I.
Y a-t-il es rapports nécessaires entre la morale et la religion ? Telle est la question qui se débat entre les croyants, quel que soit le culte auquel ils appartiennent, et les incroyants qui considèrent la morale comme indépendante de 1a religion et se
suffisant à elle-même.
Si l’on remonte a l'origine de la généralité des sociétés humaines, la solution de cette question ne comportera aucun doute : dans toutes, les règles de conduite, les « lois » qui constituent la morale émanent d'une ou de plusieurs divinités, qui les communiquent à leurs mandataires, sorciers ou prêtres. Cette croyance à l'existence de divinités, c'est-à-dire d'êtres supérieurs à l'homme, est inspirée par un sentiment qui paraît exclusivement propre à l'espèce humaine et se trouve localisé dans une circonvolution ou un lobe du cerveau. Ce sentiment qualifié de religieux excite, à la fois, l'homme à aimer et à craindre ces êtres supérieurs à lui-même, auxquels il attribue l'ensemble des phénomènes qui frappent ses sens. Les divinités animent et gouvernent la nature entière, et l'homme se les représente mues par les intérêts et les passions qui déterminent ses propres actes. Et comment pourrait-il se les représenter autrement ? Chaque société, clan, tribu ou nation a les siennes, que les individus les mieux doués de facultés artistiques ont conçues et reproduites sous des formes matérielles et avec le caractère moral qui répondent aux fonctions et au rôle que l'imagination populaire leur attribue. Le plus souvent, le clan, la tribu ou la nation se considère comme la descendance de ses divinités. Il leur appartient comme les enfants appartiennent à leurs parents, et il leur doit, avec des témoignages d'affection et de respect, un tribut alimentaire. En échange, les divinités le gouvernent et le protègent. Il les consulte dans toutes ses entreprises et ne s'y engage qu'après avoir recueilli des signes manifestes de leur approbation ou de leur concours. Les divinités sont intéressées à sa conservation et à sa prospérité, en raison de l'affection paternelle ou maternelle qu'elles lui portent, des honneurs qu'il leur rend, du tribut qu'il leur paie. Lorsque ces tributs et hommages ne leur sont pas exactement fournis, elles l'en punissent en donnant la victoire à ses ennemis ou en lui envoyant des calamités de diverses sortes, inondations, sécheresses, épidémies, etc., etc.
Cependant, une société ne peut exister qu'à la condition d'imposer à ses membres des règles de conduite, autrement dit des lois commandées par son intérêt. Sous peine de se dissoudre ou d'être vaincue dans ses luttes avec les sociétés concurrentes, il faut qu'elle oblige ses membres à prendre part à la défense commune et aux entreprises que sa conservation et sa prospérité peuvent exiger, qu'elle interdise les actes qui sont de nature à l'affaiblir et à lui nuire d'une manière ou d'une autre, qu'elle encourage, au contraire, les actes qui lui sont utiles, les uns constituant le « mal », les autres le « bien ». Mais comment les distinguer entre eux ? Cette distinction entre l'utile et le nuisible, le bien et le mal, ne peut s'opérer que par l'observation des résultats des actes de chacun, considérés au point de vue de l'intérêt de la société. Ces résultats, les individus les plus intelligents les constatent, les reconnaissent. Mais possèdent-ils l'autorité nécessaire, - autorité résidant à la fois dans un pouvoir matériel et un pouvoir moral - pour interdire les actes contraires à l'intérêt de la société, et assurer l'accomplissement de ceux que cet intérêt commande, tels que la coopération à la défense commune et aux autres entreprises collectives ? L'interdiction des actes nuisibles se heurte à des passions et à des intérêts individuels qu'il faut surmonter ou vaincre ; les actes utiles exigent des sacrifices, y compris même celui de la vie. Comment décider des êtres ignorants et soumis aux impulsions violentes de leurs appétits à les refréner et à s'imposer parfois le plus dur et le plus complet des sacrifices ? C'est ici que le sentiment religieux