Ludwig von Mises:L'Action humaine - introduction

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Ludwig von Mises:L'Action humaine - introduction


Anonyme


Introduction


Introduction

1 / Économie et praxéologie

L'économie est la plus jeune de toutes les sciences. Dans les deux cents dernières années, il est vrai, nombre de sciences nouvelles ont émergé des disciplines familières aux anciens Grecs. Toutefois, ce qui s'est produit là fut simplement que des parties du savoir, qui avaient déjà trouvé leur place dans le complexe du vieux système des connaissances, accédèrent à l'autonomie. Le champ d'étude devint plus nettement subdivisé et traité selon des méthodes nouvelles ; des provinces jusqu'alors inaperçues y furent découvertes, et l'on commença à voir les choses sous des aspects différentes de ceux perçus par les prédécesseurs. Le champ lui-même n'était pas élargi. Mais l'économie ouvrit à la science des hommes un domaine précédemment inaccessible et auquel on n'avait jamais pensé. La découverte d'une régularité dans la succession et l'interdépendance de phénomènes de marché allait au-delà des limites du système traditionnel du savoir. Elle apportait un genre de connaissance qui ne pouvait être considéré comme relevant de la logique, des mathématiques, de la psychologie, de la physique, ni de la biologie.

Les philosophes avaient depuis longtemps ardemment désiré identifier les buts que Dieu, ou la Nature, cherchait à atteindre à travers le déroulement de l'histoire humaine. Ils étaient en quête de la loi qui gouverne la destinée et l'évolution du genre humain. Mais même les penseurs dont la recherche était indépendante de toute tendance théologique échouèrent totalement dans ces entreprises parce qu'ils étaient attachés à une méthode erronée. Ils traitaient de l'humanité dans son ensemble, ou d'autres concepts globaux tels que la nation, la race, la confession religieuse. Ils formulaient de façon tout arbitraire les fins auxquelles devaient forcément conduire les comportements de tels ensembles. Mais ne purent donner de réponse satisfaisante à la question de savoir quels facteurs contraignaient les divers individus agissants, à se comporter de telle sorte que soit atteint le but visé par l'inexorable évolution de l'ensemble. Ils recoururent à des expédients sans issue : intervention miraculeuse de la Divinité soit par révélation, soit par délégation de prophètes parlant en son nom, ou de chefs consacrés par Dieu ; harmonie préétablie, prédestination ; ou encore, opération d'une mystique et fabuleuse « âme du monde » ou « âme nationale ». D'autres parlèrent d'une « ruse de la nature » qui implantait en l'homme des tendances le poussant à son insu dans la voie précise que la Nature voulait qu'il prît.

D'autres philosophes furent plus réalistes. Ils ne cherchaient pas à deviner les desseins de la Nature ou de Dieu. Ils envisagèrent les choses humaines du point de vue du pouvoir. Ils se proposèrent d'établir des règles d'action politique, une technique, pour ainsi dire, du gouvernement et de la fonction d'homme d'État. Des esprits spéculatifs dressèrent des plans ambitieux pour réformer complètement et reconstruire la société. Les plus modestes se contentèrent de recueillir et mettre en système les données de l'expérience historique. Mais tous étaient pleinement convaincus qu'il n'y avait dans le cours des événements sociaux aucune régularité et fixité de phénomènes, du genre de celles que l'on avait déjà découvertes dans le fonctionnement du raisonnement humain et dans l'enchaînement des phénomènes naturels. Ils ne cherchèrent pas des lois de la coopération sociale, parce qu'ils pensaient que l'homme peut organiser la société comme il lui plaît. Si les conditions sociales ne répondaient pas pleinement aux vœux des réformateurs, si leurs utopies s'avéraient irréalisables, la faute en était imputée à la déficience morale de l'homme. Les problèmes sociaux étaient considérés comme des problèmes éthiques. Ce qui était requis pour construire la société idéale, pensaient-ils, c'étaient de bons princes et des hommes vertueux. Avec des hommes au cœur droit, n'importe quelle utopie pourrait devenir réalité.

