêts ne lie les filateurs de coton entre eux il ne peut pas en exister davantage entre les filateurs et les fabricants de machines. Entre les filateurs et les tisseurs, entre les constructeurs de machines et ceux qui les utilisent, l'opposition des intérêts est aussi marquée que possible. La communauté des intérêts n'existe que la où la concurrence est éliminée, par exemple entre les propriétaires de terres de qualité et de situation identiques.
La théorie qui divise la population en trois ou quatre grands groupes ayant chacun un intérêt commun se trompe déjà quand elle considère les propriétaires fonciers comme une classe ayant des intérêts identiques. Aucune communauté particulière d'intérêts ne lie les propriétaires de terres arables, de forêts, de vignobles, de mines, ou de terrains à bâtir, si ce n'est qu'ils défendent le droit de propriété privée de la terre. Mais ce n'est pas là un intérêt particulier aux propriétaires. Quiconque a reconnu la signification de la propriété privée des moyens de production pour le rendement du travail social, qu'il soit lui-même propriétaire ou non, doit s'en faire l'avocat dans son propre intérêt au même titre que les propriétaires. Ces derniers n'ont vraiment un intérêt particulier que lorsque la liberté de la propriété et du commerce a été limitée de quelque manière.
Il n'a pas davantage d'intérêts communs à tous les travailleurs salariés. L'idée d'un travail homogène est aussi chimérique que l'idée d'un travail universel. Le travail du filateur est différent de celui du mineur et différent de celui du médecin. Les théoriciens du socialisme pour qui l'opposition des classes est insurmontable s'expriment en général comme s'il existait une sorte de travail abstrait que chacun serait capable d'accomplir et comme si le travail qualifié n'entrait pas en ligne de compte. En réalité il n'existe pas de "travail en soi". Le travail non qualifié n'est pas non plus homogène. Le métier de balayeur et celui de porteur sont deux choses toutes différentes. En outre, le rôle joué par le travail non qualifié, si on le considère au point de vue purement quantitatif, est beaucoup plus restreint que n'a coutume de l'admettre la théorie orthodoxe des classes.
La théorie de l'imputation a le droit, dans la déduction de ses lois, de parler de "terre" et de "travail" en soi. En effet, pour elle, tous les biens d'ordre supérieur n'ont de sens qu'en tant qu'ils sont des objets pour l'économie. Quand, simplifiant l'infinie variété des biens d'ordre supérieur elle les classe en un petit nombre de grands groupes, la raison en est simplement que cela facilite l'élaboration d'une doctrine tout entière orientée vers un but bien déterminé. On reproche souvent aux économistes de se mouvoir dans les abstractions. mais, ceux qui leur adressent ce reproche oublient que les concepts de "travail" et de "travailleur", de "capital" et de "capitaliste", etc., sont eux-mêmes des abstractions et ils ne craignent pas de transporter purement et simplement le "travailleur" théorique de l'économie politique dans la vie économique concrète de la société.
Les membres d'une même classe sont les uns par rapport aux autres des concurrents. Si le nombre des travailleurs diminue et si en même temps le rendement limite du travail augmente, le salaire s'accroît et avec lui le revenu et le niveau de vie du travailleur. C'est là un fait contre lequel les syndicats ne peuvent rien. Ils en reconnaissent implicitement l'exactitude en se constituant eux-mêmes, eux qui étaient censés être nés pour lutter contre les entrepreneurs, en corporations fermées.
Mais la concurrence s'exprime aussi à l'intérieur des classes par le fait que les travailleurs entrent en compétition en vue d'améliorer leur situation et de s'élever à un rang social supérieur. Que ce soit tel ou tel individu qui parvienne au premier rang dans l'atelier et qui se joigne à la minorité relative qui s'élève des couches inférieures aux couches supérieures, peu importe aux membres des autres classes pourvu que ce soit le plus capable. Mais pour les travailleurs eux-mêmes c'est là une question d'importance. Sur ce point chacun se trouve en concurrence avec son voisin. sans doute chaque travailleur a intérêt — et cela résulte de la solidarité sociale — à ce que tous les autres postes supérieurs soient occupés par les meilleurs et les plus qualifiés. Mais chacun est anxieux de se voir attribuer le poste auquel il est candidat, même s'il n'est pas le plus qualifié pour l'occuper, car le bénéfice direct qu'il en retirera sera bien plus considérable que la portion du dommage général qui retombera indirectement sur lui.
Si on abandonne la théorie de la solidarité des intérêts de tous les membres de la société, qui est la seule théorie capable d'expliquer la possibilité même de la société, alors on ne peut même pas dire que la société se dissolve en classes ; il faut dire qu'il ne reste plus que des individus qui s'affrontent comme des adversaires. Ce n'est pas dans la classe, mais seulement dans la société que l'opposition des intérêts individuels peut être surmontée. Il n'entre pas dans la société d'autres éléments composants que les individus. L'idée d'une classe dont l'unité serait fondée sur une communauté particulière d'intérêts est purement chimérique ; c'est l'invention d'une théorie insuffisamment élaborée. Plus la société est complexe et plus la spécialisation y est poussée, plus les groupes de personnes occupant à l'intérieur de l'organisme social une situation analogue sont nombreux, et plus aussi naturellement diminue en moyenne le nombre des membres de chaque groupe à mesure que le nombre des groupes augmente. Le fait que les membres de chaque groupe ont en commun certains intérêts immédiats ne suffit pas à créer entre eux une identité d'intérêts. L'analogie de leurs situations fait d'eux des concurrents et non pas des hommes ayant des aspirations identiques. Et le fait que des groupes apparentés n'occupent pas une situation absolument analogue ne crée pas non plus entre eux une complète communauté d'intérêts ; dans la mesure même où leurs situations sont analogues, la concurrence doit nécessairement jouer entre eux.
