Quatrième partie — La Catallactique ou économie de la société de marché
Chapitre XIX — Intérêt
1 / Le phénomène de l'intérêt
Il a été montré que la préférence de temps est une catégorie inhérente à toute action humaine. La préférence de temps se manifeste dans le phénomène de l'intérêt originaire, c'est-à-dire la dépréciation subie par les biens futurs comparés aux biens présents.
L'intérêt n'est pas simplement intérêt sur un capital. L'intérêt n'est pas le revenu spécifique découlant de l'utilisation des capitaux matériels. La correspondance entre les trois facteurs de production — travail, capital et terre — et trois classes de revenu — salaires, profit, et rente —telle que l'enseignèrent les économistes classiques, est intenable. La rente n'est pas le revenu spécifique de la terre. La rente est un phénomène catallactique général, elle joue dans le rapport que fournissent le travail et les biens de production le même rôle qu'elle joue dans le rapport de la terre. De plus, il n'y a pas de source homogène de revenus que l'on puisse appeler profit, au sens où les économistes classiques employaient ce terme. Le profit (au sens de profit entrepreneurial) et l'intérêt ne sont pas plus caractéristiques du capital qu'ils ne le sont de la terre.
Les prix des biens de consommation sont, par l'interaction des forces opérant sur le marché, affectés proportionnellement aux divers facteurs complémentaires qui coopèrent à. leur production. Comme les biens de consommation sont des biens présents, alors que les facteurs de production sont des moyens de fabriquer des biens futurs, et que des biens présents sont appréciés davantage que des biens futurs de même espèce et de même quantité, la somme ainsi affectée — même dans la construction imaginaire de l'économie tournant en rythme uniforme — est moindre que le prix actuel des biens de consommation considérés. La différence est l'intérêt originaire Elle n'est en connexion spécifique avec aucune des trois classes de facteurs de production que distinguaient les économistes classiques. Le profit et la perte d'entrepreneur sont produits par des changements dans les données et les changements corrélatifs de prix qui apparaissent durant la période de production.
Le raisonnement naïf ne voit aucun problème dans le revenu courant découlant de la chasse, de la pêche, de l'élevage, de l'exploitation forestière et agricole. La nature engendre le gibier, le poisson, le bétail et les fait croître, elle fait que les vaches donnent du lait et que les poules pondent des neufs, que les arbres sécrètent du bois et portent du fruit, et que la semence germe en épis. Celui qui détient le droit de s'approprier cette richesse récurrente jouit d'un revenu régulier. Comme un cours d'eau charrie continuellement de l'eau nouvelle, le « flux de revenus » coule constamment et fournit de la richesse nouvelle. Le processus entier apparaît comme un phénomène naturel. Mais pour l'économiste, un problème se présente dans la détermination des prix de la terre, du bétail et de tout le reste. Si les biens à venir n'étaient achetés et vendus avec un rabais par rapport aux biens présents, l'acheteur de la terre devrait payer un prix totalisant tous les revenus nets à venir, et ce prix ne laisserait rien pour fournir un revenu courant à répétition.
Les recettes annuelles des propriétaires de terre et de bétail ne présentent aucun caractère qui les distinguerait catallactiquement des recettes découlant des facteurs de production intermédiaires qui s'usent tôt ou tard dans le processus de production. Le droit de disposition sur une pièce de terre contient celui de décider de sa coopération en tant que champ, dans la production de tout le fruit qui pourra jamais pousser là ; et le droit de disposer d'une mine contient celui de décider de sa coopération dans l'extraction de tous les minéraux qui pourront jamais être amenés à la surface de cette mine. De la même façon, la possession d'une machine ou d'une balle de coton est le droit de décider de sa coopération dans la fabrication de tous les biens qu'elle contribue à produire. L'erreur fondamentale implicite dans toutes les façons d'aborder le problème de l'intérêt à partir de la productivité ou de l'usage, était qu'elles rattachaient le phénomène de l'intérêt aux services productifs rendus par les facteurs de production. Cependant, le potentiel de service des facteurs de production détermine, non pas l'intérêt, mais les prix que l'on paie pour ces facteurs. Ces prix absorbent complètement l'écart entre la productivité d'un processus assisté par un certain facteur coopérant, et celle du processus non assisté par ce facteur. L'écart entre la somme des prix des facteurs complémentaires de production et le prix des produits, écart qui apparaît même en l'absence de changements sur le marché concerné, résulte de l'appréciation plus élevée attribuée aux produits présents par rapport à des produits futurs. Pendant que la production suit son cours, les facteurs de production sont transformés ou mûrissent en biens présents dont la valeur est supérieure. Cet accroissement de valeur est la source des gains spécifiques échéant aux détenteurs des facteurs de production, c'est la source de l'intérêt originaire.
