George Orwell:1984 - Troisième Partie - Chapitre V

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George Orwell:1984 - Troisième Partie - Chapitre V


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Chapitre V
1984
1984.gif
Auteur : George Orwell
Genre
roman
Année de parution
1948
De tous les carrefours importants, le visage à la moustache noire vous fixait du regard. Il y en avait un sur le mur d'en face. Big Brother vous regarde, répétait la légende, tandis que le regard des yeux noirs pénétrait les yeux de Winston... Au loin, un hélicoptère glissa entre les toits, plana un moment, telle une mouche bleue, puis repartit comme une flèche, dans un vol courbe. C'était une patrouille qui venait mettre le nez aux fenêtres des gens. Mais les patrouilles n'avaient pas d'importance. Seule comptait la Police de la Pensée.
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À chaque étape de sa détention, Winston avait su, ou cru savoir, dans quelle région de l’énorme édifice sans fenêtres il se trouvait. Il y avait probablement de légères différences dans la pression atmosphérique. Les cellules où les gardes l’avaient battu étaient en souterrain. La pièce où il avait été interrogé par O’Brien était tout en haut, près du toit. L’endroit où il se trouvait actuellement était de plusieurs mètres sous le sol, aussi bas qu’il était possible de s’enfoncer.

Elle était plus grande que la plupart des cellules dans lesquelles il s’était trouvé. Mais il regarda à peine ce qui l’entourait. Tout ce qu’il remarqua, c’est qu’il y avait devant lui deux petites tables, couvertes chacune d’un tapis vert. L’une n’était qu’à un mètre ou deux de lui, l’autre se trouvait plus loin, près de la porte. Il était assis sur une chaise, et si étroitement attaché qu’il ne pouvait même pas bouger la tête. Une sorte de crampon lui prenait la tête par-derrière et l’obligeait à regarder droit devant lui.

Il demeura seul un moment, puis la porte s’ouvrit et O’Brien entra.

– Vous m’avez une fois demandé, dit O’Brien ce qui se trouvait dans la salle 101. Je vous ai répondu que vous le saviez déjà. Tout le monde le sait. Ce qui se trouve dans la salle 101, c’est la pire chose qui soit au monde.

La porte s’ouvrit encore. Un garde entra qui apportait un objet fait de fil métallique, une boîte ou une corbeille quelconque. Il le déposa sur la table la plus éloignée de Winston. Celui-ci, empêché par la position d’O’Brien, ne pouvait voir ce que c’était.

– La pire chose du monde, poursuivit O’Brien, varie suivant les individus. C’est tantôt être enterré vivant, tantôt brûlé vif, tantôt encore être noyé ou empalé, et il y en a une cinquantaine d’autres qui entraînent la mort. Mais il y a des cas où c’est quelque chose de tout à fait ordinaire, qui ne comporte même pas d’issue fatale.

Il s’était un peu écarté, de sorte que Winston pouvait mieux voir l’objet qui se trouvait sur la table. C’était une cage oblongue de fils métalliques que l’on pouvait tenir par une poignée placée au sommet. Fixé en avant de la cage se trouvait un objet qui ressemblait à un masque d’escrime dont la partie concave serait tournée vers l’extérieur. Bien que cette cage fût placée à trois ou quatre mètres de lui, il pouvait voir qu’elle était divisée dans le sens de la longueur en deux compartiments dans chacun desquels il y avait des créatures. C’étaient des rats.

– Dans votre cas, dit O’Brien, il se trouve que le pire du monde, ce sont les rats.

Une sorte de tremblement avertisseur, une crainte d’il ne savait quoi, avait traversé Winston dès le premier coup d’œil jeté sur la cage. Mais, à ce moment, la signification du masque fixé devant la cage pénétra soudain en lui. Ses entrailles se glacèrent.

– Vous ne pouvez faire cela ! hurla-t-il d’une voix aiguë et cassée. Vous ne pouvez pas ! Vous ne pouvez pas ! C’est impossible !

– Vous rappelez-vous, dit O’Brien, le moment de panique qui survenait toujours dans vos rêves ? Il y avait devant vous un mur d’ombre et, dans vos oreilles, le bruit d’un mugissement. De l’autre côté du mur, il y avait quelque chose de terrible. Vous saviez ce que c’était, et vous reconnaissiez le savoir, mais vous n’osiez tirer cette connaissance jusqu’à la lumière de votre conscience. De l’autre côté du mur, ce qu’il y avait, c’étaient des rats.

– O’Brien, dit Winston en faisant un effort pour maîtriser sa voix, vous savez que ce n’est pas nécessaire, que voulez-vous que je fasse ?

O’Brien ne répondit pas directement. Quand il parla, ce fut d’un ton professoral qu’il affectait parfois. Il regardait pensivement au loin, comme s’il s’adressait à un auditoire, placé quelque part derrière Winston.

– La souffrance par elle-même, dit-il, ne suffit pas toujours. Il y a des cas où les êtres humains supportent la douleur, même jusqu’à la mort. Mais il y a pour chaque individu quelque chose qu’il ne peut supporter, qu’il ne peut contempler. Il ne s’agit pas de courage ni de lâcheté. Quand on tombe d’une hauteur, ce n’est pas une lâcheté que de se cramponner à une corde. Quand on remonte du fond de l’eau, ce n’est pas une lâcheté que de s’emplir les poumons d’air. C’est simplement un instinct auquel on ne peut désobéir. Il en est ainsi pour vous avec les rats. Vous ne pouvez les supporter. Ils constituent une forme de pression à laquelle vous ne pourriez résister, même si vous le désiriez. Vous ferez ce que l’on exige de vous.

