Ludwig von Mises:L'Action humaine - chapitre 22

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Ludwig von Mises:L'Action humaine - chapitre 22


Anonyme


Chapitre XXII — Les facteurs originaires de production non humains

Quatrième partie — La Catallactique ou économie de la société de marché

Chapitre XXII — Les facteurs originaires de production non humains

1 / Observations générales concernant la théorie de la rente

Dans le cadre de l'économie ricardienne, l'idée de la rente fut un essai pour traiter de ces problèmes que l'économie moderne aborde par le moyen de l'analyse de l'utilité marginale 1. La théorie de Ricardo apparaît assez peu satisfaisante à la lumière de notre compréhension actuelle ; il est incontestable que la méthode de la théorie de la valeur subjective est très supérieure. Néanmoins, le renom de la théorie de la rente est pleinement mérité ; le soin apporté à l'entreprendre et à l'élaborer a produit des fruits remarquables. II n'y a pas lieu, pour l'histoire de la pensée économique, d'être gêné de reconnaître la valeur de la théorie de la rente 2.

Le fait que des terres de différentes qualité et fertilité, c'est-à-dire produisant des revenus différents par unité d'apport, sont évaluées de façon différente, ne pose point de problèmes spéciaux pour l'économie moderne. Dans toute la mesure où la théorie de Ricardo porte sur l'échelle de l'évaluation et l'appréciation des pièces de terre, elle est complètement intégrée dans la théorie moderne des prix des facteurs de production. Ce n'est pas le contenu de la théorie de la rente qui est critiquable, mais la position exceptionnelle qui lui a été assignée dans le complexe du système économique. La rente différentielle est un phénomène général, et ne se limite pas à la formation des prix des terres. La distinction minutieuse entre « rentes » et « quasi-rentes » est illégitime. La terre et les services qu'elle rend sont traités de la même façon que d'autres facteurs de production et leurs services. Disposer d'un outil meilleur engendre de la « rente » par comparaison avec le rendement des outils moins pratiques, dont on se sert faute d'avoir les meilleurs en suffisance. Le travailleur plus habile et plus laborieux gagne une « rente » en comparaison des salaires gagnés par ses compétiteurs moins talentueux et moins industrieux.

Les problèmes que le concept de rente avait pour but de résoudre ont été pour la plupart provoqués par l'emploi de termes inappropriés. Les notions générales que l'on emploie dans le langage de tous les jours et dans la pensée non scientifique n'ont pas été formées en vue des exigences de la recherche praxéologique et économique. Les premiers économistes ont commis l'erreur de les adopter sans scrupule ni hésitation. C'est seulement si l'on s'attache naïvement aux termes généraux tels que terre ou travail, que l'on est embarrassé pour savoir pourquoi la terre et le travail sont affectés de valeur et de prix de façon différente. Celui qui ne se laisse pas égarer par de simples mots, mais examine la relation d'un facteur à la satisfaction de besoins humains, considère comme allant de soi que des services différents soient évalués et appréciés différemment.

La théorie moderne de la valeur et des prix n'est pas fondée sur la classification des facteurs de production en : terre, capital et travail. Sa distinction fondamentale est entre les biens d'un ordre élevé et d'un ordre moins élevé, entre les biens de production et les biens de consommation. Lorsqu'elle distingue, à l'intérieur de la classe des facteurs de production, les facteurs originaires (donnés par la nature) des facteurs de production fabriqués (produits intermédiaires) et plus avant encore, à l'intérieur de la classe des facteurs originaires, les facteurs non humains (externes) des facteurs humains (travail), elle ne fragmente pas l'uniformité de son raisonnement concernant la détermination des prix des facteurs de production. La loi régissant la formation des prix des facteurs de production est la même pour toutes les sortes et tous les spécimens de ces facteurs. Le fait que différents services rendus par ces facteurs sont évalués, appréciés et traités de façon différente, ne peut surprendre que les gens qui n'ont pas fait attention à la qualité différente des services en question. Quelqu'un qui ne ressent pas les mérites d'un tableau peut trouver étrange que les collectionneurs soient prêts à payer plus cher pour un tableau de Vélasquez que pour celui d'un artiste moins talentueux ; pour le connaisseur cela va évidemment de soi. L'agriculteur ne s'étonne pas que des acheteurs paient des prix plus élevés et les fermiers de plus gros fermages pour une terre très fertile, que pour une terre qui l'est moins. La seule raison pour laquelle les anciens économistes aient été embarrassés par ce fait, est qu'ils se servaient d'un terme général, terre, qui néglige les différences de productivité.