Les possesseurs des facteurs matériels de production — en tant que distincts des purs entrepreneurs dans la construction imaginaire d'une intégration des fonctions catallactiques — moissonnent deux fruits catallactiquement distincts : les prix payés pour la coopération productive des facteurs qu'ils possèdent d'une part, et l'intérêt d'autre part. Ces deux choses qu'il ne faut pas confondre. II n'est pas admissible de se référer, pour l'explication de l'intérêt, aux services rendus par les facteurs de production dans le cours de la fabrication.
L'intérêt est un phénomène homogène. Il n'y a pas des sources multiples de l'intérêt. L'intérêt sur les biens durables et l'intérêt sur le crédit à la consommation sont comme toutes les autres sortes d'intérêts la conséquence de l'évaluation supérieure reconnue aux biens présents par rapport aux biens futurs.
2 / L'intérêt originaire
L'intérêt originaire est le rapport entre la valeur attribuée à la satisfaction dans le futur immédiat, et la valeur attribuée à la satisfaction du même besoin dans des temps plus éloignés. Il se manifeste en économie de marché par la dépréciation des biens à venir, comparés aux biens présents. C'est un rapport entre des prix de denrées, non un prix en lui-même. Il y a une tendance à l'égalisation de ce rapport entre tout ce qui se vend. Dans la construction imaginaire d'une économie tournant en rythme uniforme, le taux de l'intérêt originaire est le même pour toutes les marchandises.
L'intérêt originaire n'est pas « le prix payé pour les services du capital » 1. La productivité supérieure des méthodes indirectes de production qui absorbent davantage de temps, à laquelle se réfèrent Böhm-Bawerk et certains économistes plus récents, n'explique pas le phénomène. C'est, au rebours, le phénomène de l'intérêt originaire qui explique pourquoi l'on recourt à des méthodes où la durée de production est plus courte, bien que des méthodes où elle est plus longue rapporteraient plus de produits pour la même unité d'apports. En outre, le phénomène de l'intérêt originaire explique pourquoi des pièces de terre exploitables peuvent être vendues et achetées à des prix déterminés. Si les services futurs qu'une terre peut rendre étaient évalués de la même façon que le sont ses services présents, aucun prix si haut soit-il ne pourrait induire le propriétaire à la vendre. La terre ne pourrait être vendue ni achetée pour des montants définis de monnaie, ni troquée contre des biens qui ne peuvent rendre qu'une quantité limitée de services. Des pièces de terre ne se troqueraient que contre d'autres pièces de terre. Un édifice susceptible de rapporter pendant dix ans un revenu annuel de 100 $ aurait pour prix (non compris le sol sur lequel il s'élève) 1000 $ au début des dix années, 900 au début de la deuxième année et ainsi de suite.
L'intérêt originaire n'est pas un prix défini sur le marché par l'interaction de la demande et de l'offre de capital ou de biens de production. Son niveau ne dépend pas du volume de cette demande et de cette offre. C'est bien plutôt le taux de l'intérêt originaire qui détermine la demande et l'offre de capitaux liquides ou matériels. Il détermine quelle sera la proportion dans laquelle les biens existants seront consacrés à la consommation dans l'avenir immédiat, et à la mise en réserve pour l'avenir plus éloigné.
Les gens n'épargnent ni n'accumulent du capital parce qu'il y a l'intérêt. L'intérêt n'est ni ce qui pousse à épargner, ni la rémunération ou récompense attribuée pour s'être abstenu de consommer tout de suite. C'est le rapport de l'évaluation comparée des biens présents aux biens futurs.
Le marché des emprunts ne détermine pas le taux d'intérêt. Il ajuste le taux d'intérêt sur les emprunts au taux de l'intérêt originaire tel que le manifeste le rabais pratiqué sur les biens futurs.
L'intérêt originaire est une catégorie de l'agir humain. Il intervient dans toute valuation des choses extérieures et ne peut jamais disparaître. Si un jour se reproduisait la situation de la fin du premier millénaire lorsque certaines gens croyaient que la fin de toutes choses terrestres était imminente, les hommes cesseraient de faire des provisions pour de futurs besoins matériels. Les facteurs de production deviendraient à leurs yeux inutiles et sans valeur. La dépréciation des biens futurs par rapport aux présents ne s'évanouirait pas, elle augmenterait au contraire sans mesure. D'un autre côté, l'intérêt originaire disparaissant signifierait que les gens n'attacheraient aucune attention à la proximité plus ou moins grande de la satisfaction d'un besoin. Il en résulterait qu'à une pomme aujourd'hui, demain, dans un an ou dans dix, ils préféreraient deux pommes dans mille ou dix mille ans.
