La constitution ne prononce rien sur le pouvoir municipal, ou sur la composition des autorités locales, dans les diverses parties de la France. Les représentants de la nation auront à s’en occuper, aussitôt que la paix nous aura rendu le calme nécessaire pour améliorer notre organisation intérieure : et c’est, après la défense nationale, l’objet le plus important qui puisse appeler leurs méditations. Il n’est donc pas déplacé d’en traiter ici. La direction des affaires de tous appartient à tous, c’est-à-dire aux représentants et aux délégués de tous. Ce qui n’intéresse qu’une fraction doit être décidé par cette fraction : ce qui n’a de rapport qu’avec l’individu ne doit être soumis qu’à l’individu. L’on ne saurait trop répéter que la volonté générale n’est pas plus respectable que la volonté particulière, dès qu’elle sort de sa sphère. Supposez une nation d’un million d’individus, répartis dans un nombre quelconque de communes. Dans chaque commune, chaque individu aura des intérêts qui ne regarderont que lui, et qui, par conséquent, ne devront pas être soumis à la juridiction de la commune. Il en aura d’autres qui intéresseront les autres habitants de la commune, et ces intérêts seront de la compétence communale. Ces communes à leur tour auront des intérêts qui ne regarderont que leur intérieur, et d’autres qui s’étendront à un arrondissement. Les premiers seront du ressort purement communal, les seconds du ressort de l’arrondissement et ainsi de suite, jusqu’aux intérêts généraux, communs à chacun des individus formant le million qui compose la peuplade. Il est évident que ce n’est que sur les intérêts de ce dernier genre que la peuplade entière ou ses représentants ont une juridiction légitime : et que s’ils s’immiscent dans les intérêts d’arrondissement, de commune ou d’individu, ils excèdent leur compétence. Il en serait de même de l’arrondissement qui s’immiscerait dans les intérêts particuliers d’une commune, ou de la commune qui attenterait à l’intérêt purement individuel de l’un de ses membres. L’autorité nationale, l’autorité d’arrondissement, l’autorité communale, doivent rester chacune dans leur sphère, et ceci nous conduit à établir une vérité que nous regardons comme fondamentale. L’on a considéré jusqu’à présent le pouvoir local comme une branche dépendante du pouvoir exécutif : au contraire, il ne doit jamais l’entraver, mais il ne doit point en dépendre. Si l’on confie aux mêmes mains les intérêts des fractions et ceux de l’état, ou si l’on fait des dépositaires de ces premiers intérêts les agents des dépositaires des seconds, il en résultera des inconvénients de plusieurs genres, et les inconvénients mêmes qui auraient l’air de s’exclure, cœxisteront. Souvent l’exécution des lois sera entravée, parce que les exécuteurs de ces lois, étant en même temps les dépositaires des intérêts de leurs administrés, voudront ménager les intérêts qu’ils seront chargés de défendre, aux dépens des lois qu’ils seront chargés de faire exécuter. Souvent aussi, les intérêts des administrés seront froissés, parce que les administrateurs voudront plaire à une autorité supérieure : et d’ordinaire, ces deux maux auront lieu simultanément. Les lois générales seront mal exécutées, et les intérêts partiels mal ménagés. Quiconque a réfléchi sur l’organisation du pouvoir municipal dans les diverses constitutions que nous avons eues, a dû se convaincre qu’il a fallu toujours effort de la part du pouvoir exécutif pour faire exécuter les lois, et qu’il a toujours existé une opposition sourde ou du moins une résistance d’inertie dans le pouvoir municipal. Cette pression constante de la part du premier de ces pouvoirs, cette opposition sourde de la part du second, étaient des causes de dissolution toujours imminentes. On se ressouvient encore des plaintes du pouvoir exécutif, sous la constitution de 1791, sur ce que le pouvoir municipal était en hostilité permanente contre lui ; et sous la constitution de l’an iii, sur ce que l’administration locale était dans un état de stagnation et de nullité. C’est que dans la première de ces constitutions, il n’existait point dans les administrations locales d’agents réellement soumis au pouvoir exécutif, et que dans la seconde, ces administrations étaient dans une telle dépendance, qu’il en résultait l’apathie et le découragement. Aussi longtemps que vous ferez des membres du pouvoir municipal des agents subordonnés au pouvoir exécutif, il faudra donner à ce dernier le droit de destitution, de sorte que votre pouvoir municipal ne sera qu’un vain fantôme. Si vous le faites nommer par le peuple, cette nomination ne servira qu’à lui prêter l’apparence d’une mission populaire, qui le mettra en hostilité avec l’autorité supérieure, et lui imposera des devoirs qu’il n’aura pas la possibilité de remplir. Le peuple n’aura nommé ses administrateurs que pour voir annuler ses choix, et pour être blessé sans cesse par l’exercice d’une force étrangère, qui, sous le prétexte de l’intérêt général, se mêlera des intérêts particuliers qui devraient être le plus indépendants d’elle. L’obligation de motiver les destitutions, n’est pour le pouvoir exécutif qu’une formalité dérisoire. Nul n’étant juge de ses motifs, cette obligation l’engage seulement à décrier ceux qu’il destitue. Le pouvoir municipal doit occuper, dans l’administration, la place des juges de paix dans l’ordre judiciaire. Il n’est un pouvoir que relativement aux administrés, ou plutôt c’est leur fondé de pouvoir pour les affaires qui ne regardent qu’eux. Que si l’on objecte que les administrés ne voudront pas obéir au pouvoir municipal, parce qu’il ne sera entouré que de peu de force, je répondrai qu’ils lui obéiront, parce que ce sera leur intérêt. Des hommes rapprochés les uns des autres, ont intérêt à ne pas se nuire, à ne pas s’aliéner leurs affections réciproques, et par conséquent à observer les règles