Première partie : libéralisme et socialisme
Chapitre III — Ordre social et constitution politique
1. Violence et contrat dans la politique
Naturellement la suprématie du principe de la force ne s'étendait pas seulement à la propriété. L'esprit, qui n'a confiance que dans la tolérance mutuelle mais dans des combats incessants, pénétrait toute la vie du peuple. Toutes les relations entre hommes se réglaient sur le droit du plus fort, c'est-à-dire sur la négation même du droit. Pas de paix, tout au plus un armistice.
L'édification de la société se fait en partant des plus petits groupements. Le cercle de ceux qui se réunissaient pour observer entre eux la paix, était d'abord très restreint. Au cours des siècles, il s'élargit petit à petit, jusqu'à ce que la communauté du droit des gens, le groupement de paix et de droit le plus étendu, eût englobé la plus grande partie de l'humanité, n'excluant que les peuplades à demi sauvages qui vivent au degré le plus inférieur de la civilisation. A l'intérieur de cette communauté le principe des accords mutuels n'avaient pas atteint partout la même force. L'accord était le mieux réalisé dans tout ce qui touchait à la propriété. Où il était par contre le moins réalisé c'était dans les questions touchant à la souveraineté politique. Dans tout ce qui intéresse la politique extérieure l'accord se borne jusqu'aujourd'hui à limiter le principe de la force en imposant certaines règles à la guerre. Exception faite pour la récente procédure du tribunal d'arbitrage, les différends entre États se règlent encore selon les formes en usage dans les plus anciennes procédures de justice. essentiellement, c'est la décision par les armes qui les règle, étant entendu toutefois que, comme dans les duels judiciaires des anciennes coutumes du droit, le combat est lié à certaines règles. Cependant il serait inexact de prétendre que dans les relations entre États, ce n'est que la crainte de la force étrangère qui limite l'emploi de ses propres forces [1]. Même dans la politique étrangère des États, on trouve depuis des siècles des forces agissantes qui font placer la valeur de la paix au-dessus de celle d'une guerre victorieuse. Aucun autocrate, si puissant soit-il, ne peut à notre époque se soustraire entièrement à l'influence d'une maxime du droit qui proclame qu'une guerre ne saurait être commencée sans motifs plausibles. Le zèle que manifestent tous les belligérants pour prouver que leur cause est juste, que leur lutte est défensive, ou est à tout le moins une défense préventive et non une offensive, n'est autre chose qu'une reconnaissance solennelle du principe du droit et de la paix. Toute politique, qui ouvertement s'est réclamée du principe de la force, a suscité contre elle une coalition mondiale à laquelle elle a finalement succombé.
Le principe de la paix l'emportant sur le principe de la force, voilà ce dont l'esprit humain a pris conscience avec la philosophie sociale du libéralisme dans laquelle l'humanité pour la première fois cherche à se rendre compte de ses actes. Elle dissipe le nimbe romantique dont s'entourait jusqu'ici l'exercice de la force. Elle enseigne que la guerre est nuisible non seulement pour les vaincus, mais aussi pour les vainqueurs. C'est par des oeuvres de paix que la société est né ; son être, sa raison d'être, c'est de créer la paix. Ce n'est pas la guerre, c'est la paix qui est l'auteur de toute chose. Autour de nous, nous voyons que le bien-être est né par le travail économique. C'est le travail et non la lutte armée qui apporte aux hommes le bonheur. La paix construit, la guerre détruit. Les peuples sont foncièrement pacifiques, parce qu'ils reconnaissent que, dans la balance, les bienfaits de la paix l'emportent de beaucoup. Ils ne consentent qu'à une guerre de défense ; la pensée d'une guerre offensive leur est étrangère. Il n'y a que les princes pour trouver du goût à la guerre, parce qu'ils espèrent y acquérir de l'argent, des terres et de la puissance. C'est aux peuples à leur interdire cette envie, en refusant de mettre à leur disposition les moyens nécessaires à la conduite de la guerre.
L'amour de la paix du libéralisme ne provient pas de considérations philanthropiques comme le pacifisme de Bertha Suttner et d'autres pacifistes du même acabit. Le libéralisme n'a rien de commun avec ces auteurs de lamentations qui cherchent à combattre le romantisme de l'ivresse sanglante par la sécheresse des congrès internationaux. La prédilection du libéralisme pour la paix n'est pas uns sport de bienfaisance, qui s'accommode fort bien de toute sorte de convictions. Elle répond à l'ensemble de sa théorie sociale où elle s'insère harmonieusement. Celui qui reconnaît comme solidaires les intérêts économiques de tous les peuples, celui qui est indifférent au problème de l'étendue et des frontières de l'État, celui qui a dépouillé toutes idées collectivistes au point que des expression comme "l'honneur de l'État" lui sont devenues inintelligibles, celui-là ne pourra jamais trouver à une guerre offensive un motif plausible. Le pacifisme libéral est un produit logique du système de la philosophie sociale du libéralisme. Lorsqu'il entend protéger la propriété et rejeter la guerre, ce sont là deux expressions d'une même principe [2].
2. Fonction sociale de la démocratie
En politique intérieure le libéralisme demande la liberté complète d'opinion politique, et l'organisation de l'État selon la volonté de la majorité du peuple : législation réalisée par les représentants du peuple, le gouvernement, délégation des représentants du peuple, étant lié aux lois. Quand le libéralisme s'accommode de la royauté, ce n'est qu'un compromis. Son idéal demeure la république, ou au besoin l'apparence de la royauté, comme en Angleterre. Car son principe politique le plus haut, c'est le droit de libre disposition des peuples et des individus. Il est sans intérêt de discuter pour savoir si cet idéal politique doit être ou non considéré comme démocratique. Les écrivains récents verraient plutôt une opposition entre le libéralisme et la démocratie, dont ils ne semblent pas avoir une notion très claire. Ils se font du fondement législatif des institutions démocratiques une idée qui provient exclusivement du domaine idéologique du droit naturel.
