George Orwell:1984 - Troisième Partie - Chapitre IV

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George Orwell:1984 - Troisième Partie - Chapitre IV


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Chapitre IV
1984
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Auteur : George Orwell
Genre
roman
Année de parution
1948
De tous les carrefours importants, le visage à la moustache noire vous fixait du regard. Il y en avait un sur le mur d'en face. Big Brother vous regarde, répétait la légende, tandis que le regard des yeux noirs pénétrait les yeux de Winston... Au loin, un hélicoptère glissa entre les toits, plana un moment, telle une mouche bleue, puis repartit comme une flèche, dans un vol courbe. C'était une patrouille qui venait mettre le nez aux fenêtres des gens. Mais les patrouilles n'avaient pas d'importance. Seule comptait la Police de la Pensée.
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Il allait beaucoup mieux. Il devenait chaque jour plus gros et plus fort, s’il était possible de parler de jour. La lumière blanche et le bourdonnement étaient plus que jamais les mêmes, mais la cellule était un peu plus confortable que celles dans lesquelles il s’était trouvé. Il y avait un oreiller et un matelas sur une planche formant lit, et un tabouret pour s’asseoir. On lui avait donné un bain et on lui permettait de se laver assez fréquemment dans une cuvette d’étain. On lui donnait même de l’eau chaude pour se nettoyer. On lui avait donné de nouveaux sous-vêtements et une combinaison propre. On avait pansé son ulcère avec une pommade calmante. Les dents qui lui restaient avaient été enlevées et on lui avait mis un dentier.

Des semaines ou des mois devaient s’être écoulés. Il lui aurait été maintenant possible de tenir le compte des jours s’il avait éprouvé le moindre désir de le faire, car il était maintenant nourri à intervalles qui paraissaient réguliers. On lui donnait, estima-t-il, trois repas en vingt-quatre heures. Il se demandait vaguement parfois si on les lui donnait pendant le jour ou pendant la nuit. La nourriture était très bonne et comportait de la viande un repas sur trois. Il y eut même une fois un paquet de cigarettes. Il n’avait pas d’allumettes, mais le garde silencieux qui lui apportait sa nourriture lui donna du feu. La première fois qu’il essaya de fumer, il fut malade, mais il persévéra et fit longtemps durer son paquet en fumant une moitié de cigarette après chaque repas.

On lui avait donné une ardoise blanche à un coin de laquelle était attaché un bout de crayon. Au début, il ne s’en servit pas. Même réveillé, il était dans une torpeur complète. D’un repas à l’autre, souvent il restait étendu, presque sans bouger, parfois endormi, parfois éveillé et s’abandonnant à de vagues rêveries au cours desquelles ouvrir les yeux était un trop grand effort. Il s’était depuis longtemps habitué à dormir avec une lumière vive sur les yeux. Elle ne le gênait aucunement, mais les rêves étaient plus cohérents. Il rêva beaucoup pendant toute cette période, et c’étaient toujours des rêves heureux.

Il se trouvait dans le Pays Doré. Il était assis au milieu de ruines gigantesques, éclairées par un soleil éclatant, en compagnie de sa mère, de Julia, d’O’Brien. Il ne faisait rien. Il était simplement assis au soleil, à parler de choses paisibles. Les pensées qu’il avait quand il était éveillé concernaient surtout ses rêves. Il semblait avoir perdu le pouvoir de l’effort intellectuel, maintenant que l’aiguillon de la souffrance lui avait été enlevé. Il ne s’ennuyait pas, il n’avait aucun désir de conversation ou de distraction. Être simplement seul, ne pas être battu ou questionné, avoir suffisamment à manger, être propre de la tête aux pieds, c’était tout à fait satisfaisant.

Il en vint graduellement à passer moins de temps à dormir, mais il n’éprouvait encore aucun désir de sortir du lit. Tout ce qui l’intéressait c’était rester calmement étendu et sentir s’amasser les forces en lui. Il se palpait lui-même çà et là pour s’assurer que ce n’était pas une illusion de croire que ses muscles s’arrondissaient et que sa peau se tendait. Finalement, il fut certain qu’il engraissait. Ses cuisses étaient nettement plus grosses que ses genoux.

Ensuite, à regret d’abord, il se mit à faire régulièrement des exercices. En peu de temps, il put parcourir trois kilomètres, qu’il mesurait en arpentant la cellule, et ses épaules courbées se redressèrent. Il essaya des exercices plus difficiles et fut humilié et étonné de découvrir les mouvements qu’il ne pouvait faire. Il ne pouvait accélérer le pas. Il ne pouvait tenir son tabouret à bras tendu. Il ne pouvait rester sur un pied sans tomber. Il s’accroupit sur les talons et constata qu’avec de terribles douleurs aux cuisses et aux mollets, il parvenait tout juste à se mettre debout. Il se coucha à plat ventre et essaya de se relever sur les mains. Ce fut impossible, il ne put se soulever d’un centimètre. Mais après quelques jours (quelques repas de plus), il put réussir même ce mouvement. Il vint un moment où il put le faire six fois de suite. Il se mit à devenir réellement fier de son corps et à caresser l’intermittente certitude que son visage redevenait normal. Ce n’est que lorsqu’il lui arrivait de mettre la main sur son crâne nu qu’il se rappelait le visage couturé, en ruine, qu’il avait regardé dans le miroir.

