Ludwig von Mises:L'Action humaine - chapitre 38

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Ludwig von Mises:L'Action humaine - chapitre 38


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Chapitre XXXVIII — La place de l'économie politique dans le savoir

Septième partie — La Place de l'économie dans la société

Chapitre XXXVIII — La place de l'économie politique dans le savoir

1 / L'étude de l'économie

Les sciences naturelles ont pour ultime fondement les faits tels que constatés dans l'expérimentation en laboratoire. Les hypothèses théoriques en physique et en biologie sont confrontées avec ces faits, et rejetées lorsque les faits en question les contredisent. Le perfectionnement des théories, non moins que l'amélioration des procédés technologiques et thérapeutiques, exige de la recherche de laboratoire meilleure et plus poussée. Ces explorations expérimentales demandent du temps, l'effort ardu de spécialistes, et de lourdes dépenses en matériel. La recherche ne peut plus se faire au niveau de savants isolés et impécunieux, si ingénieux soient-ils. Le cadre de l'expérimentation aujourd'hui, ce sont de gigantesques laboratoires financés par les gouvernements, les universités, des fondations, et par la grande industrie. Le travail dans ces institutions a évolué vers une routine professionnelle. La majorité de ceux qui y sont employés sont des techniciens enregistrant ces faits que les découvreurs, dont certains sont eux-mêmes des expérimentateurs, utiliseront un jour comme matériaux pour édifier leurs théories. En ce qui concerne le progrès des théories scientifiques, l'apport du laborantin de la base n'est que celui d'un auxiliaire. Mais fréquemment, ce que lui-même remarque et enregistre a des résultats pratiques immédiats quant à l'amélioration des procédés de la thérapeutique ou de la production économique.

Ignorant la différence épistémologique radicale entre les sciences naturelles et les sciences de l'agir humain, les gens croient que ce qu'il faut pour promouvoir le savoir économique, c'est organiser la recherche économique suivant les méthodes éprouvées des instituts de recherche médicale, physique et chimique. Des sommes considérables ont été dépensées pour ce qui est appelé recherche économique. En fait, la matière étudiée par les gens qui travaillent dans ces instituts est l'histoire économique récente.

C'est assurément une chose louable que d'encourager l'étude de l'histoire économique. Mais si instructif que soit le résultat des études de ce genre, l'on ne doit pas les confondre avec l'étude de l'économie. Elles ne signalent pas des faits au sens où ce terme est employé pour désigner les événements observés dans les expérimentations de laboratoire. Elles ne fournissent pas de pierres pour l'édification a posteriori d'hypothèses et de théorèmes. Au contraire, elles n'ont pas de signification si elles ne sont interprétées sous l'éclairage de théories élaborées sans s'y référer. Il n'y a pas lieu d'ajouter à ce qui a déjà été dit sur ce sujet dans les chapitres antérieurs. Aucune controverse concernant les causes d'un événement historique ne peut être résolue sur la base d'un examen des faits qui n'est pas guidé par des théories praxéologiques définies 1.

La fondation d'instituts pour la recherche sur le cancer peut éventuellement contribuer à la découverte de méthodes pour combattre et prévenir cette maladie maligne. Mais un institut pour l'étude du cycle économique n'est d'aucun secours pour ceux qui tentent d'éviter le retour périodique des dépressions. Le rassemblement le plus exact et le plus fiable de toutes les données concernant les dépressions économiques du passé ne sert que bien faiblement à notre connaissance dans ce domaine. Les spécialistes ne sont pas en désaccord sur ces données, ils sont en désaccord sur les théorèmes à utiliser pour les interpréter.

Plus important encore est le fait qu'il est impossible de recueillir les données concernant un événement concret, sans se rapporter aux théories adoptées par l'historien dès le début de son travail. L'historien ne rapporte pas tous les faits, mais seulement ceux qu'il considère comme significatifs du point de vue de ses théories ; il omet les données considérées comme sans portée dans l'interprétation des événements. Si cet historien est égaré par des théories fautives, son rapport devient boiteux et peut n'avoir presque aucune valeur

Même l'examen le plus loyal d'un chapitre de l'histoire économique, fût-il consacré à une période toute récente, n'est pas un substitut valable de la réflexion économique. L'économie, comme la logique et les mathématiques, est un exercice de raisonnement abstrait. La science économique ne peut être expérimentale et empirique. L'économiste n'a pas à utiliser un appareil coûteux pour mener son étude. Il lui faut être capable de penser clairement et de discerner, dans la forêt dense des événements, ce qui est essentiel de ce qui n'est qu'accidentel.