Le plus grand mérite de la théorie ricardienne de la rente est la constatation du fait que la terre marginale ne rapporte point de rente. De cette connaissance, il n'y a qu'un pas à la découverte du principe de la subjectivité de la valeur. Et pourtant, aveuglés par la notion du coût réel, ni les économistes classiques ni leurs premiers successeurs n'ont franchi ce pas.

Alors que l'idée de rente différentielle peut être adoptée en gros par la théorie de la valeur subjective, le deuxième concept dérivé de l'économie ricardienne, à savoir celui de rente résiduelle, doit être rejeté complètement. Cette idée du demandeur résiduel est basée sur la notion de coût réel ou coût matériel qui n'a pas de sens dans le cadre de l'explication moderne des prix des facteurs de production. La raison pour laquelle le vin de Bourgogne se vend plus cher que le Chianti n'est pas dans le prix plus élevé des vignes bourguignonnes par rapport à celles de Toscane. La causalité est en sens inverse. Parce que les gens sont prêts à dépenser davantage pour du Bourgogne que pour du Chianti, les vignerons sont prêts â payer plus cher des vignobles en Bourgogne qu'en Toscane.

Aux yeux du comptable, les profits apparaissent comme une part restant alors que tous les coûts de production ont été payés. Dans une économie tournant en rythme uniforme, un tel surplus du prix des produits par rapport aux coûts ne saurait apparaître. Dans l'économie mouvante, des différences entre les prix des produits, et la somme des prix que l'entrepreneur a versés pour l'achat des produits complémentaires de production, plus l'intérêt du capital investi, peuvent apparaître dans les deux sens, c'est-à-dire comme profits ou comme pertes. Ces différences sont causées par des changements qui surviennent dans les prix des produits entre-temps. Celui qui réussit mieux que les autres à prévoir à temps des changements et à agir en conséquence, celui-là recueille des profits. Celui qui ne parvient pas à ajuster ses initiatives d'entrepreneur à la situation future du marché, celui-là est pénalisé par des pertes.

La principale faiblesse de l'économie ricardienne a été de constituer une théorie de la distribution d'un produit global des efforts communs de la nation. Comme les autres champions de l'économie classique, Ricardo n'est pas parvenu à se défaire de l'image mercantiliste de l'économie nationale (Volkswirtschaft). Dans sa pensée, le problème de la détermination des prix était subordonné au problème de la distribution de la richesse. C'est passer à côté de la réalité que de décrire sa philosophie économique comme « celle des classes moyennes manufacturières de l'Angleterre de son temps » 3. Ces hommes d'affaires britanniques du début du XIXe siècle ne s'intéressaient pas à la production globale de l'industrie et à sa distribution ; ils se préoccupaient de réaliser des profits et d'éviter des pertes.

Les économistes classiques se trompèrent en assignant à la terre une place à part dans leur schéma théorique. La terre est, au sens économique, un facteur de production ; et les lois réglant la formation des prix de la terre sont les mêmes qui déterminent la formation des prix des autres facteurs de production. Toutes les particularités de la théorie économique concernant la terre se rapportent à des particularités des données des cas analysés.

