Max Stirner:I. La propriété
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L'individualité
« L'Esprit n'aspire-t-il pas à la Liberté ? — Hélas ! ce n'est pas mon seul Esprit, c'est toute ma chair qui brûle sans cesse du même désir! Lorsque, devant la cuisine embaumée du château, mon nez parle à mon palais des plats savoureux qui s'y préparent, je trouve mon pain sec terriblement amer ; lorsque mes yeux vantent à mon dos calleux les moelleux coussins sur lesquels il lui serait bien plus doux de s'étendre que sur sa paille foulée, le dépit et la rage me saisissent ; lorsque..., mais à quoi bon évoquer plus de douleurs ? — Et c'est cela que tu appelles ton ardente soif de liberté ? De quoi donc veux-tu être délivré ? De ton pain de munition et de ton lit de paille ? Eh bien ! jette-les au feu ! Mais tu n'en serais guère plus avancé ; ce que tu veux, c'est plutôt la liberté de jouir d'une bonne table et d'un bon lit. Les hommes te le permettront-ils ? Te donneront-ils cette « liberté » ? Tu n'attends pas cela de leur amour des hommes, car tu sais qu'ils pensent tous — comme toi : chacun est pour soimême le prochain ! Comment feras-tu donc pour jouir de ces mets et de ces coussins qui te font envie ? Il n'y a pas d'autre moyen que d'en faire ta — propriété ! Lorsque tu y penses bien, ce que tu veux, ce n'est pas la liberté d'avoir toutes ces belles choses, car cette liberté ne te les donne pas encore ; ce que tu veux, ce sont ces choses elles-mêmes ; tu veux les appeler tiennes et les posséder comme ta propriété. À quoi te sert une liberté, si elle ne te donne rien ? D'ailleurs, si tu étais délivré de tout, tu n'aurais plus rien, car la liberté est, par essence, vide de tout contenu. Elle Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 140 n'est qu'une vaine permission pour celui qui ne sait pas s'en servir ; et si je m'en sers, la manière dont j'en use ne dépend que de moi, de mon individualité. Je ne trouve rien à redire à la liberté, mais je te souhaite plus que de la liberté ; tu ne devrais pas être tout bonnement quitte de ce que tu ne veux pas, tu devrais aussi avoir ce que tu veux ; il ne te suffit pas d'être « libre », tu dois être plus, tu dois être « propriétaire ». Tu veux être libre ? — Et de quoi ? De quoi ne peut-on s'affranchir ? On peut secouer le joug du servage, du pouvoir souverain, de l'aristocratie et des princes, on peut secouer la domination des appétits et des passions et jusqu'à l'empire de la volonté propre et personnelle ; l'abnégation totale, le complet renoncement ne sont que de la liberté, liberté vis-à-vis de soi-même, de son arbitre et de ses déterminations. Ce sont nos efforts vers la liberté comme vers quelque chose d'absolu, d'un prix infini, qui nous dépouillèrent de l'individualité en créant l'abnégation. Plus je suis libre, plus la contrainte s'élève comme une tour devant mes yeux et plus je me sens impuissant. Le sauvage, dans sa simplicité, ne connaît encore rien des barrières qui enferment le civilisé : il lui semble qu'il est plus libre que ce dernier. Plus j'acquiers de liberté, plus je me crée de nouvelles limites et de nouveaux devoirs. Ai-je inventé les chemins de fer, aussitôt je me sens faible parce que je ne puis encore fendre les airs comme l'oiseau ; ai-je résolu un problème dont l'obscurité angoissait mon esprit, déjà mille autres questions surgissent, mille énigmes nouvelles embarrassent mes pas, déconcertent mes regards et me font plus douloureusement sentir les bornes de ma liberté. « Ainsi, ayant été affranchis du péché, vous êtes devenus esclaves de la justice 1. » Les républicains, dans leur large liberté, ne sont-ils pas esclaves de la Loi ? Avec quelle avidité les coeurs vraiment chrétiens désirèrent de tout temps « être libres », et combien il leur tardait de se voir délivrés des « liens de cette vie terrestre »! Ils cherchaient des yeux la terre promise de la liberté. « La Jérusalem de là-haut est libre, et c'est elle qui est notre mère à tous. » (Galates, IV, 26.) Être libre de quelque chose signifie simplement en être quitte ou exempt. « Il est libre de tout mal de tête »; égale : « il en est exempt, il n'a pas mal à la tête ; « il est libre de préjugés » égale : « il n'en a pas » ou « il s'en est débarrassé ». La liberté qu'entrevit et salua le Christianisme, nous la complétons par la négation qu'exprime le « sans », le « in » négatif : sans péché, innocent ; sans Dieu, impie ; sans moeurs, immoral. La liberté est la doctrine du Christianisme : « Vous êtes, chers frères, appelés à la liberté 2. » « Réglez donc vos paroles et vos actions comme devant être jugées par la loi de liberté 3. » Devons-nous rejeter la liberté parce qu'elle se trahit comme un idéal chrétien ? Non, il s'agit de ne rien perdre, pas plus la liberté qu'autre chose ; seulement elle doit nous devenir propre, ce qui lui est impossible sous sa forme de liberté. Quelle différence entre la liberté et l'Individualité ! On peut être sans bien des choses, mais on ne peut être sans rien ; on peut être libre de bien des choses, mais non 1 Épître aux Romains, VI, 18. 