Il n'y a pas de conflit entre l'histoire économique et la science économique. Chaque branche du savoir a son propre mérite et ses droits propres. Les économistes n'ont jamais prétendu restreindre ou nier la portée de l'histoire économique. Pas davantage les véritables historiens ne contestent-ils celle de l'étude économique. L'antagonisme a été intentionnellement fabriqué par les socialistes et interventionnistes qui ne pouvaient réfuter les objections opposées à leurs doctrines par les économistes. L'Ecole historique et les institutionnalistes ont essayé d'évincer l'économie et de lui substituer des études « empiriques » précisément parce qu'ils voulaient réduire au silence les économistes. L'histoire économique, dans leur plan, était un moyen de détruire le prestige de la science économique et de répandre les thèses de l'interventionnisme.

2 / L'économie en tant que profession

Les premiers économistes se consacraient jadis à l'étude des problèmes de l'économie. Par des conférences et des livres ils s'attachaient à communiquer à leurs concitoyens les résultats de leur réflexion. Ils s'efforçaient d'influencer l'opinion publique afin d'obtenir que de saines vues politiques prédominent dans la conduite des affaires de la cité. Ils n'imaginaient pas que l'économie puisse être conçue comme une profession.

Le développement de la profession d'économiste est une retombée de l'interventionnisme. L'économiste professionnel est le spécialiste auquel il faut avoir recours pour mettre en forme les diverses mesures gouvernementales s'immisçant dans la vie des entreprises. C'est un expert en législation économique, laquelle aujourd'hui tend invariablement à contrarier le fonctionnement de l'économie de marché.

Il y a des milliers et des milliers de ces experts professionnels dans les bureaux des ministères, dans les divers partis et groupes de pression, dans les rédactions des journaux de parti et de groupes de pression. D'autres sont employés comme conseils par les entreprises, ou tiennent des agences indépendantes. Certains d'entre eux ont une réputation nationale, voire internationale ; ils comptent parmi les gens les plus influents de leur pays. Il arrive souvent que de tels experts sont appelés à diriger les affaires de grandes banques ou entreprises, sont élus au parlement, deviennent ministres. Ils rivalisent avec la profession juridique dans la conduite au sommet des affaires politiques. Le rôle éminent qu'ils jouent est l'un des traits les plus typiques de notre époque d'interventionnisme.

Il n'est pas douteux qu'une catégorie de personnes aussi influentes comprend des individus d'un très grand talent, et même les hommes les plus distingués de notre temps. Mais la philosophie qui domine leur activité rétrécit leur horizon. Par l'effet de leurs relations avec tels ou tels partis et groupes de pression, qui cherchent à s'assurer des privilèges légaux, ils prennent un esprit partisan. Ils ferment les yeux aux conséquences à long terme des orientations politiques qu'ils défendent. Pour eux, seuls comptent les intérêts immédiats du groupe qu'ils servent. Le but général de leurs efforts est que leurs clients prospèrent aux dépens des autres gens. Ils en arrivent à se persuader eux-mêmes que le sort de l'humanité est lié aux intérêts à court terme de leur clan. Ils s'efforcent d'en faire partager l'idée par le public. Lorsqu'ils se bagarrent pour obtenir un prix plus élevé du métal argent, du blé, du sucre, un taux de salaires plus élevé pour les membres de leur syndicat, ou un droit de douane sur les produits étrangers meilleur marché, ils déclarent qu'ils se battent pour le bien suprême, la liberté et la justice, la prospérité de leur nation, et pour la civilisation.

Le public tient en suspicion les démarcheurs de couloirs parlementaires et leur impute les affligeants aspects de la législation interventionniste. Mais en fait, le mal est implanté plus profondément qu'à ce niveau. La philosophie des groupes de pression a pénétré les organismes législatifs eux-mêmes. Il y a dans les assemblées parlementaires d'aujourd'hui des représentants des céréaliers, des éleveurs, des coopératives paysannes, des mines d'argent, des diverses centrales syndicales, des industries qui ne peuvent soutenir la concurrence étrangère sans droits protecteurs, et de nombreux autres groupes d'intérêts. Peu nombreux sont les élus pour qui la nation compte plus que leur clientèle intéressée. Et il en est de même dans les diverses branches de l'administration. Le ministre de l'Agriculture se considère comme le champion des intérêts paysans ; son principal objectif est de faire monter les prix des denrées alimentaires. Le ministre du Travail se considère comme l'avocat des syndicats de salariés ; son but essentiel est de rendre les syndicats le plus redoutables possible. Chaque ministère suit sa propre voie et travaille à neutraliser les efforts des autres.

