Ludwig von Mises:L'Action humaine - chapitre 26

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Ludwig von Mises:L'Action humaine - chapitre 26


Anonyme


Chapitre XXVI — L'impossibilité du calcul économique dans le socialisme

Cinquième partie — La Coopération sociale sans marché

Chapitre XXVI — L'impossibilité du calcul économique dans le socialisme

1 / Le problème

Le directeur veut bâtir une maison. Or il y a de nombreuses méthodes qui peuvent y être utilisées. Chacune d'elles offre, du point de vue du directeur, certains avantages et désavantages quant à l'emploi du bâtiment futur, et a pour conséquence des différences quant à la durée de la période où il pourra servir ; chacune d'elles requiert des dépenses différentes en matériaux de construction et en main-d'œuvre, et des délais de réalisation inégaux. Quelle méthode le directeur devra-t-il choisir ? Il ne peut réduire à un commun dénominateur les diverses impenses nécessaires en fait de matériaux divers et de services spécialisés. Il ne peut donc faire de comparaison entre ces apports. Il ne peut affecter d'expression numérique précise ni au temps d'attente (période de production) ni à la durée pendant laquelle le bâtiment sera utilisable. Bref, il ne peut, pour comparer les coûts à engager et les gains à recevoir, procéder à aucune opération arithmétique. Les plans de ses architectes énumèrent une vaste multiplicité d'apports en nature ; ils se réfèrent aux qualités physiques et chimiques de divers matériaux et à la productivité matérielle de diverses machines, de divers outillages et procédés. Mais tous ces éléments restent sans relation des uns aux autres. Il n'y a aucun moyen d'établir entre eux une quelconque liaison.

Imaginez l'embarras cruel du directeur devant un tel projet. Ce qu'il lui faut savoir, c'est si oui ou non l'exécution du projet augmentera le bien-être, autrement dit, ajoutera quelque chose à la richesse existante sans compromettre la satisfaction d'autres besoins qu'il considérerait comme plus urgents. Mais aucun des rapports qui lui sont faits ne lui fournit d'indice quant à la solution de ce problème.

Nous pouvons, pour permettre la discussion, négliger d'abord les dilemmes que comporte le choix des biens de consommation à produire. Nous supposons ce problème-ci comme résolu. Mais il y a l'embarrassante multitude de biens de production et l'infinie variété des procédés qui peuvent être employés pour fabriquer des biens de consommation déterminés. Le site le plus avantageux pour chaque industrie, la dimension optimale de chaque installation et de chaque élément d'équipement doivent être arrêtés. L'on doit déterminer quelle sorte d'énergie motrice doit être utilisée dans chaque cas, et laquelle des diverses formules de production de cette énergie doit être appliquée. Tous ces problèmes se posent quotidiennement dans des milliers et des milliers de cas. Chacun présente des aspects particuliers et appelle une solution unique appropriée à ces particularités. Le nombre des éléments en fonction desquels la décision du directeur est à prendre est bien plus grand que ne le suggérerait une description simplement technologique des biens de production disponibles, en termes de physique et de chimie. La situation de chacun d'entre eux doit être prise en considération, aussi bien que la capacité d'utilisation des investissements matériels que leur mise en service a exigés. Le directeur n'a pas simplement à considérer le charbon en soi, mais les milliers de puits déjà en fonctionnement dans divers endroits, les possibilités d'en ouvrir d'autres, les diverses méthodes d'extraction pour chacun d'eux, les différentes qualités du charbon extrait de chaque gisement, les diverses méthodes d'emploi du charbon pour produire de la chaleur, ou de l'énergie, ou une multitude de dérivés. L'on peut dire que l'état actuel des connaissances technologiques rend possible de produire à peu près n'importe quoi en partant de presque tout. Nos ancêtres, par exemple, connaissaient seulement un nombre restreint d'emplois possibles du bois. La technologie moderne y a ajouté une multitude de nouveaux emplois possibles. Le bois peut servir à fabriquer du papier, diverses fibres textiles, des aliments, des médicaments, et nombre de produits synthétiques.

Aujourd'hui, l'on emploie deux méthodes pour fournir à une ville de l'eau propre. Ou bien l'on amène l'eau de fort loin par des aqueducs, méthode ancienne pratiquée de longue date ; ou bien l'on purifie chimiquement l'eau disponible à proximité. Pourquoi ne fabrique-t-on pas de l'eau par synthèse dans des usines ad hoc ? La technologie moderne pourrait résoudre aisément le problème technique que cela représente. L'homme ordinaire, dans son inertie mentale, est enclin à considérer de tels projets comme une ridicule aberration. Pourtant, la seule raison pour laquelle la production par synthèse d'eau potable est aujourd'hui — mais peut-être pas dans l'avenir — hors de question, est que le calcul économique en termes de monnaie montre que c'est un procédé plus coûteux que d'autres méthodes. Eliminez le calcul économique, et vous n'avez plus aucun moyen de faire un choix rationnel entre les diverses alternatives.

Les socialistes objectent, il est vrai, que le calcul économique n'est pas infaillible. Ils disent que les capitalistes se trompent parfois dans leurs calculs. Evidemment cela arrive et arrivera toujours. Car l'agir humain est toujours orienté vers l'avenir, et l'avenir est toujours incertain. Les plans les plus soigneusement élaborés sont déjoués lorsque les événements démentent les prévisions qui servaient de base à ces plans. Mais c'est là un tout autre problème : nous calculons du point de vue de ce que nous savons maintenant, et de nos présents pronostics sur les situations futures. Il ne s'agit pas là de savoir si le directeur sera ou non capable d'imaginer correctement la situation future. Ce qui nous occupe, c'est le fait que le directeur ne peut pas faire de calcul du point de vue de ses actuels jugements de valeur, et de l'image qu'il se fait lui-même à présent de la situation future, quels que soient ces jugements et cette image. S'il investit aujourd'hui dans l'industrie de la conserve, il peut arriver qu'un changement dans les goûts des consommateurs, ou dans l'opinion des hygiénistes sur la salubrité des aliments de conserve, fasse un jour de cet investissement un apport gaspillé. Mais comment peut-il savoir aujourd'hui comment construire et équiper une conserverie de la façon la plus économique ?