Les intérêts des propriétaires de filatures de coton peuvent avoir à certains points de vue des orientations parallèles ; mais dans cette mesure les filateurs sont les uns par rapport aux autres des concurrents. A un autre point de vue seuls les filateurs produisant le même numéro de coton occupent des situations exactement analogues ; la concurrence règne alors à nouveau entre eux dans la même mesure. A un troisième point de vue le parallélisme des intérêts s'étend plus loin encore ; il peut englober tous ceux qui travaillent dans l'industrie du coton, puis tous ceux qui produisent du coton y compris les planteurs et les salariés, puis encore tous les industriels quels qu'ils soient, etc. ; le groupement est sans cesse différent suivant les intérêts que l'on considère. Mais une identité complète est à peine possible et, dans la mesure où elle existe, elle ne conduit pas seulement à une communauté d'intérêts à l'égard de tiers ; elle conduit aussi à l'établissement de la concurrence à l'intérieur même du groupe.
Une théorie cherchant dans la lutte des classes la source de toute l'évolution sociale devrait montrer que la position de chaque individu dans l'organisme social est déterminée uniquement par sa situation de classe, c'est-à-dire par son appartenance à une certaine classe et par la relation qui unit cette classe elle-même aux autres classes. Le fait que dans les luttes politiques certains groupes sociaux entrent en conflit avec d'autres n'est pas une preuve à l'appui de cette théorie. Pour prouver sa validité il faudrait encore qu'elle montre que le groupement en vue de la lutte est orienté nécessairement dans une direction déterminée et qu'il peut pas être influencé par les idéologies indépendantes de la situation de classe. Il faudrait qu'elle montre que la façon dont les groupes les plus petites s'unissent pour former des groupes plus larges qui à leur tour forment les classes dans lesquelles se divise la totalité de la société, ne repose pas sur des compromis et sur des alliances réalisées en vue d'une action commune éphémère, mais sur des faits résultant de nécessités sociales, sur la communauté incontestable d'intérêts.
Qu'on considère par exemple les éléments divers qui composent un parti agraire. Quand en Autriche les producteurs de vin, de céréales, et les éleveurs de bétail s'assemblent pour former un parti unique, on ne peut pas dire que c'est l'identité des intérêts qui les a réunis. En effet chacun de ces trois groupes a des intérêts différents. Leur fusion en vue d'obtenir certaines mesures douanières est un compromis entre des intérêts opposés. Mais un tel compromis n'est possible que s'il se fonde sur une idéologie dépassant les intérêts de classe. L'intérêt de classe de chacun des trois groupes considérés s'oppose à celui des autres groupes. Ils ne peuvent s'unir qu'en renonçant en totalité ou en partie à certains intérêts particuliers, même s'ils n'agissent ainsi en définitive que pour pouvoir défendre plus efficacement d'autres intérêts particuliers.
Il en va autrement en ce qui concerne l'opposition des travailleurs et des propriétaires des moyens de production. Les intérêts particuliers des différents groupes de travailleurs ne sont pas identiques. Chaque groupe a des intérêts suivant les capacités et les connaissances de ses membres. Le prolétariat n'est pas en vertu de sa position de classe une classe homogène comme le prétend le parti socialiste ; il ne devient tel que par l'intervention de l'idéologie socialiste qui oblige chaque individu et chaque groupe à abandonner ses intérêts particuliers. La tâche des syndicats consiste précisément à rechercher sans cesse des compromis capables de surmonter ces conflits [9].
Il peut toujours se constituer entre les groupes d'intérêts des coalitions et alliances autres que celles qui existent déjà. Si telles ou telles ont été effectivement conclues, cela dépend de l'idéologie et non pas de la position de classe des groupes. La cohésion de la classe est déterminée non par l'identité des intérêts de classe, mais par des fins politiques. Toute communauté particulière d'intérêts est extrêmement limitée ; elle est effacée ou contrebalancée par l'opposition d'autres intérêts particuliers, à moins qu'une idéologie déterminée ne fasse apparaître la communauté des intérêts comme plus forte que leur opposition.
La communauté des intérêts de classe n'est pas quelque chose qui existe indépendamment de la conscience de classe, et la conscience de classe ne vient pas s'ajouter à une communauté particulière d'intérêts déjà donnée ; c'est elle qui crée le cette communauté. La prolétariat ne constitue pas dans le cadre de la société moderne un groupe particulier dont l'attitude serait déterminée sans équivoque par sa position de classe. Les individus ne se réunissent en vue d'une action politique commune que lorsqu'apparaît l'idéologie socialiste ; l'unité du prolétariat ne résulte pas de sa position de classe mais de l'idéologie de la lutte des classes. Le prolétariat n'existait pas en tant que classe avant l'apparition du socialisme, et le socialisme n'est pas non plus la conception politique qui correspond à la classe du prolétariat ; c'est la pensée socialiste qui a créé la classe prolétarienne en réunissant certains individus en vue d'atteindre un but politique déterminé.