La découverte de l'inéluctable interdépendance de phénomènes de marché fit s'effondrer cette façon de penser. Désorientés, les gens durent prendre conscience d'une nouvelle vision de la Société. Ils apprirent avec stupéfaction qu'il y a un autre point de vue d'où examiner l'action de l'homme, que ceux du bien et du mal, du loyal et du déloyal, du juste et de l'injuste. Dans le déroulement des faits sociaux règne une régularité de phénomènes, à laquelle l'homme doit ajuster ses actions s'il désire réussir. Il est futile de se placer devant les faits sociaux avec l'attitude du censeur qui approuve ou désapprouve sur la base de critères tout à fait arbitraires et de jugements de valeur subjectifs. Il faut étudier les lois de l'agir humain et de la coopération sociale, comme le physicien étudie les lois de la nature. L'agir humain et la coopération sociale conçus comme l'objet d'une science de relations de fait, et non plus comme une discipline normative quant à ce que les choses devraient être - ce fut là une révolution d'énorme portée pour le savoir et la philosophie, aussi bien que pour l'action en société.

Pendant plus de cents ans, toutefois, les effets de ce changement radical dans les méthodes de raisonnement se trouvèrent grandement restreints parce que l'on crut que seul était affecté un étroit secteur du champ total de l'agir humain, à savoir les phénomènes de marché. Les économistes classiques rencontrèrent, en poursuivant leurs investigations, un obstacle qu'ils ne surent écarter : l'apparent paradoxe de la valeur. Leur théorie de la valeur était déficiente, et cela les força à restreindre le champ de vision de leur science. Jusque vers la fin du XIXe siècle, l'économie politique resta une science des aspects « économiques » de l'agir humain, une théorie de la richesse et de l'intérêt égoïste. Elle s'occupait de l'agir humain uniquement dans la mesure où il est motivé parce qu'on décrivait - de façon très inadéquate - comme le mobile du profit ; et elle affirmait qu'il y en outre d'autres sortes d'actions de l'homme dont l'étude incombe à d'autres disciplines. La transformation de la pensée que les économistes classiques avaient commencée ne fut poussée à son achèvement que par l'économie subjectiviste moderne, qui a transformé la théorie des prix de marché en une théorie générale du choix humain.

Pendant longtemps, on ne s'est pas avisé du fait que le passage de la théorie classique de la valeur à la théorie subjectiviste de la valeur faisait bien davantage que de substituer une théorie plus satisfaisante de l'échange sur le marché, à une théorie qui était moins satisfaisante. La théorie générale du choix et de la préférence va loin au-delà de l'horizon qui cernait le champ des problèmes économiques, tel que l'avaient délimité les économistes depuis Cantillon, Hume et Adam Smith jusqu'à John Stuart Mill. C'est bien davantage qu'une simple théorie du « côté économique » des initiatives de l'homme, de ses efforts pour se procurer des choses utiles et accroître son bien-être matériel. C'est la science de tous les genres de l'agir humain. L'acte de choisir détermine toutes les décisions de l'homme. Et faisant son choix l'homme n'opte pas seulement pour les divers objets et services matériels. Toutes les valeurs humaines s'offren à son option. Toutes les fins et tous les moyens, les considérations tant matérielles que morales, le sublime et le vulgaire, le noble et l'ignoble, sont rangés en une série unique et soumis à une décision qui prend telle chose et en écarte telle autre. Rien de ce que les hommes souhaitent obtenir ou éviter ne reste en dehors de cet arrangement en une seule gamme de gradation et de préférence. La théorie moderne de la valeur recule l'horizon scientifique et élargit le champ des études économiques. Ainsi émerge de l'économie politique de l'école classique une théorie générale de l'agir humain, la praxéologie 1. Les problèmes économiques ou catallactiques 2 sont enracinées dans une science plus générale et ne peuvent plus, désormais, être coupés de cette connexité. Nulle étude de problèmes proprement économiques ne peut se dispenser de partir d'actes de choix ; l'économie devient une partie — encore la mieux élaborée jusqu'à présent — d'une science plus universelle, la praxéologie.