Certaines lignes de chemin de fer construites au début du siècle ne l'auraient pas été si les gens avaient, à l'époque, prévu les progrès alors imminents de l'automobile et de l'aviation. Mais ceux qui en ces années-là ont construit des chemins de fer savaient ce qu'il leur fallait choisir, parmi les divers moyens possibles d'exécuter leurs plans, en fonction de leurs estimations et prévisions, et des prix de marché contemporains reflétant les appréciations des consommateurs. Voilà précisément la vision des réalités dont le directeur est privé. Il sera comme un navigateur en haute mer qui ignorerait les méthodes de navigation, ou comme un savant du Moyen Age qui aurait à faire marcher une locomotive.

Nous avons supposé que le directeur avait déjà arrêté sa décision concernant la construction d'un certain atelier ou bâtiment. Mais afin de se décider ainsi il lui est déjà nécessaire de faire un calcul économique. Si une centrale hydro-électrique doit être construite, il faut d'abord savoir si c'est ou non la façon la plus économique de produire l'énergie demandée. Comment peut-il le savoir s'il ne peut calculer les coûts et le rendement ?

Admettons que dans sa phase initiale un régime socialiste puisse, dans une certaine mesure, se fonder sur l'expérience du régime capitaliste antérieur. Mais que faire plus tard, lorsque les conditions changent de plus en plus profondément ? A quoi les prix de 1900 peuvent-ils servir pour le directeur de 1949 ? Et quel usage le directeur de 1980 pourra-t-il faire des prix de 1949 connus de lui ?

Le paradoxe de la « planification » est qu'elle ne peut faire de plan, faute de calcul économique. Ce que l'on dénomme économie planifiée n'est pas une économie du tout. C'est tout juste un système de tâtonnements dans le noir. Il n'est pas question d'un choix rationnel de moyens en vue d'atteindre au mieux des objectifs à long terme. Ce qu'on appelle planification consciente se ramène très exactement à éliminer toute action consciemment orientée.

2 / On a échoué dans le passé à reconnaître le problème

Pendant plus de cent ans, la substitution de la planification socialiste à l'entreprise privée a constitué la grande affaire de la politique. Des milliers de livres ont été publiés, pour et contre les plans communistes. Aucun autre sujet n'a été plus âprement discuté dans des cercles privés, dans la presse, dans les réunions publiques, dans les assemblées de sociétés savantes, dans les campagnes électorales et dans les parlements. Des guerres ont été faites et des fleuves de sang répandus pour la cause du socialisme. Et pourtant, dans toutes ces années-là la question essentielle n'a pas été soulevée.

A vrai dire, quelques économistes éminents — Hermann Heinrich Gossen, Albert Schäffle, Vilfredo Pareto, Nikolaas G. Pierson, Enrico Barone — ont abordé le problème. Mais, à l'exception de Pierson, ils n'ont pas pénétré au cœur du problème et n'en ont pas reconnu l'importance primordiale. Ils ne se sont pas non plus aventurés à l'intégrer dans le système de l'explication fondamentale de l'agir humain. C'est à cause de ces déficiences que le public n'a pas prêté attention à leurs observations. Elles ont été négligées et ont bientôt sombré dans l'oubli.

Ce serait se tromper lourdement que de reprocher à l'école historique et à l'institutionnalisme cette indifférence à l'égard du problème le plus vital de l'humanité. Ces deux courants de pensée ont fanatiquement vilipendé la science économique, cette « science triste » pour servir leur propagande interventionniste ou socialiste. Pourtant ils n'ont pas réussi à faire disparaître entièrement l'étude de l'économie. Ce qui est déroutant, ce n'est pas que les détracteurs de l'économie soient passés sans le voir à côté du problème, mais que les économistes se soient rendus coupables de la même faute.

Ce sont les deux erreurs fondamentales de l'économie mathématique qu'il faut incriminer.

Les économistes mathématiciens sont presque exclusivement préoccupés d'étudier ce qu'ils appellent équilibre économique et situation statique. Le recours à la construction imaginaire d'une économie tournant en rythme uniforme est, nous l'avons souligné 1, un outil mental indispensable pour le raisonnement économique. Mais c'est une grosse méprise que de considérer cet instrument auxiliaire comme autre chose qu'une construction imaginaire et de perdre de vue qu'il ne correspond à rien dans la réalité, voire qu'il est impossible de pousser, par une pensée cohérente, cette hypothèse de raisonnement jusqu'à ses dernières conséquences logiques. L'économiste mathématicien, obsédé par l'idée que l'économie doit être bâtie selon le modèle de la mécanique de Newton, et qu'elle se prête au traitement des méthodes mathématiques, se fait une image complètement erronée de la matière à laquelle il consacre ses investigations. Il cesse de penser à l'agir humain, il s'occupe d'un mécanisme sans âme, mystérieusement mis en mouvement par des forces non susceptibles d'être analysées plus avant. Dans la construction imaginaire d'une économie en rythme uniforme, il n'y a évidemment pas de rôle pour la fonction d'entrepreneur. Ainsi le mathématicien économiste élimine l'entrepreneur de sa réflexion. Il n'a que faire de ce personnage qui sans cesse déplace et secoue, de ce perturbateur dont les interventions continuelles empêchent le système imaginé d'atteindre un équilibre parfait et une situation statique. Il déteste cet empêcheur de tourner rond. Les prix des facteurs de production, aux yeux de l'économiste mathématicien, sont déterminés par l'intersection de deux courbes, non par des actes d'individus.

De plus, en traçant ses chères courbes de coûts et de prix, l'économiste mathématicien ne se rend pas compte que pour réduire les coûts et les prix à des grandeurs homogènes, il faut que l'on se serve d'un moyen d'échange commun. Il crée ainsi l'illusion que le calcul des coûts et des prix pourrait être effectué en l'absence d'un commun dénominateur des taux d'échange des facteurs de production.

Le résultat est qu'à lire les travaux des économistes mathématiciens la construction imaginaire d'une collectivité socialiste prend figure de système réalisable de coopération dans la division du travail, d'alternative complète opposée au système économique fondé sur la direction privée des moyens de production. Le grand manager général de la communauté socialiste sera en mesure d'affecter les divers facteurs de production de façon rationnelle, c'est-à-dire sur la base de calculs chiffrés. Les hommes peuvent donc combiner la coopération socialiste dans la division du travail et l'emploi rationnel des facteurs de production. Ils sont libres d'adopter le socialisme sans renoncer à choisir les moyens les plus économiques. Le socialisme n'impose pas l'abandon de la rationalité dans l'emploi des facteurs de production. C'est une variété rationnelle de l'action en société.