Il en va de l'idéologie de classe comme de l'idéologie nationaliste. Il n'existe pas non plus, en réalité, d'opposition entre les intérêts des différents peuples et des différentes races. c'est l'idéologie nationaliste qui fait naître la croyance à l'existence de ces oppositions et qui transforme les nations en groupes particuliers qui se combattent les uns les autres. L'idéologie nationaliste divise la société verticalement, l'idéologie socialiste horizontalement. En ce sens, ces deux idéologies s'excluent réciproquement. C'est tantôt l'une tantôt l'autre qui l'emporte. En 1914 l'idéologie nationaliste refoule à l'arrière-plan en Allemagne l'idéologie socialiste. Ainsi se constitue brusquement un front unique nationaliste. En 1918 ce fut l'idéologie socialiste qui triompha à nouveau de l'idéologie nationaliste.
Dans une société libre il n'existe pas de classes séparées par des intérêts inconciliables. La société, c'est la solidarité des intérêts. La constitution de groupes particuliers n'a jamais d'autre but que de détruire la cohésion de la société. Par sa fin et par sa nature elle est antisociale. Il n'existe de communauté d'intérêts entre les prolétaires que dans la mesure où ils se proposent un même but : bouleverser la société ; et il n'en va pas autrement de la communauté particulière d'intérêts des membres d'un même peuple.
Le fait que la théorie marxiste n'a pas défini de façon plus précise le concept de classe a permis l'emploi de ce mot dans les sens les plus différents. Quand on représente tantôt le conflit entre possédants et non-possédants, tantôt celui entre la ville et la campagne, tantôt encore celui entre bourgeois, paysans et travailleurs comme le conflit essentiel, quand on vient vous parler des intérêts du capitalisme des armements, du capitalisme de l'alcool et du capitalisme de la finance [10] ; quand on vous parle de l'internationale de l'or et qu'aussitôt après on vous explique que l'impérialisme est dû aux conflits du capital, il est facile de voir qu'il ne s'agit là que de slogans à l'usage des démagogues et dépourvus de tout intérêt pour la sociologie. Le marxisme, sur ce point fondamental de sa doctrine, ne s'est jamais élevé au-dessus du niveau d'une doctrine partisane à l'usage de la rue [11].
4. Les formes de la lutte des classes
la répartition de l'ensemble du produit de la production nationale en salaire, rente foncière, intérêt du capital et profit de l'entrepreneur s'opère en fonction de l'imputation du rendement. Dans cette distinction, ce n'est pas la position de force qu'occupent les différentes classes en dehors de l'économie qui joue le rôle décisif ; c'est l'importance relative attribuée aux différents facteurs de la production par l'économie. C'est là un fait admis par toutes les théories d'économie politique. Sur ce point l'économie classique s'accorde avec la doctrine moderne du profit limite. Même la théorie marxiste qui emprunte sa doctrine de la répartition des biens à la théorie post-classique ne fait pas exception. dans sa déduction des lois d'après lesquelles s'établit la valeur du travail — salaire du travailleur et plus-value —, elle construit, elle aussi, une théorie de la répartition où agissent seuls des facteurs purement économiques. La théorie marxiste de la répartition nous paraît remplie de contradictions et d'absurdités. Elle n'en est pas moins une tentative pour expliquer la formation des prix des différents facteurs de la production par des raisons purement économiques. Sans doute Marx fut-il amené par la suite, dans l'obligation où il se trouvait pour des raisons politiques de reconnaître les avantages du mouvement syndicaliste pour les travailleurs, à faire sur ce point certaines concessions. Mais le fait qu'il maintint son système économique prouve que ce n'était bien là pour lui qu'une concession qui laissait subsister sans changement ses conceptions fondamentales.
Si l'on veut appliquer le terme de lutte aux efforts que fint les parties qui s'affrontent sur le marché pour s'assurer le meilleur prix possible dans des conditions déterminées, alors l'économie est le théâtre d'une lutte permanente de tous contre tous, et non pas d'une lutte de classes. Le conflit n'est pas entre les classes, mais entre les individus qui participent à l'économie. Même lorsqu'il se forme des groupes de concurrents en vue d'une action commune, ce ne sont pas des classes mais des groupes qui s'opposent. Les avantages obtenus par une catégorie déterminée de travailleurs ne profitent pas à l'ensemble des travailleurs ; tout au contraire les intérêts des travailleurs des différents branches de la production sont aussi opposés que ceux des entrepreneurs et des travailleurs.