intervient en suscitant l'autorité nécessaire à l'établissement et à l'observation des lois morales. Sous l'empire de ce sentiment qui leur a fait concevoir l'existence de divinités intéressées à la conservation du clan, de la tribu ou la nation, instruits, d'une autre part, par l'observation et l'expérience, des effets des actes de chacun, du caractère d'utilité des uns, de nocivité des autres, que font les individus qui composent l'élite intellectuelle de la société ? Ils découvrent, ils inventent les règles de conduite que l'intérêt de sa conservation commande d'imposer à ses membres, et ces découvertes, ces inventions, fruits de leur travail mental, ils en attribuent l'inspiration ou la révélation aux divinités. Cette attribution a pu être pleinement sincère, car toute production intellectuelle s'opère par un apport inconscient d'idées et d'images qui apparaissent, se manifestent à leur moment d'une façon indépendante de la volonté. Que des hommes doués à un haut degré du sentiment religieux aient attribué à leurs divinités l'inspiration de leurs découvertes et inventions en matière de législation morale et politique, cela n'a donc rien qui puisse nous surprendre. Savons-nous, même aujourd'hui, après tant de recherches psychologiques, d'où nous viennent et comment se produisent nos idées ? Qui peut douter de la sincérité de Moïse, conversant avec le Seigneur et recevant de lui les Tables de la loi ? Sans doute, tous les révélateurs de lois n'étaient pas de bonne foi et la morale a été ainsi corrompue dans sa source même, ou bien encore une observation superficielle et erronée des effets des actes individuels a fait établir des lois en désaccord avec l'intérêt de la société, mais, si imparfaites qu'elles fussent, ces lois étaient nécessaires, et en en faisant remonter l'inspiration à des êtres pourvus à un degré incomparablement supérieur des forces physiques et morales que l'homme retrouvait en lui-même, le sentiment religieux leur apportait une autorité devant laquelle les plus forts et les moins disciplinables étaient obligés de se courber. Sans cette intervention de divinités souverainement puissantes et justes, dont les commandements étaient sanctionnés par des pénalités effroyables et auxquelles nul ne pouvait échapper, eût-il été possible de soumettre la bête humaine à une discipline qui répugnait au mobile même de l'activité de toutes les créatures, - le mobile de la peine et du plaisir ?
En fait, ces lois nécessaires à la société, - lois qui assuraient le respect de la vie et de la propriété de ses membres, la tutelle des enfants et la responsabilité de leur existence, l'assistance mutuelle, l'obéissance aux chefs désignés par les mandataires des divinités, - ces lois, disons-nous, étaient l'oeuvre d'une élite intellectuelle à laquelle le sentiment religieux faisait attribuer ses découvertes et inventions morales, politiques et économiques à des inspirations ou révélations divines. Les lois étaient donc les meilleures, les mieux adaptées à leur destination, eu égard à la mentalité de leurs auteurs. A la vérité, dans les sociétés où celle-ci était la plus basse, où les plus capables eux-mêmes ne distinguaient qu'imparfaitement les actes utiles des actes nuisibles, la législation était grossièrement défectueuse ; elle était plus vicieuse encore lorsque les prêtres ou les sorciers, interprètes des divinités, écoutaient leurs intérêts égoïstes d'individus ou de caste plutôt que l'intérêt de la société, dans la révélation des lois et la désignation des chefs chargés de les mettre en vigueur. Mais, malgré leurs imperfections, ces lois conçues par une élite, valaient mieux que celles qu'aurait imposées le suffrage universel de la société, et elles trouvaient dans le sentiment religieux le seul agent assez puissant pour les faire obéir. Ce sont les sociétés dans lesquelles le sentiment religieux était le plus répandu et aux époques où il était le plus fort qui ont acquis et déployé la plus grande somme de puissance et devancé toutes les autres dans les voies de la civilisation.
II.