L'on a cru avoir, dans l'expérience des gouvernements socialistes de la Russie soviétique et de l'Allemagne nazie, une vérification de ces thèses erronées. Les gens ne se rendent pas compte du fait que ce n'étaient pas là des systèmes socialistes isolés. Ces régimes fonctionnaient dans un environnement où le système des prix continuait de fonctionner. Ils ont pu procéder à des calculs économiques sur la base des prix qui s'établissaient au-dehors. Sans le secours de ces prix étrangers, leurs opérations ne pouvaient avoir ni objectifs ni plan. C'est seulement parce qu'ils pouvaient se référer à ces prix étrangers qu'ils ont pu calculer, tenir des comptabilités, et préparer leurs plans dont on parle tant.

3 / Suggestions récentes en vue d'un calcul économique socialiste

La littérature socialiste traite de toutes choses, hormis du problème essentiel, du problème unique du socialisme, qui est celui du calcul économique. C'est seulement dans les dernières années que les écrivains socialistes ont finalement compris qu'ils ne pouvaient plus longtemps refuser leur attention à cette question primordiale. Ils ont commencé à soupçonner que la technique marxiste de diffamation de la science économique « bourgeoise » n'était pas une méthode suffisante pour réaliser l'utopie socialiste. Ils ont tenté de remplacer par une authentique théorie socialiste l'injurieuse métaphysique hégélienne de la doctrine marxiste. Ils se sont aventurés à dresser des schémas pour un calcul économique socialiste. Il est manifeste que leurs efforts ont lamentablement échoué. Il serait à peine utile de s'occuper de leurs suggestions de pacotille, si ce n'était une bonne occasion de mettre en relief les caractères fondamentaux, tant de la société de marché que de l'imaginaire construction d'une société sans marché.

Les diverses combinaisons proposées peuvent se classer de la façon que voici :

  • 1. Le calcul en matière doit remplacer le calcul en termes de monnaie. Cette méthode n'a aucune valeur. L'on ne peut additionner ni soustraire des nombres de nature différente (des quantités hétérogènes) 2.
  • 2. Partant des idées de la théorie de la valeur-travail, l'on recommande comme unité de calcul l'heure de travail. Cette suggestion ne tient pas compte des facteurs matériels originaires de production, et méconnaît les différences de qualité des travaux effectués, au cours des heures de travail, par le même individu ou par des individus divers.
  • 3. L'unité doit être une « quantité » d'utilité. Mais l'homme en agissant ne mesure pas de l'utilité. Il la dispose dans des échelles de plus et de moins. Les prix de marché ne sont pas l'expression d'une équivalence, mais d'une divergence entre les évaluations faites par les échangistes. Il n'est pas possible de négliger le théorème fondamental de la science économique moderne, à savoir que la valeur attribuée à une unité d'une offre de (n — 1) unités est plus grande que la valeur attribuée à une unité d'une offre de n unités.
  • 4. Le calcul doit être rendu possible par l'établissement d'un quasimarché artificiel. Ce plan sera examiné dans la section 5 du présent chapitre.
  • 5. Le calcul devra être fait à l'aide des équations différentielles de la catallactique mathématique. Ce projet est traité dans la section 6 du présent chapitre.
  • 6. Le calcul sera rendu superflu par l'application de la méthode des essais empiriques. Cette idée est discutée dans la section 4, de ce chapitre-ci.

4 / Méthode empirique

Les entrepreneurs et capitalistes ne sont pas assurés d'avance que leurs plans sont la solution la meilleure pour affecter les facteurs de production aux diverses branches de l'industrie. C'est seulement l'expérience de la suite qui leur dira, après coup, s'ils ont eu raison ou tort dans leurs entreprises et investissements. La méthode qu'ils appliquent est faite d'essais et de corrections des erreurs. Pourquoi, disent certains socialistes, le dirigeant socialiste ne devrait-il pas recourir de même à l'empirisme ?

La méthode empirique, par essais et corrections, est applicable dans tous les cas où la solution correcte est reconnaissable pour telle selon des indices sans ambiguïté et indépendants de la méthode empirique elle-même. Si un homme égare son portefeuille, il peut le rechercher en divers endroits. S'il le trouve, il le reconnaît comme lui appartenant ; il n'y a aucun doute quant à la réussite de la méthode employée, celle des tentatives et de l'élimination des erreurs ; celui-là a résolu son problème. Lorsque Ehrlich cherchait un remède contre la syphilis, il essaya des centaines de médicaments, jusqu'au moment où il trouva ce qu'il cherchait, un produit qui tuait les spirochètes sans léser l'organisme humain. La marque de la solution correcte, la drogue numérotée 606, fut qu'elle combinait ces deux qualités, ainsi que le montrèrent les expériences de laboratoire et les constatations cliniques.

Les choses sont entièrement différentes lorsque la seule marque de la solution correcte est qu'elle ait été atteinte par l'application d'une méthode connue comme appropriée à la solution du problème. Le résultat correct d'une multiplication de deux facteurs est reconnaissable seulement en ce qu'il résulte de l'application correcte du procédé indiqué par l'arithmétique. L'on peut essayer de deviner le résultat exact à force d'approximations et d'éliminations ; mais cette méthode, dans le cas évoqué, ne peut remplacer le procédé arithmétique ; elle serait illusoire si le procédé arithmétique ne fournissait le critère qui distingue à coup sûr le résultat correct des résultats erronés.

Si l'on tient à dire que le comportement de l'entrepreneur est une mise en œuvre de la méthode empirique, il faut ne pas oublier que la solution correcte est aisément reconnaissable pour telle ; c'est l'apparition d'un surplus de la recette obtenue, par rapport aux coûts engagés. Le profit dit à l'entrepreneur que les consommateurs approuvent son pari ; la perte, qu'ils le désapprouvent.

Le problème pour l'économie socialiste est, précisément, qu'en l'absence de prix de marché pour les facteurs de production il est impossible de calculer s'il y a eu profit ou perte.