Il est exact que la plupart des théoriciens libéraux ont recommandé les institutions démocratiques pour des raisons qui correspondraient aux conceptions du droit naturel touchant le droit de libre disposition des individus. Cependant les raisons que d'ordinaire un courant politique d'une époque donne pour justifier ses postulats ne cadrent pas toujours avec celles qui le forcent à faire siennes ces raisons. Il est souvent plus facile d'exercer une action politique que de rendre compte des motifs profonds de cette action. L'ancien libéralisme savait que les revendications démocratiques résultaient nécessairement de tout son système de philosophie sociale ; mais il ne se rendait pas un compte exact de la place qu'elles devaient y occuper. D'où s'expliquent et l'hésitation que le libéralisme a toujours manifestée dans les questions de principe et l'exagération apportée dans les revendications démocratiques par ceux qui, revendiquant pour eux seuls le nom de démocrates, se sont mis en opposition avec les autres libéraux qui n'allaient pas si loin qu'eux.
L'importance de la forme constitutionnelle démocratique ne tient pas au fait qu'elle répondrait mieux qu'une autre aux droits naturels et innés des hommes, ou encore qu'elle réaliserait mieux qu'aucune autre forme de gouvernement la liberté et l'égalité. En soi il n'est pas plus indigne pour un homme de se laisser "gouverner" par d'autres hommes que de faire exécuter pour soi un travail par d'autres hommes. Que le citoyen d'une société avancée en civilisation se sente heureux et libre seulement démocratie, qu'il la préfère à toutes les autres formes de l'État, qu'il soit prêt à tous les sacrifices pour atteindre ou pour maintenir la forme d'État démocratique ne s'explique point par le fait que la démocratie est digne d'être aimée pour elle-même, mais parce qu'elle remplit des fonctions dont on ne saurait se passer.
On a l'habitude de considérer comme fonction essentielle de la démocratie la sélection des chefs politiques. Dans l'État démocratique c'est par une sorte de concours public de la vie politique que se recrutent les titulaires des fonctions de l'État, tout au moins des plus importants. Ainsi ce seraient les meilleurs qui accéderaient aux postes culminants. Cependant l'on ne voit pas trop pourquoi la démocratie, dans le choix des chefs de premier plan, aurait la main plus heureuse que l'autocratie ou l'aristocratie. L'histoire offre assez d'exemples d'hommes de grand talent politique qui ont percé dans des États non démocratiques. D'autre part l'on ne saurait prétendre que la démocratie a toujours appelé les meilleurs aux plus hauts postes. Sur ce point amis et ennemis de la démocratie ne seront jamais d'accord.
En réalité l'importance de la forme constitutionnelle de la démocratie est d'une tout autre sorte. Sa fonction est d'établir la paix et d'éviter tous les bouleversements violents. Même dans les États non démocratiques un gouvernement ne peut finalement se maintenir que s'il peut compter sur l'assentiment de l'opinion publique. La force et la puissance de tous les gouvernements ne repose pas dans les armes, mais dans l'esprit d'acquiescement qui met ces armes à leur disposition. Les gouvernants, qui forcément ne représentent jamais qu'un petite minorité en face d'une énorme majorité, ne peuvent acquérir et conserver la maîtrise sur cette majorité que s'ils ont su se concilier et rendre docile cet esprit de la majorité. S'il n'en est plus ainsi, ceux sur l'opinion desquels le gouvernement est fondé se rendent compte qu'ils n'ont plus de raison de soutenir le gouvernement. Le fondement sur lequel sa puissance repose est miné, tôt ou tard ce gouvernement se voit forcé de faire place à un autre. Dans les États non démocratiques un changement de personnes ou de système dans le gouvernement ne peut s'opérer que par la violence. Un bouleversement violent écarte le système ou les personnes, qui ont perdu les racines qui les rattachaient à la population, et à leur place il met d'autres personnes et un autre système.
Mais tout bouleversement coûte du sang et de l'argent. Des victimes tombent et la marche de l'économie nationale est interrompue par des destructions. Les pertes matérielles et les ébranlements moraux qui accompagnent tout changement violent de la situation politique, c'est par la réforme constitutionnelle que la démocratie les évite. La démocratie garantit l'accord de la volonté d'État, s'exprimant par les organismes d'État, et de la volonté de la majorité, parce qu'elle place les organismes de l'État dans la dépendance juridique de la majorité du moment. Elle réalise, dans le domaine de la politique intérieure, ce que le pacifisme s'efforce de réaliser dans le domaine de la politique extérieure [3].
C'est là la fonction décisive de la démocratie ; si nous en doutons nous n'avons qu'à penser à l'objection si souvent mise en avant contre le principe démocratique par les adversaires de la démocratie. Quand les conservateurs russes assuraient que le tsarisme et la politique des tsars était approuvés par la grande masse de la population slave, de telle sorte que même une forme d'État démocratique n'aurait pu en Russie donner un autre système de gouvernement, ils avaient raison. Les démocrates russes du reste ne se sont jamais fait d'illusions à ce sujet. Tant que la majorité de la population russe (ou plus exactement cette partie de la population qui avait une certaine maturité politique et pouvait jouer un rôle dans la politique) était pour le tsarisme, l'empire russe n'éprouvait vraiment pas le besoin d'une forme de constitution démocratique. C'est seulement lorsqu'une divergence se manifesta entre l'opinion publique et le système politique du tsarisme, que le manque d'une constitution démocratique fut fatal à la Russie. L'accommodation de la volonté d'État à la volonté du peuple ne pouvait plus se faire par des voies pacifiques. Il n'y avait plus d'autre issue qu'une catastrophe dont les suites pour le peuple russe ont été tragiques. Et ce qui est si vrai de la Russie tsariste ne l'est pas moins de la Russie bolchéviste ou de l'Allemagne prussienne. Quelle immense dommage a subi la France dans la grande Révolution, dommage qu'elle n'a jamais pu entièrement réparer. Et quel avantage immense fut-ce pour l'Angleterre d'avoir pu depuis le XVIIe siècle éviter toute révolution.
