Origines de la grande propriété foncière
Nous revenons maintenant à ce point de notre examen d'où la branche secondaire de l'État urbain se détache de l'Etat féodal primitif ; de là nous suivrons désormais la branche principale se dirigeant vers le sommet.
De même que le sort de l'Etat urbain est déterminé par l'agglomération de cette richesse autour de laquelle gravite l'organisation politique, le capital commercial, le sort de l'Etat territorial est déterminé par l'organisation de cette richesse autour de laquelle gravite son organisation politique : la propriété foncière.
En suivant la marche de la différenciation économique dans la tribu pastorale nous avons pu nous convaincre que là déjà la loi de l'agglomération autour de noyaux de richesses déjà existants se manifeste activement aussitôt qu'intervient le moyen politique sous la forme de pillage guerrier et surtout avec l'esclavage. La tribu primitive était déjà divisée en nobles et hommes francs : à ces deux classes vient se subordonner comme tiers-état l'esclave dénué de droits politiques.
Cette inégalité des fortunes et des rangs sociaux, transplantée dans l'État primitif, s'accentue fortement avec la sédentarité qui crée la propriété foncière privée. Dès la formation première de l'État primitif, de grandes inégalités prennent naissance en raison de la division de la tribu pastorale en puissants princes, propriétaires d'esclaves et de troupeaux, et en hommes francs. Les princes doivent nécessairement occuper plus de terre que ces derniers.
Ceci a lieu d'abord tout naïvement et avec une entière inconscience du fait que les grandes possessions foncières puissent devenir l'instrument d'un puissant accroissement du pouvoir social et des richesses. Il était alors encore au pouvoir des hommes francs d'empêcher la formation de la grande propriété foncière s'ils avaient pu prévoir qu'elle pût être un jour employée contre eux. A la période qui nous occupe, la terre n'a aucune valeur : le but et le prix de la lutte n'est pas la terre pure et simple, mais la terre cultivée, la terre avec les paysans attachés à la glèbe, objet et instruments de travail dont la réunion engendre le but du moyen politique : la rente foncière.
Quant à la terre inculte dont il existe d'énormes superficies, chacun peut en prendre selon ses besoins, autant qu'il veut ou peut cultiver. L'idée de mesurer à quelqu'un une part déterminée du fonds inépuisable en apparence semble aussi saugrenue que l'idée de répartir des portions de l'atmosphère.
Selon l'usage pastoral, les princes de la tribu reçoivent tout d’abord plus de « terre cultivée et de serfs » que n'en ont les simples bommes francs. C'est leur droit princier comme patriarches, comme chefs d'armée, commandant une nombreuse suite militaire composée d'affranchis, de serfs et de protégés (fugitifs, etc.) ; nous avons là le germe d'une inégalité originaire parfois considérable dans l'étendue des possessions foncières respectives. Et ce n'est pas tout. Les princes ont besoin aussi d'une plus grande quantité de la terre inculte car ils amènent avec eux des serfs, des esclaves qui, ne jouissant pas des droits de la tribu, sont par conséquent, d'après le droit primitif de toute l'humanité, incapables de posséder de la terre. Il leur en faut pourtant pour pouvoir exister, et le maître la prend pour eux, afin de les y établir. Plus le prince nomade était riche et plus le seigneur est puissant.
Par là la richesse d'abord et ensuite le rang social se trouvent consolidés d'une manière infiniment plus stable et plus constante que pendant la période pastorale. Le troupeau le plus considérable peut disparaître : la propriété foncière est indestructible ; les hommes dont le labeur en extrait la rente se reproduisent constamment en nombre suffisant, même après les plus terribles carnages, et la chasse aux esclaves est toujours là pour renouveler le stock de spécimens adultes.
Autour de ces noyaux fixes de richesses les fortunes s'agglomèrent avec une tout autre rapidité qu'auparavant. Si la première occupation fut innocente, l'on s'aperçut toutefois très vite que la rente augmente en proportion du nombre d’esclaves transportés sur de nouvelles terres. Dès lors la politique extérieure de l'Etat Féodal n'a plus pour but unique l'acquisition de « terre et d'hommes » ; elle convoite aussi les hommes seuls, les hommes que l'on emmène comme esclaves pour leur faire cultiver les nouveaux domaines. Lorsque c'est l'Etat entier qui engage une guerre ou une expédition de pillage, les nobles reçoivent la part du lion dans le partage du butin : très souvent aussi, accompagnés seulement de leur suite, ils entreprennent de leur chef quelque expédition aventureuse et l'homme franc resté au pays ne reçoit naturellement aucune part des captures. Dès lors la propriété foncière aristocratique s'étend avec une rapidité vertigineuse ; plus le noble possède d'esclaves, plus il reçoit de rente foncière et plus il peut par conséquent entretenir de gens de guerre : valets, manants peu disposés au travail, fugitifs ; et avec leur aide il peut capturer de nouveaux esclaves qu'il établit sur ses domaines où ils contribuent à l'augmentation de ses revenus.
Le cours des événements est absolument le même lorsque existe un pouvoir central auquel revient, d'après la convention universelle des peuples, le droit de disposer des terres incultes. Non seulement l'accaparement des terres est toléré par ce pouvoir, mais encore il a lieu fréquemment avec sa sanction expresse. Tant que le seigneur féodal demeure le vassal soumis de la couronne, il est en effet dans l'intérêt de celle-ci de le rendre aussi fort que possible afin d'augmenter le pouvoir militaire qu'il doit mettre à la disposition du suzerain. Cet état de choses, qui nous est familier dans l'histoire des Etats Féodaux de l'occident, existe également sous des conditions totalement différentes, ainsi que le démontre le fait suivant : « Aux îles Fidji les prestations consistaient principalement en service guerrier : le vainqueur recevait comme butin une part des nouvelles terres avec les habitants réduits en esclavage et acceptait par là implicitement de nouvelles obligations militaires[1]. »
Cette accumulation de propriété territoriale toujours plus considérable entre les mains de l’aristocratie conduit maintenant l’Etat Féodal Primitif de degré supérieur au rang d’Etat Féodal Développé possédant une complète hiérarchie féodale. J'ai décrit ailleurs[2] en détail en me basant sur les données puisées aux sources mêmes, l'enchaînement de faits qui amena cet état de choses en ce qui concerne le territoire allemand, et j'ai indiqué là, à plusieurs reprises, qu'il s'agit d'un processus typique quant à l'ensemble de ses traits principaux. On ne pourrait expliquer autrement le développement au Japon d'un système féodal exactement semblable au nôtre malgré le fait que la population appartienne à une race entièrement différente de la race aryenne et possède une base technique d'exploitation tout autre – un puissant argument contre la conception matérialiste de l'histoire poussée à l'extrême – : le Japonais en effet emploie non la charrue mais la houe.