Nous pouvons supposer que dans une société socialiste il y ait un marché pour les biens de consommation et des prix en monnaie dégagés par ce marché concernant les biens de consommation. Nous pouvons supposer que le directeur économique assigne périodiquement à chaque membre de la collectivité une certaine somme de monnaie et vend les biens de consommation au plus fort enchérisseur. Nous pouvons tout aussi bien supposer qu'une certaine ration des divers biens de consommation est allouée à chaque membre, en nature ; et que les membres soient libres d'échanger ces biens contre d'autres, sur un marché où les transactions s'effectuent au moyen d'un commun instrument d'échange, une sorte de monnaie. Mais la marque caractéristique du système socialiste est que les biens de production sont placés sous l'autorité d'une seule institution, au nom de laquelle agit le directeur économique, qu'ils ne sont ni achetés ni vendus et qu'il n'y a pas de prix pour eux. Donc il ne peut être question de comparer apports et résultats par les méthodes arithmétiques.

Nous n'affirmons pas que le mode capitaliste de calcul économique garantisse la solution absolument la meilleure pour l'affectation des biens de production. Aucun des problèmes qui se posent à nous, hommes mortels, n'a de solution parfaite de ce genre. Ce que le fonctionnement d'un marché non saboté par l'intervention de la contrainte et de la répression peut apporter, c'est simplement la solution la meilleure accessible à l'esprit humain, dans l'état donné des connaissances technologiques et des capacités intellectuelles des hommes les plus avisés de l'époque. Dès que quelqu'un aperçoit une discordance entre l'état actuel de la production et un état réalisable meilleur 3, le mobile du profit l'incite à faire tous ses efforts pour réaliser ce qu'il imagine. La vente de ce qu'il produit lui montrera s'il a eu raison ou tort dans ses prévisions. Le marché met chaque jour à l'épreuve les entrepreneurs, et ceux qui ne passent pas l'examen sont éliminés. Le marché tend à confier la conduite des affaires économiques à ceux d'entre les individus qui ont réussi à répondre aux besoins que les consommateurs estiment les plus urgents. C'est là le seul aspect important, sous lequel on puisse dire que l'économie de marché est un système empirique, évoluant à coups de tentatives et d'erreurs.

5 / Le quasi-marché

La marque distinctive du socialisme est l'unicité et l'indivisibilité de la volonté qui dirige toutes les activités de production au sein du système social entier. Lorsque les socialistes disent que « l'ordre » et « l'organisation » doivent remplacer « l'anarchie » de la production, l'action consciente se substituer à la prétendue absence de plan du capitalisme, la coopération véritable à la concurrence, et la production pour l'usage à la production pour le profit — ce qu'ils ont à l'esprit c'est toujours la substitution du pouvoir exclusif et monopolistique d'une seule instance, à la multitude sans limite des plans des consommateurs individuels et des entrepreneurs et capitalistes attentifs aux désirs des consommateurs. L'essence du socialisme est l'entière élimination du marché et de la concurrence catallactique. Le socialisme est un système sans marché, sans prix de marché pour les facteurs de production, et sans concurrence ; cela veut dire la centralisation sans réserves et l'uniformisation de la conduite des activités économiques, aux mains d'une autorité unique. Dans la confection de ce plan unique qui dirige toutes les activités économiques des citoyens, ceux-ci n'interviennent — pour autant qu'il y interviennent — qu'en élisant le directeur ou le bureau des directeurs. Pour le reste, ils ne sont que des subordonnés tenus d'obéir inconditionnellement aux ordres émis par la direction, et des incapables dont le directeur a charge d'assurer le bien-être. Toutes les excellences que les socialistes attribuent au socialisme, tous les bienfaits qu'ils attendent de son avènement, sont décrits comme le résultat nécessaire de cette unification et cette centralisation absolues.

Par conséquent, ce n'est rien de moins qu'une entière reconnaissance de l'exactitude irréfutable de l'analyse des économistes, et de leur critique dévastatrice des plans socialistes, que les efforts maintenant déployés par les intellectuels socialistes en renom, pour bâtir des schémas d'un système socialiste où l'on conserverait le marché, les prix de marché pour les facteurs de production, et la concurrence catallactique. La démonstration qu'il n'y a pas de calcul économique possible dans un système socialiste a remporté un triomphe si irrésistible et si rapide qu'un tel succès est sans précédent dans l'histoire de la pensée humaine. Les socialistes sont dans l'impossibilité de ne pas admettre leur écrasante défaite. Ils ne prétendent plus désormais que le socialisme soit incomparablement supérieur au capitalisme parce qu'il se débarrasse radicalement des marchés, des prix de marché et de la concurrence. Au contraire. Ils cherchent maintenant à justifier le socialisme en montrant qu'il est possible de préserver ces institutions même en régime socialiste. Ils esquissent des projets pour un socialisme où existeraient les prix et la concurrence 4.

Ce que suggèrent ces néo-socialistes est réellement paradoxal. Ils désirent abolir la direction privée des moyens de production, les échanges de marché, les prix de marché et la concurrence. Mais en même temps ils veulent agencer l'utopie socialiste de telle sorte que les gens puissent agir comme si ces institutions existaient. Ils voudraient que les gens jouent au marché comme les enfants jouent au soldat, au conducteur de locomotive et au maître d'école. Ils ne comprennent pas en quoi ces jeux d'enfants diffèrent des tâches réelles qu'ils imitent.

Ces néo-socialistes disent : les vieux socialistes (c'est-à-dire ceux d'avant 1920) s'étaient tout à fait trompés en croyant que le socialisme requiert nécessairement l'abolition du marché et des échanges de marché, et que ce fait est même l'élément essentiel, l'aspect prééminent de l'économie socialiste. A contrecœur, ils admettent que c'était là une idée ridicule, dont la réalisation conduirait à une confusion chaotique. Mais heureusement, disent-ils, l'on dispose d'un meilleur schéma de socialisme. Il est possible de former des directeurs des diverses unités de production, de sorte qu'ils conduisent la gestion de leur unité de la même façon qu'on le faisait en régime capitaliste. Le Directeur général d'une société anonyme opère dans la société de marché non pas pour son propre compte et à ses propres risques ; mais pour le bénéfice de la firme, c'est-à-dire des actionnaires. Il continuera sous le régime socialiste, de la même façon, avec la même vigilance. La seule différence consistera dans le fait que les fruits de ses efforts enrichiront la société tout entière et non plus les actionnaires. Pour le reste, il achètera et vendra, embauchera et paiera les travailleurs, et veillera à faire des profits de la même façon qu'avant. La transition du système des managers pratiqué dans le capitalisme à maturité au système des managers de la collectivité socialiste planifiée se fera sans heurts. Rien ne changera, que la propriété du capital investi. La société prendra la place des actionnaires, le peuple empochera les dividendes. C'est tout.