– Mais qu’est-ce donc ? Qu’est-ce ? Comment pourrai-je le faire, si je ne sais ce que c’est ?

O’Brien saisit la cage et s’avançant vers la table qui était plus près de Winston, la déposa avec précaution sur le tapis vert. Winston entendait le sang lui bourdonner aux oreilles. Il avait l’impression d’être absolument seul. Il était au centre d’une vaste plaine vide, un désert plat, desséché par le soleil, à travers lequel tous les sons arrivaient de distances infinies. La cage aux rats était cependant à moins de deux mètres de lui. C’étaient des rats énormes. Ils étaient à l’âge où le museau devient grossier et féroce, où le poil gris tourne au brun.

– Le rat, dit O’Brien en s’adressant toujours à son invisible auditoire, est un Carnivore, bien qu’il soit un rongeur. Vous avez dû entendre parler de ce qui se passe dans les quartiers pauvres de la ville. Dans certaines rues, les femmes n’osent, même pour cinq minutes, laisser seul leur bébé dans la maison. Les rats l’attaqueraient certainement. En très peu de temps, ils l’éplucheraient jusqu’aux os. Ils attaquent aussi les malades et les mourants. Ils savent reconnaître, avec une étonnante intelligence, si un homme est impotent.

Il y eut, dans la cage, une explosion de cris perçants. Il sembla à Winston qu’ils lui arrivaient de très loin. Les rats se battaient. Ils essayaient de s’attaquer à travers la cloison. Il entendit aussi un profond gémissement de désespoir. Cela aussi lui parut venir de l’extérieur.

O’Brien prit la cage et pressa quelque chose à l’intérieur. Il y eut un déclic aigu. Winston fit un effort désespéré pour se libérer. C’était impossible. Toutes les parties de son corps, même la tête, étaient immobilisées. O’Brien rapprocha la cage. Elle se trouva alors à moins d’un mètre du visage de Winston.

– J’ai appuyé sur le premier levier, dit O’Brien. Vous comprenez la construction de cette cage. Le masque s’adaptera à votre tête, sans lui laisser aucune échappée. Quand j’appuierai sur cet autre levier, la porte de la cage glissera. Ces brutes affamées s’élanceront comme des balles. Avez-vous déjà vu un rat sauter en l’air ? Ils vous sauteront à la figure et creuseront droit dedans. Parfois ils s’attaquent d’abord aux yeux. Parfois, ils creusent les joues et dévorent la langue.

La cage était plus proche. Elle était fermée à l’intérieur. Winston entendit une succession de cris perçants qui lui parurent provenir d’en haut, au-dessus de sa tête. Mais il lutta furieusement contre sa panique. Réfléchir, même s’il ne restait qu’une demi-seconde, réfléchir était le seul espoir.

La répugnante odeur musquée des brutes lui frappa soudain les narines. Une violente nausée le convulsa et il perdit presque connaissance. Tout était devenu noir. Un moment, il fut un fou, un animal hurlant. Cependant il revint de l’obscurité en s’accrochant à une idée. Il n’y avait qu’un moyen, et un seul, de se sauver. Il devait interposer un autre être humain, le corps d’un autre, entre les rats et lui.

Le cercle du masque était assez grand maintenant pour l’empêcher de voir quoi que ce soit d’autre. La porte de treillis était à deux mains de son visage. Les rats savaient maintenant ce qui allait venir. L’un d’eux faisait des sauts. L’autre, un grand-père squameux d’égout, était dressé, ses pattes roses sur les barres, et reniflait férocement. Winston pouvait voir les moustaches et les dents jaunes. Une panique folle s’empara encore de lui. Il était aveugle, impuissant, hébété.

– C’était une punition fréquente dans la Chine impériale, dit O’Brien plus didactique que jamais.

Le masque se posait sur son visage. Le fil lui frotta la joue. Puis – non, ce n’était pas un soulagement, c’était seulement un espoir, un tout petit bout d’espoir. Trop tard peut-être, trop tard. Mais il avait soudain compris que, dans le monde entier, il n’y avait qu’une personne sur qui il pût transférer sa punition, un seul corps qu’il pût jeter entre les rats et lui. Il cria frénétiquement, à plusieurs reprises :

– Faites-le à Julia ! Faites-le à Julia ! Pas à moi ! Julia ! Ce que vous lui faites m’est égal. Déchirez-lui le visage. Épluchez-la jusqu’aux os. Pas moi ! Julia ! Pas moi !

Il tombait en arrière, dans des profondeurs immenses, loin des rats. Il était encore attaché à la chaise, mais il tombait à travers le parquet, à travers les murs de l’édifice, à travers la terre, les océans, l’atmosphère, dans l’espace sans limite, dans les golfes qui séparaient les étoiles, plus loin, toujours plus loin des rats. Il était à des années-lumière de distance, mais O’Brien était encore debout près de lui. Il sentait encore contre sa joue le contact froid du treillis. À travers l’obscurité qui l’enveloppait, il entendit un autre déclic métallique et comprit que la porte de la cage n’avait pas été ouverte, mais fermée.