Nous ne pouvons même pas penser un monde où l'intérêt originaire n'existerait pas comme élément inexorable de toute espèce d'action. Qu'il y ait ou non division du travail et coopération sociale, que la société soit organisée sur la base de la disposition privée ou publique des facteurs de production, l'intérêt originaire est toujours présent. Dans une république socialiste son rôle ne différerait point de ce qu'il est en économie de marché.
Böhm-Bawerk a démasqué une fois pour toutes les erreurs des explications naïvement productivistes de l'intérêt, c'est-à-dire l'idée que l'intérêt est l'expression de la productivité physique de facteurs de production. Toutefois, Böhm-Bawerk a lui-même fondé sa propre théorie, dans une certaine mesure, sur un point de vue productiviste. En se référant, dans son explication, à la supériorité technologique des procédés de production indirects, absorbant beaucoup de temps, il évite le simplisme naïf des impasses productivistes. Mais en fait, il retourne sous une forme à vrai dire plus subtile, à un angle de vue productiviste. Les économistes ultérieurs qui, négligeant l'idée de la préférence de temps, ont souligné exclusivement l'idée productiviste contenue dans la théorie de Böhm-Bawerk, ne peuvent pas éviter de conclure que l'intérêt originaire devra disparaître si un jour les hommes parviennent à une situation où il n'y aurait plus d'allongement de la période de production susceptible de fournir un accroissement de la productivité déjà atteinte 2. Cela est pourtant radicalement faux. L'intérêt originaire ne peut pas disparaître, tant qu'il y a rareté, et par conséquent action.
Aussi longtemps que le monde n'est pas changé en un pays de cocagne, les hommes sont confrontés à la rareté et par conséquent il leur faut agir et économiser ; ils sont obligés de choisir entre des satisfactions proches ou futures, parce que ni les premières ni les dernières ne peuvent conduire au parfait contentement. Donc un changement dans l'emploi des facteurs de production qui en soustrait à la satisfaction de besoins prochains, pour les consacrer à celle de besoins plus éloignés dans le temps, doit nécessairement amoindrir le degré de satisfaction dans le futur proche pour l'améliorer dans le futur plus lointain. Si nous prétendons qu'il n'en est pas ainsi, nous nous trouvons embrouillés dans d'insolubles contradictions. Nous pourrions, au mieux, imaginer une situation où le degré de savoir technique et d'habileté est tel qu'aucun autre progrès ne soit possible pour les hommes. Nul procédé nouveau augmentant le rendement d'une unité d'apports ne peut désormais apparaître. Mais si nous admettons que certains facteurs de production sont rares, nous ne devons pas supposer que tous les procédés les plus productifs — sauf quant au temps qu'ils absorbent — sont pleinement utilisés, et qu'il n'est pas employé de procédés dont le rendement par unité d'apport est faible, pour cette raison qu'ils fournissent leur produit final plus tôt que d'autres procédés à rendement quantitatif supérieur. La rareté de facteurs de production signifie que nous sommes en mesure de faire des plans pour améliorer notre bien-être, mais que ces plans ne peuvent être réalisés à cause de l'insuffisante quantité des moyens disponibles. C'est précisément l'impossibilité de procéder à ces améliorations désirables, qui constitue l'élément rareté. Le raisonnement des partisans modernes du point de vue productiviste se trouve dévié par les connotations du terme employé par Böhm-Bawerk lorsqu'il parle de méthodes indirectes de production et évoque ainsi l'idée de progrès technique. Quoi qu'il en soit, s'il y a rareté, il doit toujours y avoir non-emploi d'une possibilité technologique d'améliorer le niveau de bien-être en allongeant la période de production dans certaines branches d'industrie, qu'il se produise ou non un changement dans le degré des connaissances technologiques. Si les moyens sont rares, si la corrélation praxéologique entre fins et moyens existe encore, il y a par nécessité logique des besoins non satisfaits aussi bien dans le présent que dans l'avenir plus éloigné. Il y a toujours des biens que nous devons renoncer à nous procurer parce que la route qui aboutirait à leur production est trop longue, et nous empêcherait de satisfaire des besoins plus urgents. Le fait que nous ne cherchions pas à pourvoir plus amplement à nos besoins à venir est le résultat de la mise en balance de satisfactions prochaines avec des satisfactions plus tardives. Le rapport ainsi établi par évaluations est l'intérêt originaire.