Cependant, à la longue, la séparation s'est faite entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. La production des lois qui intéressent directement le gouvernement et la sécurité des Etats a passé des mains des prêtres dans celles des légistes, et leur exécution avec les pénalités qui l'assurent ont été attribuées à la justice civile. Celles qui n'intéressent qu'indirectement ou à un faible degré le gouvernement des Etats seules sont demeurées dans le domaine religieux. Les manquements aux unes sont prévenus ou réprimés par des pénalités temporelles, aux autres par des pénalités spirituelles. Cependant cette séparation a été lente à s'effectuer, et elle n'est pas encore partout complète. Les chefs temporels des Etats, pénétrés eux-mêmes du sentiment religieux et reconnaissant par l'expérience la nécessité de l'appui qu'il leur prêtait, ont continué longtemps, et quelques-uns continuent encore, à faire remonter leur autorité à une délégation de la divinité. Leur droit héréditaire de gouverner l'Etat est de source divine. C'est un droit divin que consacrait, sous l'ancienne monarchie française, une onction solennelle dans la cathédrale de Reims. Demeurée ainsi associée au gouvernement de l'Etat, l'Eglise mettait son pouvoir spirituel au service du pouvoir temporel du souverain. En échange de ce service que lui rendaient les mandataires de la divinité, le souverain, à son tour, mettait son pouvoir temporel à la disposition de l'Eglise pour assurer l'observation des préceptes du culte, le paiement de la dîme et des autres redevances, et, par-dessus tout, la protection de son associée contre la concurrence des autres cultes. C'était, pour tout dire, un contrat d'assurance mutuelle entre l'Eglise et l'Etat.
Cette association entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel est en voie de se dissoudre et nous nous acheminons vers un état de choses où aucun lien ne les rattachera plus. D'après la théorie moderne du régime constitutionnel et représentatif, le droit de commander et de légiférer, qui était une délégation de la divinité, appartient à la société elle-même. Le peuple est souverain et il délègue à des mandataires l'exercice de son autorité. La religion se trouve ainsi éliminée du gouvernement des sociétés. Le contrat entre l'Eglise et l'Etat n'existant plus, l'Eglise n'est plus obligée d'accorder son concours spirituel au pouvoir temporel, institué par le peuple, elle peut se dispenser de bénir ses entreprises et d'enjoindre l'obéissance à ses lois. L'Etat, de son côté, n'a plus à assurer l'obéissance aux prescriptions du culte, à contraindre ses propres contribuables à pourvoir aux frais du gouvernement de l'Eglise et à la protéger contre la concurrence des autres cultes. La religion n'est plus imposée ; l'individu devient libre dans ses rapports avec la divinité. Il peut choisir à son gré le culte qui lui convient, et même ne faire aucun choix, être déiste, matérialiste, athée.
L'avènement de la liberté religieuse a été, sans aucun doute, un des progrès les plus considérables des temps modernes. Il a mis fin à l'oppression des consciences, aux persécutions et aux guerres suscitées par le monopole des cultes. Mais il s'agit de savoir quel usage l'homme doit faire de cette liberté. Doit-il en user pour s'affranchir de toute croyance et de toute pratique religieuse ? La religion n'est-elle qu'une superstition vaine sinon malfaisante, comme la croyance aux lutins et aux farfadets, et puisqu'elle a cessé d'être imposée ne faut-il point se hâter de s'en débarrasser ? Telle est la question qui n'a pas cessé de diviser les partisans de la liberté religieuse, dès l'origine des luttes qu'ils ont engagées contre les religions imposées.
Comme tous les sentiments de l'âme humaine, le sentiment religieux existe à des degrés différents. Parmi les libéraux, ceux chez lesquels ce sentiment était le moins fort ou même qui en étaient dépourvus – quoique ceux-ci n'aient été de tout temps qu'une exception, - étaient surtout frappés par ce qu'on pourrait appeler l'envers ou le passif des religions, c'est-à-dire par les maux de toutes sortes dont l'intolérance religieuse a été la source. Ils n'ont vu dans les religions que l'exploitation de l'ignorance populaire, par des sorciers ou des prêtres qui attribuaient à des êtres surnaturels les phénomènes de la nature, en s'attribuant à eux-mêmes le pouvoir de capter la bienveillance ou de désarmer la malveillance de ces êtres surnaturels. Armés de ce pouvoir fictif, ils se sont emparés de la domination des âmes, et ils ont usé de cette domination au profit de leurs intérêts matériels. Ils ont mis à prix leur intervention auprès des divinités maîtresses