2 / Le problème épistémologique d'une théorie de l'agir humain

Dans la nouvelle science, tout paraissait faire problème. C'était une étrangère dans le système traditionnel des connaissances ; les gens étaient perplexes, ne sachant comment la classer et lui assigner son domaine propre. Mais d'autre part, ils étaient convaincus que l'introduction de l'économie dans le catalogue du savoir n'appelait pas un réarrangement ou un élargissement du schéma général. Ils considéraient leur catalogue systématique comme complet. Si l'économie ne s'y insérait pas commodément, la faute ne pouvait en être imputée qu'à un traitement inadéquat appliqué par les économistes à leurs problèmes.

C'est méconnaître complètement la signification des débats concernant l'essence, le domaine, et le caractère logique de l'économie, que de les disqualifier comme autant de controverses scolastiques entre de pédantesques professeurs. C'est une faute de perspective fort répandue, de considérer que tandis que des pédants gaspillaient de vaines paroles au sujet de la méthode la plus appropriées pour conduire la recherche, l'économie elle-même, indifférente à ces disputes oiseuses, allait tranquillement son chemin. Dans la Methodenstreit (Querelle des méthodes) entre les économistes autrichiens et l'école historique prussienne — ceux qui se qualifiaient eux-mêmes de « gardes du corps intellectuels de la Maison de Hohenzollern » — comme dans les discussions entre l'école de John Bates Clark et les institutionnalistes américains, l'enjeu était bien plus vaste que la question de la procédure la plus fructueuse possible. Le vrai problème concernait les fondements épistémologiques de la science de l'agir humain, ainsi que sa légitimation logique. Parce qu'ils partaient d'un système épistémologique auquel la pensée praxéologique était inconnue, et d'une logique qui ne reconnaissait pour scientifiques — à part la logique et les mathématiques — que les sciences naturelles et l'histoire, beaucoup d'auteurs tentèrent de nier la valeur et l'utilité de la théorie économique. L'historicisme chercha à la remplacer par l'histoire économique ; le positivisme préconisa de lui substituer une science sociale imaginaire qui devrait adopter la structure logique et le plan d'ensemble de la mécanique newtonienne. Ces deux écoles se trouvaient d'accord pour rejeter radicalement tout ce qu'avait acquis la pensée économique. Il était impossible pour les économistes de garder le silence devant de telles attaques.

Le radicalisme de cette condamnation globale de l'économie fut très tôt surpassé par un nihilisme encore plus universel. De temps immémorial les hommes, en pensant, parlant et agissant, avaient tenu l'uniformité et l'immutabilité de la structure logique de l'esprit humain pour un fait indubitable. Toute recherche scientifique était fondée sur cette hypothèse. C'est dans les discussions à propos du caractère épistémologique de l'économie, que pour la première fois dans l'histoire humaine, des auteurs nièrent aussi ce postulat. Le marxisme affirme que la pensée d'un homme est déterminée par son appartenance de classe. Chacune des classes sociales a sa logique propre. Le produit de la pensée ne peut être rien d'autre qu'un « déguisement idéologique » des égoïstes intérêts de classe de celui qui pense. C'est la mission d'une « sociologie de la connaissance » que de démasquer les philosophies et les théories scientifiques et de démontrer le vide de leurs « idéologies ». L'économie est un trompe-l'œil « bourgeois », les économistes sont des « parasites » du capital. Seule la société sans classes de l'utopie socialiste substituera la vérité aux mensonges « idéologiques ».

Ce polylogisme fut enseigné plus tard sous diverses autres formes encore. L'historicisme affirme que la structure logique de la pensée de l'homme et de son action est sujette à changement dans le cours de l'évolution historique. Le polylogisme racial assigne à chaque race une logique à elle. Finalement il y a l'irrationalisme, soutenant que la raison en tant que telle n'est pas apte à élucider les forces irrationnelles qui déterminent le comportement de l'homme.