Dans un monde de ce genre, où la connaissance technologique est parfaite, voici un promoteur qui étudie un plan A selon lequel un hôtel devrait être bâti dans un endroit pittoresque mais malaisément accessible d'une région montagneuse ; il faudrait construire les routes y conduisant. En examinant comment son plan pourrait être réalisable, il se rend compte que les moyens dont il dispose sont insuffisants. Il calcule les recettes probables pour voir si un investissement serait rentable, et conclut que ces recettes ne couvriraient pas le coût des matériaux et du travail à payer, et l'intérêt du capital à investir. Il renonce à l'exécution du projet A, et s'attelle à un autre projet B. D'après ce projet B, l'hôtel devra être édifié dans un autre site, plus accessible, qui ne présente pas tous les avantages du paysage pittoresque envisagé dans le plan A, mais où il peut être construit à moindres frais, ou dans un laps de temps plus court. S'il n'y avait pas à faire intervenir dans les calculs l'intérêt sur le capital investi, l'on pourrait avoir l'illusion que la situation du marché — disponibilité en capitaux matériels et attrait de la clientèle — permette de mettre à exécution le plan A. Pourtant, la réalisation du projet A retirerait des facteurs de production rares, d'emplois où ils pourraient satisfaire des besoins que les consommateurs considèrent plus urgents. Ce serait manifestement un mauvais investissement, un gaspillage des ressources existantes.
Un allongement de la période de production peut accroître le rendement par unité d'apports, ou produire des biens qui ne peuvent pas être produits du tout pendant une période de production plus brève. Mais il n'est pas exact qu'en imputant la valeur de cette richesse additionnelle aux capitaux réels requis pour allonger la durée de production, l'on engendre l'intérêt. Si l'on tenait cela pour vrai, ce serait retomber dans les plus lourdes erreurs de la théorie productiviste, irréfutablement démontrées par Böhm-Bawerk. La contribution de facteurs complémentaires de production au résultat du processus est la raison pour laquelle on paie ces facteurs, cette contribution est pleinement prise en compte dans la formation de ces prix. Il ne reste rien qui ne soit comptabilisé et rien qui puisse expliquer l'intérêt.
Il a été soutenu que dans la construction imaginaire d'une économie tournant en rythme uniforme, il n'apparaîtrait aucun intérêt 3. Mais l'on peut démontrer que cette assertion est incompatible avec les hypothèses de base de la construction en question.
Commençons par distinguer entre deux espèces d'épargne : la simple économie et l'épargne de capital. La simple économie consiste à entasser des biens de consommation pour les consommer plus tard. L'épargne capitaliste consiste à mettre en réserve des biens qui serviront à améliorer les processus de production. Le but de l'économie simple est la consommation ultérieure, c'est simplement différer la consommation. Tôt ou tard les biens stockés seront consommés et il ne restera rien. Le but de l'épargne capitaliste est d'abord une amélioration de la productivité de l'effort ; elle consiste à emmagasiner des capitaux matériels qui seront employés plus tard dans la production, et non pas de simples réserves de consommation future. L'avantage tiré de l'économie simple est que l'on pourra plus tard consommer la réserve que l'on n'a pas consommée mais réservée pour l'avenir. L'avantage tiré de l'épargne capitaliste est l'accroissement de la quantité de biens produits, ou la production de biens qui n'auraient pu être fabriqués du tout sans son aide. En construisant l'image d'une économie en circuit constant (statique), les économistes ne tiennent pas compte de l'accumulation de capital : les capitaux matériels sont une quantité donnée et stable puisque, par hypothèse, il n'y a aucun changement dans les données. Il n'y a ni accumulation de capital neuf par l'épargne, ni consommation du capital existant par un excès de la consommation sur le revenu, c'est-à-dire sur la production courante moins les fonds requis pour maintenir le capital à son niveau. Il nous reste maintenant à montrer que ces situations supposées sont incompatibles avec l'inexistence de l'intérêt.
Il est inutile de s'attarder, dans ce raisonnement, sur l'économie simple. L'objectif en ce cas est de pourvoir à un futur dans lequel l'économe pourrait se trouver moins bien approvisionné qu'au départ. Cependant, l'une des hypothèses fondamentales qui caractérisent la construction imaginaire d'une économie tournant en rythme uniforme, est que l'avenir ne diffère en rien du présent, que les acteurs sont pleinement conscients de ce fait et agissent en conséquence. Par conséquent, dans le cadre de la construction, il n'y a aucune place pour le phénomène de l'épargne de provisions.