En parlant de lutte des classes, la théorie marxiste ne peut pas avoir en vue l'opposition qui met aux prises sur le marché acheteurs et vendeurs [12]. La lutte qu'elle désigne sous le nom de lutte des classes se livre sans doute pour des motifs économiques, mais elle se déroule en dehors de l'économie. Lorsqu'elle assimile la lutte des classes à la lutte entre les ordres, elle ne peut viser qu'un conflit politique se jouant en dehors du marché. Il n'a jamais pu exister d'autre conflit entre les maîtres et les esclaves, entre les seigneurs propriétaires et les tenanciers du sol. Sur le marché, aucun rapport n'existait entre eux. Le marxisme pose comme un fait d'évidence que les possesseurs ont seuls intérêt au maintien de la propriété privée des moyens de production, que les propriétaires ont un intérêt contraire, que les uns et les autres ont conscience de cet état de choses et agissent en conséquence. Nous avons déjà montré que cette conception ne serait juste que si l'on admettait la vérité de tous les théorèmes marxistes. L'institution de la propriété privée des moyens de production n'est pas seulement conforme à l'intérêt des possédants, mais aussi à celui des non-possédants. Ce n'est nullement une nécessité que la société soit divisée entre ces deux grandes catégories, toutes deux conscientes de leur intérêt de classe. Les marxistes ont eu assez de peine à éveiller la conscience de classe des travailleurs et à les rallier à leur plan de répartition de la propriété. C'est la théorie de l'opposition insurmontable des intérêts de classe qui a groupé les travailleurs en vue d'une action commune contre la classe bourgeoise. C'est cette conscience de classe créée par l'idéologie de la lutte des classes qui a fait de cette dernière une réalité. C'est l'idée qui a créé la classe, et non la classe qui a créé l'idée.
Dans ses moyens d'action comme dans son origine et dans ses fins, la lutte des classes se situe en dehors de l'économie. Les grèves, le sabotage, les actes de violence et de terreur ne révèlent pas de l'économie. Ce sont des moyens de destruction qui tendent à interrompre le cours de la vie économique, ce sont des moyens de combat qui ne peuvent qu'entraîner la destruction de la société.
5. La lutte des classes comme moteur de l'évolution sociale
De la doctrine de la lutte des classes le marxisme tire cette conséquence que l'organisation socialiste de la société s'imposera inéluctablement à l'humanité dans l'avenir. Selon lui, dans toute société reposant sur la propriété privée, il existe nécessairement une opposition insurmontable entre les intérêts des différentes classes ; les opprimés se dressent contre les oppresseurs ; cette opposition d'intérêts assigne aux classes leur position historique et la politique qu'elles doivent suivre. Ainsi l'histoire se présente comme un enchaînement de lutte de classes jusqu'au moment où, avec le prolétariat moderne, apparaît une classe qui se libère de la domination de classe en supprimant toutes les oppositions de classe et toute oppression.
La théorie marxiste de la lutte a exercé son influence bien au delà des milieux socialistes. Le recul de l'idée libérale de la solidarité finale des intérêts de tous les membres de la société ne lui est sans doute pas uniquement imputable. Il est également dû au réveil des idées impérialistes et protectionnistes. Mais, plus le libéralisme perdait de sa force et plus grandissait la force d'attraction de l'évangile marxiste. Car il a au moins cet avantage sur les autres théories antilibérales : il admet la possibilité de la vie en société. Toutes les autres doctrines qui nient l'harmonie des intérêts contestent par là même à la vie sociale toute possibilité d'exister. Ceux qui, comme les nationalistes, les racistes ou même simplement les protectionnistes estiment que les oppositions d'intérêts entre les nations sont insurmontables, nient la possibilité d'une coexistence pacifique des nations. Les défenseurs irréductibles des intérêts de la paysannerie ou de la petite bourgeoisie qui adoptent en politique une attitude uniquement fonction des intérêts des groupes qu'ils représentent devraient logiquement aboutir à nier les avantages de la vie en société. En face de ces théories, dont la conclusion logique est le pessimisme le plus sombre en ce qui concerne l'avenir de l'évolution sociale, le socialisme se présente comme une doctrine optimiste, dans la mesure du moins où il laisse subsister dans l'organisation nouvelle à laquelle il aspire la solidarité entre tous les membres du corps social. Le besoin est si grand d'une philosophie sociale qui ne nie pas a valeur de la vie en société que nombreux sont ceux qui ont été précipités pour cette raison dans les bras du socialisme, qui, sans cela, en seraient demeurés éloignés. C'est le pessimisme décourageant des autres théories antilibérales qui les a rejetés vers le socialisme.
Mais en se ralliant au socialisme, on oublie que le dogme marxiste qui prédit l'avènement d'une société sans classes repose entièrement sur le postulat considéré comme irréfutable de la productivité infinie de l'organisation socialiste du travail. "La possibilité, grâce à la production sociale, d'assurer à tous les membres de la société une existence où leur soient garantis non seulement une richesse matérielle chaque jour croissante mais encore le développement de toutes leurs facultés corporelles et intellectuelles, cette possibilité existe aujourd'hui pour la première fois, mais elle existe." [13] Le seul obstacle qui nous sépare de cette société qui promet à tous le bien-être, c'est la propriété privée des moyens de production qui, après avoir été "une forme d'évolution des forces productrices," en est devenue "la chaîne." [14] Libérer ces forces des liens que leur ont imposés les méthodes de production capitaliste, "c'est ouvrir les voies à un progrès ininterrompu et sans cesse accéléré des forces productrices et par là une augmentation de la production pratiquement sans limite." [15] "L'évolution de la technique moderne, en créant la possibilité de satisfaire d'une façon suffisante et même plus que suffisante les besoins de la collectivité, à la condition que la production soit économiquement l'oeuvre de cette collectivité et lui soit réservée, a modifié pour la première fois le caractère de l'opposition des classes qui, cessant d'être la condition de l'évolution sociale, devient au contraire une entrave à l'organisation consciente et rationnelle de la société. A la lumière de cette constatation, l'intérêt de classe du prolétariat opprimé apparaît comme résidant dans la suppression de tous les intérêts de classes et dans la constitution d'une société sans classes. L'antique loi de la lutte des classes, qui paraissait éternelle, conduit ainsi, par sa logique propre, au nom des intérêts particuliers de la classe sociale la plus défavorisée et la plus nombreuse, celle du prolétariat, à la suppression de toutes les oppositions de classes, à la constitution finale d'une société où règnent l'identité des intérêts et la solidarité humaine." [16]
L'argumentation marxiste est donc la suivante : l'avènement du socialisme est inéluctable, parce que les méthodes de production du socialisme sont plus rationnelles que celles du capitalisme. Mais le marxisme se borne à affirmer l'existence de cette supériorité comme allant de soi et c'est à peine s'il essaie de la prouver par quelques remarques jetées au hasard [17].