des choses et des hommes, et acquis par cette exploitation de l'ignorance de l'humanité enfantine, une fortune frauduleuse. Mais en dépit de leur opposition aux recherches et aux découvertes de la science, celle-ci a dissipé les ténèbres qui obscurcissaient l'esprit humain. Elle a démontré que tous les phénomènes que les religions attribuent à l'intervention des Divinités sont produits par des forces inhérentes à la matière, que l'existence de Dieu n'est pas nécessaire à l'explication de l'univers, et, pour nous servir des expressions de l'astronome Lalande, que la science peut se passer de cette hypothèse. Mais s'il en est ainsi, si l'univers est régi par des lois naturelles, si ces lois remplissent l'office que les exploitateurs de l'ignorance de la multitude attribuent à la Divinité, pourquoi les hommes, maintenant débarrassés du joug que faisait peser sur eux le pouvoir religieux appuyé sur le pouvoir temporel, continueraient-ils à pourvoir aux frais du culte de cette Divinité inutile ? Prétendra-t-on que la religion est nécessaire à l'observation des lois morales, que l'homme n'est excité à faire le bien et à éviter le mal que par l'espoir des récompenses que la religion lui promet et la crainte des châtiments dont elle le menace, dans une autre vie ? Mais quelle preuve apporte-t-elle de l'existence de cette autre vie, et d'ailleurs n'est-ce pas abaisser la morale que de la fonder sur un intérêt - que cet intérêt soit terrestre ou ultra-terrestre ? Ne suffit-il pas à l'homme d'obéir à sa conscience pour observer les lois morales ? La religion est donc inutile et, si l'on songe aux crimes et aux guerres qu'elle a provoqués partout et de tous temps, elle est, de plus, malfaisante. L'intérêt de l'humanité commande de la supprimer, et il suffira d'ailleurs d'enlever au clergé les biens qu'il a dérobés aux familles et de le priver des subventions de l'Etat pour mettre fin à des superstitions grossières dont la science a fait justice. La liberté religieuse éclairée par la raison nous conduira à l'irréligion, à moins qu'elle ne remplace le culte d'une Divinité imaginaire par le culte de l'humanité, de la patrie ou de l'individu lui-même.
A ces libéraux irréligieux qui invoquent contre la religion le témoignage de la science, on peut, en revanche, opposer l'histoire et la science elle-même. L'existence du sentiment religieux et des concepts multiples auxquels il a donné naissance est attestée par l'histoire de tous les peuples. Que les religions existent et qu'elles soient le produit du sentiment religieux cela est aussi incontestable qu'une vérité mathématique. De plus, la science qui étudie la machine humaine a découvert dans le cerveau l'organe de la religiosité. Or, aucun de nos organes n'est inutile. Tous répondent à une fonction nécessaire à la conservation et au progrès de l'espèce, - l'organe de l'amour physique à la reproduction, l'organe de l'amour paternel et maternel à l'élève et à l'éducation de la nouvelle génération, et il en est de même des autres. La religion, produit de l'organe de la religiosité est donc « utile. » Elle donnait, dit-on, une explication erronée des causes des phénomènes de la nature. Mais cette explication erronée était uniquement un produit de l'ignorance des causes naturelles des phénomènes. Cette ignorance, la science l'a dissipée, elle a déchargé les divinités de quelques-unes des fonctions que leur attribuait l'imagination de la multitude ignorante. Mais les leur a-t-elle enlevées toutes ? L'intelligence de l'homme est bornée. Le domaine qu'elle est capable d'explorer, le domaine du connaissable, est étroitement limité, en comparaison du domaine de l'inconnaissable. La science a commencé à acquérir la connaissance du monde matériel, mais la matière, ses propriétés et ses forces suffisent-elles à rendre compte de l'existence des mondes, de leur raison d'être et de leur destinée ? La religion nous fait concevoir l'existence d'un monde spirituel superposé au monde matériel et le gouvernant. Qui pourrait affirmer que ce concept soit vain, que la volonté, l'intelligence, l'amour qui constituent son essence ne jouent aucun rôle dans le domaine de l'inconnaissable, et que les divinités soient inutiles ?
Et pour ne considérer que notre humanité, le concept de ce monde divin en rapport avec elle ne lui apporte-t-il aucun aide, aucun secours. La religion ne soutientelle pas l'homme dans les épreuves parfois si dures de la vie ? N'apporte-t-elle pas aux déshérités de la santé et de la fortune la consolation et l'espérance ? N'a-t-elle pas été enfin, de tous temps, un agent nécessaire de la conservation des sociétés ? Et c'est là un point sur lequel il importe d'insister.