Bien des gens aujourd'hui déplorent le manque d'hommes d'État créateurs. Or, là où prédominent les idées interventionnistes, seuls peuvent faire une carrière politique les hommes qui s'identifient avec les intérêts d'un groupe de pression. La mentalité d'un chef syndicaliste ou d'un secrétaire d'associations d'agriculteurs n'est pas ce qui est requis d'un homme d'État prévoyant. Le service des intérêts à courte vue d'un groupe de pression ne prépare pas au développement de ces qualités qui font un grand homme d'État. Une mentalité d'homme d'État est invariablement orientée vers les dispositions à longue échéance ; mais les groupes de pression ne s'en embarrassent nullement. La déplorable déconfiture du régime allemand de Weimar, comme de la IIIe République en France, eut pour cause primordiale le fait que leurs politiciens n'étaient que des experts d'intérêts sectoriels.

3 / La prévision économique comme profession

Lorsque les praticiens de l'économie se rendirent finalement compte qu'un emballement créé par l'expansion du crédit ne peut perdurer et doit forcément aboutir à un marasme, ils se préoccupèrent de savoir à temps la date où serait atteint le point de rupture. Ils se tournèrent vers les économistes pour avis.

L'économiste sait qu'un tel emballement doit entraîner une dépression. Mais il ne sait pas et ne peut pas savoir à quel moment la crise se manifestera. Cela dépend de circonstances particulières à chaque cas. Bien des événements politiques peuvent influer sur le dénouement. Il n'existe pas de règle selon laquelle on pourrait supputer la durée de la hausse et celle de la dépression qui suivra. Et même si de telles règles pouvaient être fournies, elles ne seraient d'aucun secours pour les hommes d'affaires. Pour que l'entrepreneur puisse éviter des pertes, il lui faudrait connaître la date de renversement de la courbe à un moment où les autres hommes d'affaires croient encore que le craquement est plus éloigné qu'il ne l'est réellement. C'est ainsi que sa meilleure intelligence de la situation lui donnerait l'occasion d'arranger sa conduite de façon à s'en tirer sans dégâts. Mais si la fin de l'essor général pouvait être datée à l'aide d'une formule, tous les entrepreneurs seraient alertés en même temps. Leurs efforts pour adapter leur conduite à cette information provoqueraient immédiatement l'apparition de tous les phénomènes liés à la dépression. Il serait trop tard pour tirer son épingle du jeu, nul n'éviterait de faire partie des victimes.

S'il était possible de calculer les états futurs du marché, l'avenir ne serait plus incertain. Il n'y aurait plus ni profit ni perte d'entrepreneur. Ce que les gens attendent des économistes est hors du pouvoir d'un homme mortel.

L'idée même que le futur soit susceptible de prédiction, que quelque formule pourrait remplacer les jugements intuitifs spécifiques essentiels à l'activité d'entrepreneur, et que l'apprentissage de telles formules pourrait permettre à n'importe qui d'assumer la conduite d'une entreprise, est évidemment une retombée de l'amas d'illusions et d'idées fausses qui ont nourri l'orientation anti-capitaliste de la politique contemporaine. Il n'y a nulle part, dans le corps entier de ce qu'on appelle la philosophie marxiste, la plus légère allusion au fait que la raison d'être essentielle de l'agir humain, est de parer aux événements d'un avenir incertain. Le fait que le terme de spéculateur n'est employé aujourd'hui qu'avec une connotation d'opprobre, montre clairement que nos contemporains ne soupçonnent même pas en quoi consiste le problème fondamental de l'action.

L'on ne peut acheter sur le marché la qualité de jugement qui fait l'entrepreneur heureux. L'idée d'entrepreneur qui réussit et produit du profit est précisément celle qui n'est pas venue à l'esprit de la majorité. Ce n'est pas une bonne prévision moyenne qui, par elle-même, procure des profits, c'est une prévision meilleure que celle des autres. La palme ne va qu'aux dissidents, à ceux qui ne se laissent pas entraîner par les erreurs acceptées par la multitude. Ce qui fait naître le profit, c'est de pourvoir à des besoins à venir pour lesquels d'autres ont négligé de se préparer.

Entrepreneurs et capitalistes risquent leur propre bien-être matériel lorsqu'ils sont pleinement convaincus de la bonne qualité de leurs plans. Ils ne sauraient s'aventurer à jeter dans la balance leur existence économique parce qu'un expert leur conseille de le faire. Les ignorants qui opèrent sur le marché des titres ou des marchandises en se fondant sur des « tuyaux > sont voués à perdre leur argent, quelle que soit la source d'où ils tirent leur inspiration et leurs informations « confidentielles ».