Mais si l'on admet la supériorité des méthodes de production socialistes sur toutes les autres, pourquoi limiter la portée de cette affirmation en disant que cette supériorité dépend de certaines conditions historiques et n'a pas toujours existé ? Pourquoi une longue période est-elle nécessaire pour que le socialisme arrive à maturité ? Ce serait certes incompréhensible si les marxistes daignaient expliquer pourquoi, avant le XIXe siècle, les hommes n'avaient jamais songé à adopter les méthodes plus productives de l'économie socialiste et pourquoi, si l'idée leur en était venue, ils n'auraient pu la réaliser. Pourquoi faut-il qu'un peuple, avant de parvenir au socialisme, parcoure toutes les étapes de l'évolution, alors même que l'idée du socialisme lui est devenue familière ? On comprend qu'il en puisse être ainsi si l'on admet "qu'un peuple n'est pas mûr pour le socialisme tant que la majorité de la nation demeure hostile à cette doctrine et ne veut pas en entendre parler." Mais pourquoi "ne peut-on affirmer avec certitude" que l'heure du socialisme a sonné "lorsque la majorité de la nation, constituée par le prolétariat, s'affirme dans sa majorité favorable au socialisme" [18] ? N'est-ce pas manquer totalement de logique d'affirmer que la guerre mondiale a entraîné une régression de l'évolution sociale et a reculé l'époque où la société sera mûre pour le socialisme. "Le socialisme, c'est-à-dire le bien-être général à l'intérieur de la civilisation moderne, n'est rendu possible que par le développement formidable des forces productives du capitalisme, par les richesses énormes qu'il a créées et concentrées dans les mains de la classe capitaliste. Un État qui a gaspillé ces richesses par une politique insensée, par exemple par une guerre sans résultats, ne constitue a priori pas un terrain favorable à la diffusion rapide du bien-être dans toutes les couches de la société." [19] S'il est exact que les méthodes socialistes de production multiplient le rendement, le fait que la guerre nous a appauvris serait une raison de plus pour hâter l'avènement du socialisme.
A cela Marx répond : "Une forme de société ne disparaît pas avant que toutes les forces de production pour lesquelles elle constitue un cadre suffisant aient atteint leur plein développement, et une organisation nouvelle supérieure de la production ne peut jamais s'instaurer avant que les conditions qui la rendent matériellement possible n'aient été réalisées à l'intérieur même de la société antérieure." [20] Mais cette réponse admet comme établi ce qu'il s'agit précisément de prouver, c'est-à-dire aussi bien le fait de la supériorité de productivité des méthodes socialistes de production que le rang plus élevé qui leur est attribué par une classification qui voit en elles la marque d'un stade plus avancé de l'évolution sociale.
6. La théorie de la lutte des classes et l'interprétation de l'histoire
La majorité de l'opinion admet aujourd'hui que l'évolution historique conduit au socialisme. On se la représente en gros comme le passage de la féodalité au capitalisme, puis au socialisme, du règne de la noblesse à celui de la bourgeoisie et enfin de la démocratie prolétarienne. Le fait que le destin inévitable de notre société aboutira au socialisme réjouit les uns, attriste les autres ; rares sont ceux qui mettent sa réalité en doute. Cette esquisse de l'évolution sociale avait été tracée avant la venue de Marx. Mais c'est lui qui lui a donné sa forme définitive et sa popularité. C'est lui surtout qui l'a intégrée dans un système philosophique.
De tous les grands systèmes de la philosophie idéaliste allemande, seuls ceux de Schelling et de Hegel ont exercé une influence directe et profonde sur la formation des différentes sciences. De la philosophie de la nature de Schelling est née une école spéculative dont les constructions, pures créations de "l'intuition intellectuelle," jadis admirées et vantées, ont depuis longtemps sombré dans l'oubli. La philosophie de l'histoire de Hegel a dominé pendant une génération la science allemande ; on écrivit des histoires générales, des histoires de la philosophie, de la religion, du droit, de l'art, de la littérature sur le modèle hégélien. Toutes ces hypothèses évolutionnistes purement arbitraires et souvent bizarres se sont elles aussi évanouies. Le mépris où les écoles de Schelling et de Hegel avaient précipité la philosophie conduisit les sciences de la nature à rejeter tout ce qui dépasse l'expérience et l'analyse du laboratoire et les sciences de l'esprit à se désintéresser de tout ce qui n'est pas la recherche et la critique des sources. La science se limita à l'étude des faits, toute synthèse fut condamnée comme non scientifique. L'esprit philosophique ne put pénétrer à nouveau la science que sous une impulsion venue d'ailleurs : de la biologie et de la sociologie.