2 / Le facteur temps dans l'utilisation de la terre

Le point de départ des affirmations de la science économique en ce qui concerne la terre réside dans la distinction entre deux classes de facteurs originaires de production, à savoir les facteurs humains et non humains. Comme l'utilisation des facteurs non humains est d'ordinaire liée à la possibilité d'utiliser une surface de sol, nous parlons de terre en les évoquant 4.

En traitant des problèmes économiques de la terre, c'est-à-dire des facteurs originaires de production non humains, il faut séparer nettement le point de vue praxéologique du point de vue cosmologique. Il peut être compréhensible que la cosmologie, dans son étude des événements cosmiques, parle de permanence et de conservation de la masse et de l'énergie. Si l'on compare l'orbite dans laquelle l'agir humain est capable d'affecter les conditions de l'environnement naturel de la vie humaine, avec le jeu des entités naturelles, il est admissible d'appeler les puissances naturelles : indestructibles et permanentes — ou plus exactement hors d'atteinte de la destruction par l'action des hommes. Pour les grandes périodes de temps auxquelles se réfère la cosmologie, l'érosion du sol (au sens le plus large du terme), au degré d'intensité que peut amener l'intervention des hommes, est sans importance. Personne ne sait aujourd'hui si dans des millions d'années des changements cosmiques transformeront ou non les déserts et le sol aride en des terres qu'à notre vue actuelle il faudrait décrire comme extrêmement fertiles ; ou transformeront les jardins tropicaux les plus luxuriants en terre stérile. Précisément parce que personne ne peut conjecturer de tels changements, ni entreprendre d'influer sur les événements cosmiques de telle sorte que ces changements arrivent, il est parfaitement inutile d'en spéculer quand il s'agit de traiter des problèmes de l'agir humain 5.

Les sciences naturelles peuvent affirmer que ces forces du sol qui le rendent susceptible de porter des forêts, de nourrir le bétail, de pratiquer l'agriculture et l'irrigation, se régénèrent périodiquement. Il peut être vrai que même des efforts des hommes délibérément tendus à détruire complètement les capacités productives de la croûte terrestre ne pourraient parvenir qu'à le faire dans une faible proportion. Mais de tels faits ne comptent pas réellement pour l'agir humain. La régénération périodique des forces productives du sol n'est pas une donnée rigide qui mettrait l'homme en face d'une unique situation déterminée. Il est possible d'utiliser le sol de telle manière que sa régénération soit ralentie et retardée, ou que la capacité productive du sol s'évanouisse totalement pendant une certaine période ; ou encore qu'elle ne puisse être retrouvée qu'au moyen d'un apport considérable de capital et de travail. En traitant le sol, l'homme a le choix entre diverses méthodes qui diffèrent entre elles en ce qui touche à la conservation ou à la régénération de son pouvoir de produire. Tout autant que dans n'importe quelle autre branche de la production, le facteur temps entre aussi dans la conduite de la chasse, de la pêche, du pâturage, de l'élevage, de la culture, de l'exploitation forestière et de l'emploi de l'eau. Ici aussi l'homme doit choisir entre les satisfactions plus ou moins proches ou lointaines de l'avenir. Ici aussi le phénomène de l'intérêt originaire, impliqué dans toute action de l'homme, joue son rôle primordial.

Il y a des circonstances institutionnelles qui incitent les gens auxquels elles s'appliquent, à préférer la satisfaction prochaine et à ne pas tenir compte, entièrement ou presque, de la satisfaction plus lointaine. Lorsque, d'une part, le sol n'est pas la propriété de personnes déterminées, et que d'autre part il est permis à tout le monde, ou à certaines personnes favorisées par un privilège spécial ou par les circonstances, de se servir de ce sol temporairement, à leur propre avantage, l'on ne se préoccupe nullement de l'avenir. Il en va de même lorsque le propriétaire s'attend à être exproprié dans un avenir pas très reculé. Dans ces deux cas, les acteurs n'ont qu'un but : en extraire le plus possible pour leur propre compte, et dès que possible. Ils ne s'inquiètent pas des conséquences que leurs méthodes d'exploitation auront dans un temps plus éloigné. Demain ne compte pas pour eux. L'histoire des forêts, des terrains de chasse et des zones de pêche en fournit des exemples éclairants en abondance ; mais bien d'autres cas peuvent être trouvés dans d'autres branches d'utilisation du sol.