Le but de cette étude n'est pas d'examiner le sort d'un peuple particulier mais de noter les traits caractéristiques et partout identiques d'une évolution typique déterminée par la nature humaine éternellement uniforme. Nous laisserons donc de côté comme trop connus les deux exemples les plus grandioses de l'Etat Féodal Développé, l'Europe occidentale et le Japon, et nous nous attacherons principalement aux cas moins universellement connus donnant, ici aussi, la préférence au matériel ethnographique plutôt qu'aux sources historiques proprement dites.
Ce que nous avons maintenant à décrire c'est la transformation progressive mais radicale de l'organisation politique et sociale de l'Etat Féodal Primitif : la prépondérance politique tombe du pouvoir central aux mains des seigneurs : l’homme franc décline, et le sujet s’élève.
Le pouvoir central dans l'Etat Féodal Primitif
Le patriarche de la tribu pastorale, malgré tout le prestige que lui valent ses fonctions de général et de grand-prêtre, ne possède néanmoins aucun pouvoir despotique, et le roi des petites peuplades devenues sédentaires n'a en général qu'une autorité des plus restreintes. Par contre la première agglomération en une imposante armée de fortes tribus pastorales se produit généralement sous l'impulsion d'un génie militaire et dans des formes despotiques[3]. En temps de guerre la phrase d'Homère « la règle de la majorité n'est pas une bonne chose, au-dessus du grand nombre il devrait y avoir un roi » est une vérité éprouvée et reconnue par les peuples les plus réfractaires à toute idée d'autorité. Sur le sentier de la guerre le libre chasseur primitif obéit sans réserve au chef qu'il a élu ; les cosaques de l'Ukraine, si jaloux de leur indépendance en temps de paix, accordaient à leur hetman pendant la guerre pleins pouvoirs de vie et de mort. Cette soumission au général est un trait commun à toute psychologie de guerriers véritables.
De même que l'on trouve à la tête des grandes expéditions de nomades des despotes tout puissants, un Attila, un Omar, un Gengis-Khan, un Tamerlan, un Mosilikatse, un Ketchouéyo, de même l'existence d'un fort pouvoir central semble être la règle tout d'abord dans les grands Etats formés par la fusion belliqueuse de plusieurs Etats Féodaux Primitifs. Citons au hasard Sargon, Cyrus, Clovis, Charlemagne, Boleslaw le rouge. Parfois, surtout tant que l'Etat n'a pas atteint ses limites géographiques ou sociologiques, ce pouvoir peut se maintenir intact entre les mains de quelques monarques énergiques dont l'autorité dégénère alors facilement en une « césaromanie », allant jusqu'au plus insensé des despotismes. La Mésopotamie et l'Afrique en particulier nous offrent des exemples caractéristiques de ces derniers cas. Nous ne pouvons nous étendre ici sur les formes de gouvernement de ces Etats, formes qui n'ont eu d'ailleurs qu'une influence insignifiante sur la marche générale des événements. Contentons-nous de constater que le développement de la forme despotique du gouvernement résulte avant tout des deux faits suivants : Quelle position religieuse occupe le souverain en dehors de ses fonctions de général ? Possède-t-il ou non le monopole du commerce ?
Le césarisme uni de la papauté tend partout à développer les formes les plus crasses du despotisme pendant que, par la séparation des pouvoirs spirituels et séculiers, leurs représentants respectifs se contiennent et se modèrent mutuellement. Nous trouvons une émonstration caractéristique de ce fait dans les conditions sociales des Etats Malais de l'Insulinde, véritables Etats Maritimes dont la fondation forme un pendant exact à celle des Etats Maritimes de la Grèce. Le prince y est en général tout aussi impuissant que l'était le roi aux temps reculés de l'histoire attique. Là, comme à Athènes, le pouvoir est exercé par les chefs de district (à Soulou les datto, à Atjeh les panglima). Par contre, partout où « comme à Toba le souverain pour des raisons religieuses occupe la position d'un petit pape, les choses changent de face. Les panglima dépendent alors entièrement du rajah dont ils ne sont que les fonctionnaires[4]. » Nous rappellerons encore ici le fait connu que les aristocraties d'Athènes et de Rome, après avoir aboli l'ancienne royauté, conférèrent néanmoins le titre de « roi » à un représentant du pouvoir, dénué de toute autorité effective : les dieux devaient continuer de recevoir leurs sacrifices selon l'usage. Pour la même raison le descendant des anciens rois de la tribu est souvent maintenu comme dignitaire purement représentatif longtemps après que le pouvoir proprement dit est passé aux mains d'un chef belliqueux. L'on trouve ainsi chez les derniers Mérovingiens le maire du palais carolingien à côté du roi fainéant de la race de Meroweg, comme au Japon le shogun à côté du Mikado et dans le royaume des Incas le généralissime aux côtés du Huillcauma dont le pouvoir est de plus en plus restreint aux fonctions sacerdotales[5][6].
Outre les fonctions sacerdotales le monopole de commerce, que le chef de la tribu possède généralement aux périodes primitives, augmente considérablement son autorité : c'est là une conséquence naturelle du développement décrit plus haut du commerce pacifique par les cadeaux d'hospitalité. Salomon possédait, dit-on, un monopole de ce genre[7].
Les chefs des tribus nègres ont aussi en général le monopole commercial[8] ; de même le roi des Zoulous[9]. Dans les tribus des Galla le chef reconnu « est aussi le trafiquant de sa tribu ; aucun de ses sujets n'a le droit de faire le commerce directement avec les étrangers[10] ». Chez les Barotzé et les Mabounda le chef est « strictement, d'après la loi, l'unique commerçant du pays[11] ».
Ratzel apprécie très justement la portée significative de ces faits : « Le monopole du commerce se joint au pouvoir magique pour fortifier l'autorité du chef ; celui-ci seul médiateur du trafic, amasse entre ses mains tous les objets susceptibles d'exciter la convoitise de ses sujets et devient ainsi l'unique dispensateur des biens précieux ; lui seul peut exaucer les désirs les plus ardents de ses sujets. Il y a dans ce système une source de grande puissance[12]. »
La royauté peut devenir très puissante en particulier dans les territoires nouvellement conquis lorsque le monopole du commerce vient augmenter encore l'autorité déjà très fortement établie du gouvernement.