2 Ier épître de Pierre, II, 16. 3 Épître de Jacques, II, 12. Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 141 être libre de tout. L'esclave même peut être intérieurement libre, mais seulement visà- vis de certaines choses et non de toutes ; comme esclave, il n'est pas libre vis-à-vis du fouet, des caprices impérieux du maître, etc. « La Liberté n'existe que dans le royaume des songes ! L'Individualité, c'est-à-dire ma propriété, est au contraire toute mon existence et ma réalité, c'est moi-même. Je suis libre vis-à-vis de ce que je n'ai pas ; je suis propriétaire de ce qui est en mon pouvoir, ou de ce dont je suis capable. Je suis en tout temps et en toutes circonstances à moi, du moment que j'entends être à moi et que je ne me prostitue pas à autrui. L'état de liberté, je ne puis vraiment le vouloir, vu que je ne puis pas le réaliser, le créer; tout ce que je puis faire, c'est le désirer et y — rêver, car il reste un idéal, un fantôme. Les chaînes de la réalité infligent à chaque instant à ma chair les plus cruelles meurtrissures, mais je demeure mon. bien propre. Livré en servage à un maître, je n'ai en vue que moi et mon avantage ; ses coups, en vérité, m'atteignent, je n'en suis pas libre, mais je ne les supporte que dans mon. propre intérêt, soit que je veuille le tromper par une feinte soumission, soit que je craigne de m'attirer pis par ma résistance. Mais comme je n'ai en vue que moi et mon intérêt personnel, je saisirai la première occasion qui se présentera et j'écraserai mon maître. Et si je suis alors libre de lui et de son fouet, ce ne sera que la conséquence de mon égoïsme antérieur. On me dira peut-être que, même esclave, j'étais « libre », que je possédais la liberté « en soi », la liberté « intérieure ». Malheureusement, être « libre en soi » n'est pas être « réellement libre », et « intérieur » n'est pas « extérieur ». Ce que j'étais, en revanche, c'est mien, mien propre, et je l'étais totalement, extérieurement comme intérieurement. Sous la domination d'un maître cruel, mon corps n'est pas « libre » vis-àvis de la torture et des coups de fouet ; mais ce sont mes os qui gémissent dans la torture, ce sont mes fibres qui tressaillent sous les coups, et je gémis parce que mon corps gémit. Si je soupire et si je frémis, c'est que je suis encore mien, que je suis toujours mon bien. Ma jambe n'est pas « libre » sous le bâton du maître, mais elle demeure ma jambe et ne peut m'être arrachée. Qu'il la coupe donc, et qu'il dise s'il tient encore ma jambe ? Il n'aura plus dans la main que le — cadavre de ma jambe, et ce cadavre n'est pas plus ma jambe qu'un chien mort n'est un chien : un chien a un coeur qui bat, et ce qu'on appelle un chien mort n'en a plus et n'est plus un chien. Dire qu'un esclave peut être, malgré tout, intérieurement libre, c'est, en réalité, émettre la plus vulgaire et la plus triviale des banalités. Qui pourrait, en effet, s'aviser de soutenir qu'un homme peut n'avoir aucune liberté ? Que je sois le plus rampant des valets, ne serai-je pas cependant libre d'une infinité de choses ? De la foi en Zeus, par exemple, ou de la soif de renommée, etc. ? Et pourquoi donc un esclave fouetté ne pourrait-il être, lui aussi, « intérieurement libre » de toute pensée peu chrétienne, de toute haine pour ses ennemis, etc.? Il est, dans ce cas, « chrétiennement libre », pur de tout ce qui n'est pas chrétien ; mais est-il absolument libre, est-il délivré de tout, de l'illusion chrétienne, de la douleur corporelle, etc.? Il peut sembler, au premier abord, que tout ceci s'attaque au nom plutôt qu'à la chose. Mais le nom est-il donc chose si indifférente, et n'est-ce pas toujours par un mot, un schibboleth, que les hommes ont été inspirés et — trompés ? Il existe d'ailleurs entre la Liberté et la Propriété ou l'Individualité un gouffre plus profond qu'une pure différence de mots. Tout le monde tend vers la liberté, tous appellent son règne à grands cris. Qui n'a été bercé par toi, ô rêve enchanteur d'un « règne de la Liberté », d'une radieuse « huMax Stirner (1845), L’unique et sa propriété 142 manité libre » ? Ainsi donc, les hommes seront libres, complètement libres, affranchis de toute contrainte ? Vraiment de toute contrainte ? Ils ne pourront même plus se contraindre eux-mêmes — Ah ! si, parfaitement, mais cela n'est pas une contrainte ! Ce dont ils seront délivrés, c'est de la foi religieuse, des rigoureux devoirs de la moralité, de la sévérité de la loi, de... — Voilà une terrible absurdité ! Mais de quoi