Du point de vue des sciences de la nature, l'entretien des capitaux matériels et la préservation des qualités du sol relèvent de deux catégories entièrement différentes. Les facteurs de production fabriqués périssent tôt ou tard complètement au cours des processus de production, et peu à peu sont incorporés dans des biens de consommation qui finalement sont consommés. Si l'on ne veut pas que les fruits de l'épargne antérieure et de l'accumulation de capitaux disparaissent, l'on doit, en outre des biens de consommation, produire également la masse de capitaux matériels nécessaire au remplacement de ceux qui s'usent. Si l'on négligeait cette obligation, l'on finirait par consommer, pour ainsi dire, les capitaux matériels. L'on sacrifierait l'avenir au présent, l'on vivrait dans le luxe aujourd'hui et l'on serait démuni plus tard.

Mais, à ce qu'on dit souvent, il n'en est pas de même pour les ressources créatrices du sol. Elles ne peuvent être consommées. Dire cela n'a cependant de sens que du point de vue de la géologie. De ce point de vue, néanmoins, l'on pourrait ou l'on devrait nier que l'équipement d'une usine ou d'un chemin de fer puisse être « mangé ». Les pierres et graviers de l'infrastructure d'un chemin de fer, le fer et l'acier des rails, des ponts, des wagons et des motrices ne périssent pas en un sens cosmique. C'est seulement sous l'angle praxéologique que l'on peut parler de consommer, de « manger son capital » qui a pris la forme d'un outillage, d'une voie ferrée, d'un atelier de sidérurgie. Dans le même sens économique, nous parlons de consommer les capacités productives du sol. Dans l'exploitation des forêts, des terres arables et de l'eau, ces capacités sont considérées de la même façon que les autres facteurs de production. A l'égard des capacités productives du sol aussi, les acteurs doivent choisir entre les procédés de production qui produisent un rendement élevé au détriment de la productivité ultérieure, et les procédés qui n'entraînent pas un amoindrissement de la productivité physique future. Il est possible de tirer si fort du sol que son utilisation ultérieure ne rende que des résultats inférieurs (par unité quantitative de capital ou de travail employée) ou pratiquement nuls.

Il est vrai qu'il y a des limites matérielles aux pouvoirs de destruction de l'homme. (Ces limites sont plus vite atteintes dans l'abattage des arbres, la chasse et la pêche, que dans l'agriculture.) Mais ce fait découle seulement d'une différence quantitative, et non pas qualitative entre la désaccumulation du capital et l'érosion du sol.

Ricardo qualifie les puissances du sol d'originaires et d'indestructibles 6. Néanmoins, la science économique moderne doit souligner que lorsqu'on attache une valeur et un prix aux facteurs de production, l'on ne fait pas de différence entre facteurs originaires et facteurs fabriqués ; et que l'indestructibilité cosmologique de la masse et de l'énergie, quelque sens qu'on y attache, ne confère pas à l'utilisation du sol un caractère essentiellement différent des autres branches de production.

3 / Le sol sub-marginal

Les services qu'une pièce de terre déterminée peut rendre pendant une période de temps déterminée sont limités. S'ils étaient illimités, les hommes ne considéreraient pas la terre comme un facteur de production et un bien économique. Néanmoins, la quantité des sols disponibles est si vaste, la nature est si prodigue, que la terre reste encore abondante. C'est pourquoi seules les superficies les plus productives sont utilisées. Il y a de la terre que les gens considèrent — soit en raison de sa productivité naturelle, soit en raison de son emplacement — comme trop pauvre pour être cultivée. En conséquence, la terre marginale, c'est-à-dire le plus pauvre des sols cultivés, ne rapporte point de rente au sens ricardien 7. La terre sub-marginale serait considérée comme entièrement sans valeur si on ne lui attachait un prix effectif en prévision d'une utilisation à venir 8.

