Très rares sont aujourd'hui les hommes capables d'examiner sans précipitation et sans prévention les problèmes économiques ou politiques. La peur paralyse certains esprits ; l'enthousiasme en dérègle d'autres. Nous devons la plus vive reconnaissance à ceux qui nous apportent sur les questions essentielles, des études profondes et objectives. Parmi eux je citerai, au premier rang, l'Américain Walter Lippmann. Ses articles du New York Herald Tribune, reproduits par de nombreux journaux, exercent dans toute l'Amérique une bienfaisante influence. Par sa bonne foi, par sa curiosité active, par sa prudente recherche de la vérité, il mérite de servir de modèle à ceux qui ont l'honneur et la responsabilité de former l'opinion publique.
Mais un écrivain ne peut juger sainement hommes et choses de son temps que s'il s'est fait un système de valeurs plus générales. Ce fut, dès sa jeunesse, une préoccupation constante de Lippmann que d'avoir en morale, en économie, en politique, une doctrine, fût-elle, comme celle de Descartes, provisoire. Plusieurs fois il a entrepris de traiter les plus vastes sujets, fait table rase des préjugés et tenté bravement de reconstruire. Il écrivit ainsi jadis une très belle Préface à la morale ; il publie aujourd'hui la Cité libre qui est une défense et illustration du capitalisme libéral.
La thèse est neuve et hardie. L'Europe, de 1870 à nos jours, a traversé une crise de pensée socialiste comme elle avait, au XVIIIe siècle, traversé une crise de pensée libérale. Un grand nombre d'hommes intelligents ont semblé admettre, comme une proposition évidente, que le libéralisme était un échec et que les peuples seraient désormais plus heureux si l'Etat dirigeait toutes nos affaires. Cette doctrine prenait, suivant les pays, des formes diverses. Sur le principe même du collectivisme, seuls quelques attardés discutaient encore et apparaissaient comme « les donquichotesques paladins » d'une économie désuète.
Depuis la guerre, en tous pays, des gouvernements autoritaires, et aussi des gouvernements démocratiques munis de pleins pouvoirs, ont fait l'essai d'une économie par plan. Désemparés par le désordre où la guerre de 1914 avait jeté l'économie mondiale, les hommes, un peu partout, réclamaient alors des experts qui fussent aussi des autocrates.