donc devez-vous et de quoi ne devez-vous pas être libres ? Le beau rêve s'envole ; réveillé, on se frotte les yeux et on regarde fixement le prosaïque questionneur. « De quoi les hommes doivent-ils être libres ? » — De la crédulité aveugle ! dit l'un. — Eh ! s'écrie un autre, toute foi est aveugle ! C'est de la foi qu'ils doivent être délivrés. — Non, non, pour l'amour de Dieu, réplique le premier, ne rejetez pas loin de vous toute croyance, mais mettez un terme à la puissance de la brutalité. — Un troisième prend la parole : Nous devons, dit-il, fonder la république et nous affranchir de tous les maîtres. — Nous n'en serons pas plus avancés, répond un quatrième ; nous n'arriverons qu'à nous donner un nouveau maître, une « majorité régnante »; débarrassons-nous plutôt de cette intolérable inégalité... — Ô malheureuse égalité, j'entends de nouveau tes grossières clameurs ! Quel beau rêve je faisais naguère d'une liberté paradisiaque, et quelle impudence, quelle licence effrénée troublent maintenant mon Éden de leurs sauvages hurlements ! Ainsi s'exclame le premier de nos interlocuteurs ; il se redresse et brandit son sabre contre cette « liberté sans mesure ». Bientôt, nous n'entendrons plus que le cliquetis des épées rivales de tous ces amants de la liberté. Les luttes pour la liberté n'ont eu de tout temps pour objectif que la conquête d'une liberté déterminée, comme par exemple la liberté religieuse : l'homme religieux voulait être libre et indépendant. De quoi ? De la foi ? Nullement, mais des inquisiteurs de la foi. Il en est de même aujourd'hui de la liberté « politique ou civile ». Le citoyen veut être affranchi non de sa qualité de citoyen, mais de l'oppression des fermiers et des traitants, de l'arbitraire royal, etc. Le comte de Provence émigra de France précisément au moment où cette même France tentait d'inaugurer le règne de la liberté et voici ses paroles : « Ma captivité m'était devenue insupportable ; je n'avais qu'une passion : conquérir la — liberté ; je ne pensais qu'à elle. » L'aspiration vers une liberté déterminée implique toujours la perspective d'une nouvelle domination ; la Révolution pouvait bien « inspirer à ses défenseurs le sublime orgueil de combattre pour la Liberté », mais elle n'avait cependant en vue qu'une certaine liberté ; aussi en résulta-t-il une domination nouvelle, celle de la Loi. De la liberté, vous en voulez tous ; veuillez donc la liberté ! Pourquoi marchander pour un plus ou un moins ? La liberté ne peut être que la liberté tout entière ; un bout de liberté n'est pas la liberté. Vous n'espérez pas qu'il soit possible d'atteindre la liberté totale, la liberté vis-à-vis de tout ; vous pensez que c'est folie de la seulement souhaiter ? — Cessez donc de poursuivre un fantôme et tournez vos efforts vers un but meilleur que — l'inaccessible. « Non ! Rien ne vaut la liberté ! » Qu'aurez-vous donc, quand vous aurez la liberté ? — Bien entendu, je parle ici de la liberté complète et non de vos miettes de liberté. — Vous serez débarrassés de tout, d'absolument tout ce qui vous gêne, et rien dans la vie ne pourra plus vous gêner et vous importuner. Et pour l'amour de qui voulez-vous être délivrés de ces ennuis ? Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 143 Pour l'amour de vous-mêmes, parce qu'ils contrecarrent vos désirs. Mais supposez que quelque chose ne vous soit pas pénible, mais au contraire agréable ; — par exemple, le regard, très doux sans doute, mais irrésistiblement impérieux de votre maîtresse : voudrez-vous aussi en être débarrassés ? Non, et vous renoncerez sans regret à votre liberté. Pourquoi ? De nouveau pour l'amour de vous-mêmes. Ainsi donc vous faites de vous la mesure et le juge de tout. Vous mettez volontiers de côté votre liberté, lorsque la non-liberté, le doux « esclavage d'amour », a pour vous plus de charmes, et vous la reprenez à l'occasion lorsqu'elle recommence à vous plaire, en supposant, ce qui n'est pas à examiner ici, que d'autres motifs (par exemple religieux) ne vous en détournent pas. Pourquoi donc ne pas prendre votre courage à deux mains et ne pas faire résolument de vous le centre et le principe ? Pourquoi bayer à la liberté, votre rêve ? Êtesvous votre rêve ? Ne prenez pas conseil de vos rêves, de vos imaginations, de vos pensées, car tout cela n'est que de la « creuse théorie ». Interrogez-vous, et faites cas de vous — cela est pratique et il ne vous déplaît pas d'être pratiques. Mais l'un se demande ce que dira son Dieu (naturellement, son Dieu est ce qu'il désigne sous ce nom); un autre se demande ce que diront son sens moral, sa conscience, son sentiment du devoir ; un troisième s'inquiète de ce que les gens vont penser, et quand chacun a interrogé son oracle (les gens sont un oracle aussi sûr et plus compréhensible que celui