De telles doctrines débordent considérablement des limites de l'économie. Elles mettent en question, non seulement l'économie et la praxéologie, mais tout autre savoir, tout raisonnement humain en général. Elles impliquent les mathématiques et la physique tout autant que l'économie. Il semble donc que la tâche de les réfuter n'incombe à aucune branche du savoir en particulier, mais à l'épistémologie et à la philosophie. Cela fournit une apparence de justification à l'attitude de ces économistes qui continuent tranquillement leurs études sans se soucier des problèmes épistémologiques ni des objections soulevées par le polylogisme et l'irrationalisme. Le physicien n'attache pas d'importance au fait que quelqu'un stigmatise ses théories comme étant « bourgeoises », occidentales ou juives ; de même l'économiste devrait ignorer les détracteurs et les diffamateurs. Il devrait laisser aboyer les chiens et ne prêter aucune attention à leurs jappements. Il lui sied de se soutenir de l'aphorisme de Spinoza : « De même que la lumière manifeste correctement à la fois elle-même et les ténèbres, ainsi la vérité est à la fois mesure d'elle-même et de l'erreur. »

Toutefois, la situation n'est pas, en ce qui concerne l'économie, tout à fait la même que pour les mathématiques et les sciences naturelles. Le polylogisme et l'irrationalisme attaquent la praxéologie et l'économie. Quoiqu'ils formulent leurs thèses dans des termes généraux se référant à toutes les branches du savoir, ce sont les sciences de l'agir humain qui sont visées par eux. Ils disent que c'est une illusion de croire que la recherche scientifique puisse obtenir des résultats valables pour les gens de toute époque, race et classe sociale, et ils prennent plaisir à discréditer certaines théories physiques et biologiques qualifiées de bourgeoises ou d'occidentales. Mais quand la solution de problèmes pratiques exige d'appliquer ces doctrines diffamées, ils oublient leurs critiques. La technologie de la Russie soviétique utilise sans scrupules tous les acquis « bourgeois » en physique, chimie et biologie, exactement comme si ces connaissances étaient valables pour toutes les classes sociales. Les ingénieurs et physiciens nazis ne dédaignaient pas d'utiliser les théories, découvertes et inventions de gens de race ou nationalité « inférieures ». Le comportement des individus de toutes les races, nations, religions, groupes linguistiques et classes sociales, prouve clairement qu'ils n'adhèrent aucunement aux doctrines du polylogisme et de l'irrationalisme, pour autant qu'il s'agisse de logique, de mathématiques ou de sciences naturelles.

Mais il en va tout autrement de la praxéologie et de l'économie. Le principal motif du développement des doctrines polylogistes, historicistes et irrationalistes a été la recherche d'arguments permettant de ne pas tenir compte des enseignements de la science économique dans le choix de la politique économique. Socialistes, racistes, nationalistes et étatistes ont échoué dans leurs tentatives pour réfuter les théories des économistes et pour prouver la vérité de leurs propres pseudo-doctrines. C'est précisément cet échec qui les a poussés à nier les principes logiques et épistémologiques sur lesquels tout raisonnement humain se fonde, aussi bien dans les activités courantes que dans la recherche scientifique.

L'on ne peut se permettre d'écarter ces objections pour la seule raison que des motifs politiques les ont inspirés. Aucun savant n'a le droit de penser a priori qu'un refus de ses théories est forcément sans fondement parce que ses contradicteurs sont animés par la passion ou un préjugé partisan. Il est obligé de répondre à toute critique sans égard aux mobiles sous-jacents ni à son contexte. Il n'est pas moins inadmissible de se taire devant l'opinion souvent exprimée, que les théorèmes de l'économie seraient valables seulement sous des conditions hypothétiques qui ne sont jamais réunies dans la vie réelle, et que par conséquent ils n'ont pas d'utilité pour appréhender mentalement la réalité. Il est étrange que certaines écoles semblent approuver cette opinion, et n'en continuent pas moins à dessiner leurs courbes ou formuler leurs équations. Elles ne s'embarrassent pas de mesurer la valeur de leur raisonnement ni son rapport au monde des réalités vivantes et de l'action.