Néanmoins nous ne trouvons pas là, dans la règle, d'absolutisme monarchique, même dans les cas de despotisme les plus inouïs en apparence. Le souverain peut tout à son aise exercer sa rage contre ses sujets, surtout contre la classe inférieure : son autorité n'en est pas moins très entravée par le co-gouvernement aristocratique. Ratzel remarque à ce sujet : « La prétendue cour des princes de l'Afrique et de l'Amérique des temps primitifs est en général aussi leur conseil. La tyrannie dont nous trouvons les traces chez tous les peuples inférieurs, même lorsque la forme du gouvernement est républicaine, a sa source non dans la force supérieure de l'Etat ou du chef, mais dans la faiblesse morale de l'individu qui est livré presque sans résistance au pouvoir existant[13]. » La forme de gouvernement du royaume des Zoulous est un despotisme limité ; de puissants ministres (indouna), dans d'autres tribus cafres un Conseil qui domine fréquemment peuple et princes, gouvernent à côté du souverain nominal. Pourtant sous le règne de Tchaka il était défendu sous peine de mort de tousser ou d'éternuer en présence du despote et le fait de rester les yeux secs à la mort d'un membre de la maison royale était puni aussi sévèrement[14]. Il en est de même des royaumes de l'Afrique Occidentale, le Dahomey et le pays des Achantis, trop célèbres par leur épouvantable organisation sanguinaire. « Malgré la dévastation de vies humaines causée par les guerres, la traite, et les sacrifices humains, il n'existe nulle part dans ces Etats de despotisme absolu (...) Bowditch fait ressortir la similarité du système en vigueur chez les Achantis avec le système d'administration de la Perse tel que le décrit Hérodote[15]. »
Nous le répétons une fois de plus : il faut se garder de placer sur le même niveau le despotisme et l'absolutisme. Dans les États Féodaux de l'Europe Occidentale le souverain possédait de même fréquemment un pouvoir de vie et de mort sur ses sujets, et une autorité illimitée ; et pourtant il était impuissant dès que les « grands » se dressaient contre lui. Tant qu'il ne touche pas à l'organisation de classe il peut librement donner cours à sa cruauté et même, une fois par hasard, sacrifier un des seigneurs ; mais malheur à lui s'il ose s'attaquer aux privilèges économiques de l'aristocratie. On trouve dans les puissants royaumes de l'Est Africain des exemples caractéristiques de cette autorité, d'un côté – légalement – absolument sans bornes, de l'autre – politiquement – étroitement restreinte : « Dans le gouvernement des Ouganda et Ouanyoro, le roi domine officiellement toute la contrée, mais ce n'est là qu'une apparence de domination : en réalité le pays est soumis aux principaux chefs du royaume. Sous Mtesas ils incarnaient la résistance du peuple vis-à-vis des influences étrangères et Mouanga les craint lorsqu'il désire introduire quelque innovation. Mais bien que le pouvoir royal soit très restreint, en réalité il tient un rôle important quant aux cérémonies extérieures. Pour la masse du peuple le souverain est le maître absolu car il dispose librement de l'existence de ses sujets, et c'est seulement dans le cercle restreint des plus hauts courtisans que sa toute-puissance est entravée[16]. »
La même règle s'applique aussi aux peuples de l'Océanie, pour ne pas oublier le dernier des grands cercles formateurs d'Etats : « Nulle part une médiation représentative entre le prince et le peuple ne fait défaut (...) Le principe aristocratique corrige... le principe patriarcal. Le despotisme aigu provient de la pression des classes et des castes plutôt que de la volonté autoritaire d'un individu[17]. »
La désagrégation politique et sociale de l'Etat Féodal Primitif
Nous ne pouvons ici étudier en détail les innombrables nuances que présente à l'examen ethno-historique et juridique la combinaison patriarcale aristocratique (ou ploutocratique) de la forme de gouvernement dans l'Etat Féodal Primitif. Elle n'a d'ailleurs qu'une importance minime pour la marche de l'évolution.
Quelque grande que soit à l'origine la puissance du souverain, un destin inexorable la détruit en peu de temps, et cette destruction s'effectue d'autant plus rapidement que cette puissance était plus grande, c'est-à-dire que le territoire de l'Etat Féodal Primitif de degré supérieur était plus étendu.
Grâce à l'occupation et à la colonisation toujours croissantes de terres incultes par de nouveaux esclaves la puissance du seigneur isolé s'accroît constamment, tendant à le rendre plus fort qu'il ne convient au pouvoir central. Mommsen[18] écrit au sujet des Celtes : « Lorsque dans un clan comptant 80.000 hommes en état de porter les armes un seul noble pouvait se présenter à la diète avec une suite de 10.000 hommes, outre les serfs et clients, il est évident que la position de ce seigneur était plutôt celle d'un dynaste indépendant que d'un simple membre du clan. » Il en est de même du Heiou des Somali, « grand propriétaire foncier qui tient en dépendance sur son domaine des centaines de familles : la comparaison avec nos institutions féodales du Moyen Age s'impose ici involontairement[19]. »
Bien qu'une telle élévation de quelques seigneurs isolés puisse se produire déjà dans l'Etat Féodal Primitif, elle n'atteint son plus haut degré que dans l'Etat de rang supérieur, dans le grand Etat Féodal. Elle est le résultat naturel de l'augmentation du pouvoir que confère à la propriété territoriale la délégation de l'autorité.
A mesure que le territoire de l'Etat s'étend, le pouvoir central est amené à céder une plus grande autorité aux gouverneurs des territoires-frontières les plus exposés aux attaques des ennemis du dehors et aux révoltes intérieures. Ces gouverneurs doivent unir au suprême commandement militaire la charge de premier fonctionnaire civil afin de pouvoir maintenir leur district sous la domination de l'Etat. Ils peuvent n'avoir besoin que d'un petit nombre de subordonnés pour le service civil, mais il leur faut toujours une grande force militaire permanente. Comment cette force sera-t-elle soldée ? Seul l'Etat parvenu à l'économie monétaire connaît le système des impôts affluant à une caisse centrale pour être répartis ensuite sur tout le territoire (il existe à cette règle une unique exception dont il sera parlé plus loin). Dans l'Etat Territorial d'économie naturelle, il ne peut être question ni de circulation monétaire ni de contribution en espèces. Le pouvoir central n'a donc d’autres ressources que d'assigner aux comtes, aux margraves ou aux satrapes les revenus de leur district. Ils s'approprient les taxes payées par les sujets, disposent des corvées, reçoivent les droits casuels, les amendes, etc., et doivent en échange entretenir une force armée, tenir une quantité déterminée de troupes à la disposition du pouvoir central, exécuter les constructions de routes et de ponts, donner l'hospitalité au souverain et à sa suite, ainsi qu'aux missi dominici et enfin servir à la cour une redevance fixe en objets précieux ou en produits d'un transport facile : chevaux, bestiaux, esclaves, métaux de prix, vin, etc.