En fait, les hommes d'affaires raisonnables sont pleinement conscients de l'incertitude de l'avenir. Ils comprennent que les économistes ne peuvent fournir aucune information digne de foi au sujet de ce qui arrivera, et que tout ce qu'ils procurent consiste en interprétations de données statistiques tirées du passé. Pour les capitalistes et entrepreneurs, les opinions des économistes à propos de l'avenir ne comptent que pour de douteuses conjectures. Ils sont sceptiques, et ne se laissent pas facilement abuser. Mais parce qu'ils pensent, fort justement, qu'il est utile de connaître toutes les données qui ont quelque chance d'avoir une importance pour leur affaire, ils s'abonnent aux journaux et périodiques qui publient des pronostics. Soucieux de ne négliger aucune source d'information disponible, les dirigeants des grandes firmes emploient des équipes d'économistes et de statisticiens.

Les prévisions de conjoncture tentent vainement de faire disparaître l'incertitude du futur, et de dépouiller la fonction d'entrepreneur de son caractère intrinsèquement spéculatif. Mais elles rendent quelques services en rassemblant et en interprétant les données disponibles quant aux tendances économiques et aux mouvements du passé récent.

4 / L'économie et les universités

Les universités subventionnées sont sous la coupe du parti au pouvoir. Les autorités s'efforcent de ne mettre en place que les professeurs disposés à mettre en avant les idées qu'elles-mêmes approuvent. Comme tous les gouvernements non socialistes d'aujourd'hui sont fermement partisans de l'interventionnisme, ils ne nomment que des interventionnistes. A leurs yeux, le premier devoir de l'université est de faire adhérer à la philosophie sociale officielle la génération montante 2. Ils n'ont que faire des économistes. Cependant, l'interventionnisme prédomine aussi dans beaucoup d'universités indépendantes.

Selon une très ancienne tradition, l'objectif des universités n'est pas seulement l'enseignement, mais aussi l'avancement du savoir et de la science. Le devoir du professeur d'université n'est pas seulement de transmettre aux étudiants le bagage de savoir constitué par d'autres hommes. Il est censé contribuer à l'accroissement de ce trésor par son propre travail. L'on suppose qu'il est un membre à part entière de la république universelle des savants, un innovateur et un pionnier sur la route vers des connaissances toujours plus étendues et plus solides. Aucune université ne peut admettre que les membres de son corps enseignant soient inférieurs à quiconque dans leur domaine respectif. Chaque professeur d'université se considère comme l'égal de tous les maîtres de sa science. Comme les plus grands d'entre eux, il apporte sa part à l'avancement du savoir.

L'idée de l'égalité de tous les professeurs est, évidemment, fictive. Il y a une différence énorme entre le travail créateur du génie et la monographie du spécialiste. Cependant, dans le champ de la recherche empirique il est possible de s'en tenir à cette fiction. Le grand innovateur et le simple routinier appliquent dans leurs investigations les mêmes méthodes techniques d'observation. Ils organisent des expériences de laboratoire ou collectent des documents historiques. L'apparence extérieure de leur labeur est la même. Leurs publications portent sur les mêmes matières, les mêmes problèmes. Elles sont commensurables.

Il en va tout autrement dans les sciences théoriques comme la philosophie et l'économie. Ici, il n'y a rien que le routinier puisse réaliser en suivant un schéma plus ou moins stéréotypé. II n'y a point de tâches qui requièrent l'effort consciencieux et fastidieux du monographe assidu. Il n'y a point de recherche empirique ; tout doit être accompli par l'aptitude à réfléchir, méditer, raisonner. Il n'y a point de spécialisation ; tous les problèmes sont liés entre eux. En traitant de n'importe quelle partie du corps des connaissances, l'on touche en réalité à tout son ensemble. Un éminent historien décrivait un jour la signification psychologique et éducationnelle de la thèse de doctorat, en disant qu'elle donne à l'auteur la fière assurance qu'il y a dans le champ du savoir un petit coin, si exigu soit-il, où il n'est inférieur à personne. Il est évident que cet effet ne peut être obtenu par une thèse sur un sujet d'analyse économique. Il n'y a aucun recoin isolé dans le complexe de la pensée économique.

Jamais n'ont vécu au même moment plus d'une vingtaine d'hommes dont l’œuvre ait apporté quelque chose d'essentiel à la science économique. Le nombre des individus créateurs est mince en économie comme dans les autres champs de l'enseignement. D'ailleurs, une bonne partie des économistes créateurs ne font pas partie de la profession enseignante. Or il est demandé des milliers de professeurs d'université ou de collège pour enseigner l'économie. La tradition universitaire demande que chacun d'eux fasse preuve de sa valeur en publiant des contributions originales, et non pas seulement en compilant des ouvrages de référence et des manuels. La réputation et le traitement d'un universitaire enseignant dépendent davantage de son œuvre littéraire que de ses capacités didactiques. Un professeur ne peut se dispenser de publier des livres. Lorsqu'il ne se sent pas la vocation d'écrire sur l'économie, il se tourne vers l'histoire économique ou l'économie descriptive. Mais alors, pour ne point perdre la face, il doit affirmer hautement que les problèmes qu'il traite sont proprement de l'économie, et non de l'histoire économique.