de là-haut : Vox populi, vox dei, chacun obéit à la volonté de son maître et n'écoute plus le moins du monde ce que lui-même aurait pu dire et décider. Adressez-vous donc à vous-mêmes, plutôt qu'à vos dieux ou à vos idoles : découvrez en vous ce qui y est caché, amenez-le à la lumière, et révélez-vous ! Comme chacun n'agit que d'après lui-même et ne s'inquiète de rien au-delà, les Chrétiens se sont imaginé qu'il ne pouvait en être autrement de Dieu. Il agit « comme il lui plaît ». Et l'homme, l'insensé, qui pourrait faire de même, doit bien s'en garder et doit agir « comme il plaît à Dieu ». — Vous dites que Dieu se conduit d'après des lois éternelles ? Vous pouvez tout aussi bien le dire de moi : moi non plus je ne puis sortir de ma peau, mais c'est dans toute ma nature, c'est-à-dire en moi, qu'est écrite ma loi. Mais il suffit de vous rappeler à vous pour vous plonger tous dans le désespoir. « Que suis-je ? » se demande chacun de vous. Un abîme où bouillonnent, sans règle et sans loi, les instincts, les appétits, les désirs, les passions ; un chaos sans clarté et sans étoile ! Si je n'ai d'égards ni pour les commandements de Dieu, ni pour les devoirs que me prescrit la morale, ni pour la voix de la raison qui, dans le cours de l'histoire, a érigé en loi après de dures expériences le meilleur et le plus sage, si je n'écoute que moi seul, comment oserais-je compter sur une réponse judicieuse ? Mes passions me conseilleront précisément les pires folies ! — Ainsi, chacun de vous se prend pour le — Diable ; et cependant, s'il se tenait simplement (pour autant que la religion, etc., ne l'en détournent pas) pour une bête, il remarquerait très aisément que la bête, qui n'a pourtant d'autre conseiller que son instinct, ne court pas droit à l'« absurde » et marche très posément. Mais l'habitude de penser religieusement nous a si bien faussé l'esprit que notre nudité, notre naturel nous épouvantent ; elle nous a tellement dégradés que nous nous imaginons naître diables, souillés par le péché originel. Naturellement, vous allez Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 144 immédiatement penser que votre devoir exige que vous pratiquiez le « bien », la morale, la justice. Et comment, si c'était à vous seul que vous demandiez ce que vous avez à faire, pourrait résonner en vous la bonne voix, la voix qui indique le chemin du bien, du juste, du vrai, etc.? Comment parlent Dieu et Bélial ? Que penseriez-vous, si quelqu'un vous répondait que Dieu, la conscience, le devoir, la loi, etc., sont des mensonges dont on vous a farci la tête et le coeur jusqu'à vous hébéter ? Et si quelqu'un vous demandait d'où vous savez de science si certaine que la voix de la nature est une tentatrice ? Et s'il vous instiguait à renverser les rôles et à tenir franchement la voix de Dieu et de la conscience pour l'oeuvre du Diable ? Il y a des hommes assez scélérats pour cela ; comment en viendriez-vous à bout ? Vous ne pourriez en appeler contre eux à vos prêtres, à vos aïeux et à vos honnêtes gens, car ils les regardent justement comme vos séducteurs : ce sont eux, disent-ils, qui ont véritablement corrompu et souillé la jeunesse, en semant à pleines mains l'ivraie du mépris de soi et du respect des dieux ; ce sont eux qui ont envasé les jeunes coeurs et abruti les jeunes cerveaux. Mais ils vont plus loin et vous demandent : pour l'amour de quoi vous inquiétezvous de Dieu et des autres commandements ? Vous savez bien que vous n'agissez pas par pure complaisance envers Dieu ; pour l'amour de qui prenez-vous donc tant de souci ? De nouveau — pour l'amour de vous. Ici encore vous êtes le principal, et chacun doit se dire : je suis pour moi tout, et tout ce que je fais, je le fais à cause de moi. S'il vous arrivait, ne fût-ce qu'une fois, de voir clairement que le Dieu, la loi, etc., ne font que vous nuire, qu'ils vous amoindrissent et vous corrompent, il est certain que vous les rejetteriez loin de vous, comme les Chrétiens renversèrent jadis les images de l'Apollon et de la Minerve et la morale païenne. Il est vrai qu'ils dressèrent à leur place le Christ, et plus tard la Marie, ainsi qu'une morale chrétienne, mais ils ne le firent qu'en vue du salut de leur âme, c'est-à-dire, encore une fois, par égoïsme ou individualisme. Et ce fut ce même égoïsme, ce même individualisme, qui les débarrassa et les affranchit de l'antique monde des dieux. L'individualité fut la source d'une liberté nouvelle, car l'individualité est l'universelle créatrice ; et, depuis longtemps déjà, on regarde une de ses formes, le génie (qui toujours est singularité ou originalité), comme le créateur de toutes les oeuvres qui marquent dans l'histoire du monde. Si la liberté est le but de vos efforts, sachez vouloir sans vous arrêter à michemin ! Qui donc doit être libre ? Toi, Moi, Nous ! Et libres de quoi ? De tout ce qui n'est pas Toi, Moi, Nous ! Je suis le noyau, je suis l'amande qui doit être — délivrée de toutes ses enveloppes, de la coquille où elle est à l'étroit. Et que restera-t-il, quand je serai délivré de tout ce qui n'est pas moi ? Moi, toujours et rien que Moi ! Mais la liberté n'a plus rien à voir avec ce Moi ; que deviendrai-je une fois libre ? Sur ce sujet, la liberté reste muette ; elle est comme nos lois pénales, qui, à l'expiration de sa peine, ouvrent au prisonnier la porte de la geôle et lui disent « va t’en ». Cela étant, pourquoi, puisque si je recherche la liberté ce n'est que dans mon intérêt, pourquoi, dis-je, ne pas me regarder comme le commencement, le milieu et la fin ? Est-ce que je ne vaux pas plus que la liberté ? N'est-ce pas moi qui me fais libre et ne suis-je donc pas le premier ? Même esclave, même couvert de mille chaînes, j'existe ; je ne suis pas, comme la liberté, quelque chose à venir qu'on espère, je suis — actuel. Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 145 Pensez-y mûrement et décidez si vous inscrirez sur votre bannière la « Liberté », ce rêve, ou l' « Égoïsme », l'« Individualisme », cette résolution. La liberté attise vos colères contre tout ce qui n'est pas vous ; l'égoïsme vous appelle à la jouissance de vous-même, à la joie d'être ; la liberté est et demeure une aspiration, une élégie romantique, un espoir chrétien d'avenir et d'au-delà ; l'individualité est une réalité, qui d'elle-même supprime toute entrave à la liberté, pour autant qu'elle vous gêne et vous barre la route. Vous ne tenez pas à être délivré de ce qui ne vous fait aucun tort, et si quelque chose commence à vous gêner, sachez que « c'est vous qu'il faut écouter, plutôt que les hommes ». La liberté vous dit : faites-vous libres, allégez-vous de tout ce qui vous pèse ; elle ne vous enseigne pas ce que vous êtes vous-mêmes. « Libre ! Libre ! » est son cri de ralliement, et vous pressant avidement sur ses pas, vous vous faites libres de vousmêmes, « vous faites abnégation de vous-mêmes ». L'Individualité, elle, vous rappelle à vous, elle vous crie : « Reviens à toi ! » Sous l'égide de la liberté, vous êtes quittes de bien des choses, mais voici que quelque chose vous opprime de nouveau : « Affranchissez-vous du mal, le mal est resté. » Comme individu, vous êtes réellement libre de tout ; ce qui vous reste inhérent, vous l'avez accepté de votre plein choix et de votre plein gré. L' « individuel » est. foncièrement libre, libre de naissance
- le « libre » n'est qu'en mal de liberté, c'est un rêveur et un enthousiaste.
Le premier est originellement, essentiellement libre, parce qu'il ne reconnaît que lui ; il n'a pas à commencer par s'affranchir, parce que, a priori, il rejette tout hors de lui, parce qu'il n'apprécie que lui, ne met rien au-dessus de lui, bref, parce qu'il part de lui-même et arrive à lui-même. Dès l'enfance, contenu par le respect, il lutte déjà pour s'affranchir de cette contrainte. L'individualité se met à l'oeuvre chez le petit égoïste et lui procure ce qu'il désire, la — liberté. Des siècles de culture ont obscurci à vos yeux votre vraie signification et vous ont fait croire que vous n'êtes pas des égoïstes, que votre vocation, est d'être des idéalistes, de « braves gens ». Secouez tout cela ! Ne cherchez pas dans l'abnégation une liberté qui vous dépouille de vous-mêmes, mais cherchez-vous vous-mêmes, devenez des égoïstes, et que chacun de vous devienne un Moi tout-puissant. Plus nettement : refaites connaissance avec vous-mêmes, apprenez à connaître ce que vous êtes réellement et abandonnez vos efforts hypocrites, votre manie insensée d'être autre chose que ce que vous êtes. J'appelle vos efforts de l'hypocrisie parce que, pendant des siècles, vous êtes restés des égoïstes endormis, qui se trompent eux-mêmes, et dont la démence fait des héautonlimoroumènes et leurs propres bourreaux. Jamais encore une religion n'a pu se passer de promesses payables en ce monde-ci ou dans l'autre (vivre longuement, etc.), car l'homme exige un salaire et ne fait rien pro deo. — Mais, cependant, « on fait le bien pour l'amour du bien » sans avoir en vue une récompense ? — Comme si la récompense n'était pas contenue dans la satisfaction même que procure une bonne action ! La religion elle-même est fondée sur notre égoïsme, et elle — l'exploite ; basée sur nos appétits, elle étouffe les uns pour satisfaire les autres. Elle nous donne le spectacle de l'égoïste leurré, de l'égoïste qui ne se satisfait pas, mais qui satisfait un de ses appétits, par exemple la soif de félicité. La religion me promet le « bien suprême », pour le gagner, je cesse de prêter l'oreille à mes autres désirs et je ne les assouvis plus. — Tous vos actes, tous vos efforts sont de