On voit par là combien il est inexact de tenir pour synonymes les mots : démocratique et révolutionnaire, ou du moins comme étant très proches l'un de l'autre. La démocratie n'est pas seulement non révolutionnaire, mais elle a précisément pour fonction d'écarter la Révolution. Le culte de la Révolution, du bouleversement à tout prix, — l'une des caractéristiques du marxisme — n'a rien à voir avec la démocratie. Reconnaissant que pour atteindre les buts économiques de l'humanité il faut avoir la paix comme point de départ, le libéralisme exige la démocratie, parce qu'il attend d'elle l'élimination de toutes les causes de luttes en politique intérieure et extérieure. L'emploi de la force, avec son cortège de guerres et de révolutions, lui semble un mal, parfois difficile à éviter, tant qu'il n'existe pas de démocratie. Même lorsque la révolution paraît inévitable, le libéralisme tente encore d'en préserver le peuple. Il n'abandonne pas l'espoir que la philosophie arrive à persuader aux tyrans qu'ils doivent renoncer volontairement à leurs droits parce qu'ils entravent le progrès social. C'est dans l'esprit de ce libéralisme qui place la paix au-dessus de tout, que Schiller fait supplier le marquis Posa d'accorder la liberté de penser ; la nuit du 4 août 1789 où les aristocrates français renoncèrent à leurs privilèges, la réforme anglaise de 1832 montrent que cette espérance n'était pas tout à fait vaine. Le libéralisme n'a aucune sympathie pour l'héroïsme trop facile avec lequel les révolutionnaires professionnels du marxisme mettent en jeu la vie de milliers d'individus et détruisent des valeurs que les siècles ont lentement et péniblement créées. En ceci il observe encore le principe d'économie : s'assurer le succès avec le moins de frais possible.
La démocratie est le gouvernement du peuple par lui-même, la démocratie est autonomie. Cela ne veut pas dire que tous doivent collaborer de la même manière à la législation et à l'administration. La démocratie "directe" n'est possible que sur une toute petite échelle. Même de petits parlements ne peuvent venir à bout de leur tâche dans les séances publiques. Il faut élire des commissions. Le véritable travail est toujours fait par quelques-uns, par ceux qui ont déposé une motion,par les orateurs, par les rapporteurs, et avant tout par les rédacteurs des projets. Encore une confirmation du fait que les masses obéissent à la direction de quelques hommes. Les hommes n'ont pas tous la même valeur, la nature a fait des uns des chefs, et des autres des hommes qui ont besoin d'être conduits par ces chefs ; à cela les institutions démocratiques ne changeront rien. Tous ne peuvent pas être les hardis pionniers qui fraient la route. La plupart du reste ne désirent pas l'être, ils ne s'en sentent pas la force. L'idée que dans une pure démocratie le peuple tout entier passerait ses journées à délibérer et à décider, comme les membres du parlement pendant une session, c'est là une idée conçue d'après le modèle de la situation qui a pu régner dans les États urbains de l'ancienne Grèce à l'époque de la décadence. On oublie que ces communautés urbaines n'avaient en réalité rien de démocratique puisqu'on y trouvait des esclaves et que tous ceux ne possédant pas les pleins droits du citoyen étaient exclus de toute participation à la vie publique. Si l'on fait appel à la collaboration de tous, l'idéal de la "pure" démocratie comme de la démocratie directe est irréalisable. Du reste prétendre réaliser la démocratie sous cette forme impossible n'est qu'une pédanterie doctrinaire des tenants du droit naturel. Pour atteindre le but, vers lequel tendent les institutions démocratiques, il suffit d'une chose, c'est que la législation et l'administration se conforment à la volonté de la majorité de la nation. En cela la démocratie médiate peut le faire. L'idéal de la démocratie n'est pas que chaque individu rédige lui-même les lois et administre, mais que les législateurs et les gouvernants dépendent de la volonté populaire au point qu'ils puissent être remplacés par d'autres s'ils sont mis en conflit avec elle.
Ainsi tombent un grand nombre des objections contre la possibilité de réaliser la démocratie, qui ont été mises en avant par des partisans ou des adversaires de la souveraineté populaire [4]. La démocratie ne souffre pas d'atteinte du fait que des chefs sortent de la masse pour se consacrer entièrement à la politique. Comme toute autre profession dans la société où le travail est divisé la politique exige toutes les forces d'un homme ; des politiciens occasionnels ne sauraient lui rendre d'utiles services [5]. Tant que le politicien professionnel demeure dans la dépendance de la majorité populaire, de manière à n'exécuter que ce pour quoi il a obtenu la majorité, le principe démocratique est sauf. Ce n'est pas non plus une des conditions de la démocratie que les chefs proviennent des couches sociales les plus nombreuses, de sorte que le parlement offrirait, sur une échelle réduite, une image de la stratification sociale du pays. A ce compte-là, dans un pays composé en majeure partie de paysans et d'ouvriers industriels, le parlement devrait se composer aussi en majeure partie de paysans et d'ouvriers industriels [6]. Le gentleman sans profession qui joue un grand rôle au parlement anglais, l'avocat et le journaliste dans les parlements des pays latins sont de meilleurs représentants du peuple que les meneurs de syndicats et les paysans qui impriment aux parlements allemands et slaves une marque de stérilité intellectuelle. Si vraiment les membres des classes supérieures de la société sont exclus de la collaboration parlementaire, les parlements et les gouvernements qui en sont issus ne peuvent donner une image fidèle de la volonté populaire. Car dans la société les classes supérieures, dont la composition est déjà le produit d'une sélection faite par l'opinion publique, exercent sur les esprits une influence bien supérieure à celle qui correspondrait au nombre de leurs membres. Si on les exclut de la collaboration à la législation et à l'administration, parce qu'on aura persuadé l'électeur qu'ils ne sont pas aptes à remplir des emplois publics, on crée une opposition entre l'opinion publique du pays et l'opinion des partis parlementaires, qui gêne, s'il le ne rend impossible, le fonctionnement des institutions démocratiques. Des influences extraparlementaires s'exercent sur la législation et l'administration, car les courants intellectuels qui partent de ceux qui sont exclus du parlement ne peuvent être annihilés par les médiocres éléments qui sont les maîtres du parlement. C'est là ce qui fait le plus grand tort au parlement, c'est là qu'est la cause de ce déclin qu'on déplore si souvent. La démocratie n'est pas l'ochlocratie (gouvernement de la population). Un parlement qui voudrait mener sa tâche à bien devrait compter dans son sein les meilleurs têtes politiques de la nation.