De toutes les constructions de l'école hégélienne il n'y en a qu'une qui ait connu une existence de quelque durée : c'est la théorie marxiste de la société. Mais elle est demeurée sans rapport avec les différentes sciences. Les idées marxistes se sont révélées incapables de fournir aux recherches historiques un fil conducteur. Toutes les tentatives pour écrire une histoire d'inspiration marxiste ont lamentablement échoué. Les travaux historiques des marxistes orthodoxes, comme Kautsky et Mehring, n'ont pas même atteint le stade de l'exploitation personnelle et de l'interprétation philosophique des sources. Ils se sont bornés à des exposés faits au moyen des recherches d'autrui et dont toute l'originalité consiste en un effort pour considérer tous les événements à a lumière du marxisme. L'influence des idées marxistes s'est certes étendue bien au delà du cercle des disciples orthodoxes ; maint historien qu'on ne saurait considérer au point de vue politique comme un adepte du socialisme marxiste s'en rapproche singulièrement dans ses conceptions de la philosophie de l'histoire. Mais précisément l'intervention du marxisme joue un rôle perturbateur dans les travaux de ces chercheurs. L'emploi d'expressions aussi imprécises que les termes d'exploitation, de mise en valeur du capital, de prolétariat obscurcit le regard et empêche le jugement impartial, et l'idée que toute l'histoire passée ne constitue que la préface de la société socialiste oblige à une interprétation des sources qui leur fait violence.
L'idée que la domination bourgeoise exercée par la bourgeoisie doit faire place à celle du prolétariat s'appuie pour une large part sur l'habitude devenue générale depuis la Révolution française d'assigner un numéro d'ordre aux différents états et aux différentes classes. La Révolution française et le mouvement qui en est découlé dans les États européens et américains ont amené, dit-on, la libération du tiers-état ; la libération du quatrième état est maintenant à l'ordre du jour. Faisons abstraction du fait que la conception qui voit dans le triomphe des idées libérales une victoire de la classe bourgeoise et dans la période de libre-échange une période de domination de la bourgeoisie suppose démontrés tous les éléments de la théorie marxiste de la société. Car une autre question s'impose immédiatement à l'esprit : pourquoi serait-ce précisément le prolétariat qui serait le quatrième état dont l'heure aurait maintenant sonné ? Ne pourrait-on pas soutenir, et même à plus juste titre, que c'est dans la population paysanne qu'il faut chercher ce quatrième état ? Sans doute pour Marx la question ne faisait-elle aucun doute. C'est pour lui une chose certaine que dans l'agriculture comme partout la grande exploitation supplante la petite et que le paysan propriétaire sera remplacé par l'ouvrier sans terre des latifundia. Le fait que la thèse selon laquelle les petites et moyennes exploitations sont incapables de soutenir la concurrence est depuis longtemps enterrée, pose ici une question à laquelle le marxisme est incapable de fournir une réponse. L'évolution à laquelle nous assistons conduirait à admettre que la domination est en train de passer entre les mains des paysans plutôt que dans celles des prolétaires [21].
Ici encore la question essentielle, c'est le jugement que l'on porte sur les effets des deux organisations sociales, capitaliste et socialiste. Si le capitalisme n'est pas ce produit de l'enfer que nous présente la caricature qu'en fait le socialisme, et si le socialisme n'est pas cet ordre idéal des choses que prétendent ses partisans, toute la construction s'écroule. La discussion se ramène toujours au même point : l'organisation socialiste permet-elle une productivité du travail social supérieure à celle de l'organisation capitaliste ?
7. Conclusion
La race, la nationalité, le rang social exercent sur la vie une influence directe. Peu importe qu'une idéologie de parti prétende ou non grouper tous les membres de la même race ou de la même nation, du même État ou du même ordre social dans une action commune. L'existence des races, de nations, d'États, d'ordres sociaux détermine les actions humaines même si aucune idéologie n'invite les hommes à se laisser conduire dans un sens déterminé en raison du groupe auquel ils appartiennent. La pensée et l'action d'un Allemand se ressentent de la formation intellectuelle qu'il doit au fait qu'il appartient à la communauté de langue allemande. Peu importe à ce point de vue qu'il ait subi ou non l'influence de l'idéologie d'un parti nationaliste. En tant qu'Allemand il pense et agit autrement qu'un Roumain dont la pensée est le fruit de l'histoire de la langue roumaine, et non de la langue allemande.
L'idéologie de parti du nationalisme est un facteur tout à fait indépendant de l'appartenance à une nation déterminée. Des idéologies nationalistes contradictoires peuvent coexister et se disputer l'âme des individus. Il peut aussi n'en exister aucune. L'idéologie de parti est toujours quelque chose qui vient s'ajouter au fait donné de l'appartenance à un groupe social déterminé ; elle constitue donc une source particulière d'action. Le simple fait d'appartenir à un groupe ne suffit pas à faire naître dans les esprits une doctrine de parti. La position de parti de chaque individu résulte toujours d'une théorie distinguant ce qui est avantageux et ce qui ne l'est pas. On peut jusqu'à un certain point incliner de par sa situation sociale vers une idéologie déterminée ; les doctrines ne revêtent-elles pas le plus souvent une forme destinée à les rendre plus attrayantes pour un groupe social déterminé ? Mais il faut toujours distinguer l'idéologie de cette donnée qu'est la situation naturelle et sociale.