L'observation de l'ensemble des règles de conduite, autrement dit des lois morales, est assurée par les sanctions suivantes : 1° Les pénalités matérielles établies par le gouvernement de la société pour réprimer les infractions aux lois, énumérées dans le code et qualifiées, selon leur degré de gravité, de crimes ou de délits ; 2° les pénalités spirituelles établies par le pouvoir religieux pour réprimer les mêmes infractions en y joignant celles que le gouvernement de la société laisse impunies, soit qu'il ne leur attribue point un caractère nuisible, soit qu'il en trouve la répression trop difficile et trop onéreuse, les unes et les autres qualifiées de péchés ; 3° la sanction de 1'opinion publique et les pénalités qui lui sont propres, le blâme, le mépris, le boycottage ; 4° enfin, la sanction de la conscience individuelle, se traduisant par la satisfaction, la jouissance que lui cause l'accomplissement d'un acte qu'elle juge conforme à la justice, la peine, la souffrance - regrets ou remords selon le degré de gravité de l'infraction, - que lui fait ressentir tout acte injuste. Eh ! bien, telle est l'infirmité de la nature humaine, qu'en dépit de ces quatre sortes de sanctions, les lois morales sont continuellement enfreintes, et que leurs infractions se sont multipliées à mesure que le régime de la tutelle imposée, tutelle du propriétaire sur ses esclaves, de la corporation sur ses membres, de l'Etat sur ses sujets, a disparu pour faire place à la liberté et à la responsabilité individuelles. Serait-il donc utile de diminuer et d'affaiblir l'armement de la morale, quand l'expérience de tous les jours démontre que cet armement est déjà notoirement insuffisant ? L'efficacité morale de la sanction religieuse est certainement fort inégale, d'une époque et d'un pays à un autre, elle s'est même visiblement affaiblie de nos jours ; mais on ne pourrait affirmer qu'en aucun pays elle soit nulle. Cette sanction, la religion l'apporte de deux manières à la morale : directement, par ses pénalités et ses récompenses ; indirectement, par l'appui qu'elle donne à la sanction de la conscience individuelle, et, par là même, à celle de la conscience collective de 1’opinion.
La conscience se fonde sur le sentiment de la justice, qui existe dans l'homme, comme tous les autres sentiments, à des degrés divers d'intensité et de puissance. Il juge ses actes et ceux d'autrui, et les reconnaît bons ou mauvais, justes ou injustes. S'il les reconnaît justes, sa conscience lui commande de les accomplir et il éprouve une satisfaction en les accomplissant ; s'il les reconnaît injustes, et n'a pas la force de résister à l'instinct ou à la passion qui le pousse à les commettre, il éprouve, selon le degré de gravité qu'il attribue à cette infraction à la justice, une peine plus ou moins intense, un regret ou un remord. Mais qu'est-ce qui lui fait reconnaître si un acte est bon ou mauvais, juste ou injuste ? Quel est son critérium de la justice ? Ce critérium, il le trouve dans les lois nécessaires à la conservation et à la prospérité de la société. C'est donc l'utilité de la société qui est le critérium des lois morales. Et c'est d'après ce critérium qu'il juge lui-même ces lois, lorsqu'il commence à observer et à raisonner.
Sous l'impulsion du sentiment de la justice, autrement dit du sens moral, l'individu s'efforce d'agir d'une manière conforme à la loi, soit que cette loi émane du pouvoir spirituel ou du pouvoir temporel ou qu'il se la soit faite à lui-même d'après sa conception particulière de l'intérêt de la société. De là une lutte plus ou moins vive et persistante qu'il engage dans le cours de sa vie avec les intérêts ou les passions, qui le poussent à désobéir à la loi. Si le sentiment de la justice, le sens moral dont il est pourvu, est plus fort que l'intérêt ou la passion, il l'emporte dans cette lutte, et il éprouve une satisfaction supérieure à celle de la passion ou de l'intérêt vaincu. Celuici ressent au contraire la peine, la souffrance attachée à la défaite, et cette peine, cette souffrance vient en déduction de la jouissance que procure à l'individu la victoire de sa conscience. Si, au contraire la passion ou l'intérêt est le plus fort, il l'emportera, et le sens moral vaincu ressentira une peine qui viendra à son tour en déduction de la jouissance de la passion ou de l'intérêt vainqueur. Seulement, la satisfaction de ceuxci est fugitive, tandis que la peine de la conscience est durable et même permanente. Il y aurait donc toujours profit à obéir à sa conscience, et il en serait ainsi, si l'homme connaissait et écoutait toujours son intérêt, si sa jouissance actuelle ne l'emportait pas chez lui sur la prévision incertaine d'une peine future. Il faut remarquer aussi que chez un grand nombre nous ne dirons pas chez le plus grand nombre, le sentiment de la justice, le sens moral est tellement faible, que le regret ou le remords qui suit sa défaite est à peine appréciable, et laisse presque intacte la satisfaction de la passion ou de l'intérêt victorieux. Que conclure de là, sinon que la conscience est en ce cas une gêne, et qu'il serait plus avantageux à l'homme de n'en point avoir, en admettant que la sanction de la conscience soit la seule garantie certaine de l'observation .de la loi morale ? Il y a bien, à la vérité, les sanctions de la justice du pouvoir temporel, et de l'opinion, mais celles-ci sont incertaines ; on peut y échapper et on y échappe.