Le fait que l'économie de marché n'a pas à sa disposition davantage de produits agricoles, a pour cause la rareté du capital et de travail, non pas une rareté de la terre cultivable. Un accroissement de la surface cultivable disponible n'augmenterait — toutes choses restant égales d'ailleurs — les quantités de céréales et de viandes que si la fertilité des surfaces supplémentaires était plus élevée que celle des terres marginales antérieurement cultivées. Par ailleurs, les disponibilités en produits agricoles se trouveraient augmentées par toute augmentation des disponibilités en capitaux et en travail, pourvu que les consommateurs ne considèrent pas qu'un autre emploi des quantités additionnelles de capital et de travail répondrait mieux au degré d'urgence de leurs desiderata 9.

Les substances minérales utiles contenues dans le sol sont limitées en quantité. Il est vrai que certaines d'entre elles sont le résultat de processus naturels encore en cours et qui accroissent les dépôts existants. Toutefois, la lenteur et la longueur de ces processus sont telles qu'ils sont sans signification pour les actions des hommes. L'homme doit tenir compte de ce que les gisements accessibles de ces minéraux sont limités. Chaque mine et chaque source de pétrole est sujette à s'épuiser, et nombre d'entre elles sont déjà taries. Nous pouvons espérer que de nouveaux gisements seront découverts et que des procédés techniques seront inventés, qui rendront possible l'utilisation de gisements qui aujourd'hui ne peuvent être exploités du tout, ou bien à des coûts déraisonnables. Nous pouvons aussi supposer que les progrès ultérieurs des connaissances technologiques mettront les générations futures à même d'utiliser des substances qui ne peuvent l'être maintenant. Mais tout cela ne compte pas pour la conduite présente des activités minières et extractrices. Les gisements de minéraux et leur exploitation ne présentent pas des caractères qui donneraient une marque particulière à l'activité humaine qui leur est consacrée. Pour la catallactique, la distinction entre le sol utilisé en agriculture et celui utilisé pour l'extraction minière ne porte que sur les données.

Bien que les quantités existantes de ces substances minérales soient limitées, et bien que nous puissions nous inquiéter, d'un point de vue académique, de la possibilité qu'elles soient un jour complètement épuisées, les hommes en agissant ne considèrent pas ces gisements comme rigidement limités. Leurs activités prennent en compte le fait que telles mines ou tels puits s'épuiseront ; mais ils ne prêtent aucune attention au fait qu'à une certaine époque dans l'avenir tous les gisements de certains minéraux pourront se trouver épuisés. Car pour l'action d'aujourd'hui, les quantités existantes de ces substances apparaissent comme si abondantes que personne ne se risque à pousser l'exploitation de leurs gisements jusqu'au point limite que permettrait le savoir technologique. Les mines sont utilisées seulement dans la mesure où il n'y a pas d'emploi imaginable plus urgent pour les quantités requises de capital et de travail. Il y a donc des gisements sous-marginaux qui ne sont pas mis du tout en exploitation. Dans chaque mine en exploitation, le montant à produire est déterminé par la relation entre les prix des produits et ceux des facteurs de production non spécifiques requis.

4 / La Terre en tant qu'espace où se tenir

L'emploi du sol pour être le site de résidences humaines, d'endroits où travailler, et de voies de communication, retire des surfaces de terre à d'autres emplois.

La place particulière que les théories plus anciennes attribuaient à la rente des sites urbains ne nous intéresse pas ici. Il n'y a rien de particulièrement remarquable au fait que les gens paient plus cher pour des surfaces où ils préfèrent habiter, que pour des terres où cela leur plaît moins. C'est un fait évident que pour les ateliers, magasins et gares, les gens préfèrent les situer de telle façon que les coûts de transports en soient réduits, et qu'ils sont disposés à payer plus cher le sol en fonction des économies escomptées.