Mais la méconnaissance la plus grave c'est d'avoir, par une extension abusive de l'idée de souveraineté selon le droit naturel, conçu le principe démocratique comme étant la domination sans limites de la "volonté générale". La toute-puissance de l'État démocratique n'est au fond différente en rien de celle de l'autocrate absolu. En se figurant que l'État peut tout ce qu'il veut et qu'en face de la volonté du peuple souverain il ne saurait y avoir de résistance, nos démagogues et leurs partisans ont fait plus de mal que la folie césarienne de princes dégénérés. Dans les deux cas même conception fondée uniquement sur la toute-puissance politique de l'État. Aucunes bornes n'arrêtent le législateur, parce qu'il puise dans la théorie du droit la notion que tout droit remonte à sa volonté. C'est par une confusion petite, mais lourde de conséquences, qu'il prend sa liberté formelle pour une liberté matérielle, se croyant au-dessus des conditions naturelles de la vie sociale. Les conflits qui en découlent montrent que la démocratie n'a de sens que si elle est libérale. C'est seulement dans le cadre du libéralisme qu'elle remplit une fonction sociale. Démocratie sans libéralisme n'est qu'une forme vide.
3. De l'idéal égalitaire
Le libéralisme implique nécessairement la démocratie politique. Cependant on pense souvent que le principe démocratique doit finalement mener au delà du libéralisme. Rigoureusement réalisé le principe démocratique demanderait non seulement l'égalité des droits politiques mais aussi l'égalité des droits économiques. Cette dernière, le libéralisme ne saurait y atteindre. C'est ainsi que le socialisme serait issu, avec une nécessité dialectique, du libéralisme. Dans l'évolution historique le libéralisme disparaîtrait de lui-même.
De même l'idéal de l'égalité a été exposé à l'origine comme une revendication du droit naturel. On a essayé de la justifier par des arguments religieux, physiologiques, philosophiques. Mais tous ces raisonnements ne supportaient pas l'épreuve. C'est un fait que les hommes sont inégalement doués par la nature. On ne peut donc appuyer la revendication d'un traitement égal pour tous sur le fait que tous seraient égaux. Nulle part plus que pour le principe d'égalité les preuves tirées du droit naturel , n'apparaissent aussi pauvres.
Pour comprendre l'idéal d'égalité, il faut d'abord considérer son importance historique. Partout où il s'est manifesté, dans le passé ou à notre époque, il avait pour objet l'abolition de la différenciation par classes des individus en ce qui concerne leur capacité juridique. Tant qu'il existe des obstacles au développement de l'individu et de couches entières du peuple, l'on ne peut espérer que le cours de la vie sociale ne sera pas troublé par de violents bouleversements. Les "sans droits" seront toujours une menace pour l'ordre social. Réunis par le désir commun de supprimer les entraves qui les oppriment, ils forment un gouvernement décidé à faire aboutir ses revendications par la violence, puisqu'il est impossible d'y arriver à l'amiable. La paix sociale ne sera réalisée que si tous les membres de la société ont part aux institutions démocratiques.
Mais lorsque le libéralisme demande l'égalité devant la loi, il est encore guidé par une autre considération. La société a intérêt à ce que les moyens de production passent à ceux qui sauront le mieux en tirer parti. Graduer la capacité juridique des individus d'après leur naissance c'est empêcher les biens de production de parvenir entre les mains de ceux qui leur assureront le maximum de rendement. On sait quel rôle a joué cet argument dans les luttes soutenues par le libéralisme, et surtout lors de la libération des paysans.
Dans sa défense du principe d'égalité le libéralisme s'inspire donc de principes d'opportunité tout à fait prosaïques. Du reste il se rend très bien compte que l'égalité devant la loi aura parfois des conséquences monstrueuses, qu'elle pourra le cas échéant opprimer l'individu, parce que ce qui est bienvenu pour l'un peut porter à l'autre une dure atteinte. cependant l'idée d'égalité du libéralisme s'inspire des nécessités sociales devant lesquelles les susceptibilités des individus doivent s'effacer. Comme toutes les autres institutions sociales les normes juridiques n'existent qu'en fonction des fins sociales devant lesquelles l'individu doit s'incliner, parce que ses propres fins ne peuvent être réalisées que dans la société et par la société.
C'est méconnaître le caractère des institutions juridiques que d'en vouloir étendre l'extension, de chercher à en tirer de nouvelles revendications, qu'on s'efforcera de réaliser, quand bien même les buts de la coopération sociale devraient en souffrir. L'égalité, telle que l'entend le libéralisme, est égalité devant la loi. Jamais il n'en a eu d'autre en vue. Aux yeux du libéralisme c'est une critique injustifiée de blâmer l'insuffisance de cette égalité et de prétendre que la véritable égalité va beaucoup plus loin et qu'elle englobe aussi l'égalité des revenus fondée sur une répartition égale des biens.