Il n'en va pas de même pour le fruit de l'épargne capitaliste, le stock de capitaux matériels. Dans l'économie à rythme uniforme il n'y a ni épargne ni accumulation de biens de production supplémentaires, ni consommation des capitaux matériels existants. Les deux phénomènes constitueraient des changements dans les données et perturberaient la rotation uniforme supposée du système. Or le volume de l'épargne et de l'accumulation de capital dans le passé — c'est-à-dire dans la période précédant l'établissement du rythme uniforme — étaient ajustés au taux existant de l'intérêt. Si — avec l'établissement des conditions d'une économie tournant en rythme uniforme — les détenteurs de capitaux matériels devaient ne plus recevoir aucun intérêt, les conditions qui assuraient l'affectation des biens existants à la satisfaction des besoins dans les diverses phases de l'avenir se trouveraient bouleversées. L'état des choses modifié requiert une nouvelle affectation. Même dans une économie à rythme uniforme, la différence dans l'évaluation de la satisfaction des besoins selon les différentes périodes à venir ne peut pas disparaître. Même dans le cadre de cette construction imaginaire les gens attacheront à une pomme disponible aujourd'hui plus de valeur qu'à une pomme disponible dans dix ou cent ans. Si le capitaliste ne reçoit plus d'intérêts, la balance se trouve faussée, entre satisfactions proches ou lointaines. Le fait qu'un capitaliste ait maintenu son capital juste à 100 000 $ était conditionné par le fait que 100 000 $ présents équivalaient à 105 000 $ recevables un an plus tard. Les 5 000 $ étaient à ses yeux d'un poids suffisant pour compenser les avantages à retirer d'une consommation immédiate d'une partie de la somme. Si le paiement d'intérêts disparaît, il s'ensuit une consommation de capital.
Telle est la déficience essentielle du système statique tel que le décrit Schumpeter. Il n'est pas suffisant de supposer que le capital équipant le système ait été accumulé dans le passé, qu'il soit actuellement disponible dans la même mesure où il a jadis été accumulé, et que désormais il sera maintenu invariable. Il nous faut aussi assigner dans le cadre du système imaginaire un rôle aux forces capables d'assurer ce maintien. Si l'on élimine le rôle du capitaliste comme receveur d'intérêts, on le remplace par le rôle du capitaliste comme consommateur de son capital. Il n'a plus désormais de motif de s'abstenir d'employer l'équivalent des capitaux matériels pour sa consommation. Dans les conditions supposées pour le système imaginaire d'une situation statique (l'économie en circuit constant) il n'est aucun besoin de les garder en réserve pour les mauvais jours. Mais même si, de façon peu logique, nous admettons qu'une partie soit consacrée à un tel emploi et se trouve ainsi détournée de la consommation courante, il y aura au moins consommation de cette partie de l'épargne qui habituellement est dirigée vers la formation de capital et non vers les provisions consommables 4.
Supposant que l'intérêt originaire n'existe pas, les capitaux matériels ne seraient pas consommés immédiatement, le capital non plus. Au contraire, dans cette situation inconcevable et inimaginable, il n'y aurait pas de consommation du tout, mais uniquement épargne, accumulation et investissement de capital. Ce n'est pas l'impossible disparition de l'intérêt originaire, c'est l'abolition du paiement d'intérêts aux propriétaires de capital, qui provoquerait la consommation des capitaux. Les capitalistes consommeraient les biens de production et le capital précisément parce que l'intérêt originaire existe et que la satisfaction présente est préférée à la satisfaction différée.
Par conséquent, il est hors de question que l'intérêt puisse être aboli par les institutions, les lois, ou par des procédés de manipulations bancaires. Qui prétend « abolir » l'intérêt devra persuader les gens qu'une pomme dans cent ans vaut autant qu'une pomme maintenant. Ce que les lois et décrets peuvent abolir, c'est simplement le droit pour les capitalistes de percevoir un intérêt. Mais de telles décisions d'autorité entraîneraient la consommation de capital, et rejetteraient bientôt l'humanité vers son état originel de naturelle pauvreté.
3 / Le niveau des taux d'intérêt
Dans la simple économie et dans l'épargne de capital par les acteurs économiques pris individuellement, la différence d'évaluation des satisfactions de besoins dans les diverses périodes du futur se manifeste dans le degré auquel ils pourvoient plus largement à des besoins proches qu'à des besoins plus éloignés dans le temps. Dans les conditions d'une économie de marché, et en supposant réunies les hypothèses où s'établirait une économie en circuit constant, l'intérêt originaire est égal au rapport entre un montant déterminé de monnaie disponible aujourd'hui et le montant disponible à une date ultérieure qui lui est considérée comme équivalent.
Le taux de l'intérêt originaire dirige les activités d'investissement des entrepreneurs ; il détermine la durée du temps d'attente et de la période de production, dans toutes les branches d'industrie.
