Ludwig von Mises:L'Action humaine - chapitre 39

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Ludwig von Mises:L'Action humaine - chapitre 39


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Chapitre XXXIX — L'économie et les problèmes essentiels de l'existence humaine

Septième partie — La Place de l'économie dans la société

Chapitre XXXIX — L'économie et les problèmes essentiels de l'existence humaine

1 / La science et la vie

L'on a coutume de reprocher à la science moderne de s'abstenir de formuler des jugements de valeur. L'on nous dit que l'homme qui vit et agit n'a que faire d'une telle neutralité (Wertfreiheit) ; il a besoin de savoir ce à quoi il devrait tendre. Si la science ne répond pas à cette question, elle est stérile. Mais cette objection n'est pas fondée. La science ne formule pas de valeurs, mais elle offre à l'homme qui agit toute l'information dont il peut avoir besoin relativement à ses propres jugements de valeur. Elle ne garde le silence que lorsque la question est soulevée, de savoir si la vie elle-même vaut la peine d'être vécue.

Cette question-là, évidemment, a été posée et sera toujours posée. Quel est le sens de tous ces efforts de l'homme, et de ses activités, si en fin de compte personne ne peut échapper à la mort et à la décomposition ? L'homme vit dans l'ombre de la mort. Quoi qu'il puisse avoir accompli dans le cours de son pèlerinage, il doit un jour disparaître et abandonner tout ce qu'il a construit. Chaque moment peut devenir son dernier moment. Il n'y a qu'une chose de certaine quant à l'avenir de l'individu — la mort. Vu sous l'angle de cette issue dernière et inéluctable, tout effort humain apparaît vain et sans raison.

Qui plus est, l'agir humain doit être appelé vanité même si l'on en juge d'après ses objectifs immédiats. Agir ne peut jamais procurer la satisfaction complète ; cela ne donne que pour un instant fugitif un allégement à telle ou telle gêne ressentie. Aussitôt qu'un besoin est satisfait, de nouveaux surgissent et réclament satisfaction. La civilisation, dit-on, rend les gens plus pauvres parce qu'elle multiplie leurs désirs, elle ne les apaise pas mais au contraire les attise. Toutes ces tâches et démarches d'individus acharnés au travail, qui se hâtent, se pressent et se bousculent, tout cela n'a aucun sens car il n'en résulte ni bonheur ni quiétude. La paix de l'esprit et la sérénité ne peuvent se gagner dans l'action et l'ambition temporelles, mais seulement par la renonciation et la résignation. Le seul genre de conduite convenable pour le sage est de se retirer dans l'inaction d'une existence purement contemplative.

Et pourtant, toutes ces angoisses, ces doutes et scrupules sont emportés par la force irrésistible de l'énergie vitale de l'homme. Il est vrai que l'homme ne peut échapper à la mort. Mais pour le présent il est en vie ; c'est la vie et non la mort qui se saisit de lui. Quoi que l'avenir puisse lui réserver, il ne peut se soustraire aux nécessités de l'heure présente. Aussi longtemps qu'un homme est en vie, il ne peut s'empêcher d'obéir à l'impulsion sur quoi tout repose : l'élan vital. Cela fait partie de sa nature innée que de chercher à préserver et renforcer sa vie, d'être insatisfait et de tendre à écarter cette gêne, de rechercher constamment ce que l'on peut appeler le bonheur. Dans tout vivant agit un ça inexplicable, irréductible à toute analyse. Ce quelque chose est le ressort de toutes les impulsions, la force qui pousse l'homme dans la vie et dans l'action, la faim originelle et indéracinable d'une existence plus pleine et plus heureuse. Cela agit aussi longtemps que l'homme vit, et ne s'arrête que lorsque la vie s'éteint.

La raison humaine est au service de cette poussée vitale. La fonction biologique de la raison est de préserver et promouvoir la vie et de retarder son extinction aussi longtemps que possible. Penser et agir ne sont pas contraires à la nature ; ce sont au contraire les traits les plus importants de la nature de l'homme. La description la plus juste de l'homme, en tant qu'il se distingue des êtres non humains, est celle-ci : un être qui lutte à dessein contre les forces hostiles à sa vie.