En d'autres termes, le grand vassal reçoit un immense fief et devient le seigneur territorial le plus puissant de son district comme il en était, généralement déjà le plus important personnage. Il va de soi qu'il agit en cette qualité absolument comme le font ses pairs ne possédant pas de fonctions gouvernementales ; il occupe constamment de nouvelles terres sur lesquelles il établit de nouveaux serfs afin d'augmenter de plus en plus sa force militaire, un but que le pouvoir central ne peut qu'approuver et encourager. C'est la fatalité de l'existence de ces États d'être contraints à nourrir eux-mêmes les puissances locales destinées à les dévorer.
Le margrave peut parfois poser des conditions avant d'accorder son aide militaire, par exemple lors des éternelles querelles de succession. Il obtient alors telle importante concession, tout d'abord la reconnaissance formelle de l'hérédité de ses fonctions et de son fief qui est transformé maintenant en véritable fief féodal. Il devient ainsi toujours plus indépendant ; le mot mélancolique du moujik « le Ciel est haut et le Tzar est loin » est vrai sous tous les climats.
Nous trouvons en Afrique un exemple analogue ; « le royaume des Lunda[20] est un Etat Féodal dans toute l'acception du mot. Les chefs (Mouata, Mona, Mouene) agissent à leur guise en ce qui concerne les affaires intérieures tant que cela agrée au Mouata-Yamvo. Généralement les chefs plus puissants résidant au loin envoient une fois l'an à Moussoumba leurs caravanes apportant le tribut : mais les grands seigneurs les plus éloignés de la capitale se dispensent pendant de longues périodes de tout paiement pendant que les chefs moins puissants et résidant plus près de la cour doivent envoyer leurs redevances plusieurs fois par an[21]. »
Rien ne peut démontrer plus clairement quel grand rôle politique joue l'éloignement matériel dans ces Etats naturels faiblement coordonnés, et n'ayant qu'un insuffisant système de transport. On pourrait presque dire que l'indépendance des seigneurs féodaux augmente en raison du carré de la distance qui les sépare du siège du pouvoir central. La couronne doit rémunérer leurs services toujours plus chèrement, doit ou leur concéder l'un après l'autre les privilèges de souveraineté, ou tolérer qu'ils s'en emparent : hérédité des fiefs, droits de péage et de commerce (à un plus haut degré aussi le droit de battre monnaie), droit de plaid, droit d'aide, droit d'ost.
Les gouverneurs des provinces frontières parviennent ainsi graduellement à une indépendance de plus en plus complète et finalement à l'entière autonomie : néanmoins le lien officiel de suzeraineté peut continuer longtemps encore à réunir en apparence les principautés de fraîche date. Les exemples de cette marche typique des événements sont innombrables : l'histoire du Moyen Age en présente une chaîne ininterrompue. Non seulement les royaumes mérovingiens et carolingiens, mais encore plus tard la France, l'Allemagne, l'ltalie, l'Espagne, la Pologne, la Bohême, la Hongrie et aussi le Japon et la Chine[22] ont parcouru à plusieurs reprises ce processus de désagrégation. Il en a été de même des Etats Féodaux de la Mésopotamie. Les grandes puissances se désagrègent continuellement pour s'agglomérer de nouveau. A propos de la Perse, il est dit en toutes lettres : « Des Etats séparés, des provinces, réussissaient à la suite de soulèvements heureux à conquérir leur indépendance pour une période plus ou moins longue et le Grand Seigneur à Suze n'avait pas toujours le pouvoir de les ramener à l'obéissance ; dans d'autres provinces les satrapes ou les chefs militaires exerçaient un gouvernement despotique, déloyal et arbitraire, soit de leur propre autorité, soit comme princes tributaires ou vice-rois du Grand-Seigneur. Véritable entassement d'Etats et de Territoires sans droit commun, sans administration réglée, sans juridiction en force, sans ordre et sans loi uniforme, l'Empire persan marchait fatalement à la débâcle[23]. »
Il n'en était pas autrement de son voisin des Terres du Nil : « les familles d'occupants, les libres seigneurs du sol qui ne payaient tribut qu'au roi deviennent les princes souverains de certains territoires et districts. Ces princes (...) gouvernent les nomes, véritables départements administratifs, distincts de leurs possessions héréditaires. »
« Plus tard les heureuses expéditions guerrières qui remplirent très probablement la période restée inconnue entre l'Ancien et le Nouvel Empire, jointes à l'introduction de prisonniers de guerre que l'on pouvait utiliser comme manœuvres, provoqua une plus stricte exploitation des vaincus et une fixation exacte des redevances. Le pouvoir des Princes des nomes grandit de façon considérable pendant le Moyen Empire et des cours princières s'établirent qui rivalisent de faste avec la cour du Pharaon[24]. » « Lors de l'affaiblissement de l'autorité royale pendant la période de décadence les hauts fonctionnaires abusaient égoïstement de leur puissance pour obtenir l'hérédité de leurs charges[25]. »
Il va de soi que cette loi « historique » ne s'applique pas seulement aux peuples « historiques ». « En dehors du Radchistan aussi, dit Ratzel, à propos des Etats Féodaux de l'Inde, les nobles jouissent souvent d'une grande indépendance, si bien que à Haiderabad, après que le Nizam eut usurpé le pouvoir, les Oumara ou Nabad entretenaient des troupes indépendantes de son armée. Ces petits princes se conforment encore moins que les grands aux exigences toujours croissantes de l'administration des Etats Indiens[26]. »
En Afrique enfin les grandes puissances féodales naissent et disparaissent sans cesse, véritables bulles d'air surgissant des flots éternels de la Destinée pour s'évanouir aussitôt. Le puissant royaume des Achanti a été réduit en un siècle et demi à un cinquième de son ancien territoire[27] et nombre des royaumes auxquels se heurtaient jadis les Portugais ont disparu sans laisser de traces. Et pourtant c'étaient aussi de forts empires féodaux. « Les royaumes nègres fastueux et sanguinaires tels que le Benin, le Dahomey ou le royaume des Achanti, avec leur entourage de tribus sans organisation politique, offrent maint point de comparaison avec l'ancien Pérou et le Mexique. L'aristocratie héréditaire et exclusive des Mfoumous chargés principalement de l'administration des districts, et auprès d'elle la noblesse fonctionnaire plus éphémère, constituaient à Loango de puissants soutiens de l'autorité souveraine[28]. »
Lorsque le grand royaume originaire s'est désagrégé ainsi en un certain nombre d'Etats secondaires indépendants les uns des autres de fait ou de droit, l'éternel processus recommence. Le plus grand dévore le plus petit jusqu'à ce que se forme un nouvel empire.