Les gens posent souvent la question que voici : quel est le taux d'intérêt, faible ou élevé, qui stimule plus ou stimule moins l'épargne et l'accumulation de capital ? Cette question n'a pas de sens. Plus faible est la dépréciation des biens futurs, plus bas est aussi le taux de l'intérêt originaire. Les gens n'épargnent pas parce que le taux d'intérêt originaire augmente, et le taux d'intérêt originaire ne baisse pas parce que le volume d'épargne augmente. Les variations du taux d'intérêt originaire et celles du volume de l'épargne sont — toutes choses égales d'ailleurs, notamment les conditions institutionnelles — un seul et même phénomène. La disparition de l'intérêt originaire correspondrait à la disparition de la consommation. L'augmentation illimitée de l'intérêt originaire correspondrait à la disparition de l'épargne et de la provision pour l'avenir.
La quantité disponible de biens de production n'influe ni sur le taux de l'intérêt originaire ni sur le volume accru de l'épargne. Même la plus forte abondance de capital ne produit nécessairement ni une baisse du taux de l'intérêt originaire, ni une baisse de la propension à épargner. L'accroissement de la formation de capital et du quota par tête de capitaux investis, qui est la marque caractéristique des pays économiquement avancés, n'abaisse pas nécessairement le taux de l'intérêt originaire, ni n'affaiblit la propension des individus à augmenter leur épargne. En face de ces problèmes, les gens sont très souvent induits en erreur par le fait qu'ils comparent des taux d'intérêts de marché, tels que le marché des emprunts les détermine. C'est que ces taux bruts expriment en même temps plusieurs choses autres que le niveau du taux de l'intérêt originaire. Ils contiennent, comme on le montrera plus tard, d'autres éléments dont l'effet explique que les taux bruts soient, en règle générale, plus élevés dans les pays pauvres que dans les pays riches.
L'on soutient d'ordinaire que, les choses étant égales d'ailleurs, plus les individus se trouvent bien fournis pour l'avenir immédiat, plus ils se munissent des moyens de pourvoir à l'avenir lointain. En conséquence, dit-on, le volume de l'épargne et du capital en formation rassemblé dans un système économique dépend de l'arrangement de la population en groupes de revenu différent. Dans une société où il y a égalité approximative quant au niveau des revenus, l'on dit que l'épargne est moindre que dans une société où l'inégalité est plus marquée. Il y a un grain de vérité dans de telles remarques. Toutefois, ces affirmations reposent sur des observations psychologiques et, comme telles, manquent de la validité universelle et du caractère de nécessité inhérents aux formulations de la praxéologie. De plus, dans ces autres choses supposées égales, figurent les évaluations propres aux divers individus, leurs jugements de valeur lorsqu'ils pèsent le pour et le contre d'une consommation immédiate ou d'une consommation différée. Il y a certainement beaucoup d'individus dont le comportement est ainsi décrit correctement, mais il y en a aussi qui agissent tout autrement. Les paysans français, bien que pour la plupart des gens de revenus et de fortune modeste, étaient au XIXe siècle largement réputés pour leurs habitudes de parcimonie, alors que les riches membres de l'aristocratie et les héritiers d'immenses fortunes amassées dans le commerce et l'industrie n'étaient pas moins renommés pour leur prodigalité.
Il est donc impossible de formuler aucun théorème praxéologique concernant la relation entre le volume du capital disponible dans une nation entière ou chez les individus personnellement, d'une part, et le montant de l'épargne ou de la consommation de capital, ou le niveau du taux de l'intérêt originaire, d'autre part. L'affectation des ressources limitées à la satisfaction des besoins dans diverses périodes du temps à venir, est déterminée par des jugements de valeur, et indirectement par tous les facteurs qui constituent l'individualité de l'homme qui agit.
4 / L'intérêt originaire dans l'économie en changement
Jusqu'à présent, nous avons envisagé le problème de l'intérêt originaire sous certaines hypothèses : que la circulation des biens s'opère en employant de la monnaie neutre ; que l'épargne, la formation de capitaux, et la détermination des taux d'intérêt ne sont pas entravées par des obstacles institutionnels ; et que tout le processus économique se déroule dans le cadre d'une économie en rythme uniforme. Dans le chapitre suivant, nous abandonnerons les deux premières de ces hypothèses. Pour l'instant nous examinerons le problème de l'intérêt originaire dans une économie en changement.