L'être social de chaque individu relève lui-même de l'idéologie dans la mesure où la société est un produit de la volonté et par suite aussi de la pensée humaine. Le matérialisme historique se perd dans une inextricable confusion d'idées quand il considère l'être social comme indépendant de la pensée.
Si l'on nomme position de classe de l'individu la place qu'il occupe dans l'organisme fondé sur la coopération que constitue l'économie, ce que nous venons de dire vaut également pour la classe. Force est de distinguer entre les influences que l'individu subit du fait de sa position sociale et celles qu'exercent sur lui les idéologies politiques des partis. L'employé de banque subit les influences qui résultent de sa position dans la société. Si dès lors il se détermine en faveur de la politique capitaliste ou de la politique socialiste, cela dépend des idées dont il subit l'influence.
Si l'on prend le concept de classe dans l'acception marxiste d'une division tripartite de la société en capitalistes, propriétaires du sol et salariés, alors ce concept perd toute précision. Il n'est plus qu'un fiction au service d'une idéologie politique de parti. C'est ainsi que les concepts de bourgeoisie, classe ouvrière, prolétariat, sont des fictions dont l'utilité pour la science dépend de la valeur de la théorie qui les emploie. cette théorie, c'est la doctrine marxiste d'après laquelle des conflits irréductibles existent entre les classes. Si l'on estime que cette théorie n'est pas valable, alors il n'existe plus de différences ou d'oppositions de classes au sens marxiste de ces mots. S'il est prouvé qu'entre les intérêts bien compris de tous les membres de la société il n'existe en dernière analyse aucune opposition, non seulement il en résulte clairement que la conception marxiste de l'opposition des intérêts ne vaut rien mais encore le concept de classe, au sens où l'emploie la doctrine socialiste, perd toute sa valeur. Car c'est seulement dans le cadre de cette doctrine que le groupement des capitalistes, des propriétaires fonciers et des ouvriers en unités spirituelles peut avoir un sens. Hors de cette doctrine, un tel groupement est aussi dépourvu de signification que le serait par exemple le groupement de tous les hommes blonds ou de tous les hommes bruns en unités distinctes, à moins que l'on ne veuille, comme le font certaines théories racistes, donner à la couleur des cheveux une valeur particulière, que ce soit comme caractère extérieur ou comme élément constitutif.
Dans sa vie, sa pensée et sa philosophie chaque individu subit d'une façon décisive l'influence de la position qu'il occupe dans le processus social de la production fondé sur la division du travail. Il en est de même maints égards de la différence de la situation assignée à chaque individu dans la production sociale. Entrepreneurs et travailleurs pensent différemment parce que les habitudes de leur travail quotidien leur font voir les choses sous un jour différent. L'entrepreneur a toujours des choses une large vision d'ensemble, le travailleur une vision partielle et réduite [22]. Le premier s'élève aux généralités, le second reste attaché aux détails. Ce sont là sans doute des faits d'importance pour la connaissance des rapports sociaux, mais il n'en résulte pas qu'on ait le droit de faire intervenir le concept de classe au sens où l'entend la théorie socialiste. Car les différences que nous avons signalées ne sont pas en soi des caractères spécifiques propres aux différentes positions occupées dans le processus de la production. Le petit entrepreneur se rapproche davantage par sa façon de penser de l'ouvrier que du grand entrepreneur. L'employé préposé à la direction d'une grande entreprise est au contraire plus apparenté à l'entrepreneur qu'au travailleur. A maints égards la distinction entre riche et pauvre est plus importante pour la connaissance des rapports sociaux que nous avons ici en vue que la distinction entre entrepreneur et travailleur. Le niveau d'existence et la manière de vivre sont davantage fonction de l'importance du revenu que de la place occupée dans la production. Cette dernière n'entre en ligne de compte que dans la mesure où elle intervient dans la détermination de l'échelle des revenus.
Notes
[1] Cf. Marx, Das Kapital, t. I, p. 550. — Tout le passage auquel la citation ci-dessus est empruntée ne figurait pas dans la première édition parue en 1867. Marx l'a introduit pour la première fois dans l'édition française parue en 1873, d'où Engels l'a reprise pour la 4e édition allemande. Masaryk (Die philosophischen und soziologischen Grundlagen des Marxismus, Vienne, 1899, p. 299) remarque avec juste raison que cette addition est en corrélation avec les modifications que Marx a fait subir à sa thèse dans le tome III du Capital. Il est permis d'y voir une rétractation de la théorie marxiste des classes. C'est un fait remarquable que dans le tome III du Capital le chapitre intitulé "les classes" s'interrompt brusquement après quelques phrases. Dans ses considérations sur le problème des classes Marx n'est pas allé au delà de l'affirmation sans preuve d'un dogme.
[2] Sur l'histoire du concept de répartition, cf. Cannan, o.c., pp. 183 sqq.
[3] Cf. Ricardo, Principles of Political Economy and Taxation, p. 5.