Il doit affirmer même que ses écrits couvrent le seul champ légitime des études économiques, que seuls ils sont empiriques, inductifs et scientifiques, tandis que les épanchements déductifs des « théoriciens de cabinet » ne sont que spéculations oiseuses. S'il négligeait de le faire, ce serait admettre qu'il y a parmi les enseignants de l'économie deux classes — ceux qui par eux-mêmes ont contribué à l'avancement de la pensée économique et ceux qui n'y ont pas contribué, encore que les seconds aient pu faire du beau travail dans d'autres disciplines telles que l'histoire économique récente. C'est ainsi que l'atmosphère universitaire devient défavorable à l'enseignement de l'économie. Beaucoup de professeurs — heureusement pas tous — sont enclins à dénigrer la « simple théorie ». Ils essayent de substituer à l'analyse économique une compilation d'informations historiques et statistiques, assemblées en dehors de tout système. Ils dissolvent l'économie en des spécialités nombreuses et indépendantes. Ils se cantonnent dans l'agriculture, le travail, les situations en Amérique latine, et maintes autres subdivisions semblables.

C'est certainement l'une des tâches de la formation universitaire, que de familiariser les étudiants avec l'histoire économique en général, et non moins avec l'évolution économique contemporaine. Mais tous ces efforts sont voués à demeurer stériles s'ils ne sont fermement assis sur une complète connaissance de l'économie. L'économie ne saurait s'émietter en branches spéciales. Elle traite invariablement de l'interconnexion de fait entre tous les phénomènes d'activité. Les problèmes catallactiques ne peuvent devenir visibles si l'on s'occupe séparément de chaque branche de la production. Il est impossible d'étudier le travail et les salaires sans étudier implicitement le prix des marchandises, les taux d'intérêt, le profit et la perte, la monnaie et le crédit, et tous les autres problèmes majeurs. Les véritables problèmes de la détermination des taux de salaire ne peuvent même pas être évoqués dans un cours sur le travail salarié. Il n'existe pas une « économie du travail », ou une « économie de l'agriculture ». Il n'y a qu'un seul corps cohérent de la science économique.

Ce que ces spécialistes traitent dans leurs conférences et publications, ce n'est pas de l'économie, mais les théories des divers groupes de pression. Ignorant l'économie générale, ils ne peuvent éviter le piège des idéologies de ceux qui recherchent des privilèges pour leurs groupes respectifs. Même les spécialistes qui ne prennent pas ouvertement parti pour un groupe de pression déterminé, et qui prétendent se maintenir dans une sereine neutralité, ratifient sans s'en douter les thèses essentielles de la doctrine interventionniste. S'occupant exclusivement des variétés innombrables de l'immixtion du pouvoir dans les affaires, ils entendent ne pas s'en tenir à ce qu'ils appellent du « négativisme ». S'ils critiquent les mesures appliquées, il ne le font que pour recommander leur propre cru d'interventionnisme à l'encontre de toutes les autres marques de fabrique. Sans le moindre trouble de conscience, ils adoptent la thèse essentielle tant de l'interventionnisme que du socialisme, d'après laquelle l'économie de marché fonctionnant librement lèse injustement les intérêts de l'immense majorité pour le seul avantage d'exploiteurs sans entrailles. A leurs yeux, un économiste qui démontre la futilité de l'interventionnisme est un avocat vénal des prétentions iniques des grandes entreprises. Il est absolument nécessaire de barrer à ces vauriens l'accès des universités, et d'empêcher que leurs articles ne soient imprimés dans les périodiques des associations de l'enseignement supérieur.

Les étudiants sont désorientés. Dans les cours des économistes mathématiciens ils doivent avaler des formules décrivant d'hypothétiques états d'équilibre, où il n'y a plus d'action quelconque. Ils en concluent aisément que ces équations ne servent à rien pour comprendre les activités économiques. Dans les conférences des spécialistes, ils entendent des masses de détails sur les mesures interventionnistes. Ils doivent en déduire que les situations sont réellement paradoxales ; car l'on ne constate nulle part d'équilibre, cependant que les salaires et les prix agricoles ne donnent satisfaction ni aux syndicats ni aux paysans. Il est clair, par conséquent, qu'il faut une réforme radicale. Mais quelle réforme ?