« Les plus puissants seigneurs fonciers deviennent plus tard empereurs », dit laconiquement Meitzen à propos de l'Allemagne[29]. Mais ces grands domaines des familles régnantes fondent et se volatilisent aussi par suite de la nécessité où sont les princes de céder en fiefs aux vassaux belliqueux la souveraineté du sol. « Les rois eux-mêmes avaient épuisé tout ce qu'ils pouvaient donner ; leurs grandes possessions du Delta avaient fondu comme la neige au soleil », dit Schneider des Pharaons de la VIe dynastie. Et les domaines des Mérovingiens et des Carolingiens disparurent de la même manière dans le royaume des Francs comme en Allemagne ceux des maisons de Saxe et de Souabe[30]. Les faits à l'appui sont trop connus pour qu'il soit nécessaire de les citer.
Nous rechercherons plus loin quelles sont les forces qui ont libéré finalement l'Etat Féodal Primitif de l'engrenage de ce cercle magique dans lequel l'agglomération alterne sans fin avec la désagrégation. Nous avons à considérer maintenant, après le côté politique, le côté social de ce phénomène historique qui transforme de la façon la plus décisive l'organisation de classe.
L'homme franc, constituant la couche inférieure du groupe dominateur, est atteint partout avec une violence inouïe. Il tombe au servage. Sa déchéance va forcément de pair avec celle du pouvoir ! Tous deux également menacés par les empiètements des grands seigneurs territoriaux sont des alliés naturels en face de l'ennemi commun. La royauté ne peut dominer les grands vassaux que tant que le ban des hommes libres se trouvant sur leur district est supérieur en nombre aux hommes d'armes qui composent leur suite. Mais l'implacable nécessité, que nous avons déjà reconnue, force la couronne à livrer les paysans au seigneur en même temps qu'elle augmente sa puissance. Dès que la suite seigneuriale est plus forte que le ban royal, c'en est fait du paysan libre. Lorsque la souveraineté politique a été déléguée au seigneur, c'est-à-dire lorsqu'il est devenu un souverain plus ou moins indépendant, la subjugation de l'homme libre s'accomplit, en partie du moins, sous des formes de légalité apparente : on le ruine par le service militaire requis d'autant plus fréquemment que l'intérêt dynastique du suzerain convoite davantage de nouvelles terres et de nouveaux sujets ; on abuse des droits de corvées, on avilit la justice, etc.
Le coup de grâce est donné enfin à la classe des hommes francs par la délégation formelle ou l'usurpation effective du plus important privilège de la couronne : le droit de disposer des terres non occupées. Celles-ci appartiennent à l'origine au peuple, c'est-à-dire à la communauté des hommes libres : mais d'après un droit primordial universellement é le chef de cette communauté, le patriarche, peut en disposer comme bon lui semble. Ce droit est transmis maintenant avec tous les autres privilèges de souveraineté au seigneur territorial et celui-ci a désormais en main le moyen d'en finir une fois pour toutes avec ce qu'il reste d'hommes libres. Il proclame comme sa propriété tout terrain encore disponible, il en interdit l'occupation aux paysans libres et n'en permet l'accès qu'à ceux qui reconnaissent son autorité, c'est-à-dire à ceux qui acceptent d'occuper vis-à-vis de lui une position de dépendance, de servitude.
Le dernier coup est porté maintenant à la liberté rurale. Jusqu'alors l'égalité des fortunes était garantie jusqu'à un certain point ; le paysan eût-il douze fils, le bien familial demeurait néanmoins toujours intact, car onze d'entre eux pouvaient se défricher de nouveaux champs dans les marches communes ou dans les terres incultes qui n'avaient pas encore été distribuées aux communautés. Cette ressource n'existe plus désormais. Les champs sont morcelés là où grandirent de nombreux enfants ; ils sont réunis par le mariage des uniques héritiers. Il y a maintenant des « ouvriers » pour aider à cultiver de grandes superficies agricoles : ce sont les propriétaires de ces champs si réduits par de nombreux morcellements qu'ils ne peuvent plus assurer la subsistance de leurs possesseurs. La libre communauté villageoise est divisée en riches et pauvres et déjà le lien se détache qui, comme dans la fable, faisait la force du faisceau. Et lorsqu’enfin les serfs font leur apparition dans la commune, lorsqu'un paysan trop malmené s'est livré au seigneur ou lorsque ce dernier a installé un de ses serviteurs sur un bien devenu vacant par la mort ou l'insolvabilité du propriétaire, toute cohésion sociale disparaît. Le paysan divisé par les différences de classe et de fortune est livré pieds et poings liés à son suzerain.
Les événements ne se passent pas différemment lorsque le magnat ne peut mettre en avant aucun droit de souveraineté politique : dans ce cas la force, l'insolente violation du droit se substituent au droit même et le souverain, lointain et impuissant, dépendant du bon vouloir des usurpateurs, n'a ni le pouvoir ni la possibilité d'intervenir.
En ce qui concerne ces faits également, il serait superflu de citer des exemples. En Allemagne, la classe paysanne a parcouru trois fois ce processus d'expropriation et de déclassement. D'abord à l'époque celtique[31] ; puis l'orage frappa de nouveau les paysans aux IXe et Xe siècles et la troisième tragédie du même genre s'est déroulée à partir du XVe siècle dans les anciens territoires slaves de colonisation[32]. Le paysan eut le plus à souffrir dans les républiques aristocratiques où faisait défaut l'autorité monarchique dont la naturelle solidarité d'intérêts avec les sujets pouvait adoucir tout au moins les formes extérieures de l'oppression. La Gaule celtique au temps de César nous en fournit un des premiers exemples.