C'est précisément sous cette forme que le principe d'égalité trouve l'assentiment joyeux de tous ceux qui ont plus à gagner qu'à perdre à une répartition égale des biens. Les masses sont facilement gagnées à une telle égalité. C'est là un champ propice à la propagande démagogique. En prenant position contre les riches, en excitant le ressentiment des moins fortunés, on est toujours assuré d'un grand succès. La démocratie prépare seulement le terrain où se développe cet esprit que l'on trouve toujours et partout à l'état latent [7]. C'est là l'écueil où se sont brisés jusqu'ici tous les États démocratiques et où la démocratie d'aujourd'hui s'apprête à les suivre.
Il est singulier que l'on qualifie d'antisociale cette conception du principe d'égalité qui ne considère l'égalité qu'en tant qu'elle sert les buts sociaux et ne veut la réaliser que dans la mesure où elle y contribue, et que par contre on considère comme sociale, la conception qui, sans tenir comptes des conséquences transforme cette égalité en un droit subjectif accordant à chaque individu sa quote-part du revenu national. Dans les États urbains de la Grèce du IVe siècle le citoyen se considérait comme le maître de la propriété de tous les membres de l'État, en revendiquant impérieusement sa part comme un actionnaire réclamant ses dividendes. A propos de cette habitude de partager les biens communs et les biens confisqués des particuliers, Eschine a dit très justement : "Quand les Athéniens venaient de l'assemblée publique, ils n'avaient pas l'air de sortir d'une réunion politique mais de la séance d'une association où l'on avait partagé les excédents de recettes." [8] On ne peut contester qu'aujourd'hui encore l'homme du peuple est porté à considérer l'État comme une source de rentes, d'où il doit chercher à tirer le plus de revenus possible.
Le principe d'égalité dans ce sens élargi n'est pas du tout une conséquence nécessaire du principe démocratique. On ne peut pas non plus le considérer a priori comme une nouvelle norme pour la vie sociale. Avant de le juger il faut se faire une idée claire des effets qu'il peut produire. En général il plaît beaucoup aux masses, dans les États démocratiques il trouve facilement crédit, mais cela ne suffit pas pour que le théoricien l'admette comme étant un principe démocratique, et ne le soumette qu'à une critique superficielle.
4. Démocratie et Socialisme
L'idée que la démocratie et le socialisme ont entre eux une parenté interne s'est accréditée de plus en plus dans les années qui précédèrent la révolution bolchévique. Beaucoup avaient fini par croire que socialisme et démocratie était synonymes, et qu'une démocratie sans socialisme ou un socialisme sans démocratie étaient impossibles.
A l'origine de cette conception on trouvait la combinaison de deux séries d'idées qui toutes deux remontent à Hegel et à sa philosophie de l'histoire. Pour Hegel l'histoire est "le progrès dans la liberté consciente". Ce progrès s'est accompli de la manière suivante : "Les Orientaux ont su qu'un seul était libre, les Grecs et les Romains que quelques-uns étaient libres. Mais nous autres nous savons que tous les hommes sont libres, et que l'homme, en tant qu'homme, est libre." [9] Il est hors de doute que la liberté à laquelle Hegel fait allusion était autre que celle pour laquelle luttaient les politiques radicaux de son temps. Hegel avait fait siennes des pensées tirées des doctrines politiques du siècle des lumières et qui étaient devenues bien commun, puis il leur avait insufflé son esprit. Cependant les radicaux de la jeune école hégélienne puisaient dans ses écrits celles de ses paroles qui leur agréaient. Pour eux il est entendu que l'évolution vers la démocratie est une nécessité au sens hégélien de ce concept. Les historiens se rangent à cet avis. Selon Gervinus "on observe aussi bien en grand sans l'histoire de l'humanité que dans le cours du développement interne des États un progrès régulier qui va de la liberté intellectuelle et civique des individus à celle d'un plus grand nombre, et à celle du plus grand nombre [10]. "
Dans la conception matérialiste de l'histoire l'idée de la liberté du plus grand nombre revêt une signification précise. Le plus grand nombre, ce sont les prolétaires. et ceux-ci, étant donné que la conscience est fonction de l'homme en tant qu'être social, doivent être forcément socialistes. Ainsi l'évolution vers la démocratie et l'évolution vers le socialisme ne font qu'un. La démocratie est le moyen qui aide à réaliser le socialisme, et en même temps, le socialisme est le moyen pour réaliser la démocratie. Dans le nom du parti allemand : "Sozialdemokratie" l'assimilation de la démocratie et du socialisme est exprimée très nettement. Mais avec le mot de démocratie le parti socialiste ouvrier recueille aussi l'héritage de la Jeune Europe. On retrouve dans les programmes de propagande de la "Sozialdemokratie" toutes les formules voyantes du radicalisme politique de la première moitié du XIXe siècle. Elles recrutent au parti des adhérents, que les revendications socialistes n'attirent pas et parfois même dégoûtent.
La position du socialisme marxiste par rapport aux revendications démocratiques a été déterminée par le fait qu'il était le parti socialiste des Allemands, des Russes et des petits peuples englobés dans la monarchie austro-hongroise et l'empire des tsars. Dans ces pays plus ou moins autocratiques tout parti d'opposition devait avant tout revendiquer la démocratie pour créer un terrain favorable au déploiement de l'activité politique. Pour la social-démocratie le problème de la démocratie était ainsi exclu en quelque sorte de la discussion. Il ne fallait pas pour l'opinion publique que l'idéologie démocratique eût l'air d'être mise en doute.
A l'intérieur du parti la question touchant le rapport entre les deux idées, exprimé dans le double nom de social-démocratie ne pouvait être complètement étouffée. On commença par diviser la question en deux parties. Pour le futur État de la réalisation définitive du socialisme, il était bon de maintenir l'identité foncière de la démocratie et du socialisme. Puisqu'on continuait à considérer la démocratie comme un bien, un socialiste croyant qui attend son salut du paradis socialiste futur ne pouvait conclure autrement. La Terre Promise ne serait point parfaite si, du point de vue politique, elle ne réalisait pas aussi le meilleur idéal. Aussi les écrivains socialistes ne cessaient-ils de proclamer qu'il ne pouvait y avoir de vraie démocratie que dans la société socialiste, et que tout ce que la société capitaliste appelait de ce nom n'était qu'un caricature masquant la domination des exploiteurs.