[4] Cf. Marx, Das Kapital, t. III, IIe partie, 3e éd., p. 421.
[5] Cunow (Die marxsche Geschichts-, Gesellschafts- und Staatstheorie, tome II, Berlin, 1921, pp. 61 sqq.) essaie de défendre Marx contre le reproche qu'on lui a fait de confondre les concepts de rang social et de classe. Mais ses propres remarques et les passages des écrits de Marx et d'Engels qu'il cite montrent au contraire combien ce reproche est justifié. Qu'on lise par exemple les 6 premiers paragraphes de la 1re partie du Manifeste Communiste intitulée "Bourgeois et Prolétaires" et l'on se convaincra que là tout au moins les termes de rang social et de classe sont employés sans cesse indistinctement. On a déjà rappelé plus haut que, lorsqu'il devint par la suite à Londres plus familier avec le système de Ricardo, Marx sépara son concept de classe du concept de rang social et le relia aux trois facteurs de la production de Ricardo. Mais Marx n'a jamais développé ce nouveau concept de classe ; Engels et les autres marxistes n'ont pas davantage tenté de montrer ce qui fiat des concurrents — car ce sont là des individus dont "la similitude des revenus et des sources de revenus" fait une unité spirituelle — une classe animée par les mêmes intérêts particuliers.
[6] Cf. Bagehot, Physics and Politics, Londres, 1872, pp. 71 sqq.
[7] Aujourd'hui encore il existe suffisamment de terres libres à la disposition des individus qui voudraient se les approprier. Cependant le prolétaire européen ne s'expatrie pas en Afrique ou au Brésil mais préfère demeurer dans son pays comme salarié.
[8] "La source du profit du propriétaire d'esclaves, dit Lexis (à propos du livre de Wicksell, Über Wert, Kapital und Rente in "Schmollers Jahrbuch", tome XIX, pp. 335 sqq.) ne peut pas être méconnue et cela est également vrai du sweater. Le rapport normal de l'entrepreneur au travailleur n'a rien de commun avec une telle exploitation, c'est bien plutôt une dépendance d'ordre économique qui influe incontestablement sur la répartition du produit du travail. Le travailleur qui ne possède rien est contraint de se procurer des biens de consommation immédiate sous peine de périr ; il ne peut en général appliquer son travail qu'à la production de biens destinés à la consommation à venir, mais ce n'est pas là la question principale car même lorsque, comme c'est le cas du mitron, il fabrique un produit destiné à être consommé le jour même, la part de production qu'il reçoit est influencée défavorablement par le fait qu'il ne peut pas exploiter pour son propre compte sa capacité de travail mais qu'il est contraint de la vendre, en renonçant au produit de son travail, en échange de moyens de subsistance, plus ou moins suffisants. Ce sont là des banalités, mais elles conserveront pour l'observateur impartial leur force convaincante à cause de leur évidence même." Böhm-Bawerk (Einige strittige Fragen der Kapitalstheorie, Vienne et Leipzig, 1900,p. 112) et Engels (Préface au tome III du Kapital, p. xii) voient avec raison dans ces idées — qui ne font d'ailleurs que traduire les conceptions généralement admises par "l'économie populaire" allemande — une approbation prudemment enveloppée de la théorie socialiste de l'exploitation. Nulle part les sophismes économiques de la théorie de l'exploitation n'apparaissent plus clairement que dans cet essai de justification qu'en a tenté Lexis.
[9] Le Manifeste Communiste lui-même est contraint de le reconnaître : "L'organisation des prolétaires en classe, et par là même en parti politique est menacée sans cesse par la concurrence qui existe entre les travailleurs eux-mêmes." (O.c., p. 30). Cf. aussi Marx, Das Elend der Philosophie, 8e édition, Stuttgart, 1920, p. 161.
[10] Ce faisant on oublie totalement, avec une singulière inconséquence, les intérêts des travailleurs en tant que producteurs.
[11] Même Cunow (O.c., t. II, p. 53) doit concéder dans son apologie du marxisme si dépourvue d'esprit critique que Marx et Engels, dans leurs écrits politiques, n'ont pas parlé seulement des trois classes principales, mais ont encore distingué toute une série de classes secondaires ou adventices.
[12] Cf. la citation de Marx, p. 376.
[13] Cf. Engels, Herrn Dührings Umwältzung der Gesellschaft, p. 304.
[14] Cf. Marx, Zur Kritik der politischen Ökonomie, éd. par Kautsky, Stuttgart, 1897, p. xi.
[15] Cf. Engels, o.c., p. 304.
[16] Cf. Max Adler, Marx als Denker, 2e éd., Vienne, 1921, p. 68.
[17] Sur les tentatives faites par Kautsky, cf. ci-dessus, p. 209.
[18] Cf. Kautsky, Die Diktatur des Proletariats, 2e éd., Vienne, 1918, p. 12.
[19] Cf. Ibid., p. 40.
[20] Cf. Marx, Zur Kritik der politischen Ökonomie, p. xii.
[21] Gerhard Hildebrand, Die Erschütterung der Industrieherrschaft und des Industriesozialismus, Iéna, 1910, pp. 213 sqq.
[22] Cf. Ehrenberg, Der Gesichtskreis eines deutschen Fabrikarbeiters "Thünen-Archiv", tome I, pp. 320 sqq.