« Là les grandes familles réunissaient dans leurs mains les pouvoirs économiques, militaires et politiques. Elles affermaient seules en véritables monopoles les droits lucratifs de l'Etat, tyrannisaient les hommes francs oppressés par les charges des redevances, les forçaient à emprunter et à renoncer à leur liberté, d'abord de fait en tant que débiteurs, puis légalement comme serfs. C’est chez elles que s'est développé d'abord le système des suites, le privilège aristocratique de s'entourer d'un nombre d'hommes d'armes salariés, les « ambactes[33] », formant ainsi un Etat dans l'Etat. Appuyés sur ces hommes leur appartenant, elles défiaient les autorités légales et le ban communal et détruisaient virtuellement la communauté de l'Etat ... Seul le serf trouvait protection auprès de son maître, le devoir et l'intérêt contraignant ce dernier à venger les torts causés à son client. L'Etat n'ayant plus assez de force pour protéger les hommes francs, ceux-ci se donnèrent de plus en plus en servage aux puissants[34]. » Quinze cents ans plus tard nous trouvons exactement les mêmes conditions en Courlande, en Livonie, dans la Poméranie suédoise, le Holstein de l'Est, le Mecklembourg et surtout en Pologne. Là le paysan est écrasé par le seigneur, ici c'est le Schlachzize – le petit noble – qui succombe. « L'histoire du monde est monotone », dit Ratzel. Dans l'ancienne Egypte le même processus a détruit aussi la classe paysanne : « La période du Moyen Empire, succédant à une époque guerrière, apporta également aux paysans du Sud une aggravation de leur sort. A mesure que les possessions foncières et le pouvoir des hommes libres augmentent leur nombre diminue. Les taxes des paysans sont rigoureusement fixées au moyen d'une exacte estimation des biens, une sorte de cadastre. Sous l'influence de cette pression de nombreux paysans se réfugient vers les domaines et les cités appartenant aux princes des nomes, et entrent dans l'organisme économique des maisons princières comme valets ou artisans, ou même comme fonctionnaires. Ils contribuent ainsi, avec les prisonniers de guerre, à élargir l'administration du domaine princier et accélèrent l'expulsion des paysans de leurs possessions, expulsion qui était probablement d'un usage courant à l'époque[35]. »
Rien ne peut démontrer plus clairement que l'exemple de l'empire romain la nécessité inexorable de ce processus. Lorsque Rome apparaît sur la scène, en pleine « époque moderne », la notion de servitude a entièrement disparu et l'esclavage seul est connu. Quinze cents ans plus tard, après que Rome fut devenue une grande puissance au territoire exagérément étendu et dont les possessions reculées se détachent toujours davantage de la Métropole, les paysans sont retombés au servage. Les grands propriétaires fonciers auxquels sont concédées la juridiction commune et la police « ont réduit les manants, même lorsqu'ils étaient d'origine libre, propriétaire de « ager privatus vectigalis[36] » à une position de vasselage, ont développé avec une parfaite immunité la « glebae adscription[37] » virtuelle[38]. » En Gaule comme dans les autres provinces les Germains n'eurent qu'à adopter toute faite cette organisation féodale. La différence jadis si énorme entre les esclaves et les colons libres s'était entièrement effacée, économiquement d'abord et bientôt aussi dans la juridiction.
A mesure que l'homme franc tombe sous la dépendance politique et économique des seigneurs territoriaux du voisinage et qu'il est réduit au servage, la couche sociale jadis asservie s'élève. Les deux classes marchent l'une vers l'autre, se rencontrent à moitié chemin et finissent par fusionner. Ce que nous venons d'observer pour les libres colons et les esclaves laboureurs de la Rome de la décadence se répète partout. Ainsi en Allemagne les hommes libres et les anciens serfs se confondent en une couche sociale économiquement et légalement unifiée, celle des « Grundholden » (libres civilement mais tenus de rendre au seigneur certaines redevances et aides[39]).
L'élévation des anciens « sujets » – nommons les d'un terme compréhensif : la plèbe – est aussi inévitable que la déchéance des hommes libres, et résulte de la même condition fondamentale, la base de toute cette organisation de l'Etat : l'agglomération de la propriété foncière entre des mains toujours moins nombreuses.
La plèbe est l'adversaire naturelle du pouvoir central qui l'a vaincue et qui la taxe, et l'adversaire des hommes francs qui la méprisent et l'oppriment politiquement et économiquement. Le grand magnat lui aussi est l'adversaire du pouvoir central, car ce dernier représente un obstacle sur son chemin vers l'indépendance politique ; et il est également l'adversaire des hommes francs, alliés du pouvoir central qui de plus entravent effectivement par leurs possessions l'extension de sa souveraineté et froissent son orgueil princier par leurs prétentions à l'égalité des droits. L'accord des intérêts politiques et sociaux doit donc réunir le seigneur et la plèbe. Le seigneur ne peut arriver à l'indépendance entière que lorsqu'il dispose, dans ses luttes contre la couronne et les hommes francs, d'une troupe d'hommes d'armes éprouvés et de contribuables de bonne volonté. La plèbe ne peut être tirée de sa situation de paria que lorsque les hommes francs haïs et arrogants ont été abaissés.
C'est la solidarité d'intérêts entre le seigneur et ses sujets que nous rencontrons ici pour la seconde fois dans cette étude. Nous l'avons trouvée pour la première fois faiblement ébauchée durant la seconde période de la fondation de l'État. Cette solidarité porte le demi-prince à traiter ses serfs avec autant de bénévolence qu'il déploie de sévérité envers les hommes francs de son territoire ; les premiers combattront pour lui et paieraient la taille d'autant plus docilement, les seconds, malmenés et opprimés, céderont d'autant plus aisément à sa tyrannie, surtout comme par suite du déclin du pouvoir central leur indépendance souveraine n'est plus que l'ombre d'un mot. Ici et là – le fait s'est produit en Allemagne vers la fin du Xe siècle entièrement consciemment[40] – le seigneur exerce une autorité particulièrement bénigne et cherche à attirer à lui les sujets des potentats voisins, autant pour augmenter sa propre puissance militaire et contribuable que pour diminuer celle de ses rivaux. La plèbe obtient ainsi, de fait et de droit, des avantages de plus en plus nombreux, un meilleur droit de propriété, parfois même l'autonomie, le droit de juridiction dans les affaires de la commune. Elle s'élève à mesure que les hommes francs s'abaissent jusqu'à ce que tous deux se rencontrent à mi-chemin et se fondent en une couche sociale à peu près homogène légalement et économiquement. A demi serfs, à demi sujets, ils constituent une formation caractéristique de l'Etat Féodal, lequel ne distingue pas encore nettement entre le droit commun et le droit privé ; c'est là une conséquence immédiate de son évolution historique qui érigea la domination politique dans le but de soutenir des droits économiques privés.
La fusion ethnique
La fusion légale et sociale des hommes libres abaissés et de la plèbe élevée a naturellement comme conséquence la pénétration ethnique. Si d'abord le « commercium et connubium[41] » furent sévèrement déniés aux asservis, les obstacles ne purent se maintenir longtemps : au village ce n'est plus le sang bleu, mais la richesse, qui décide de la classe sociale. Souvent sans doute le descendant « pur sang » des guerriers pasteurs doit remplir chez le descendant également « pur sang » des serfs les humbles fonctions de valet de ferme. Le groupe social des sujets est composé maintenant d'une partie de l'ancien groupe ethnique des dominateurs et d'une partie de l'ancien groupe des asservis.