Cependant, quoiqu'il parût bien établi que le socialisme et la démocratie devraient se rencontrer au but, il semblait beaucoup moins sûr que la voie pour y atteindre fût commune. On se mit à discuter de la question de savoir s'il fallait toujours s'efforcer de réaliser le socialisme (et donc en même temps la vraie démocratie dans le sens où elle était prise tout à l'heure) en se servant seulement des moyens de la démocratie, ou bien si l'on ne devait pas dans la lutte s'écarter des principe de la démocratie. Cette discussion qui tournait autour de la dictature du prolétariat, faisait, avant la révolution bolchévique, l'objet de débats académiques dans la littérature marxiste. Depuis elle est devenue un grand problème politique.
Comme toutes les différences d'opinions qui séparent les marxistes en différents groupes la discussion au sujet de la dictature du prolétariat provient de l'ambiguïté qui règne dans cet assemblage qu'on a l'habitude d'appeler : le système marxiste. Dans le marxisme, pour chaque point du système l'on trouve toujours au moins deux conceptions entièrement contradictoires, qu'on arrive à faire plus ou moins concorder à grand renfort de casuistique dialectique. Le moyen le plus utilisé de cette dialectique est l'emploi d'un mot dont le sens variera suivant les besoins. Ces mots qui, pour l'agitation politique servent aussi de slogans bons à hypnotiser les masses, ces mots sont l'objet d'un véritable culte, qui rappelle la religion fétichiste. L'essence de la dialectique marxiste est le fétichisme des mots. Chacun des articles de la foi marxiste est concrétisé dans un mot fétiche, dont le double ou le triple sens doit faciliter la combinaison de pensées et de revendications inconciliables. Pour interpréter ces expressions, qui semblent avoir été choisies avec intention, comme celles de la Pythie de Delphes, afin d'en permettre plusieurs explications, on instaure des débats où chacun de ceux qui discutent peut alléguer en sa faveur un texte de Marx ou d'Engels, qui font autorité.
Un de ces mots fétiches du marxisme est le mot révolution. Quand le marxisme parle de révolution industrielle, il entend désigner par là la transformation progressive de la production pré-capitaliste en production capitaliste. Le mot : révolution ici est donc synonyme d'évolution, et l'opposition qu'il y a d'ordinaire entre les idées d'évolution et de révolution a à peu près disparu. Le marxisme pourra ainsi, chaque fois qu'il lui plaira, taxer l'esprit révolutionnaire de putchisme. Les révisionnistes n'avaient pas tort d'invoquer à l'appui de leurs théories de nombreux passages de Marx et d'Engels. Mais le marxisme emploie ce mot : révolution encore dans un autre sens. quand il appelle le mouvement ouvrier un mouvement révolutionnaire, et la classe ouvrière la seul classe vraiment révolutionnaire, il emploie le mot révolution comme évoquant les barricades et les combats de rue. C'est pourquoi le syndicalisme a aussi raison quand il se réclame de Marx.
Le marxisme emploie d'une manière aussi confuse le mot : État. Pour lui l'État n'est qu'un instrument de la domination de classes. Le prolétariat, par le fait qu'il conquiert la puissance politique, supprime les oppositions de classes et c'est la mort de l'État. "Dès qu'il n'y a plus de classe sociale à opprimer, dès que, avec la domination de classes et avec la lutte légitime pour l'existence de l'individu au milieu de l'anarchie qui a régné jusqu'ici dans la production, les conflits et les excès qui en résultaient sont supprimés, il n'y a plus rien à réprimer, et une force spéciale de répression, un État devient inutile. Le premier acte où l'État apparaît véritablement comme un représentant de la société tout entière — à savoir la prise de possession des moyens de production au nom de la société, — ce premier acte est aussi en même temps son dernier acte indépendant en tant qu'État. L'intervention d'un pouvoir étatique dans les organismes sociaux devient superflu dans un domaine, puis dans un autre ; et ce pouvoir de l'État tombe de lui-même en désuétude." [11] Quelque confuse et superficielle que soit cette affirmation en ce qui touche la connaissance de l'organisation politique, elle est au sujet de la dictature du prolétariat si précise, qu'on ne puisse, semble-t-il, être en doute sur son interprétation. Mais les paroles de Marx sont déjà beaucoup moins précises lorsqu'il affirme qu'entre la société capitaliste et la société communiste il y a une période de transformation de l'une à l'autre, à laquelle correspond une période de transition politique, pendant laquelle l'État ne peut être autre chose que la dictature du prolétariat [12]. Par contre si l'on adopte avec Lénine l'opinion que cette période de transition durera jusqu'à ce que cette "phase supérieure de la société communiste" soit atteinte, où "l'asservissante subordination des individus à la division du travail, et par conséquent l'opposition du travail intellectuel et du travail corporel aura disparu", phase dans laquelle "le travail n'est pas seulement un moyen pour vivre, mais où il est devenu le premier besoin de la vie", en ce cas on en arrive évidemment à de tout autres résultats dans le jugement porté sur la position qu'occupe le marxisme en face de la démocratie [13]. Car au moins pendant des siècles il ne saurait plus être question de démocratie dans l'État socialiste.