Par conséquent, tout ce que l'on raconte de la primauté des éléments irrationnels est vain. Au sein de l'univers, dont notre raison ne peut pas nous expliquer l'existence, et qu'elle ne peut ni concevoir ni analyser, il reste un étroit espace dans les limites duquel l'homme est capable d'écarter la gêne en partie. C'est là le domaine de la raison, de la rationalité, de la science et de l'action consciemment orientée. Ni l'étroitesse de ce domaine, ni la faible portée des résultats que l'homme peut y obtenir, ne suggèrent l'idée de résignation radicale et de léthargie. Nulle subtilité philosophique ne pourra jamais détourner un individu en bonne santé de recourir à des actions dont il pense qu'elles peuvent répondre à ses besoins. Il se peut que dans les replis les plus profonds de l'âme humaine il y ait vraiment une aspiration à une paix que rien ne trouble, à l'inaction d'une existence simplement végétative. Mais dans l'homme vivant, quoi que puissent être ces désirs-là ils sont surmontés par l'intense besoin d'agir et d'améliorer sa situation. Lorsque l'attrait de la résignation l'emporte, l'homme meurt ; il ne se transforme pas en un végétal.

C'est vrai, la praxéologie et l'économie ne disent pas à un homme s'il doit conserver ou abandonner la vie. La vie elle-même et toutes les forces inconnues qui l'engendrent et l'alimentent comme une flamme, sont du donné ultime et, à ce titre, terre étrangère pour la science humaine. La matière que doit étudier seulement la praxéologie, c'est la manifestation essentielle de la vie proprement humaine, c'est-à-dire l'action.

2 / L'économie et les jugements de valeur

Pendant que beaucoup de gens blâment l'économie pour sa neutralité en ce qui regarde les jugements de valeur, d'autres lui reprochent une prétendue partialité. Certains affirment que l'économie doit nécessairement exprimer des jugements de valeur et qu'elle n'est, de ce fait, pas vraiment scientifique car le critère de la science est l'indifférence aux valeurs. D'autres soutiennent que pour être de bon aloi l'économie doit et peut être impartiale, et que seuls de mauvais économistes enfreignent ce postulat.

La discussion de ce problème est entachée de confusion sémantique, du fait d'un emploi mal avisé des termes, de la part de nombreux économistes. Un économiste recherche si une mesure a peut obtenir le résultat p pour lequel elle est proposée ; et il trouve que a ne provoque pas p, mais g, un effet que même les partisans de la mesure a considèrent comme indésirable. Si l'économiste déclare que le résultat de son examen est que a est une mauvaise mesure, il ne prononce pas un jugement de valeur. Il déclare simplement que du point de vue de ceux qui veulent obtenir le résultat p, la mesure a est inappropriée. En ce sens, les économistes du libre-échange s'attaquaient au protectionnisme. Ils démontraient que la protection n'accroît pas la quantité globale de produits, comme le pensent ses zélateurs, mais la diminuent au contraire ; et que par conséquent elle est mauvaise du point de vue de ceux qui souhaitent un approvisionnement plus important. C'est dans ce sens-là que les économistes critiquent les politiques, en fonction des résultats visés. Si un économiste dit que des taux minima de salaires constituent une mauvaise politique, ce qu'il entend par là est que ses effets sont contraires aux intentions de ceux qui ont proposé la mesure.

En se plaçant à ce même point de vue, la praxéologie et l'économie considèrent le principe fondamental de l'existence humaine et de l'évolution sociale, à savoir que la coopération dans la division sociale du travail est une façon d'opérer plus efficace que l'isolement autarcique des individus. La praxéologie et l'économie ne disent pas que les hommes doivent coopérer pacifiquement dans le cadre des liens sociaux ; elles disent simplement que les hommes doivent agir ainsi s'ils souhaitent que leurs activités soient plus fructueuses qu'en agissant autrement. Se conformer aux règles morales propres à l'établissement, à la préservation et à l'intensification de la coopération sociale n'est pas vu comme un sacrifice à une entité mythique, mais comme le recours aux méthodes d'action les plus efficaces, comme le prix à payer pour obtenir des avantages considérés comme plus désirables.

C'est contre cette substitution d'une éthique autonome, rationaliste et volontariste, aux doctrines hétéronomes tant de l'intuitionnisme que des commandements révélés, que la coalition de toutes les écoles antilibérales et des dogmatismes dirige ses plus furieuses attaques. Tous ceux-là reprochent à la philosophie utilitarienne l'impitoyable austérité de sa description et de son analyse de la nature humaine et des ressorts ultimes de l'agir humain. Il n'est pas nécessaire d'ajouter quoi que ce soit à la réfutation de ces critiques : elle est présentée à chaque page de ce livre. Un seul point peut être évoqué une fois de plus, d'une part car c'est le fer de lance de la doctrine de tous les enchanteurs de foules naïves de notre temps, d'autre part car il offre à l'intellectuel courant une excuse bienvenue pour se dispenser de l'incommode discipline des études économiques.