D'une partie seulement de ces derniers ! Le reste a fusionné avec l'autre partie de l'ancien groupe des dominateurs pour former une nouvelle classe sociale homogène. Une partie de la plèbe s'est élevée non seulement jusqu'au niveau auquel s'est abaissée la masse des hommes francs mais encore bien au delà de ce point, et a conquis l'admission complète dans le groupe dominateur aussi augmenté en importance qu'il a diminué en nombre.
Cela aussi est un fait universellement constaté et qui résulte partout inéluctablement des conditions mêmes de l'organisation féodale. Le « primus inter pares » qui occupe la position souveraine, soit comme représentant du pouvoir central, soit comme potentat local, a besoin pour gouverner d'instruments plus dociles que ne le sont ses pairs. Ceux-ci représentent une classe qu'il doit abaisser s'il veut s'élever lui-même et cela il le veut, il doit le vouloir, la poursuite du pouvoir étant ici pure manifestation de l'instinct de conservation. Sur ce chemin les membres de la famille et les nobles arrogants ne peuvent être que des obstacles. Aussi dans toutes les cours, chez le plus puissant potentat comme chez le seigneur de domaines presque entièrement d'ordre privé, nous trouvons en qualité de fonctionnaires à côté des membres du groupe dominateur des hommes de descendance obscure. Ceux-ci, sous les dehors de serviteurs du roi, sont souvent de véritables « éphores[42] » co-possesseurs du pouvoir souverain comme représentants de leur groupe. Ainsi les Indouna à la cour du roi des Bantou. Il n'est pas surprenant que le prince plutôt que d'écouter des conseillers gênants et exigeants se confie de préférence à des hommes qui sont entièrement ses créatures, dont le sort est inextricablement lié au sien, et qui devraient fatalement le suivre dans sa chute.
lci aussi il est presque superflu de citer les faits historiques à l'appui. Chacun sait qu'aux cours des royaumes féodaux de l'Europe Occidentale, l'on trouvait à côté des parents du roi et de quelques grands vassaux, des éléments appartenant au groupe inférieur, hommes d'Eglise ou habiles soldats, occupant les plus hautes situations. Il y avait parmi les « antrustions[43] » de Charlemagne des représentants de toutes les races et de tous les peuples de son empire. Cette élévation des fils intrépides de peuples subjugués se retrouve aussi dans la légende de Théodoric le Grand. Je cite encore quelques exemples moins connus :
Dans la terre des Pharaons, dès l'Ancien Empire, à côté de fonctionnaires impériaux recrutés parmi l'aristocratie féodale issue des pasteurs-conquérants, princes des nomes représentants de la couronne et investis d'un pouvoir quasi-souverain, il existait un fonctionnarisme de cour qui occupait les différentes charges gouvernementales. Ce fonctionnarisme se recrutait parmi la domesticité des cours princières – prisonniers de guerre, fugitifs, etc[44]. La légende de Joseph nous présente comme un fait familier à cette époque cette élévation d'un esclave au rang de ministre tout puissant et aujourd'hui encore une telle carrière ne présente rien d'absolument fantastique dans les cours orientales, en Perse, en Turquie, au Maroc, etc. A une époque beaucoup plus récente, durant la période de transition entre l'Etat féodal développé et l'organisation parlementaire, l'histoire du vieux Derfflinger[45] nous fournit un exemple auprès duquel on pourrait placer encore la carrière de maint vaillant soldat de fortune.
Citons encore quelques exemples pris chez les peuples « sans histoire ». Ratzel rapporte du royaume des Kanem-Bornou[46] : « Les hommes libres n'ont pas perdu l'arrogance de leur origine vis-à-vis des esclaves du sheick, mais les souverains se confient plus volontiers à leurs esclaves qu'à leurs parents ou qu'aux membres libres de la tribu. Non seulement les charges de cour mais la défense du territoire même a été de tous temps confiée de préférence aux esclaves. Les frères du prince, de même que les plus ambitieux, les plus énergiques de ses fils, sont regardés avec méfiance : pendant que les charges les plus importantes de la cour sont remplies par les esclaves, les postes éloignés du siège du gouvernement sont réservés princes. Les revenus des charges et des provinces défraient les salaires[47]. »
Chez les Fellata « la société se divise en princes, chefs, hommes francs et esclaves. Les esclaves du roi, qui sont soldats et fonctionnaires et peuvent prétendre aux plus hautes situations, jouent un rôle important dans l'Etat[48] ».
Cette noblesse de cour peut en certaines circonstances être admise dans la classe des « leudes impériaux[49] », ce qui lui ouvre la voie décrite plus haut menant à la souveraineté locale. Elle représente alors dans l'Etat Féodal Développé la haute aristocratie et conserve généralement son rang même après avoir été médiatisée à la suite de l'absorption par un voisin plus puissant. La noblesse franque a sûrement contenu de tels éléments provenant du groupe inférieur originaire[50]. Et comme l'aristocratie européenne est issue en grande partie de cette souche, directement ou indirectement, nous trouvons la fusion ethnique réalisée de nos jours dans la couche sociale la plus élevée comme dans le groupe inférieur des sujets. Il en fut de même en Egypte : « Lors du déclin de l'autorité royale, pendant la période de décadence, les hauts fonctionnaires emploient leur pouvoir dans un but intéressé afin de rendre leurs charges héréditaires et créer ainsi une noblesse fonctionnaire ne se détachant pas ethniquement du reste de la population[51]. »
Et finalement le même processus gagne, de par les mêmes causes, la classe moyenne actuelle, la couche inférieure du groupe dominateur, les subordonnés et officiers des grands vassaux. Une certaine différence sociale subsiste quelque temps entre les vassaux libres auxquels le seigneur a baillé des fiefs – parents, fils cadets de familles nobles, compagnons appauvris, quelques fils de paysans libres, réfugiés et spadassins de descendance non-serve – et les officiers de la suite, d'origine plébéienne occupant des positions quasi subalternes. Mais le servage s'élève en même temps que la liberté décline en tant que valeur sociale, et ici aussi le prince se confie de préférence à ses créatures plutôt qu'à ses pairs. Tôt ou tard la fusion complète s'effectue. En Allemagne la noblesse de cour serve se rangeait en 1083 entre « servi et litones[52] », cent ans après elle est déjà parmi les « liberi et nobiles[53][54] ». Au cours du XIIIe siècle elle se confond entièrement avec les grands vassaux d'origine libre et s'identifie entièrement à la noblesse de naissance dont elle est devenue l'égale économiquement. Toutes deux ont des arrière-fiefs, des bénéfices impliquant en retour l'aide militaire ; et entre temps les bénéfices des sujets, des « ministeriaux » sont aussi devenus héréditaires comme le sont ceux des vassaux libres et comme le furent toujours les biens familiaux des petits seigneurs territoriaux que l'étreinte de la suzeraineté suprême n'a pas encore écrasés.