Cela est évidemment une attitude insoutenable. Le premier travail de toute recherche scientifique consiste à décrire de manière exhaustive et définir toutes les conditions et postulats, en fonction desquels ses diverses propositions s'affirment valides. C'est une erreur de prendre la physique pour modèle et schéma de la recherche économique. Mais ceux qui sont attachés à cette illusion devraient en avoir au moins appris une chose : c'est que nul physicien n'a jamais cru pouvoir rejeter hors du champ de la recherche physique l'élucidation d'une quelconque donnée préalable ou condition des théorèmes physiques. La principale question à laquelle doit répondre l'économie porte sur la relation entre les lois qu'elle formule et la réalité de l'agir humain, dont l'appréhension mentale est le but des études économiques..

Il incombe donc à l'économie d'examiner à fond l'assertion, que ses enseignements sont seulement valables pour le système capitaliste pendant la brève période libérale, déjà évanouie, de la civilisation occidentale. Aucune branche du savoir autre que l'économie n'a la responsabilité d'examiner toutes les objections soulevées, sous des points de vue divers, contestant l'utilité des formulations de la théorie économique pour l'élucidation des problèmes de l'action humaine. Le système de pensée économique doit être édifié de telle sorte qu'il soit à l'épreuve de n'importe quelle critique venant de l'irrationalisme, de l'historicisme, du panphysicisme, du behaviorisme et de toutes les variétés de polylogisme. Il est intolérable que de nouveaux arguments soient quotidiennement avancés pour démontrer que les efforts de l'économie sont absurdes et futiles, et que les économistes feignent d'ignorer tout cela.

Il ne suffit plus désormais de traiter les problèmes de l'économie dans le cadre traditionnel. Il est nécessaire d'édifier la théorie de la catallactique sur la base solide d'une théorie générale de l'agir humain, la praxéologie. Cette procédure ne la protégera pas seulement de nombreuses critiques fallacieuses, elle éclairera de nombreux problèmes qui n'ont même pas été jusqu'ici envisagés de façon adéquate, et encore moins résolus de façon satisfaisante. En particulier, il y a le problème fondamental du calcul économique.

3 / La théorie économique et la pratique de l'agir humain

Il est habituel chez beaucoup de gens de reprocher à l'économie d'être arriérée. Or il est bien évident que notre théorie économique n'est pas parfaite. Il n'existe pas de perfection dans les connaissances humaines, pas plus d'ailleurs que dans n'importe quelle œuvre humaine. L'omniscience est refusée à l'homme. La théorie la plus raffinée, et qui semble satisfaire complètement notre soif de savoir, peut un jour être amendée ou supplantée par une théorie nouvelle. La science ne nous donne pas de certitude absolue et définitive. Elle nous donne assurance seulement dans les limites de nos capacités mentales et de l'état existant de la pensée scientifique. Un système scientifique est simplement une étape atteinte dans la recherche indéfiniment continuée de la connaissance. Il est forcément affecté par l'imperfection inhérente à tout effort humain. Mais reconnaître ces faits ne signifie pas que la science économique de notre temps soit arriérée. Cela veut dire seulement qu'elle est chose vivante, et vivre implique à la fois imperfection et changement.

Le reproche d'un prétendu retard est adressé à l'économie, à partir de deux points de vue différents.

Il y a d'une part certains naturalistes et physiciens qui censurent l'économie pour n'être pas une science naturelle et ne pas appliquer les méthodes et les procédures des laboratoires. C'est l'un des objets de ce traité que de réfuter les idées fallacieuses de ce genre. Dans ces remarques préliminaires, il suffit sans doute de dire quelques mots sur leur arrière-plan psychologique. Il est commun chez les gens à l'esprit étroit de critiquer tout ce par quoi les autres diffèrent d'eux-mêmes. Le chameau de la fable trouvait choquant, chez tous les autres animaux, le fait de n'avoir pas de bosse, et le Ruritanien critique le Laputanien pour n'être point Ruritanien. Le chercheur de laboratoire considère que le laboratoire est le seul cadre digne de la recherche, et que les équations différentielles sont la seule méthode saine pour exprimer les résultats de la pensée scientifique. Il est simplement incapable de voir les problèmes épistémologiques de l'agir humain. Pour lui, l'économie ne peut être rien d'autre qu'une sorte de mécanique.