La sanction religieuse, au contraire, a un caractère de certitude, et peut seule suppléer complètement à l'infirmité de la conscience pour assurer l'observation de la loi morale en infligeant à ceux qui l'enfreignent des peines incomparablement supérieures aux satisfactions qu'ils peuvent obtenir en l'enfreignant, - supérieures disons-nous et de plus certaines.
III.
Mais le sentiment religieux, source des religions, ne supplée pas seulement à l'absence ou à l'insuffisance du sentiment de la justice, il est la garantie nécessaire de l'existence même de la justice.
Les anciens ont représenté la justice tenant d'une main une balance, de l'autre un glaive. Le glaive, c'est la sanction des jugements qu'elle prononce. Cette sanction leur est apportée par la coopération des pouvoirs de l'Etat, de l'opinion, de la conscience et de la religion. Mais les deux premiers n'ont qu'une efficacité incertaine. En revanche, on ne petit échapper aux sanctions de la conscience et de ta religion. Seulement la puissance de ces sanctions est proportionnée à celle du sens moral et du sentiment religieux. Or l'un et l'autre n'existent qu'à des degrés fort inégaux de puissance. Si tous les hommes en ont le germe, ce germe a subi un arrêt de croissance ou s'est atrophié chez les uns, tandis qu'il a reçu chez les autres tout le développement qu'il pouvait recevoir. Et de même qu'il est rare que le sentiment religieux soit assez fort pour écarter, sans lutte, les négations et les doutes qui assiègent la Foi, il est plus rare encore que le sens moral puisse l'emporter sans effort sur les excitations incessantes et multiples des intérêts et des passions qui veulent se satisfaire en opposition avec le devoir. Une lutte s'engage donc entre le devoir et l'intérêt ou la passion. Si le devoir l’emporte, la conscience en reçoit une satisfaction, mais il ne faut pas oublier que cette satisfaction est achetée d'abord par l'effort et la peine que coûte la résistance à l'assaut de l'intérêt ou de la passion, ensuite par le renoncement aux jouissances qu'ils promettent. Si le sens moral est faible, la balance penchera du côté de l'intérêt ou de la passion à moins d'être retenue par l'espoir d'une satisfaction plus haute ou la crainte d'une peine supérieure. Si aucun autre facteur n'intervenait, l'individu ne serait-il pas dupe, en suivant l'impulsion de sa conscience plutôt que celle de la passion ou de l'intérêt ? L'accomplissement du devoir, - l'obéissance à la loi morale, - ne se solderait-il pas par une perte ? Or, si nous considérons l'état moral de la généralité de l'espèce humaine, nous reconnaîtrons qu'il n'y a qu'un bien petit nombre d'hommes, s'il y en a même un seul, dont la conscience soit assez puissante pour résister sans effort aux assauts des intérêts ou des passions qui veulent se satisfaire au détriment de la justice. Elle est obligée de lutter et lorsqu'elle l'emporte dans cette lutte, elle est redevable de la victoire beaucoup moins à sa force qu'à leur faiblesse. Et si l'on consulte la statistique des délits et des crimes, si l'on tient compte des manquements bien autrement nombreux à la loi morale dont le code ne s'occupe point ou qui échappent à sa répression, on s'apercevra de la nécessité de développer et de fortifier avant tout le sens moral. Cette nécessité est évidente et elle est devenue de plus en plus urgente depuis que l'effondrement du régime de tutelle auquel la multitude était assujettie a augmenté la liberté de l'individu et avec elle sa possibilité d'agir soit pour le bien soit pour le mal. Mais, comme toute autre faculté, le sens moral ne peut se développer et se fortifier que par l'exercice, c'est-à-dire par une continuité d'efforts impliquant une continuité de peines. Ces peines seront-elles