L'erreur foncière impliquée dans ces propositions et toutes celles du même genre est de voir le problème économique du point de vue de l'employé subalterne dont l'horizon intellectuel ne va pas au-delà de ses tâches mineures. L'on considère la structure de la production industrielle et l'affectation du capital aux diverses branches et ensembles productifs comme rigides ; et l'on ne tient pas compte de la nécessité de modifier cette structure afin de l'ajuster aux situations changeantes. Ce à quoi l'on pense, c'est un monde où n'auraient plus à intervenir de changements, où l'histoire économique serait parvenue à son stade final. L'on ne comprend pas que l'activité des responsables d'une société anonyme consiste simplement à exécuter loyalement les tâches que leur ont confiées leurs patrons, les actionnaires ; et qu'en se conformant aux ordres reçus il leur faut s'ajuster à la structure des prix de marché, déterminés en dernier ressort par des facteurs extérieurs aux diverses activités directoriales. Les opérations des dirigeants, leurs décisions d'acheter et vendre, ne sont qu'un étroit secteur de la totalité des opérations de marché. Le marché de la société capitaliste assure en plus toutes les opérations qui affectent les capitaux matériels aux diverses branches d'industrie. Les entrepreneurs et capitalistes établissent des sociétés de diverses formes juridiques, augmentent ou diminuent leur taille, dissolvent les unes, fusionnent les autres ; ils achètent et vendent des actions et obligations de firmes existantes ou nouvelles ; ils ouvrent, retirent ou remboursent des crédits ; en bref, ils accomplissent les actes dont la totalité s'appelle le marché des capitaux et de l'argent. Ce sont ces transactions financières des promoteurs et des spéculateurs qui dirigent la production dans les voies où elle répond aux besoins les plus pressants des consommateurs, et de la façon la meilleure possible. Ces transactions constituent le marché comme tel. Si on les élimine, l'on ne conserve aucune fraction du marché. Ce qui en reste est un morceau qui ne peut exister seul et ne peut fonctionner comme marché.

Le rôle que remplit le directeur loyal d'une société industrielle ou commerciale, dans la conduite de celle-ci, est beaucoup plus modeste que ne le supposent les auteurs de ces plans. Sa fonction consiste seulement à aménager et gérer, il assiste en position subalterne les entrepreneurs et capitalistes. Ces tâches subordonnées ne peuvent nullement remplacer la fonction d'entrepreneur 5. Les spéculateurs, promoteurs, investisseurs et prêteurs, par le fait qu'ils déterminent la structure des bourses de titres et de marchandises et celle du marché de l'argent, délimitent le champ dans lequel des tâches déterminées et mineures peuvent être confiées au jugement du directeur. En vaquant à ces besognes, le gérant doit ajuster ses programmes d'exécution à la structure du marché créée par des facteurs qui débordent de loin les fonctions directoriales.

Notre problème ne porte pas sur les activités directoriales ; il concerne l'affectation du capital aux diverses branches d'industrie. La question est celle-ci : dans quelles branches la production devrait-elle être augmentée, ou restreinte, dans quelles branches les objectifs de production doivent-ils être modifiés, quelles branches nouvelles faut-il ouvrir ? En ce qui touche à ces questions-là, il est vain de faire appel à l'honnête directeur de société doué d'une bonne expérience. Ceux qui confondent l'entrepreneur et le manager ferment les yeux sur le problème économique réel. Dans les discussions de travail salarié, les parties en présence ne sont pas la direction et la main-d'œuvre ; ce sont l'entrepreneur (ou le capital) et les employés salariés ou appointés. Le système capitaliste n'est pas celui des managers, c'est le système des entrepreneurs. Ce n'est pas minimiser les mérites des directeurs de sociétés que d'établir le fait que ce n'est pas leur façon de diriger qui détermine l'affectation des facteurs de production aux diverses branches d'industrie.

Personne n'a jamais suggéré que la société socialiste puisse inviter les promoteurs et spéculateurs à poursuivre leur entreprise de risque, pour en verser les profits à la caisse commune. Ceux qui suggèrent un quasimarché pour le système socialiste n'ont jamais envisagé de conserver le marché des valeurs mobilières et les bourses de commerce, les marchés à terme, les banquiers et les prêteurs d'argent, comme des quasi-institutions. L'on ne peut pas mimer à la façon d'une comédie l'aventure de miser sur l'avenir et d'investir. Les spéculateurs et les investisseurs engagent leur propre fortune, leur propre destinée. Ce fait les rend dépendants et responsables vis-à-vis des consommateurs, qui sont les ultimes décideurs dans l'économie capitaliste. Si on les relève de cette sujétion, on les prive de leur caractère même. Ce ne sont plus des hommes d'affaires, mais simplement un groupe de personnes auxquelles le dirigeant économique a remis sa tâche essentielle, la direction de la marche des affaires. Dans cette situation, ils deviennent — éliminant le directeur nominal — les vrais directeurs et ils sont placés devant le même problème que n'a pas su résoudre le directeur nominal : le problème du calcul économique.