Le sol est aussi utilisé pour des terrains d'agrément, des jardins, des parcs, et pour le plaisir que procurent la grandeur et la beauté de la nature. Avec le développement de cet amour de la nature — qui est un trait caractéristique de la mentalité « bourgeoise » — la demande de ces plaisirs a crû énormément. Le sol des hautes chaînes de montagne, jadis simplement considéré comme des étendues désolées de roches et de glaces, est maintenant hautement apprécié comme source des plaisirs les plus relevés.

De temps immémorial, l'accès à ces espaces a été libre pour tout le monde. Même si le terrain appartient à des personnes privées, les propriétaires en général n'ont pas le droit de le clore pour le soustraire aux touristes et alpinistes, ou d'en faire payer l'entrée. Quiconque a l'occasion de visiter ces régions, a le droit de profiter de leur grandeur et de les considérer comme siennes, pour ainsi dire. Le propriétaire nominal ne tire aucun avantage de la satisfaction que son bien procure aux visiteurs. Mais cela ne change rien au fait que ce sol sert au bien-être des hommes et est apprécié dans cette mesure. Le terrain est sujet à une servitude permettant à quiconque d'y passer et d'y camper. Comme aucune autre utilisation de cet espace n'est possible, la servitude en question épuise entièrement les avantages que le propriétaire pourrait tirer de sa possession. Comme les services particuliers que peuvent rendre ces rochers et glaciers sont pratiquement inépuisables, ne diminuent pas à l'usage et ne demandent aucun apport en capital et de travail pour leur conservation, cet arrangement n'entraîne aucune des conséquences qui ont partout suivi son application à l'abattage des arbres, à la chasse et à la pêche.

Si dans le voisinage de ces chaînes de montagnes, l'espace disponible pour la construction d'abris, d'hôtels et de moyens de transport (par exemple, des chemins de fer à crémaillère) est limité, les possesseurs de ces rares emplacements peuvent les vendre ou les louer à des conditions plus avantageuses et ainsi détourner vers eux-mêmes une partie des avantages que les touristes retirent de l'accès libre aux sommets. Si tel n'est pas le cas, les touristes jouissent gratuitement de tous ces avantages.

5 / Les prix du sol

Dans la construction imaginaire de l'économie tournant en rythme uniforme, acheter et vendre les services de superficies déterminées ne diffère en rien d'acheter et vendre les services des autres facteurs de production. Tous ces facteurs reçoivent un prix en fonction des services qu'ils rendront en divers moments de l'avenir, compte étant tenu de la préférence de temps. Pour la terre marginale (et naturellement pour la sub-marginale) aucun prix n'est à payer. La terre productrice de rente (c'est-à-dire celle qui, comparée à la terre marginale, rapporte davantage par unité de capital et de travail apportée) reçoit un prix en fonction du degré de cette supériorité. Son prix est la somme de toutes ses rentes futures, chacune d'elles affectée d'un escompte au taux de l'intérêt originaire 10.

Dans l'économie mouvante, les gens vendent et achètent la terre en tenant compte des changements qu'ils jugent probables dans les prix de marché des services rendus par le sol. Bien entendu, ils peuvent se tromper dans leurs pronostics, mais c'est là une autre question. Ils essaient de prévoir de leur mieux les événements qui pourront modifier les conditions du marché, et ils agissent en fonction de ces opinions. S'ils croient que le rapport net annuel du terrain considéré va augmenter, le prix sera plus élevé qu'il ne le serait en l'absence d'un tel pronostic. Tel est, par exemple, le cas du terrain suburbain, autour des villes dont la population augmente ; ou bien de terres portant des forêts ou des étendues cultivables, dans des pays où des groupes de pression seront probablement en mesure de faire monter, au moyen de droits de douane, le prix des bois de charpente ou des céréales. D'autre part, des craintes de confiscation totale ou partielle du revenu net de la terre tendent à faire baisser les prix du sol. Dans le langage quotidien des affaires, les gens parlent de la « capitalisation » de la rente, et remarquent que le taux de capitalisation est différent selon diverses catégories de terrains, et qu'il varie même à l'intérieur d'une même catégorie selon les diverses parcelles. Cette terminologie est assez peu pratique et elle déforme l'image du processus naturel.