La majorité des étudiants épousent sans hésitation les panacées interventionnistes recommandées par leurs professeurs. La situation sera parfaitement satisfaisante lorsque le gouvernement pourra fixer efficacement des minima de salaires, fournira à chacun subsistance et logement, ou encore lorsque l'importation de sucre étranger et la vente de la margarine seront interdites. Ils ne voient pas la contradiction dans les discours de leurs enseignants, qui un jour déplorent l'ineptie de la concurrence et le jour suivant la nocivité du monopole ; qui un jour gémissent sur les prix qui baissent et le lendemain sur la hausse du coût de la vie. Ils passent leurs examens et s'efforcent dès que possible d'obtenir un emploi, soit dans l'administration, soit dans les organisations puissantes d'intérêts sectoriels.

Mais il y a nombre de jeunes hommes qui sont assez lucides pour percer à jour les tours de passe-passe de l'interventionnisme. Ils sont d'accord avec leurs maîtres pour rejeter l'économie de marché non entravée ; mais ils ne croient pas que des mesures isolées d'immixtion puissent parvenir aux résultats qu'on en attend. Ils vont avec logique au bout des idées de leurs enseignants, et les poussent à leur conséquence ultime. Ils se tournent vers le socialisme. Ils saluent le système soviétique comme l'aurore d'une civilisation nouvelle et meilleure.

Cependant, ce qui a fait de beaucoup d'universités d'aujourd'hui presque des serres chaudes pour la semence socialiste, ce n'est pas tant la situation qui existe dans les facultés d'économie que l'enseignement transmis dans d'autres facultés. Dans celles d'économie l'on trouve encore quelques économistes ; et même dans les autres, certains professeurs peuvent être familiers de quelques-unes des objections élevées contre la praticabilité du socialisme. Le cas est différent pour beaucoup d'enseignants de philosophie, d'histoire, de lettres, de sociologie et de science politique. Ils interprètent l'histoire sur la base d'une version vulgarisée et déformée du matérialisme dialectique. Même beaucoup de ceux qui attaquent avec flamme le Marxisme en raison de son matérialisme et de son athéisme, sont sous l'empire des idées développées dans le Manifeste communiste et dans le programme de l'Internationale communiste. Ils expliquent les dépressions, le chômage massif, l'inflation, la guerre et la pauvreté comme des fléaux inhérents au capitalisme, et donnent à entendre que ces phénomènes ne peuvent disparaître que par l'extinction du capitalisme.

5 / L'éducation générale et l'économie

Dans les pays qui ne sont pas aflligés par des luttes entre divers groupes linguistiques, l'instruction publique peut être efficace si elle se limite à la lecture, l'écriture et l'arithmétique. Avec des enfants brillants, il est même possible d'y joindre les notions élémentaires de géométrie, des sciences naturelles, et l'instruction civique. Mais dés que l'on veut aller plus loin, de graves difficultés surgissent. L'enseignement au niveau élémentaire tourne inévitablement à l'endoctrinement. Il n'est pas faisable de représenter aux adolescents tous les aspects d'un problème et de les laisser choisir entre les vues divergentes. Il n'est pas moins impossible de trouver des maîtres qui pourraient transmettre des opinions qu'eux-mêmes désapprouvent prouvent, d'une façon susceptible de satisfaire ceux qui les partagent. Le parti qui administre les écoles est en mesure de faire de la propagande pour ses idées et de dénigrer celles des autres partis.

Dans le domaine de l'éducation religieuse, les libéraux du XIXe siècle résolurent le problème par la séparation de l'Eglise et de l'État. Dans les pays libéraux, la religion n'est plus enseignée dans les écoles publiques. Mais les parents sont libres d'envoyer leurs enfants dans des écoles confessionnelles soutenues par les communautés religieuses.

Toutefois, le problème ne porte pas seulement sur l'enseignement de la religion et de certaines sciences naturelles en contradiction avec la Bible. Il concerne encore davantage l'enseignement de l'Histoire et de l'économie.

Le public n'est conscient de la chose qu'en ce qui concerne les aspects internationaux de l'enseignement de l'histoire. Il est quelque peu question, de nos jours, de la nécessité de débarrasser l'enseignement de l'histoire de l'empreinte du nationalisme et du chauvinisme. Mais peu de gens comprennent que le problème de l'impartialité et de l'objectivité se pose tout autant pour l'exposé des aspects domestiques de l'histoire. La philosophie sociale propre de l'instituteur, ou de l'auteur du manuel, colore la narration. Plus la manière doit être simple et le sujet condensé, afin d'être compris par l'esprit inexpérimenté des enfants et adolescents, et plus les effets sont pernicieux.