Ayant conscience que cette idée n'aurait simplement aucun sens, les avocats du projet de quasi-marché recommandent parfois, de manière vague, une autre porte de sortie. Le directeur aurait à se comporter comme une banque, allouant les fonds disponibles au plus haut enchérisseur. Cette idée encore ne peut qu'avorter. Tous ceux qui peuvent se mettre sur les rangs pour obtenir ces fonds n'ont aucune propriété à eux : cela est évident dans un ordre socialiste de la société. Lorsqu'ils enchérissent, ils ne sont retenus par aucun danger financier qu'ils courraient personnellement en cas de promesse exagérée de leur part pour obtenir les fonds. Ils n'allègent en rien la responsabilité incombant au directeur-banquier. L'insécurité des prêts à eux accordés n'est en aucune façon diminuée par la garantie partielle que les moyens personnels de l'emprunteur fournissent, dans les transactions de crédit en régime capitaliste. Tous les hasards de cette insécurité retombent sur la société seule, qui est précisément seule propriétaire de toutes les ressources disponibles. Si le directeur-banquier allouait sans hésitation les fonds disponibles à ceux qui promettent le plus, il donnerait simplement une prime à la témérité, à l'imprévoyance et à l'optimisme déraisonnable. Il abdiquerait en faveur du moins scrupuleux des visionnaires ou des vauriens. Il faut qu'il se réserve personnellement la décision sur la façon dont doivent être utilisés les fonds de la collectivité. Mais alors nous sommes ramenés au point de départ : le directeur économique, dans ses efforts pour conduire les activités de production, n'a pas le secours de la division du travail intellectuel, qui dans le régime capitaliste fournit une méthode pratique pour effectuer le calcul économique 6.

L'emploi des moyens de production peut être, soit à la décision des propriétaires privés, soit à celle de l'appareil social de contrainte et répression. Dans le premier cas il y a un marché, des prix de marché pour chacun des facteurs de production, et le calcul économique est possible. Dans le second cas, rien de cela n'existe. Il est vain de se consoler par l'espoir que les organes de l'économie collective seront « omniprésents » et « omniscients » 7. Nous n'avons point affaire, en praxéologie, à une divinité omniprésente et omnisciente, mais avec les actes d'hommes dotés sans plus d'un esprit humain. Un esprit humain ne peut faire de plan sans calcul économique.

Un système socialiste avec marché et prix de marché est une contradiction dans les termes, comme serait un carré triangulaire. La production est dirigée soit par des hommes d'affaires à la recherche de profit, soit par les décisions d'un directeur à qui est remis un pouvoir suprême et exclusif. Ce qui est produit, ce sont ou bien les choses dont l'entrepreneur espère que la vente lui fournira le plus fort profit, ou bien les choses que le directeur veut voir produire. La question est donc : qui doit être le maître, les consommateurs ou le directeur ? A qui doit revenir la décision ultime de savoir si un stock concret de facteurs de production doit être employé à fabriquer le produit de consommation a ou le produit de consommation b ? C'est là une question qui ne se satisfait pas d'une réponse évasive ; il lui faut une réponse catégorique et sans ambiguïté 8.

6 / Les équations différentielles d'économie mathématique

Afin d'apprécier de façon adéquate l'idée que les équations différentielles de l'économie mathématique pourraient servir à un calcul économique socialiste, nous devons nous rappeler ce que signifient réellement ces équations.

En dressant la construction imaginaire d'une économie tournant en rythme uniforme, nous supposons que tous les facteurs de production sont employés de telle sorte que chacun d'eux rende les services les plus hautement appréciés dont il est susceptible. Aucun changement dans l'emploi d'aucun de ces facteurs ne pourrait à l'avenir améliorer le degré de satisfaction des besoins, atteint dans les conditions régnantes. Cette situation dans laquelle aucun changement n'est apporté dans la disposition des facteurs de production est décrite par des systèmes d'équations différentielles. Toutefois, ces équations ne fournissent aucune indication sur les opérations au moyen desquelles les hommes auraient atteint cet hypothétique état d'équilibre. Tout ce qu'elles disent est : si, dans cet état d'équilibre statique, m unités de a sont employées pour la production de p, et n unités de a pour la production de q, nulle modification ultérieure dans l'emploi des unités disponibles de a ne pourrait amener une augmentation de la satisfaction des besoins. (Même si nous supposons que a soit parfaitement divisible, et prenons l'unité de a comme infinitésimale, ce serait une lourde erreur d'affirmer que l'utilité marginale de a soit la même dans l'un et l'autre emplois.)

Cet état d'équilibre est une construction purement imaginaire. Dans un monde changeant il ne peut jamais se réaliser. Il diffère aussi bien de l'état actuel que de n'importe quel autre état réalisable.

Dans l'économie de marché, c'est l'action de l'entrepreneur qui, toujours à nouveau, brouille et redistribue les taux d'échange et l'affectation des facteurs de production. Un homme entreprenant aperçoit une discordance entre les prix des facteurs complémentaires de production et les prix futurs des produits, tels qu'il les prévoit ; et il entend tirer un profit pour lui-même de cette discordance. Le prix futur qu'il a dans l'esprit n'est, assurément, pas l'hypothétique prix d'équilibre. Nul opérateur n'a quoi que ce soit à faire de l'équilibre et des prix d'équilibre ; ces notions sont étrangères à la vie réelle et à l'action ; ce sont des outils auxiliaires du raisonnement praxéologique, là où il n'y a pas de moyens mentaux de concevoir l'incessante mobilité des activités, autres que de la comparer avec l'image d'un parfait repos. Pour le raisonnement du théoricien, chaque changement est un pas en avant sur une route qui, pourvu qu'aucune donnée nouvelle n'apparaisse, conduira finalement à un état d'équilibre. Ni les théoriciens, ni les capitalistes et entrepreneurs, ni les consommateurs ne sont à même de se former, sur la base des données qui leur sont présentement familières, une opinion quant au niveau d'un tel prix d'équilibre. Il n'y a nul besoin de se faire une opinion là-dessus. Ce qui pousse un homme à effectuer un changement ou une innovation, ce n'est pas la vision de prix d'équilibre, mais un pronostic sur le niveau des prix d'un nombre limité d'articles, tels que ces prix s'établiront à l'époque où cet opérateur prévoit de vendre son produit. Ce que l'entrepreneur, lorsqu'il s'engage dans un certain projet, a présent à l'esprit ce sont seulement les premières étapes d'une transformation qui, en supposant qu'il n'y ait dans les données aucun autre changement que ceux qui font partie du projet, aboutirait à l'établissement d'un état d'équilibre.