L'économie, dit-on, suppose dans son apriorisme rationaliste que les hommes visent uniquement, ou avant tout, au bien-être matériel. Mais en réalité les hommes préfèrent des objectifs irrationnels aux objectifs rationnels. Ils sont guidés davantage par le besoin de réaliser des mythes et des idéaux que par celui de jouir d'un meilleur niveau de vie.


Voici ce que l'économie répond à cela

1. L'économie ne suppose ni ne postule que les hommes visent uniquement ou avant tout à ce qu'on appelle le bien-être matériel. L'économie, en tant que branche d'une théorie plus générale de l'agir humain, étudie tout ce qui le constitue, à savoir le fait de tendre intentionnellement à des fins choisies, quelles que puissent être ces fins. Appliquer aux fins choisies le concept de rationnel et d'irrationnel n'a point de sens. Nous pouvons qualifier d'irrationnel le donné ultime, c'est-à-dire ces choses que notre réflexion ne peut ni analyser ni réduire à d'autres aspects du donné ultime. Dans ce cas, toute fin choisie par n'importe qui est irrationnelle. Il n'est ni plus ni moins rationnel de tendre à être riche comme Crésus, ou de tendre à la pauvreté comme un moine bouddhiste.

2. Ce à quoi pensent ces critiques lorsqu'ils parlent de fins rationnelles c'est au désir de bien-être matériel et d'un niveau de vie plus élevé. C'est une question de fait que de savoir si leur affirmation est correcte, que les hommes en général et nos contemporains en particulier sont mus davantage par le désir de réaliser des mythes et des rêves que par le désir d'améliorer leur bien-être matériel. Bien que personne d'intelligent ne risque de se tromper dans la réponse, nous pouvons négliger la question. Car l'économie ne dit rien ni en faveur des mythes ni à leur encontre. Elle est parfaitement neutre vis-à-vis de la doctrine syndicaliste, de la doctrine de l'expansion du crédit, et des autres doctrines de ce genre, dans la mesure où elles se présentent elles-mêmes comme des mythes, et sont préconisées par leurs partisans à ce titre de mythes. L'économie ne s'en occupe que dans la mesure où on les considère comme proposant des moyens appropriés à l'obtention de certains objectifs. L'économie ne dit pas que la doctrine syndicaliste est un mauvais mythe. Elle dit simplement que c'est un moyen inapproprié, si le but poursuivi est d'élever le taux de salaire pour tous ceux qui veulent travailler comme salariés. Elle laisse à chacun de décider si la réalisation du mythe syndicaliste est plus importante que la prévention des conséquences inévitables des politiques syndicalistes.

En ce sens nous pouvons dire que l'économie est apolitique, ou qu'elle est non politique, bien qu'elle soit le fondement de la politique et de toute espèce d'action politique. Nous pouvons ajouter qu'elle est parfaitement neutre vis-à-vis de tout jugement de valeur, en ce qu'elle se réfère toujours aux moyens et jamais au choix des fins ultimes.

3 / Connaissance précise de l'économie et agir humain

La liberté qu'a l'homme de choisir et d'agir est restreinte de triple manière. Il y a d'abord les lois physiques dont l'inexorable rigidité impose à l'homme de s'y adapter s'il veut vivre. Il y a ensuite les caractères congénitaux de l'individu, sa constitution et ses dispositions, avec l'impact des facteurs du milieu ; nous savons que tout cela influe sur le choix des fins et celui des moyens, bien que nos connaissances sur le processus de ces influences soient plutôt vagues. Il y a enfin la régularité de phénomènes concernant l'interconnexion des moyens et des fins, c'est-à-dire la loi praxéologique en tant que distincte de la loi physique et de la loi physiologique.

L'élucidation, l'examen catégoriel et formel de cette troisième catégorie des lois de l'univers, constituent la matière d'étude de la praxéologie et de sa branche jusqu'à présent la mieux élaborée, l'économie. Le corps des connaissances économiques est un élément essentiel dans la structure de la civilisation humaine ; il est le fondement sur lequel ont été édifiés l'industrialisme moderne et tous les progrès moraux, intellectuels, technologiques et thérapeutiques des derniers siècles. Il incombe aux hommes de faire un emploi correct du riche trésor que ce savoir leur procure, ou de le laisser inutilisé. Mais s'ils manquent d'en tirer le meilleur parti, s'ils méconnaissent ses enseignements et ses avertissements, ce n'est pas la science économique qu'ils annuleront ; c'est la société et le genre humain qu'ils fouleront aux pieds.