Puis il y a des gens qui déclarent qu'il doit y avoir quelque chose de fautif dans les sciences sociales, puisque les conditions sociales ne donnent pas satisfaction. Les sciences naturelles ont atteint des résultats stupéfiants dans les deux ou trois dernières centaines années, et l'utilisation pratique de ces résultats a réussi à améliorer le niveau de vie général dans une mesure sans précédent. Mais, disent ces critiques, les sciences sociales ont totalement failli à la tâche de rendre plus satisfaisantes les conditions sociales. Elles n'ont pas chassé la misère et la famine, les crises économiques et le chômage, la guerre et la tyrannie. Elles sont stériles, et n'ont en rien contribué à promouvoir le bonheur et la prospérité des humains.

Ces grognons ne se rendaient pas compte que les formidables progrès des méthodes technologiques de production, et l'augmentation qui s'ensuivit dans la richesse et le bien-être, n'ont été possibles que grâce à l'application prolongée de ces politiques libérales qui ont été la mise en pratique des enseignements de la science économique. Ce furent les idées des économistes classiques, qui firent écarter les obstacles aux améliorations technologiques dressés par des lois séculaires, les habitudes et les préjugés, qui ont libéré le génie des réformateurs et des innovateurs jusqu'alors enserrés dans la camisole de force des corporations, de la tutelle gouvernementale et des pressions sociales de toute espèce. Ce furent ces idées qui abaissèrent le prestige des conquérants et des spoliateurs, et qui démontrèrent les bienfaits sociaux découlant de l'activité économique privée. Aucune des grandes inventions modernes n'aurait pu être mise en œuvre si la mentalité de l'ère précapitaliste n'avait été entièrement démantelée par les économistes. Ce que l'on nomme communément la « révolution industrielle » a été un rejeton de la révolution idéologique opérée par les doctrines des économistes. Les économistes renversèrent les vieux axiomes : qu'il est déloyal et injuste de l'emporter sur un concurrent en produisant des biens meilleurs et moins chers ; que c'est porter atteinte à l'équité de s'écarter des méthodes traditionnelles de production ; que les machines sont un mal puisqu'elles entraînent le chômage ; que c'est l'une des tâches du gouvernement de la cité d'empêcher les hommes d'affaires efficaces de devenir riches, et de protéger les moins efficients contre la concurrence des plus efficients ; que restreindre la liberté des entrepreneurs par la contrainte gouvernementale ou par la coercition de la part d'autres pouvoirs sociaux est un moyen approprié de développer le bien-être d'une nation. L'économie politique en Grande-Bretagne et la physiocratie en France ont ouvert la voie au capitalisme moderne. Ce sont elles qui ont rendu possible le progrès des sciences naturelles appliquées, lequel a déversé sur les multitudes des avantages de tous ordres.

Ce qu'il y a de fautif dans notre temps c'est précisément l'ignorance fort répandue du rôle que ces politiques de liberté économique ont joué dans l'évolution technologique des deux cents dernières années. Les gens ont été dupes de cette idée fausse, que l'amélioration des méthodes de production aurait été contemporaine de la politique de laissez-faire par un simple hasard. Trompé par les mythes marxistes, ils considèrent l'industrialisme moderne comme résultant de l'opération de mystérieuses « force productives » qui ne dépendent en aucune manière de facteurs idéologiques. L'économie classique, croient-ils, n'a pas été un facteur de l'ascension du capitalisme, mais bien plutôt son produit, sa « superstructure idéologique », c'est-à-dire une doctrine destinée à défendre les prétentions illégitimes des exploiteurs capitalistes. Il s'ensuit que l'abolition du capitalisme, la substitution du totalitarisme socialiste à l'économie de marché et à la libre entreprise ne compromettraient pas le progrès ultérieur de la technologie. Cela, au contraire, ferait avancer le progrès technologique en supprimant les obstacles que les intérêts égoïstes des capitalistes placent sur sa route.