Mais pour utiliser les équations décrivant l'état d'équilibre, il faut connaître la façon dont s'échelonnent les valeurs de biens de consommation dans cet état d'équilibre. Cette gradation est l'un des éléments de ces équations qui sont supposés connus. Mais le directeur connaît seulement ses évaluations actuelles, il ignore ce qu'elles seraient dans l'hypothétique état d'équilibre. Il croit que, par rapport à ses jugements de valeur présents, l'affectation des moyens de production n'est pas satisfaisante, et il entend la modifier. Mais il ne sait rien des jugements de valeur que lui-même portera, le jour où sera atteint l'équilibre. Ces évaluations refléteront la situation qu'auront amenée les modifications successives de production que lui-même va inaugurer.

Appelons D1 le jour actuel, et le jour où l'équilibre sera établi Dn. Conséquemment, nous donnons leurs appellations aux grandeurs ci-après, correspondant à ces deux jours : les échelles de valeur des biens du premier ordre seront V1 et Vn ; les disponibilités totales 9 en facteurs originaires de production, O1 et On ; les disponibilités totales en facteurs fabriqués de production P1 et Pn ; enfin, nous totalisons O1 + P1 comme M1, et On + Pn comme Mn. Finalement, nous appelons les deux états du savoir technologique : T1 et Tn. Pour la solution des équations, la connaissance de Vn, On + Pn = Mn, et de Tn est nécessaire. Mais nous ne connaissons aujourd'hui rien de plus que V1, O1 + P1 = M1, et T1.

Il ne serait pas admissible de supposer que ces grandeurs au jour D1 soient égales à ce qu'elles seront au jour Dn, parce que l'état d'équilibre ne saurait être atteint s'il se produit de nouveaux changements dans les données. L'absence de changements ultérieurs dans les données, qui est la condition nécessaire pour l'établissement de l'équilibre, ne porte que sur les changements susceptibles de perturber l'ajustement des conditions au fonctionnement des éléments qui actuellement sont déjà opérants. Le système ne peut parvenir à l'état d'équilibre si de nouveaux éléments, pénétrant de l'extérieur, détournent le système des mouvements qui tendent à l'établissement de l'équilibre 10. Mais aussi longtemps que l'équilibre n'est pas atteint, le système est animé de mouvements continuels qui font changer les données. La tendance vers l'établissement de l'équilibre, non interrompue par l'apparition d'aucun changement de données en provenance de l'extérieur, est en elle-même une succession de changements dans les données.

P1 est un ensemble de grandeurs qui ne correspondent pas aux valeurs d'aujourd'hui. C'est le résultat d'actions qui furent guidées par les évaluations du passé, et qui étaient confrontées à un état du savoir technologique, ainsi qu'à une masse d'information sur les ressources disponibles en facteurs primaires de production, qui n'étaient pas ceux d'aujourd'hui. L'une des raisons pour lesquelles le système n'est pas en équilibre est précisément le fait que P1 n'est pas adapté à la situation présente. Il y a des lieux de fabrication, des outillages et des stocks d'autres facteurs de production qui n'existeraient pas dans une situation d'équilibre ; et il y a d'autres ateliers, outillages et stocks, qu'il faut produire pour établir l'équilibre. L'équilibre n'apparaîtra que lorsque ces îlots perturbateurs contenus dans P1, dans la mesure où ils sont encore utilisables, seront complètement usés et remplacés par les articles correspondant convenablement aux autres données synchrones, à savoir V, O et T. Ce que l'homme qui agit a besoin de connaître, ce n'est pas l'état des affaires parvenues à la situation d'équilibre, ce sont les informations sur les méthodes qui lui permettront de transformer, par étapes, P1 en Pn. Mais à l'égard de cette tâche, les équations n'ont aucune utilité.

L'on ne peut se débarrasser du problème en ne considérant pas P et en s'appuyant uniquement sur O. Il est vrai que la façon d'employer les facteurs de production originaires détermine de façon univoque la qualité et la quantité des facteurs de production fabriqués, ou produits intermédiaires. Mais l'information que nous pourrions obtenir ainsi ne vaut que pour les situations d'équilibre. Cela ne nous dit rien sur les méthodes et procédés auxquels recourir pour la réalisation de l'équilibre. Aujourd'hui nous sommes en présence d'un stock de P1 qui n'est pas celui de la situation d'équilibre. Ce que nous devons prendre en ligne de compte, ce sont les conditions existantes, c'est-à-dire P1, et non pas les conditions hypothétiques de Pn.

Cet état supposé d'équilibre futur apparaîtra lorsque toutes les méthodes de production auront été ajustées aux évaluations des acteurs et à l'état du savoir technologique. A ce moment-là, l'on travaillera dans les sites les plus appropriés, avec les méthodes technologiques les plus adéquates. L'économie d'aujourd'hui est différente. Elle fonctionne avec d'autres instruments, qui ne correspondent pas à la situation d'équilibre et ne peuvent pas être intégrés dans un système d'équations décrivant en symboles mathématiques cet état d'équilibre. Savoir ce que seraient les circonstances dans l'état d'équilibre ne sert à rien pour le directeur dont la tâche est d'agir dans les circonstances présentes. Ce qu'il a besoin d'apprendre, c'est comment procéder de la façon la plus économique avec les moyens disponibles aujourd'hui, lesquels sont le legs d'une époque où les valeurs n'étaient pas les mêmes, ni le savoir technologique, ni l'information sur les problèmes de site. Il doit savoir quel est le premier pas qu'il doit faire ; dans ce choix, les équations ne lui fournissent aucune aide.

Supposons que dans une région isolée, où la situation économique est semblable à celle de l'Europe centrale au milieu du XIXe siècle, le gouvernement est aux mains d'un dictateur parfaitement au courant de la technologie américaine d'aujourd'hui. Ce dictateur de l'économie sait en gros vers quel but il devrait conduire l'économie du pays dont il a la charge. Pourtant, même la pleine connaissance de la façon dont les choses se passent dans l'Amérique actuelle ne pourrait pas lui servir à résoudre le problème qui se pose à lui : par quelles démarches successives transformer, de la façon la plus appropriée et pratique, le système économique existant et le remplacer par le système visé.