domestiques, et pour ainsi dire de famille, qu’ils se sont imposées. Enfin, si la désobéissance des citoyens portait sur des objets d’ordre public, le pouvoir exécutif interviendrait, comme veillant au maintien de l’ordre ; mais il interviendrait avec des agents directs et distincts des administrateurs municipaux. Au reste, l’on suppose trop gratuitement que les hommes ont du penchant à la résistance. Leur disposition naturelle est d’obéir, quand on ne les vexe ni ne les irrite. Au commencement de la révolution d’Amérique, depuis le mois de septembre 1774, jusqu’au mois de mai 1775, le congrès n’était qu’une députation de législateurs des différentes provinces, et n’avait d’autre autorité que celle qu’on lui accordait volontairement. Il ne décrétait, ne promulguait point de lois. Il se contentait d’émettre des recommandations aux assemblées provinciales, qui étaient libres de ne pas s’y conformer. Rien de sa part n’était cœrcitif. Il fut néanmoins plus cordialement obéi qu’aucun gouvernement de l’Europe. Je ne cite pas ce fait comme modèle, mais comme exemple. Je n’hésite pas à le dire : il faut introduire dans notre administration intérieure beaucoup de fédéralisme, mais un fédéralisme différent de celui qu’on a connu jusqu’ici. L’on a nommé fédéralisme une association de gouvernements qui avaient conservé leur indépendance mutuelle, et ne tenaient ensemble que par des liens politiques extérieurs. Cette institution est singulièrement vicieuse. Les états fédérés réclament d’une part sur les individus ou les portions de leur territoire une juridiction qu’ils ne devraient point avoir, et de l’autre ils prétendent conserver à l’égard du pouvoir central une indépendance qui ne doit pas exister. Ainsi le fédéralisme est compatible, tantôt avec le despotisme dans l’intérieur, et tantôt à l’extérieur avec l’anarchie. La constitution intérieure d’un état et ses relations extérieures sont intimement liées. Il est absurde de vouloir les séparer, et de soumettre les secondes à la suprématie du lien fédéral, en laissant à la première une indépendance complète. Un individu prêt à entrer en société avec d’autres individus, a le droit, l’intérêt et le devoir de prendre des informations sur leur vie privée, parce que de leur vie privée dépend l’exécution de leurs engagements à son égard. De même une société qui veut se réunir avec une autre société, a le droit, le devoir et l’intérêt de s’informer de sa constitution intérieure. Il doit même s’établir entre elles une influence réciproque sur cette constitution intérieure, parce que des principes de leur constitution peut dépendre l’exécution de leurs engagements respectifs, la sûreté du pays, par exemple, en cas d’invasion ; chaque société partielle, chaque fraction doit en conséquence être dans une dépendance plus ou moins grande, même pour ses arrangements intérieurs, de l’association générale. Mais en même temps il faut que les arrangements intérieurs des fractions particulières, dès qu’ils n’ont aucune influence sur l’association générale, restent dans une indépendance parfaite, et comme dans l’existence individuelle, la portion qui ne menace en rien l’intérêt social, doit demeurer libre, de même tout ce qui ne nuit pas à l’ensemble dans l’existence des fractions, doit jouir de la même liberté. Tel est le fédéralisme qu’il me semble utile et possible d’établir parmi nous. Si nous n’y réussissons pas, nous n’aurons jamais un patriotisme paisible et durable. Le patriotisme qui naît des localités, est, aujourd’hui surtout, le seul véritable. On retrouve partout les jouissances de la vie sociale ; il n’y a que les habitudes et les souvenirs qu’on ne retrouve pas. Il faut donc attacher les hommes aux lieux qui leur présentent des souvenirs et des habitudes, et pour atteindre ce but, il faut leur accorder, dans leurs domiciles, au sein de leurs communes, dans leurs arrondissements, autant d’importance politique qu’on peut le faire sans blesser le lien général. La nature favoriserait les gouvernements dans cette tendance, s’ils n’y résistaient pas. Le patriotisme de localité renaît comme de ses cendres, dès que la main du pouvoir allége un instant son action. Les magistrats des plus petites communes se plaisent à les embellir. Ils en entretiennent avec soin les monuments antiques. Il y a presque dans chaque village un érudit, qui aime à raconter ses rustiques annales, et qu’on écoute avec respect. Les habitants trouvent du plaisir à tout ce qui leur donne l’apparence, même trompeuse, d’être constitués en corps de nation, et réunis par des liens particuliers. On sent que, s’ils n’étaient arrêtés dans le développement de cette inclination innocente et bienfaisante, il se formerait bientôt en eux une sorte d’honneur communal, pour ainsi dire, d’honneur de ville, d’honneur de province qui serait à la fois une jouissance et une vertu. L’attachement aux coutumes locales tient à tous les sentiments désintéressés, nobles et pieux. C’est une politique déplorable que celle qui en fait de la rébellion. Qu’arrive-t-il aussi ? Que dans les états où l’on détruit ainsi toute vie partielle, un petit état se forme au centre ; dans la capitale s’agglomèrent tous les intérêts ; là vont s’agiter toutes les ambitions. Le reste est immobile. Les individus, perdus dans un isolement contre nature, étrangers au lieu de leur naissance, sans contact avec le passé, ne vivant que dans un présent rapide, et jetés comme des atomes sur une plaine immense et nivelée, se détachent d’une patrie qu’ils n’aperçoivent nulle part, et dont l’ensemble leur devient indifférent, parce que leur affection ne peut se reposer sur aucune de ses parties.
Benjamin Constant:Principes de politique - Chapitre 12
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Chapitre 12 : Du pouvoir municipal, des autorités locales, et d’un nouveau genre de fédéralisme
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