Le processus se poursuit de façon identique dans tous les Etats Féodaux de l'Europe occidentale et nous trouvons le pendant de ces conditions à l'extrême-orient du continent eurasien, au Japon. Les daïmio[55] sont la haute noblesse, les leudes ; les samouraï[56], la chevalerie, la noblesse d’épée.
Notes
- ^ Ratzel, l, ch. 1, p. 263.
- ^ Franz Oppenheimer, Grossgrunrfeigentum und soziale Frage, II, 1, Berlin.
- ^ « Ce qui caractérise l'organisation nomade c'est la lité avec laquelle elle développe, du fonds patriarcal, des puissances despotiques d'une ée considérable. » (Ratzel, 1, ch. II, p. -389).
- ^ Ratzel, 1, ch. I, p. 408.
- ^ Cunow, ch. 1, p. 66-67 : il en est de même chez les Océaniens, par exemple à Radak. (Ratzel, 1, ch. I, p. 267.)
- ^ Nous trouvons de même auprès du bigot, Amenothès IV le « maire du palais » Haremheb « qui réunit les fonctions suprêmes militaires et administratives et possède la puissance d'un véritable régent ». (Schneider, Culture et mœurs des anciens Egyptiens, Leipzig, 1907.)
- ^ Buhl, ch. 1, p. 17.
- ^ Ratzel, l, ch. II, p. 66.
- ^ Id. 1, ch. II, p. 118.
- ^ Id. 1, ch. II, p. 167.
- ^ Id. 1, ch. II, p. 218.
- ^ Id. 1, ch. I, p. 125.
- ^ Id. 1, ch. I, p. 124.
- ^ Id. 1, ch. I, p. 125.
- ^ Id. 1, ch. I, p. 316.
- ^ Id. 1, ch. I, p. 215.
- ^ Id. 1, ch. I, p. 267-268.
- ^ Mommsen, Weltgeschichte, t. III, p. 234-235.
- ^ Ratzel, 1, ch. II., p. 167.
- ^ Le royaume Lunda ou empire Lunda est un empire africain occupant l’actuel Katanga, l’Angola oriental et le nord de la Zambie.Ils étaient dirigés par un empereur ou une impératrice (une numi) désigné par un conseil. Le peuple Lunda réside sur le territoire de l’ancien empire. On distingue parmi eux les Lundas de Kazembe, appelés Lundas de l’est, qui parlent une langue différente, proche de celle de leurs voisins Bembas.
- ^ Id, 1, ch. II, p. 229.
- ^ Id. 1, ch. I, p. 128.
- ^ Weber, Weltgeschichte, t. III, p. 163.
- ^ Thurnwald, 1er ch., p. 702-703.
- ^ Id., 1er ch . p. 712. cf. Schneider, Kultur Denken der alten Aegypter ; Leipzig, 1907, p. 38.
- ^ Ratzel, 1, ch. II, p . 599.
- ^ Id. 1, ch. II, p. 362.
- ^ Id. 1, ch. II, p. 341.
- ^ Meitzen, I, ch. II, p. 633.
- ^ Inama-Sternegg, 1, ch. 1. p. 140-141.
- ^ Mommsen, 1 ch. V, p. 84.
- ^ Cf. l'exposition détaillée dans Grossgrunrfeigentum und soziale Frage de Franz Oppenheimer.
- ^ Les ambactes, selon le vieux mot d'origine celtique ambactos, désigne les auxiliaires militaires Gaulois de César.
- ^ Mommsen, 1 ch. III, p. 234-235.
- ^ Thurnwald, 1, p. 771.
- ^ « Le peuple romain reste propriétaire. »
- ^ Attribution de terre cultivée, de glèbe.
- ^ Meitzen, 1 ch. I, p. 362 ss.
- ^ Inama-Sternegg, 1 ch. I, p. 373-386.
- ^ Cf. Franz Oppenheimer, Grossgrunrfeigentum, etc., p. 272.
- ^ En général et à moins de traités particuliers, le droit d'acquérir des immeubles ou des hypothèques étaient refusés aux étrangers, ainsi que le droit de mariage. Le commercium est le commerce « social », le connubium est la possiblilté pour une homme de faire d’une femme son épouse légale. Avec des esclaves il n'y a aucun connubium.
- ^ Les éphores (du grec ancien ἔφοροι / éphoroi, littéralement « surveillants », de ὁράω / oráô, « surveiller ») sont un directoire de cinq magistrats annuels à Sparte, dont ils forment le véritable gouvernement. Créé à une date indéterminée (il existe déjà au vie siècle av. J.-C.), l'éphorat est supprimé en 227 av. J.-C. par Cléomène III, puis rétabli par Antigone III Doson, roi de Macédoine, avant d'être définitivement aboli par l'empereur Hadrien au iie siècle.
- ^ Chez les Francs et les Mérovingiens, l'antrustion était un homme libre qui avait juré fidélité à la personne du roi et l'accompagnait notamment dans ses campagnes guerrières.
- ^ Thurnwald, 1 ch., p. 703.
- ^ Georg von Derfflinger (20 mars 1606 – 14 février 1695) était un feld maréchal de l'armée de Brandebourg-Prusse pendant et après la Guerre de Trente Ans (1618-1648).
- ^ Le royaume du Kanem est fondé vers le viiie siècle par la dynastie Teda, population noire chamelière originellement établie au Nord du tchad. Sa capitale fut la ville de Njimi.
- ^ Ratzel, 1, ch. II, p. 503.
- ^ Id. 1, ch. II, p. 518
- ^ Les leudes étaient des membres de la haute aristocratie durant le haut Moyen Âge. Ils étaient liés au roi par un serment (le leudesamium) et des dons.
- ^ Meitzen, I, ch. I, p. 379 : Lors de la proclamation de la « 'lex salica » l'ancienne noblesse héréditaire était déjà tombée au rang des hommes francs ou avait disparu. Mais il y avait déjà triple « Wchrgeld » pour les fonctionnaires (600 solidi, et quand il était « puer regis » 00).
- ^ Thurnwald, 1, ch., p. 712.
- ^ « Serviteurs et sacrifiés »
- ^ « Libres et nobles »
- ^ Inama-Sternegg, 1, ch. II, p. 61.
- ^ Du japonais 大名 daimyō (« seigneur » littéralement « grand nom ») ; titre de noblesse japonais durant la période féodale.
- ^ Du japonais 侍, samurai. Dans le Japon féodal, soldat de situation noble qui respecte le bushido.
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