A ce que pensent les marxistes et interventionnistes, l'enseignement de l'histoire dans les écoles est vicié par l'adhésion aux idées du libéralisme classique. Ils désirent substituer leur propre interprétation de l'histoire à celle dite « bourgeoise ». Du point de vue marxiste, la Révolution anglaise de 1688, la Révolution américaine, la grande Révolution française et les mouvements révolutionnaires du XIXe siècle sur le continent européen ont été des mouvements bourgeois. Ils ont obtenu le renversement de la féodalité et l'établissement de la suprématie bourgeoise. Les masses prolétariennes n'ont pas été émancipées ; elles sont seulement passées de l'assujettissement de classe par l'aristocratie à l'assujettissement de classe par les exploiteurs capitalistes. Pour libérer le travailleur, l'abolition du mode capitaliste de production est indispensable. Untel but, disent les interventionnistes, devrait être atteint par la Sozialpolitik ou par le New Deal. Le marxiste orthodoxe, de son côté, afferme que seul le renversement violent du système bourgeois de gouvernement est capable d'émanciper effectivement les prolétaires.

Il est impossible de traiter un chapitre quelconque de l'histoire sans prendre une position définie sur ces questions controversées, et sur la doctrine économique qui est sous-jacente. Les manuels et les professeurs ne peuvent adopter une hautaine neutralité à l'égard du postulat que la « révolution inachevée » doit être complétée par la révolution communiste. Toute affirmation concernant les événements des trois cents dernières années implique un jugement déterminé sur ces controverses. L'on ne peut éluder de choisir entre la philosophie de la Déclaration d'Indépendance et du Discours de Gettysburg d'une part, et celle du Manifeste communiste d'autre part. Le défi est là, et il est vain de se cacher la tête dans le sable.

Au niveau de l'enseignement secondaire et même de la préparation à l'Université, la transmission des connaissances historiques et économiques est virtuellement de l'endoctrination. La majeure partie des collégiens n'a certainement pas la maturité qu'il faut pour se former une opinion personnelle sur la base d'un examen critique de l'exposé du sujet par l'enseignant.

Si l'instruction publique était plus efficace qu'elle ne l'est en réalité, les partis politiques s'efforceraient de toute urgence de dominer le système scolaire, afin de déterminer la façon dont ces sujets doivent être enseignés. Toutefois, l'éducation générale ne joue qu'un rôle mineur dans la formation des idées politiques, sociales et économiques d'une nouvelle génération. L'impact de la presse, de la radio et du cadre de vie est beaucoup plus fort que celui des maîtres et des manuels. La propagande des églises, des partis politiques et des groupes de pression l'emporte sur l'influence des écoles, quel que soit l'enseignement qui y est donné. Ce qui est appris à l'école est souvent fort vite oublié, et ne peut tenir bon contre le martèlement constant du milieu social où l'individu se meut.

6 / L'économie et le citoyen

L'économie ne doit pas être reléguée dans les salles de classe et les bureaux de statistique, et ne doit pas non plus être laissée à des cercles ésotériques. C'est la philosophie de la vie humaine et de l'agir humain, et elle concerne tout le monde et toutes choses. Elle est la moelle de la civilisation et de l'existence humaine des individus.

Affirmer cela n'est pas céder à la faiblesse souvent raillée des spécialistes qui surestiment l'importance de leur propre branche du savoir. Ce ne sont pas les économistes qui assignent cette place éminente à l'économie, ce sont tous les peuples d'aujourd'hui.

Tous les problèmes politiques de notre temps concernent des problèmes communément appelés économiques. Tous les arguments avancés dans la discussion contemporaine des affaires de la société et du pays se rapportent aux matières fondamentales de la praxéologie et de l'économie. L'esprit de tout un chacun est préoccupé de doctrines économiques. Philosophes et théologiens paraissent plus intéressés par les problèmes économiques que par ceux que les générations antérieures considéraient comme la matière propre de la philosophie et de la théologie. Les romans et le théâtre traitent aujourd'hui toutes choses humaines — y compris les relations de sexe — sous l'angle des doctrines économiques. Tout le monde pense à l'économie, consciemment ou non. En adhérant à un parti politique et en mettant son bulletin électoral dans l'urne, le citoyen prend implicitement position sur des théories économiques essentielles.

Aux XVIe et XVIIe siècles, la religion était la question principale dans les controverses politiques de l'Europe. Aux XVIIIe et XIXe siècles, en Europe aussi bien qu'en Amérique la question qui dominait tout était le choix entre le gouvernement représentatif et l'absolutisme royal. Aujourd'hui, c'est l'économie de marché ou le socialisme. Ceci, à l'évidence, est un problème dont la solution dépend entièrement de l'analyse économique. Le recours à des slogans vides de sens, au mysticisme ou au matérialisme dialectique ne sert à rien.