En dépit de certaines observations sur les réalisations historiques du libéralisme le marxisme est incapable de comprendre l'importance que l'on doit attribuer aux idées du libéralisme. Il ne sait que faire des revendications libérales concernant la liberté de conscience et d'expression de la pensée, la reconnaissance, par principe, de toute opposition, et l'égalité de droits de tous les partis. Partout où il ne domine pas encore, le marxisme utilise très largement tous les droits fondamentaux du libéralisme dont il a un besoin urgent pour sa propagande. Mais il ne pourra jamais comprendre jusque dans son essence ces droits du libéralisme, et jamais il ne consentira à les accorder à ses adversaires, quand il aura lui-même le pouvoir. Sur ce point il ressemble tout à fait aux Églises et aux autres puissances qui s'appuient sur le principe de la force. Ces puissances elles aussi pour conquérir la souveraineté ne se font pas faute de recourir aux libertés démocratiques qu'elles refusent à leurs adversaires, dès qu'elles sont au pouvoir. C'est ainsi que tout ce qui semble démocratique dans le socialisme n'est qu'une apparence fallacieuse. "le parti communiste, dit Boukharine, ne demande aucune liberté (presse, parole, association, réunions) pour des bourgeois ennemis du peuple. Au contraire." Et avec un remarquable cynisme il vante le jeu des communistes, qui du temps où ils ne tenaient pas les rênes du gouvernement, entraient en lice pour la liberté d'opinion, uniquement parce qu'il aurait été "ridicule" de demander aux capitalistes la liberté du mouvement ouvrier autrement qu'en revendiquant la liberté tout court [14].
Le libéralisme revendique partout et toujours la démocratie. Il n'entend pas attendre que le peuple soit "mûr" pour la démocratie, car la fonction que la démocratie doit remplir dans la société ne souffre pas de délai. La démocratie doit être, parce que sans elle il ne peut y avoir aucun développement pacifique de l'État. Le libéralisme veut la démocratie, non parce qu'il représente une politique de compromis, ou parce que dans la conception du monde il adhère au relativisme [15]. Le libéralisme lui aussi demande pour sa doctrine une validité absolue. Seulement il sait que le fondement de la puissance est de régner sur les esprits, et que l'on y arrive que par des moyens spirituels. Le libéralisme lutte pour la démocratie même dans des cas où il peut redouter pour un temps plus ou moins long des désavantages. Il pense en effet qu'on ne peut se maintenir contre la volonté de la majorité ; les avantages qui pourraient résulter d'une souveraineté du principe libéral maintenue artificiellement et malgré l'opinion populaire, lui semblent bien mesquins au prix des suites fâcheuses d'une violation de la volonté populaire qui provoquerait des troubles graves dans la marche paisible du développement de l'État.
Si elle avait pu, la social-démocratie aurait certes continué à employer avec une ambiguïté utile à la propagande le mot : démocratie. C'est un hasard historique, la révolution bolchéviste qui a forcé la social-démocratie à jeter prématurément le masque et à dévoiler le caractère de violence de ses doctrines et de sa politique.
5. La constitution politique de l'État socialiste
Par delà la dictature du prolétariat se trouve le paradis de "la phase supérieure de la société communiste où les forces productives s'accroissent avec le multiple développement des individus, et où les sources vives de la richesse sociale coulent plus abondamment". [16] Dans cette Terre Promise "comme il n'y a plus rien à réprimer, il n'y a plus besoin d'un État. A la place d'un gouvernement pour les personnes il y a une administration des biens et une direction des processus de production". [17] Le temps est venu où "une génération, qui a grandi dans les nouvelles et libres conditions sociales est en état de rejeter loin d'elle toute le friperie de l'État". [18] La classe ouvrière a traversé une période de "longues luttes, toute une série de processus historiques, qui ont entièrement transformé les hommes et leurs conditions d'existence." [19] Ainsi la société peut subsister, sans un ordre fondé sur la contrainte, comme autrefois, à l'époque où la tribu formait la base de l'organisation sociale. De cette constitution Engels fait un grand éloge [20]. Malheureusement tout cela a été déjà dit, et beaucoup mieux par Virgile, Ovide et tacite :
- Aurea prima sata est aetas, quae vindice nullo
- Sponte sua, sine lege fidem rectumque colebat
- Poena metusque aberant, nec verba minantia fixo
- Aere legebantur. [21]
Les marxistes n'ont ainsi aucun motif pour s'occuper des problèmes concernant la constitution politique de l'État socialiste. Ils ne se rendent pas compte qu'il y a ici des problèmes dont on ne se débarrasse pas simplement par le silence. Dans l'organisation de la société socialiste la nécessité d'une action en commun doit se faire. Il faudra décider quelle forme donner à ce que l'on appelle métaphysiquement la volonté générale ou la volonté populaire. Même si on veut faire abstraction du fait qu'il n'y a point d'administration des biens, qui ne soit administration des hommes, c'est-à-dire la détermination d'une volonté humaine par autrui, et qu'il n'y a pas de direction des processus de production, qui ne soit une direction des personnes, c'est-à-dire la motivation d'une volonté humaine par une autre [22], il faudra tout de même se demander qui administrera les biens et dirigera les processus de production et quels principes seront suivis. Ainsi nous nous retrouvons en face de tous les problèmes politiques qui se posent dans une société réglée par le droit.
Lorsque dans l'histoire nous trouvons des essais de gouvernements tendant à se rapprocher de l'idéal de la société selon le socialisme, il s'agit toujours d'autocraties avec un caractère très marqué d'autoritarisme. dans l'empire des Pharaons ou des Incas, dans l'État jésuite du Paraguay on ne trouve aucune trace de démocratie et de libre disposition pour la majorité populaire. Les utopies des anciens socialistes, de toutes nuances, ne sont pas moins éloignées de la démocratie. Ni Platon, ni Saint-Simon n'étaient démocrates. Si l'on considère l'histoire et les livres des théories socialistes on ne trouve rien qui puisse témoigner d'une connexion interne entre l'ordonnance socialiste de la société et la démocratie politique.