Le trait caractéristique de cet âge de guerres dévastatrices et de désintégration sociale est la révolte contre la science économique. Thomas Carlyle lui infligea le surnom de « science triste », et Karl Marx stigmatisa dans les économistes les valets de plume de la bourgeoisie. Des charlatans — prônant leur remède patenté et leur raccourci vers un paradis terrestre — se plaisent à railler l'économie qu'ils disent « orthodoxe » et « réactionnaire ». Des démagogues s'enorgueillissent de ce qu'ils appellent leurs victoires sur l'économie. L'homme « pratique » se vante de mépriser l'économie et d'ignorer ce qu'enseignent les « économistes de cabinet ». Les politiques économiques des dernières décennies ont été la conséquence d'une mentalité qui se gausse de n'importe quelle variante de la saine théorie économique et acclame les théories bâtardes de ses détracteurs. Ce qui s'appelle l'économie « orthodoxe » est, dans la plupart des pays, banni des universités, et virtuellement inconnu des principaux gouvernants, politiciens et écrivains. Le blâme au sujet de la situation décevante des affaires économiques ne peut assurément être dirigé contre unes science que méprisent et ignorent aussi bien les dirigeants que les masses.

Il faut souligner fortement que le sort de la civilisation moderne telle que les peuples blancs l'ont développée dans les deux dernières centaines d'années est indissolublement lié au sort de la science économique. Cette civilisation a pu parvenir soudainement à l'existence parce que ces peuples étaient pénétrées des idées qui étaient l'application des enseignements de la science économique aux problèmes de la politique économique. Elle périra inévitablement si les nations poursuivent la route où elles se sont engagées sous les incantations de doctrines rejetant la pensée économique.

Il est exact que l'économie est une science théorique et, comme telle, s'abstient de jugements de valeur. Ce n'est pas sa tâche de dire aux gens quels objectifs ils doivent se proposer d'atteindre. Elle est une science des moyens à mettre en œuvre pour la réalisation de fins choisies, et non pas, assurément, une science du choix des fins. Les décisions ultimes, l'évaluation et le choix des buts, sont au-delà du champ d'une science, quelle qu'elle soit. La science ne dit jamais à l'homme comment il doit agir ; elle montre seulement comment un homme doit agir s'il veut atteindre des objectifs déterminés.

Il semble à beaucoup de gens que cela soit vraiment bien peu de chose, et qu'une science limitée à l'investigation de ce qui est, une science incapable d'exprimer un jugement de valeur concernant les fins suprêmes et ultimes, soit sans importance pour la vie et l'action. Cela aussi est une erreur. Toutefois la démonstration de cette erreur-ci n'est pas un objet de ces remarques préliminaires. C'est l'un des objectifs du traité lui-même.

4 / Résumé

Il fallait formuler ces remarques préliminaires afin d'expliquer pourquoi ce traité place les problèmes économiques à l'intérieur du cadre général d'une théorie générale de l'activité humaine. Au stade actuel, tant de la pensée économique que des discussions politiques concernant les problèmes fondamentaux d'organisation sociale, il n'est plus possible d'isoler l'étude des problèmes proprement catallactiques. Ces problèmes-là ne sont qu'un compartiment d'une science générale de l'agir humain, et doivent être traités comme tels.

Notes

1 Le terme praxéologie a été employé pour la première fois par Espinas en 1890. Voir son article « Les origines de la technologie », Revue philosophique, XVe année, XXX, 114-115, et son livre publié à Paris, en 1897, avec le même titre.

2 Le terme Catallactics or the Science of Exchanges fut employé en premier lieu par Whately. Voir son livre Introductory Lectures on Political Economy, Londres, 1831, p. 6.