Qui veut pourvoir à la satisfaction de besoins futurs doit les prévoir correctement. S'il se trompe dans son intuition de l'avenir, ses dispositions s'avéreront peu satisfaisantes ou totalement futiles. Il n'existe pas d'épargne abstraite susceptible de pourvoir à toute espèce de besoins, et qui serait neutre à l'égard des changements intervenant dans les circonstances et dans les appréciations. L'intérêt originaire ne peut donc, dans une économie changeante, se présenter dans une forme pure et sans alliage. C'est seulement dans la construction imaginaire d'une économie tournant en rythme constant, que le seul passage du temps engendre l'intérêt originaire ; le temps passant, et du fait de l'avancement du processus de production, de plus en plus de valeur s'agrège, si l'on peut dire, aux facteurs de production complémentaires ; lorsque le processus de fabrication s'achève, le passage du temps a engendré dans le produit le quota complet d'intérêt originaire. Dans une économie changeante, il se passe aussi pendant la période de production d'autres modifications simultanées des évaluations. Certains biens sont évalués plus haut que précédemment, certains autres plus bas. Ces altérations sont la source d'où découlent les profits et les pertes d'entrepreneur. Seuls ceux d'entre les entrepreneurs qui ont correctement pronostiqué l'état futur du marché sont en position de recueillir, en vendant le produit, un excédent sur le coût de production (y compris l'intérêt originaire net) qui a été dépensé. Un entrepreneur qui a manqué de flair spéculatif en supputant le futur, ne peut, s'il arrive à vendre son produit, le vendre qu'à un prix qui ne couvre pas complètement ses débours plus l'intérêt originaire sur le capital investi.
Comme le profit ou la perte d'entrepreneur, l'intérêt originaire n'est pas un prix, mais une grandeur qu'il faut dégager, par un mode spécial de calcul, du prix des produits dans une opération réussie de production et vente. La différence brute entre le prix auquel une marchandise est vendue, et les coûts encourus dans sa production (non compris l'intérêt sur le capital investi) était appelé profit dans la terminologie des économistes classiques britanniques 5. La science économique moderne conçoit cette grandeur comme composée d'éléments catallactiquement distincts. L'excédent des recettes brutes sur les dépenses, que les économistes classiques appelaient profit, comprend le prix du travail que l'entrepreneur lui-même engage dans le processus de production, l'intérêt sur le capital investi, et enfin le profit d'entrepreneur proprement dit. Si un tel excédent n'a pas été recueilli du tout dans la vente du produit, l'entrepreneur n'échoue pas seulement à gagner un profit mais il ne reçoit pas non plus la rémunération de son travail à sa valeur marchande, ni l'intérêt du capital investi.
La décomposition du profit brut (au sens classique du terme) en salaire managérial, intérêt et profit d'entrepreneur, n'est pas seulement une combinaison de théorie économique. Elle s'est développée avec une perfection croissante dans la pratique des affaires en matière de comptabilité et de calcul, les façons de faire commerciales évoluant indépendamment des raisonnements des économistes. L'homme d'affaires judicieux et raisonnable n'attache pas d'importance pratique au concept des économistes classiques touchant le profit, concept confus et entaché de préjugé. Sa notion des coûts de production inclut le prix virtuel des services qu'il apporte lui-même, l'intérêt qu'il paie sur le capital emprunté, et l'intérêt que lui-même pourrait gagner, suivant l'état du marché, en prêtant à d'autres le capital qu'il a investi dans l'affaire. C'est seulement dans la mesure où l'excédent des ventes sur les coûts est ainsi calculé, que l'entrepreneur estime avoir fait un profit 6.
Isoler le salaire managérial du complexe des autres éléments inclus dans le profit au sens classique, ne présente pas de difficulté. Il est plus délicat d'isoler le profit d'entrepreneur de l'intérêt originaire. Dans l'économie mouvante l'intérêt stipulé dans les contrats de prêts est toujours une grandeur brute, à partir de laquelle le taux pur de l'intérêt originaire doit être mis en évidence par un procédé particulier de calcul et d'imputation analytique. Il a déjà été montré que tout acte de prêt, même indépendamment des problèmes de changements dans le pouvoir d'achat de l'unité monétaire, comporte un élément de risque d'entrepreneur. Consentir un prêt est nécessairement toujours une spéculation d'entrepreneur qui peut parfaitement aboutir à un échec et à la perte de tout ou partie de la somme prêtée. Tout intérêt stipulé et payé dans un emprunt comprend non seulement l'intérêt originaire, mais aussi un profit d'entrepreneur.
Ce fait a longtemps égaré les efforts pour construire une théorie satisfaisante de l'intérêt. C'est seulement la construction imaginaire d'une économie en rythme uniforme qui a permis de distinguer avec précision l'intérêt originaire des profits et pertes d'entrepreneur.