l'égoïsme inavoué, secret, caché, dissimulé. Mais comme cet égoïsme dont vous ne voulez pas convenir et que vous celez à vous-mêmes ne s'étale ni ne s'affiche et reste inconscient, ce n'est pas de l'égoïsme, mais de la servitude, du dévouement, de Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 146 l'abnégation. Vous êtes égoïstes et vous ne l'êtes pas, parce que vous reniez l'égoïsme. Et c'est précisément vous qui avez voué ce mot « égoïste » à l'exécration et au mépris, vous à qui il s'applique si bien ! J'assure ma liberté contre le monde en raison de ce que je m'approprie le monde, quelque moyen d'ailleurs que j'emploie pour le conquérir et le faire mien : persuasion, prière, ordre catégorique, ou même hypocrisie, fourberie, etc. Les moyens auxquels je m'adresse ne dépendent que de ce que je suis. Suis-je faible, je ne disposerai que de moyens faibles, tels que ceux que j'ai cités, et qui suffisent cependant pour venir à bout d'une certaine partie du monde. Aussi la tromperie, la duplicité et le mensonge paraissent-ils plus noirs qu'ils ne sont. Qui refuserait de tromper la police et de tourner la loi, qui ne prendrait bien vite un air de candide loyauté lorsqu'il rencontre les sergents, pour cacher quelque illégalité qu'il vient de commettre, etc.? Celui qui ne le fait pas se laisse violenter, c'est un lâche — par scrupules. Je sens déjà que ma liberté est rabaissée, lorsque je ne puis imposer ma volonté à un autre (que cet autre soit sans volonté, comme un rocher, ou qu'il veuille, comme un gouvernement, un individu, etc.); mais c'est renier mon individualité que de m'abandonner moi-même à autrui, de céder, de plier, de renoncer, par soumission et résignation. Abandonner une manière de faire qui ne conduit pas au but, ou quitter un mauvais chemin, c'est tout autre chose que de me soumettre. Je tourne un rocher qui barre ma route jusqu'à ce que j'aie assez de poudre pour le faire sauter ; je tourne les lois de mon pays tant que je n'ai pas la force de les détruire. Si je ne puis saisir la lune, doit-elle pour cela m'être « sacrée », m'être une Astarté ? Si je pouvais seulement t'empoigner, je n'hésiterais certes pas, et si je trouvais un moyen de parvenir jusqu'à toi, tu ne me ferais pas peur ! Tu es l'inaccessible, mais tu ne le resteras que jusqu'à ce que j'aie conquis la puissance qu'il faut pour t'atteindre, et ce jour-là tu seras mienne ; je ne m'incline pas devant toi, attends que mon heure soit venue ! C'est ainsi que depuis toujours ont agi les hommes forts. Les « soumis » avaientils mis bien haut la puissance de leur maître, et, prosternés, exigeaient-ils de tous l'adoration, venait un de ces fils de la nature qui refusait de s'humilier et chassait la puissance suppliée de son inaccessible Olympe. Il criait au soleil : « Arrête-toi ! » et faisait tourner la terre, les « soumis » devaient bien s'y résigner ; il mettait la cognée au tronc des chênes sacrés, et les « soumis » s'étonnaient de ne pas le voir dévoré par le feu céleste ; il renversait le Pape du siège de saint Pierre, et les « soumis » ne savaient pas l'en empêcher ; il rase aujourd'hui l'auberge de la grâce de Dieu, les « soumis » croassent, mais ils finiront par se taire, impuissants. Ma liberté ne devient complète que lorsqu'elle est ma — puissance ; c'est par cette dernière seule que je cesse d'être simplement libre pour devenir individu et possesseur. Pourquoi la liberté des peuples est-elle « un vain mot »? Parce qu'ils n'ont pas de puissance ! Le souffle d'un Moi vivant suffit pour renverser des peuples, que ce soit le souffle d'un Néron, d'un empereur de Chine ou d'un pauvre écrivain. Pourquoi les Chambres languissent-elles inutilement en rêvant à la liberté et se font-elles rappeler à l'ordre par les ministres ? Parce qu'elles ne sont pas « puissantes ». La force est une belle chose, et utile dans bien des cas, car « on va plus loin avec une main pleine de force qu'avec un sac plein de droit ». Vous aspirez à la liberté ? Fous ! Ayez la force, et la liberté viendra toute seule. Voyez : celui qui a la force est « au-dessus des lois »! Cette remarque est-elle à votre goût, gens « légaux » ? Mais vous n'avez pas de goût ! Partout retentissent des appels à la « liberté ». Mais sent-on et sait-on ce que signifie une liberté donnée, octroyée ? On ne reconnaît pas que toute liberté est, dans Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 147 la pleine acception du mot, essentiellement — un auto-affranchissement, c'est-à-dire que je ne puis avoir qu'autant de liberté que m'en crée mon individualité. Les moutons seront bien avancés que personne ne rogne leur franc-parler ! Ils en restent au bêlement. Donnez à celui qui, au fond du coeur, est mahométan, juif ou chrétien la permission de dire ce qui lui passe par la tête : il bêlera