Les acheteurs et vendeurs de terres prennent en compte de la même façon les événements futurs qui réduiront le revenu net, et les impôts qui seront prélevés. Les impôts fonciers réduisent le prix de marché à proportion du fardeau fiscal, escompte déduit. L'introduction d'un nouvel impôt de cette sorte, qui a peu de chances d'être abrogé, a pour résultat une baisse immédiate du prix de marché des terres concernées. Tel est le phénomène que la théorie de la fiscalité appelle l'amortissement des impôts.

Dans de nombreux pays, les possesseurs du sol ou ceux de certains domaines jouissaient de privilèges légaux spéciaux, ou d'un grand prestige social. De telles institutions peuvent elles aussi jouer un rôle dans la formation des prix de la terre.

Le mythe de la terre

Des romantiques condamnent les théories économiques concernant le sol, comme entachées d'un esprit étroitement utilitaire. Les économistes, disent-ils, regardent la terre avec les yeux du spéculateur insensible qui dégrade toutes les valeurs éternelles en parlant de monnaie et de profits. Et pourtant, la glèbe est bien davantage qu'un simple facteur de production. Elle est la source intarissable de l'énergie humaine, de la vie humaine. L'agriculture n'est pas simplement une branche de production parmi bien d'autres. C'est la seule activité naturelle et respectable de l'homme, la seule condition digne d'une existence vraiment humaine. Il est inique d'en juger seulement en fonction des revenus nets que l'on peut extorquer au sol. La terre ne fait pas que porter les fruits qui nourrissent notre corps ; elle produit avant tout les forces morales et spirituelles de la civilisation. Les villes, les industries de transformation et le commerce sont des phénomènes de perversion et de décadence ; leur existence est parasitaire ; elle détruit ce que le laboureur doit sans cesse créer à nouveau.

Il y a des milliers d'années, lorsque les tribus de pêcheurs et de chasseurs commencèrent à cultiver la terre, la rêverie romantique était inconnue. Mais s'il y avait eu alors des romantiques, ils auraient célébré les nobles valeurs morales de la chasse et auraient stigmatisé la culture de la terre comme un symptôme de dépravation. Ils auraient blâmé le laboureur, profanateur du sol que les dieux avaient donné aux hommes comme terrain de chasse, en le rabaissant au rang d'instrument de production.

Aux époques d'avant le romantisme, personne en agissant ne considérait le sol comme autre chose qu'une source de bien-être humain, comme un moyen pour promouvoir une vie aisée. Les rites magiques et observances concernant la terre ne visaient à rien d'autre que d'améliorer la fertilité du sol, et d'augmenter la quantité de fruits à récolter. Les gens ne recherchaient pas une union mystique avec les mystérieux pouvoirs et forces cachées dans le sol. Tout ce qu'ils voulaient, c'étaient des récoltes plus abondantes et meilleures. Ils recouraient à des rites magiques et des supplications, parce que dans leur idée c'était la méthode la plus efficace pour parvenir aux buts recherchés. Leurs descendants raffinés se sont trompés en interprétant ces cérémonies d'un point de vue « idéaliste ». Un vrai paysan ne se livre pas à des bavardages extatiques à propos du sol et de ses pouvoirs mystérieux. Pour lui, la terre est un facteur de production, non un objet d'émotions sentimentales. Il en convoite davantage parce qu'il souhaite augmenter son revenu et améliorer son niveau de vie. Les agriculteurs achètent de la terre et empruntent en l'hypothéquant ; ils vendent le produit du sol, et s'indignent très fort quand les prix ne sont pas aussi élevés qu'ils l'auraient voulu.