Si l'on y regarde de plus près, l'on voit que même l'idéal qui doit seulement dans un avenir éloigné réaliser la phase supérieure de la société communiste, selon les visées marxistes, est tout à fait antidémocratique [23]. Dans cette phase idéale la paix immuable, éternelle — but de toutes les organisations démocratiques — doit exister aussi, mais on doit accéder à cet état de paix par d'autres voies que celles suivies par les démocrates. Cette paix ne sera pas fondée sur les changements de gouvernements et les changements de leurs politiques, mais sur un gouvernement éternel, sans changements de personnes ou de politiques. C'est une paix, mais non la paix du progrès vivant vers quoi tend le libéralisme, c'est une paix de cimetière. Ce n'est pas la paix des pacifistes, mais la paix des pacificateurs, des hommes de violence, qui veulent tout assujettir. C'est la paix que tout absolutisme établit, en édifiant son pouvoir absolu, une paix qui dure aussi longtemps que dure ce pouvoir absolu. Le libéralisme a reconnu la vanité d'une paix ainsi fondée. La paix qu'il envisage est assurée contre les dangers toujours menaçants, toujours renaissants, du désir de changement.
Notes
[1] Comme le prétendait Lasson, Prinzip und Zukunft des Völkerrechts, Berlin, 1871, p. 35.
[2] Dans leur désir de mettre tout ce qui est mauvais au compte du capitalisme, les socialistes ont même essayé de montrer que l'impérialisme moderne et partant la guerre mondiale étaient les produits du capitalisme. Inutile de s'occuper longuement de ce théorème qui s'appuie sur le manque de jugement des masses. Cependant, il n'est pas superflu de rappeler que Kant a montré exactement ce qu'il en était, lorsqu'il attendait de l'influence croissante des "puissances d'argent" la diminution progressive des tendances belliqueuses. Il dit : "C'est l'esprit commercial qui ne peut exister concurremment avec la guerre." cf. Kant, Zum ewigen Frieden, OEuvres complètes, t. V., p. 688. — Cf. Sulzbach, Nationales Gemeinschaftsgefühl und wirschaftliches Interesse, Leipzig, 1929, pp. 80...
[3] Ce n'est pas un hasard, si Marsilius de Padoue, l'écrivain qui, au seuil de la renaissance, a le premier exposé la revendication démocratique d'une législation établie par le peuple a intitulé son écrit : Defensor pacis. Cf. Atger, Essai sur l'Histoire des Doctrines du Contrat Social, Paris, 1906, p. 75. Cf. Scholtz, Marsilius von Padua und die Idee der Demokratie (Zeitschrift für Politik, t. I, 1908, pp. 66...)
[4] Cf. d'une part les écrits des champions de l'État autocratique prussien et d'autre part les syndicalistes. — Cf. Michels : Zur Soziologie des Parteiwesens in der modernen Demokratie, 2e éd. Leipzig, 1925, pp. 463...
[5] Cf. Max Weber, Politik als Beruf, Munich t Leipzig, 1920, pp. 17...
[6] Les théories inspirées du droit naturel et méconnaissant le principe de la division du travail, se cramponnent à l'idée de la "représentation" des électeurs par l'élu. Il n'est pas difficile de montrer tout ce qu'il y a là d'artificiel. Le député qui fait pour moi des lois et qui contrôle l'administration des postes ne me "représente" pas plus que le médecin qui me guérit, ou le cordonnier qui me fait mes souliers. Ce qui le distingue du médecin ou du cordonnier, ce n'est pas qu'il me rend des services d'une autre sorte, mais que, si je suis mécontent de lui, je ne peux pas lui retirer le soin de mes affaires, aussi simplement qu'au médecin et au cordonnier. C'est pour m'assurer sur le gouvernement cette influence que j'ai sur l'art du médecin ou la fabrication des souliers, que j'entends être électeur.
[7] On peut dire à cet égard avec Proudhon : la démocratie c'est l'envie. — Cf. Poehlmann, t. I, p. 317, note 4.
[8] Cf. Poehlmann, ibid., p. 333.
[9] Cf. Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte, édition Lasson, t. I, Leipzig, 1917, p. 40.
[10] Cf. Gervinus, Eineitung in die Geschichte des XIX. Jahrhunderts, Leipzig, 1853, p. 13.
[11] Cf. Engels, Herrn Eugen Dührings Umwältzung der Wissenschaft, 7e édit. Stuttgart, 1910, p. 302.
[12] Cf. Marx, Zur Kritik des sozialdemokratischen Programms, p. 23.
[13] Cf. ibid., p. 17. cf. Lénine, Staat und Revolution, Berlin, 1918, p. 89.
[14] Cf. Boukharine Das Programm der Kommunisten (Bolchévistes), Zurich, 1918, pp. 24...
[15] C'est ce que pense Kelsen (Vom Wesen und Wert der Demokratie dans Archiv für Sozialwissenschaft, t. 47, p. 84. — Cf. Menzel, Demokratie und Weltanschauung (Zeitschrift für öffentliches Recht, t. II, pp. 701...)
[16] Cf. Marx, Zur Kritik des sozialdemokratischen Programms, p. 17.
[17] Cf. Engels, Herrn Eugen Dührings Umwältzung der Wissenschaft, p. 302.
[18] Cf. Engels, Vorwort zu Marx, Der Bürgerkrieg in Frankreich (Ausgabe der Politischen Aktions-Bibliothek), Berlin, 1919, p. 16.
[19] Cf. Marx, Der Bürgerkrieg, p. 54.
[20] Cf. Engels, Der Ursprung der Famille, des Privateigentum und des Staates, 20e éd. Stuttgart, 1921, pp. 163...
[21] Cf. Ovide, Métam. I, 89, etc. — Cf. Virgile, Énéide, VII, 203, etc. — Cf. Tacite, Annales, III, 26 et Poehlmann, t. II, pp. 583...
[22] Cf. Bourguin, Die sozialistischen Systeme und die wirtschaftliche Entwickung, trad. Katzenstein, Tubingue, 1906, pp. 70... Cf. Kelsen, Sozialismus und Staat, 2e éd. Leipzig, 1923, p. 105.
[23] Cf. Bryce, Moderne Demokratien, trad. Loewenstein et Mendelssohn-Bartholdy, Munich, 1926, t. III, pp. 289.