certainement récompensées par des jouissances supérieures ? Et si elles ne le sont pas, si au lieu d'obtenir un profit on risque de subir une perte, si la satisfaction que l'accomplissement d'un devoir peut procurer à la conscience ne dépasse pas celle que procurerait l'intérêt ou la passion, pourquoi engagerait-on la lutte ? Le sens moral en sortira plus fort sans doute, mais à quel prix ? Vous avez rempli votre devoir, vous avez obéi à la justice, et en lui obéissant vous avez sacrifié votre bien-être et exposé même votre vie, tandis qu'en montrant moins de rigidité, en commettant une infraction temporaire et légère à la loi morale, vous auriez pu acquérir une situation enviable et assurer l'avenir des êtres qui vous sont chers et dont vous êtes responsable. N'avez-vous pas payé trop cher le supplément de force morale que vous avez acquis et la satisfaction que cette acquisition vous a value ? Vous deviez, dites-vous, obéir à la justice, car elle est nécessaire à l'existence de la société dont vous êtes membre, de l'humanité et de l'univers. Mais que vous importe ? Vous n'avez à garder ni la société, ni l'humanité ni l'univers. Vous n'avez à pourvoir qu'à votre propre existence, et la nature elle-même ne vous commande-t-elle pas de chercher la jouissance et de fuir la peine ? N'est-ce pas la loi par laquelle elle gouverne l'activité de toutes les créatures ? En est-il de même de la justice ? La nature observe-t-elle cette loi prétendue ? Dans son gouvernement des espèces inférieures ne nous donne-t-elle pas le spectacle permanent du sacrifice des faibles au profit des forts et du plaisir de ceux-ci acheté par la souffrance de ceux-là ? En est-il autrement dans les sociétés humaines ? Des hommes dépourvus de sens moral et par conséquent inaccessibles à la sanction du remord et échappant aux sanctions incertaines du code et de l'opinion ne s'enrichissent-ils pas aux dépens d'autrui et ne sont-ils pas comblés jusqu'à leur dernier jour de tout le bien-être et de toutes les joies dont la richesse est la source ? Et leurs victimes ne sont-elles pas vouées, jusqu'à leur dernier jour aussi, aux privations et aux tourments de la misère ? Qu'est-ce donc qu'une loi qui peut être impunément violée ? Est-ce autre chose qu'une vaine apparence, un mirage ? Elle ne serait une réalité qu'à la condition de posséder une sanction à laquelle nul ne puisse échapper, et qui inflige à ceux qui la violent une peine incomparablement supérieure à la jouissance qu'ils ont tirée de sa violation. Or, cette sanction la religion seule peut l'apporter à la justice, en étendant au delà de la vie terrestre la sphère de ses opérations rétributives ou pénales. Si l'existence de l'être humain est attachée à celle de sa forme périssable, s'il n'y a point d'au delà, l'observation de la loi morale est une affaire de calcul : il s'agit d'un côté d'évaluer la somme de jouissances que peut procurer un intérêt ou une passion, en opposition, avec la loi morale, de l'autre, les chances d'échapper aux pénalités incertaines du code et de l'opinion, pour savoir lequel est plus avantageux, d'obéir à la loi ou de l'enfreindre. Il faut, à la vérité, faire entrer dans ce calcul la pénalité certaine de la conscience, mais celle-ci se mesure au degré de développement et de puissance du sens moral, et pour un trop grand nombre c'est une quantité négligeable. Il peut donc arriver et il arrive que le résultat du calcul tourne au désavantage de la loi. S'il existe, au contraire, un au-delà, tout calcul devient inutile, car il n'y a plus de proportion entre les deux facteurs déterminants de l'acte : une jouissance éphémère et souvent décevante, et une peine permanente et certaine. Il faut obéir à la loi impérative et toute-puissante.
IV.