comme avant. Mais si certains vous ravissent la liberté de parler et d'écouter, c'est qu'ils voient très nettement leur avantage actuel, car vous pourriez peut-être bien être tentés de dire ou d'entendre quelque chose qui ébrècherait le crédit de ces « certains ». S'ils vous donnent cependant la liberté, ce ne sont que des fripons qui donnent plus qu'ils n'ont. Ils ne vous donnent rien de ce qui leur appartient, mais bien une marchandise volée ; ils vous donnent votre propre liberté, la liberté que vous auriez pu prendre vous-mêmes, et s'ils vous la donnent, ce n'est que pour que vous ne la preniez pas et pour que vous ne demandiez pas, par-dessus le marché, des comptes aux voleurs. Rusés comme ils le sont, ils savent bien qu'une liberté qui se donne (ou qui s'octroie) n'est pas la liberté et que seule la liberté qu'on prend, celle des égoïstes, vogue à pleines voiles. Une liberté reçue en cadeau cargue ses voiles dès que la tempête s'élève — ou que le vent tombe ; elle doit toujours être poussée par une brise douce et modérée. Ceci nous montre la différence entre l'auto-affranchissement et l'émancipation. Quiconque aujourd'hui « appartient à l'opposition » réclame à cor et à cri l’« émancipation ». Les princes doivent proclamer leurs peuples « majeurs », c'est-à-dire les émanciper ! Si par votre façon de vous comporter vous êtes majeurs, vous n'avez que faire d'être émancipés ; si vous n'êtes pas majeurs, vous n'êtes pas dignes de l'émancipation, et ce n'est pas elle qui hâtera votre maturité. Les Grecs majeurs chassèrent leurs tyrans et le fils majeur se détache de son père ; si les Grecs avaient attendu que leurs tyrans leur fissent la grâce de les mettre hors tutelle, ils auraient pu attendre longtemps ; le père dont le fils ne veut pas devenir majeur le jette, s'il est sensé, à la porte de chez lui, et l'imbécile n'a que ce qu'il mérite. Celui à qui on a accordé la liberté n'est qu'un esclave affranchi, un libertinus, un chien qui traîne un bout de chaîne ; c'est un serf vêtu en homme libre comme l'âne sous la peau du lion. Des Juifs qu'on a émancipés n'en valent pas plus pour cela, ils sont simplement soulagés en tant que Juifs ; il faut toutefois reconnaître que celui qui allège leur sort est plus qu'un Chrétien religieux, car ce dernier ne pourrait le faire sans inconséquence. Mais, émancipé ou non, un Juif reste un Juif ; celui qui ne s'affranchit pas lui-même n'est qu'un — émancipé. L'État protestant a eu beau libérer (émanciper) les Catholiques ; comme ils ne s'affranchissent pas eux-mêmes, ils restent des — Catholiques. Nous avons déjà traité plus haut de l'intérêt personnel et du désintéressement. Les amis de la liberté jettent feu et flamme contre l'intérêt personnel, parce qu'ils ne sont pas parvenus, dans leurs religieux efforts pour conquérir la liberté, à se libérer de la noble, de la sublime « abnégation ». C'est à l'égoïsme que le Libéral en veut, car l'égoïste ne s'attache jamais à une chose pour l'amour de cette chose, mais bien pour l'amour de lui-même : la chose doit lui servir. Il est égoïste de n'accorder à la chose aucune valeur propre ou « absolue » et de se faire soi-même la mesure de cette valeur. On entend souvent citer comme un trait ignoble d'égoïsme pratique le cas de ceux qui font de leurs études un gagne-pain (Brodstudium); c'est là, dit-on, une honteuse profanation de la science. Mais je me demande à quoi d'autre la science pourrait servir ? Franchement, celui qui ne sait l'employer à rien de meilleur qu'à gagner sa vie Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 148 ne trahit qu'un égoïsme assez mince, car sa puissance d'égoïsme est des plus limitée ; mais il faut être un possédé pour blâmer en cela l'égoïsme et la prostitution de la science. Le Christianisme, incapable d'apprécier l'Unique dans l'individu, chez qui il ne voit que la dépendance et la relativité, ne fut à proprement parler qu'une théorie sociale, une doctrine de la vie en commun, tant de l'homme avec Dieu que de l'homme avec l'homme ; aussi en vint-il à mépriser profondément tout ce qui est « propre », particulier à l'individu. Rien de moins chrétien que les idées exprimées par les mots allemands Eigennutz (intérêt égoïste), Eigensinn et Eigenwille (caprice, obstination, entêtement, etc.), Eigenheit (individualité particularité), Eigenliebe (amour-propre), etc., qui tous renferment l'idée de eigen (propre, particulier). L'optique chrétienne a peu à peu déformé le sens d'une foule de mots qui, primitivement honorables, sont devenus des termes de blâme ; pourquoi ne les réhabiliteraiton pas ? Ainsi le mot schimpf, qui signifiait jadis « raillerie », signifie aujourd'hui « outrage, affront », car le zèle chrétien n'entend pas la plaisanterie, et tout passetemps est à ses yeux une perte de temps ; frech, « insolent, audacieux », voulait simplement dire « hardi, courageux »; Frevel, le « forfait », n'était que l'« audace ». On sait pendant combien de temps le mot « Raison » a été regardé de travers. Votre langue s'est ainsi façonnée peu à peu sur le point de vue chrétien, et la conscience universelle est encore trop chrétienne pour ne pas reculer avec effroi devant le non-chrétien comme devant quelque chose d'imparfait et de mauvais ; c'est ce qui fait que l'intérêt personnel, égoïste, est si peu estimé. « Égoïsme », au sens chrétien du mot, signifie quelque chose comme intérêt exclusif pour ce qui est utile à l'homme charnel. Mais cette qualité d'homme charnel est-elle donc ma seule propriété ? Est-ce que je m'appartiens, lorsque je suis livré à la sensualité ? Est-ce à moi-même, à ma propre décision que j'obéis, lorsque j'obéis à la chair, à mes sens ? Je ne suis vraiment mien que lorsque je suis soumis à ma propre puissance et non à celle des sens, pas plus d'ailleurs qu'à celle de quiconque n'est pas moi (Dieu, les hommes, l'autorité, la loi, l'État. l'Église, etc.). Ce que poursuit mon égoïsme, c'est ce qui m'est utile à moi, l'autonome et l'autocrate. On est d'ailleurs, à chaque instant, obligé de s'incliner devant cet intérêt personnel tant décrié comme devant le moteur universel et tout-puissant. À la séance du 10 février 1844, Welcker invoque à l'appui d'une motion le manque d'indépendance des juges et prononce tout un discours pour démontrer que des magistrats congédiables, destituables, déplaçables et pensionnables, autrement dit exposés à se voir remerciés et mis à pied par voie administrative, perdent toute autorité et tout crédit ; le peuple même leur refuse son respect et sa confiance. « Toute la magistrature, s'écrie Welcker, est démoralisée par cette dépendance ! » Pour qui sait lire entre les lignes, cela veut dire que les justiciers trouvent mieux leur compte à prononcer un arrêt conforme aux intentions ministérielles qu'à s'attacher au sens de la loi. Comment y remédier ? Peut-être pourrait-on faire sentir aux juges tout ce que leur vénalité a d'ignominieux, dans l'espoir de les voir rentrer en eux-mêmes et mettre désormais la justice au-dessus de leur égoïsme ? Mais non, le peuple ne s'élève pas à une aussi romanesque confiance ; il sent trop bien que l'égoïsme est le plus puissant de tous les motifs. Laissons donc leurs fonctions de juges à ceux qui les ont exercées jusqu'à présent, quelque convaincus que nous soyons qu'ils n'ont jamais cessé et ne cesseront Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 149 jamais d'agir en égoïstes. Seulement, faisons en sorte qu'ils ne voient pas plus longtemps leur égoïsme encouragé par la vénalité du droit ; qu'ils soient au contraire assez indépendants du gouvernement pour n'avoir point à chaque instant à opter entre la justice et leurs intérêts ; que leur « intérêt bien entendu » ne soit jamais compromis par la légalité des jugements qu'ils rendent, et qu'il leur soit rendu facile de recevoir un bon traitement sans s'aliéner la considération publique. Ainsi donc Welcker et les Badois n'ont tous leurs apaisements que lorsqu'ils ont mis l'égoïsme dans leur jeu. Que penser dès lors des belles phrases sur le désintéressement dont ils ont sans cesse la bouche pleine ? Mes rapports avec une cause que je défends par égoïsme ne sont pas les mêmes que mes rapports avec la cause que je sers par désintéressement. Voici la pierre de touche qui permet de les distinguer : envers cette dernière je puis être coupable, je puis commettre un péché, tandis que je ne puis que perdre la première, l'éloigner de moi, c'est-à-dire commettre à son égard une maladresse. La liberté du commerce participe de cette double manière de voir ; elle passe en partie pour une liberté qui peut être accordée ou retirée selon les circonstances, en partie pour une liberté qui doit être sacrée en toutes circonstances. Si une chose ne m'intéresse pas elle-même et pour elle-même, si je ne la désire pas pour l'amour d'elle, je la désirerai simplement à cause de son opportunité, de son utilité, et en vue d'un autre but ; telles, par exemple, les huîtres que j'aime pour leur goût agréable. Pour l'égoïste, toute chose ne sera qu'un moyen, dont il est, en dernière analyse, lui-même le but ; doit-il protéger ce qui ne lui sert à rien ? — Le prolétaire, par exemple, doit-il protéger l'État ? L'individualité renferme en elle-même toute propriété et réhabilite ce que le langage chrétien avait déshonoré. Mais l'individualité n'a aucune mesure extérieure, car elle n’est nullement, comme la liberté, la moralité, l’humanité, etc., une idée : — Somme des propriétés de l’individu, elle n’est que le signalement de son — propriétaire.
Notes et références
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