5 / Le calcul de l'intérêt
L'intérêt originaire est engendré par des évaluations qui ne cessent de fluctuer et de varier. Il change et fluctue avec elles. L'habitude de calculer l'intérêt à tant par an est simplement un usage commercial et une façon pratique de compter. Cela n'affecte en rien le niveau des taux d'intérêt tels que les détermine le marché.
Les activités des entrepreneurs tendent à l'établissement d'un taux uniforme d'intérêt originaire dans l'ensemble de l'économie de marché. S'il surgit dans l'un des secteurs du marché une marge entre le prix des biens présents et celui des biens futurs, qui s'écarte de la marge prévalant dans les autres secteurs, la tendance à l'égalisation proviendra de l'effort des hommes d'affaires pour entrer dans la branche où cette marge est plus grande, et pour éviter les branches où elle est plus étroite. Le taux final de l'intérêt originaire est le même dans toutes les parties du marché, dans l'économie en circuit constant.
Les évaluations aboutissant à l'apparition de l'intérêt originaire préfèrent la satisfaction dans une période plus proche du futur, à la satisfaction de même nature et intensité dans une période plus éloignée de l'avenir. Rien ne justifierait l'idée que la dépréciation de la satisfaction dans des périodes de plus en plus éloignées progresse de façon continue et régulière. Si nous tenions cela pour exact, il nous faudrait supposer en même temps que la période de provision est infinie. Or, le simple fait que les individus diffèrent dans leur souci de pourvoir aux besoins futurs, et que même l'acteur le plus prévoyant considère comme superflu de s'approvisionner au-delà d'une certaine période, nous interdit de penser que la période de provision soit infinie.
Les usages du marché des emprunts ne doivent pas nous abuser. Il est habituel et d'usage de stipuler un taux uniforme d'intérêt pour la durée entière d'un contrat de prêt 7 et d'appliquer un taux uniforme en calculant les intérêts composés. La formation réelle des taux d'intérêt est indépendante de ces systèmes, ou d'autres systèmes, de calcul des intérêts. Si le taux d'intérêt est inaltérablement fixé par contrat pendant un laps de temps déterminé, les changements intervenant dans le taux de marché de l'intérêt se reflètent dans des changements corrélatifs du prix payé pour le principal, compte tenu du fait que le montant du principal qui doit être versé à l'échéance du prêt est stipulé sans changement possible. Quant au résultat, il n'importe point que l'on calcule avec un taux d'intérêt fixe et des prix variables pour le principal, ou avec des taux d'intérêt variables et un montant fixe du principal, ou avec des modifications des deux grandeurs.
Les conditions d'un contrat de prêt ne sont pas indépendantes de la durée stipulée pour le prêt. Non seulement parce que ceux des composants de l'intérêt brut sur le marché, qui ont fait que ce dernier s'écarte du taux de l'intérêt originaire, sont affectés par les différences dans la durée du prêt ; mais aussi parce que en fonction de facteurs qui provoquent des changements dans le taux de l'intérêt originaire, les contrats de prêt sont évalués et appréciés différemment suivant la durée du prêt stipulée.
Notes
1 C'est la définition courante de l'intérêt, donnée par exemple par Ely, Adams, Lorenz et Young, Outlines of Economics, 3e éd., New York, 1920, p. 493.
2 Voir F. A. Hayek, « The Mythology of Capital », The Quarterly Journal of Economics, L, 1936, pp. 223 et suiv. Toutefois, le Pr. Hayek a depuis changé en partie son point de vue (cf. son article « Préférence de Temps et Productivité », nouvel examen, Economica, XII, 1945, 22 à 25). Mais l'idée critiquée dans le texte est encore largement partagée par les économistes.
3 Voir J. Schumpeter, The Theory of Economic Development, traduction de R. Opie, Cambridge, 1934, pp. 34 à 46 et 54.
4 Voir Robbins, « On a certain ambiguity in the Conception of Stationary equilibrium », The Economic Journal, XI, 1930, pp. 211 et suiv.
5 Voir R. Whately, Elements of Logic, 9e éd., Londres, 1848, pp. 354 et suiv. ; E. Cannan, A History of the Theories of Production and Distribution in English Political Economy from 1776 to 1848, 3e éd., Londres, 1924, pp. 189 et suiv.
6 Mais bien entendu, la confusion intentionnelle actuelle de tous les concepts économiques conduit à obscurcir cette définition. Ainsi, aux États-Unis, lorsqu'ils parlent de dividendes payés par des sociétés, les gens emploient le mot « profits ».
7 Il y a aussi, naturellement, des déviations par rapport à cet usage.