La nature gouverne les espèces inférieures. Il leur suffit de mettre en oeuvre les forces dont elle les a douées et que l'on désigne sous le nom générique d'instincts pour remplir les fonctions nécessaires à leur conservation. Ces fonctions sont peu nombreuses. Se nourrir, se reproduire, s'abriter, se défendre contre les espèces ennemies, tels sont les besoins auxquels les espèces végétales et animales ont à pourvoir et auxquels elles pourvoient sous l'impulsion du mobile de la peine et du plaisir. Elles sont sous la dépendance absolue de la nature et ne peuvent modifier les conditions d'existence qu'elle leur a faites, car elles sont incapables de multiplier leurs subsistances. Elles sont réduites à consommer celles que la nature met à leur disposition, en leur imposant la charge de les chercher et de s'en emparer. Elles ne peuvent les augmenter. Elles détruisent et ne produisent point. Il en est autrement de l'espèce humaine. En sus des facultés qui lui sont communes avec les espèces inférieures, elle en a qui lui sont propres ou qu'elle possède à un degré de développement auquel n'atteignent pas les mieux douées d'entre les espèces animales. En les mettant en oeuvre, elle peut multiplier ses subsistances, elle peut produire, et s'élève ainsi à une condition de plus en plus haute. Tandis que les autres espèces sont restées dans la même condition où elles étaient à l'origine, l'espèce humaine a amélioré et élevé la sienne ; elle s'est civilisée.
Comment l'homme a-t-il produit le phénomène de la civilisation ? Il a appliqué l'intelligence dont il était plus amplement pourvu que les autres espèces à obtenir, en échange d'une moindre dépense de force et de peine, une quantité croissante des choses nécessaires à la satisfaction de ses besoins. Il a découvert et employé pour atteindre ce but des procédés de diverses sortes : l'association, l'échange, impliquant la division du travail, l'épargne, c'est-à-dire la mise en réserve d'une portion des fruits de son travail, soit pour satisfaire ses besoins futurs, soit pour se ménager les loisirs nécessaires à l'invention des outils et des machines qui économisent le travail, soit enfin pour échanger cette réserve contre les instruments et les matériaux propres à augmenter la somme de ses produits. Mais l'emploi de ces divers procédés nécessitait avant tout l'établissement d'une discipline morale. Pour qu'une association pût se fonder et subsister, il fallait que chacun de ses membres respectât la vie et la propriété de ses associés, qu'il s'imposât ou subit les sacrifices qu'exigeait la conservation de cette association dont l'existence sauvegardait la sienne. De même, l'échange, la division du travail, l'épargne, la création ou l'acquisition des instruments et des matériaux de production n'étaient possibles qu'autant que chacun des associés fût assuré, dans quelque mesure, de jouir des fruits de son travail et de son épargne. Cependant, ces conditions nécessaires à l'existence de l'association, l'homme les ignorait et l'expérience seule pouvait les lui apprendre. De plus, les eût-il connues, elles étaient en opposition avec la partie animale de sa nature. A des hommes que sollicitaient les appétits impérieux de l'alimentation et de la reproduction, qui pourvoyaient à leur subsistance par1e vol et le meurtre, à leur reproduction par la promiscuité et le rapt, qui consommaient au jour le jour les produits aléatoires de leur chasse, mais qui ne pouvaient se défendre contre la concurrence des espèces plus fortes et mieux pourvues d'armes naturelles, qu’à la condition de s'associer, il fallait imposer les règles indispensables à la conservation de l'association. Ces règles, l'observation et l'expérience les faisaient découvrir aux individus les plus intelligents, mais il fallait y assujettir la multitude instinctive et brutale. Nous avons montré comment ce problème a été résolu par la coopération du sentiment religieux et du sentiment de la justice, l'un et l'autre innés dans l'homme. Ces deux forces morales ont été les facteurs de la discipline qui a assuré l'existence des sociétés et permis à l'espèce humaine de s'élever à la civilisation. Les règles ou, de leur autre nom, les lois qui constituent cette discipline sont plus ou moins exactement adaptées à leur objet, plus ou moins justes, et leur observation est de même plus ou moins exemplaire. Mais selon qu'elles s'approchent de la justice ou s'en éloignent, selon qu'elles sont obéies ou enfreintes, la société prospère et se perpétue ou tombe en décadence et périt.