Même si, pour aller au bout du raisonnement, nous supposons qu'une inspiration miraculeuse a permis au directeur, sans calcul économique, de résoudre tous les problèmes concernant l'agencement de plus avantageux de toutes les activités économiques, et que l'image précise du but final à poursuivre est bien présente à son esprit, il reste à résoudre des problèmes essentiels dont le traitement est impossible sans calcul économique. Car la tâche du directeur de l'économie n'est pas de partir du niveau zéro de civilisation, et de démarrer l'histoire économique sur une table rase. Les éléments avec lesquels il doit opérer ne sont pas seulement des ressources naturelles vierges. Il y a aussi les capitaux matériels qui ont été produits par le passé, et qui sont inconvertibles ou imparfaitement convertibles pour de nouveaux projets. Ce sont précisément ces objets fabriqués, produits dans des circonstances où les échelles de valeurs, le savoir technologique et bien d'autres choses différaient de ce qu'elles sont aujourd'hui, qui constituent matériellement notre richesse. Leur structure, leur qualité, leur quantité et leur emplacement sont d'importance primordiale dans le choix de toute opération économique ultérieure. Certains d'entre eux peuvent n'avoir aucune utilisation prévisible, ils doivent rester de la « capacité inutilisée ». Mais la majeure partie d'entre eux doivent être employés, à moins de vouloir repartir à zéro de l'extrême pauvreté et dénuement de l'homme primitif et s'arranger pour survivre pendant la période qui nous sépare du jour où la reconstitution d'un appareil de production sera terminée conformément au plan nouveau. Le directeur en chef ne peut pas construire ce nouvel édifice, sans se préoccuper de ses gens pendant la période d'attente. Il lui faut essayer de tirer parti de chaque élément existant en fait de capitaux matériels, et cela de la meilleure façon possible.

Non seulement les technocrates, mais des socialistes de toutes nuances d'opinion, répètent incessamment que ce qui rend réalisables leurs plans ambitieux, c'est l'énorme richesse accumulée jusqu'à présent. Mais aussitôt cela dit, ils comptent pour rien le fait que cette richesse consiste en grande partie en des biens de production fabriqués dans le passé et plus ou moins vieillis, du point de vue de nos évaluations présentes et de nos connaissances techniques. Dans leur idée, la seule chose à produire c'est un appareil de production transformé de telle sorte qu'il rende l'existence plus abondamment pourvue pour les générations futures. Les contemporains, à leurs yeux, sont simplement une génération perdue, dont la seule raison d'être doit être de travailler et de se donner du mal au profit de ceux qui naîtront. Or les hommes en chair et en os ne sont pas faits sur ce modèle. Ils ne veulent pas seulement créer un monde meilleur pour leurs petits-enfants, ils entendent aussi profiter eux-mêmes de la vie. Ils prétendent se servir de façon aussi efficace que possible de ce qui est disponible maintenant en fait de capitaux matériels. Ils s'efforcent vers un avenir meilleur, mais entendent y parvenir de la façon la plus économique. Et pour arriver à ces fins également, ils ne peuvent se passer de calcul économique.

L'on s'est sérieusement trompé en croyant que l'état d'équilibre pouvait être computé au moyen d'opérations mathématiques, en se basant sur la connaissance de ce qui existe dans un état de non-équilibre. Ce n'a pas été moins erroné, de penser qu'une telle connaissance des caractéristiques d'un hypothétique état d'équilibre pourrait être d'une utilité quelconque pour l'homme qui, dans son activité, recherche la solution la meilleure des problèmes auxquels il est confronté dans ses choix et son travail quotidiens. Il n'est donc pas besoin de souligner qu'il faudrait résoudre un nombre fabuleux d'équations, et chaque jour à nouveau, pour appliquer la méthode ; même si c'était réellement une alternative raisonnable par rapport à l'économie de marché, cette masse énorme d'opérations pour remplacer le calcul économique est une idée absurde 11.

Notes

1 Voir ci-dessus pp. 273 à 274.

2 Il ne vaudrait pas la peine même de mentionner cette suggestion si elle n'avait été la solution adoptée par le cercle très remuant et tapageur des « positivistes logiques », qui prétendaient faire passer leur programme pour la « science unifiée ». Voir les écrits de celui qui fut le principal organisateur de ce groupe, Otto Neurath, qui en 1919 était à la tête du bureau de socialisation de l'éphémère République soviétique de Munich ; spécialement son Durch die Kriegswirtschaft zur Naturalwirtschaft, Munich, 1919, pp. 216 et suiv. Voir aussi Landauer, Planwirtschaft und Verkehrwirtschaft, Munich et Leipzig, 1931, p. 122.

3 « Meilleur » signifie, bien entendu, plus satisfaisant du point de vue des consommateurs achetant sur le marché.

4 Ceci se réfère, bien entendu, seulement à ceux d'entre les socialistes ou communistes qui, comme les Prs H. D. Dickinson et Oskar Lange, sont familiers avec la pensée économique. Les obtuses légions de prétendus « intellectuels » ne veulent pas abandonner leur croyance superstitieuse dans la supériorité du socialisme. Les superstitions mettent longtemps à mourir.

5 Voir ci-dessus pp. 322 à 324.

6 Voir L. von Mises, Socialism, pp. 137 à 142 ; F. A. Hayek, Individualism and Economic Order, Chicago, 1948, pp. 119 à 208 ; T. J. B. Hoff, Economic Calculation in the Socialist Society, Londres, 1949, pp. 129 et suiv.

7 Voir H. D. Dickinson, Economics of Socialism, Oxford, 1939, p. 191.

8 Pour une analyse du schéma d'un État corporatif, voir ci-dessous pp. 859 à 864.

9 Par disponibilités l'on entend l'inventaire complet, dans lequel tous les existants sont spécifiés en catégorie et en quantité. Chaque catégorie comprend uniquement les choses qui à tous égards (par exemple, aussi bien en ce qui concerne leur emplacement) ont exactement la même importance en vue de la satisfaction des besoins.

10 Nous pouvons évidemment admettre que T1 soit le même que Tn, si nous sommes prêts à admettre ce que cela implique : c'est-à-dire que le savoir technique a d'ores et déjà atteint son niveau final.

11 En ce qui concerne ce problème algébrique, voir Pareto, Manuel d'Économie Politique, 2e éd., Paris, 1927, pp. 233 et suiv. ; et Hayek, Collectivist Economic Planning, Londres, 1935, pp. 207 à 214. C'est pourquoi la fabrication de calculatrices électroniques n'affecte pas notre problème.