L'amour de la nature et l'appréciation des beautés du paysage étaient étrangers à la population rurale. Les habitants de villes les ont apportés à la campagne. Ce furent les citadins qui commencèrent à apprécier la terre en tant que nature, alors que les ruraux l'évaluaient seulement à raison de sa productivité pour la chasse, l'abattage, les moissons et l'élevage. De temps immémorial, les rochers et les glaciers des Alpes n'étaient aux yeux des montagnards que des espaces stériles. C'est seulement quand les citadins s'aventurèrent à escalader les pics, et apportèrent de l'argent aux vallées, qu'ils changèrent d'idée. Les pionniers de l'alpinisme et du ski furent pour les indigènes des personnages ridicules, jusqu'au moment où ils se rendirent compte des gains qu'ils pouvaient tirer de cette excentricité.

Ce ne furent pas des bergers, mais des aristocrates et des bourgeois raffinés qui s'adonnèrent à la poésie bucolique. Daphnis et Chloé sont la création de l'imagination, et fort éloignés des soucis terre à terre. Il n'y a pas de rapports non plus entre ce qu'est la terre et le mythe politique qu'en ont fait les modernes. Ce mythe ne s'est pas développé dans la mousse des forêts et le limon des champs, mais sur le pavé des villes et le tapis des salons. Les cultivateurs s'en servent parce qu'ils y trouvent un moyen pratique pour obtenir des privilèges politiques qui font monter le prix de leurs produits et de leurs fermes.

Notes

1 Ce fut, dit Fetter (Encyclopaedia of the Social Sciences, XIII, 291), « une théorie imparfaitement formulée de la marginalité ».

2 Voir Amonn, Ricardo als Begründer der theoretischen Nationalöconomie, Iéna, 1924, pp. 54 et suiv.

3 Voir par exemple Haney, History of Economic Thought, éd. révisée, New York, 1927, p. 275.

4 Les dispositions légales concernant la disjonction du droit de chasse, de pêche et d'extraction des dépôts minéraux, d'avec les autres droits du propriétaire d'un terrain, n'ont pas d'intérêt pour la catallactique. Le terme « terre » tel que l'emploie la catallactique comprend aussi les étendues aquatiques.

5 Ainsi le problème de l'entropie reste en dehors de la sphère de la méditation praxéologique.

6 Ricardo, Principles of Political Economy and Taxation, p. 34.

7 Il y a des régions où pratiquement tous les coins sont cultivés ou autrement utilisés. Mais ceci est la conséquence de circonstances institutionnelles empêchant les habitants de ces régions d'accéder à des sols plus fertiles inutilisés.

8 L'appréciation d'une surface de terrain ne doit pas être confondue avec celle de ses améliorations possibles, à savoir les résultats intransportables et inconvertibles des apports en capital et en travail qui en facilitent l'utilisation et accroissent pour l'avenir le rendement par unité des apports futurs.

9 Ces observations, évidemment, se rapportent seulement aux situations où il n'y a point de barrières institutionnelles à la mobilité du capital et du travail.

10 Il est nécessaire de rappeler à nouveau que la construction imaginaire de l'économie fonctionnant en rythme uniforme ne peut être poussée logiquement à ses conséquences extrêmes sans se contredire (voir ci-dessus, p. 262). En ce qui touche aux problèmes de la terre, il faut souligner deux points : D'abord, que dans le cadre de cette construction imaginaire, que caractérise l'absence de changements dans la conduite des affaires, il n'y a point de place pour l'achat et la vente du sol. Ensuite, qu'afin de faire entrer dans la construction imaginaire les activités minières et d'extraction, il nous faut assigner aux mines et puits de pétrole un caractère permanent, et donc négliger la possibilité qu'aucun des puits ou des mines ne puisse se tarir, ni même subir de variation dans son débit ou dans les apports courants nécessaires.