Il n'y a aucun moyen permettant à quiconque d'éluder sa responsabilité personnelle. L'individu, quel qu'il soit, qui néglige d'examiner au mieux de ses capacités tous les problèmes que cela pose, abdique volontairement son droit d'aînesse à une élite cooptée de « supermen ». Dans des affaires si vitales, s'en remettre aveuglément à des « experts », accepter passivement des mots d'ordre populaires et des idées toutes faites, sont l'équivalent d'une renonciation à l'auto-détermination et d'une reddition à la domination des autres. Dans la situation telle qu'elle est aujourd'hui, rien ne peut être plus important aux yeux des gens intelligents que l'économie. Chacun y met en jeu son propre destin et celui de ses descendants.

Très peu nombreux sont ceux qui peuvent apporter quelque idée riche de conséquences au corps existant de la science économique. Mais tous les hommes raisonnables doivent se rendre familiers les enseignements de l'économie. C'est à notre époque, le devoir civique primordial.

(Que cela nous plaise ou non, c'est un fait que l'économie ne peut rester une branche de savoir ésotérique accessible seulement à un petit groupe de savants et de spécialistes. L'économie traite des problèmes fondamentaux de la société ; elle concerne tout le monde et appartient à tout le monde. Elle est pour tout citoyen le sujet d'étude le plus indiqué et le plus important.

7 / L'économie et la liberté

Le rôle éminent entre tous que les idées économiques jouent dans le cours que prennent les affaires de la Cité explique pourquoi les gouvernements, les partis politiques et les groupes de pression, s'efforcent de restreindre l'indépendance de la pensée économique. Ils s'attachent à diffuser la « bonne » doctrine et à réduire au silence les « mauvaises » doctrines. Dans leur idée, la vérité n'a pas de pouvoir inhérent qui la ferait prévaloir à la longue du seul fait qu'elle est vraie. Pour pouvoir subsister, la vérité a besoin d'être appuyée par la violence policière ou celle d'autres organisations armées. Dans une telle optique, le critère de vérité pour une doctrine est le fait que ses partisans sont parvenus à vaincre par les armes les porte-parole des gens d'un autre avis. L'on tient pour certain que Dieu ou quelque force mythique régissant la marche des affaires humaines donne toujours la victoire à ceux qui combattent pour la bonne cause. Le pouvoir vient de Dieu et a pour mission sacrée d'exterminer l'hérétique.

Il est inutile de s'appesantir sur les contradictions et les incohérences de cette mentalité justifiant l'intolérance et la persécution des dissidents. Jamais jusqu'à maintenant le monde n'a connu un système de propagande et d'oppression aussi habilement combiné que celui qu'ont édifié les gouvernements, les partis et les groupes de pression. Il n'empêche que tous ces édifices s'écrouleront comme châteaux de cartes aussitôt qu'une grande idéologie les prendra pour cible.

Non seulement dans les pays dominés par des despotes barbares ou néo-barbares, mais tout autant dans les soi-disant démocraties occidentales, l'étude de l'économie est pratiquement proscrite aujourd'hui. La discussion publique des problèmes économiques ignore à peu près totalement ce qui a été dit par les économistes dans les deux cents dernières années. Les prix, les taux de salaires, les taux d'intérêt, et les profits sont manipulés comme si leur formation n'était déterminée par aucune loi scientifique. Les gouvernements se mêlent de décréter et faire appliquer des prix de denrées et des taux de salaire minimum. Les hommes d'État exhortent les hommes d'affaires à réduire les profits, à baisser les prix, et à augmenter les salaires comme si ces choses-là dépendaient des louables intentions des individus. Dans leur façon d'envisager les relations économiques internationales, les gens adoptent avec une parfaite bonne conscience les plus naïves erreurs du mercantilisme. Peu nombreux sont ceux qui ont conscience des failles de ces doctrines populaires, ou qui se rendent compte des raisons pour lesquelles les décisions politiques qui s'en inspirent engendrent invariablement des désastres.

Ce sont là des réalités déplorables. Mais il n'y a qu'une seule et unique voie par laquelle l'on puisse y répondre : c'est en ne se donnant aucune relâche dans la quête de la vérité.

Notes

1 Voir, pour les problèmes épistémologiques essentiels impliqués ici, pp. 36 à 46 ; pour le problème de l'économie « quantitative », pp. 60 à 63 et 368 à 371 ; et pour l'interprétation conflictuelle de la situation des travailleurs en régime capitaliste, pp. 649 à 655.

2 G. Santayana, parlant d'un professeur de philosophie de l'Université de Berlin — alors Université royale de Prusse —, remarqua que pour cet homme il semblait « que la tâche d'un professeur fût de hâler, au long du canal gouvernemental, une cargaison légale », Persons and Places, II, 7, New York, 1945.