Son esprit devint plus actif. Assis sur le lit, le dos appuyé au mur, l’ardoise sur les genoux, il entreprit délibérément le travail de se rééduquer.

Il avait capitulé. Il le reconnaissait. En réalité, il le voyait maintenant, il avait été prêt à capituler longtemps avant d’en avoir pris la décision. Dès l’instant où il s’était trouvé à l’intérieur du ministère de l’Amour et, oui, même durant ces minutes au cours desquelles Julia et lui étaient restés impuissants tandis que la voix de fer du télécran leur donnait des ordres, il avait saisi la frivolité, le peu de profondeur de son essai de rébellion contre le pouvoir du Parti.

Il savait maintenant que, depuis sept ans, la Police de la Pensée le surveillait, comme on surveille un hanneton sous une loupe. Il n’y avait aucun acte, aucun mot prononcé à haute voix qu’elle n’eût remarqué, aucune suite d’idées qu’elle n’eût été capable d’inférer. Elle avait même soigneusement replacé le grain de poussière blanchâtre sur la couverture de son journal. On lui avait joué des disques, montré des photographies. Quelques-unes étaient des photographies de Julia et de lui. Oui, même...

Il ne pouvait lutter plus longtemps contre le Parti. En outre, le Parti avait raison. Il devait en être ainsi. Comment pourrait se tromper un cerveau immortel et collectif ? D’après quel modèle extérieur pourrait-on vérifier ses jugements ? La santé était du domaine des statistiques. Apprendre à penser comme ils pensaient était simplement une question d’étude. Mais !...

Entre ses doigts le crayon était épais, peu maniable. Il se mit à écrire les idées qui lui passaient par la tête. Il écrivit d’abord, en grandes majuscules mal faites :

LA LIBERTÉ C’EST L’ESCLAVAGE

puis, presque sans s’arrêter, il écrivit en dessous :

DEUX ET DEUX FONT CINQ.

Puis il y eut une sorte de contrainte. Son esprit, comme s’écartant par pudeur d’une idée, paraissait incapable de se concentrer. Il savait qu’il connaissait ce qui suivrait mais, pour le moment, ne pouvait s’en souvenir. Il retrouva la mémoire de ce qu’était cette idée, mais par un raisonnement conscient. Les mots ne vinrent pas d’eux-mêmes. Il écrivit :

DIEU C’EST LE POUVOIR.

Il acceptait tout. Le passé pouvait être modifié. Le passé n’avait jamais été modifié. L’Océania était en guerre contre l’Estasia. L’Océania avait toujours été en guerre contre l’Estasia. Jones, Aaronson et Rutherford étaient coupables des crimes dont ils étaient accusés. Il n’avait jamais vu la photographie qui réfutait l’accusation. Elle n’avait jamais existé. Il l’avait inventée. Il se souvenait d’avoir eu dans sa mémoire des faits qui se contredisaient, mais c’étaient des souvenirs faux, des produits d’autosuggestion. Combien tout était facile ! Il n’y avait qu’à se rendre et le reste suivait... C’était comme de nager contre un courant qui vous envoie rouler en arrière quel que soit l’effort fourni, puis de décider que l’on va se retourner et nager dans le sens du courant au lieu de s’y opposer. Seule, votre propre attitude changeait. Ce qui devait arriver arrivait de toute façon. Il savait à peine pourquoi il s’était jamais révolté. Tout était facile, sauf !...

Tout pouvait être vrai. Ce qu’on appelait lois de la nature n’était qu’absurdités. La loi de la gravitation n’avait pas de sens. « Si je le désirais, avait dit O’Brien, je pourrais m’envoler de ce parquet et flotter comme une bulle de savon. »

Winston étudia cette phrase. S’il pense qu’il flotte au-dessus du parquet et si, en même temps, je pense que je le vois flotter, c’est qu’il flotte.

Soudain, comme un bout d’épave immergée rompt la surface de l’eau, une pensée éclata dans son esprit. « Il ne flotte pas réellement. Nous l’imaginons. C’est de l’hallucination. »

Il repoussa volontairement l’idée. L’erreur était évidente. Elle supposait que quelque part, en dehors de soi, il y avait un monde réel dans lequel des choses réelles se produisaient. Mais comment pourrait-il y avoir un tel monde ? Quelle connaissance avons-nous des choses hors de notre propre esprit ? Tout ce qui se passe est dans l’esprit. Quoi qu’il arrive dans l’esprit arrive réellement.

Il n’eut aucune difficulté à réfuter l’erreur et il n’y avait aucun danger qu’il y succombât. Il se rendit compte, néanmoins, qu’elle n’aurait jamais dû se présenter à lui. L’esprit doit entourer d’un mur sans issue toute pensée dangereuse. Le processus doit être automatique, instinctif. En novlangue, cela s’appelle arrêtducrime.

Il s’exerça à l’arrêtducrime. Il soumettait à son esprit des propositions : « Le Parti dit que la terre est plate », « le Parti dit que la glace est plus lourde que l’eau », et s’entraînait à ne pas voir ou ne pas comprendre les arguments qui les contredisaient. Ce n’était pas facile. Il y fallait un grand pouvoir de raisonnement et d’improvisation. Les problèmes arithmétiques qui découlaient d’un axiome comme « deux et deux font cinq » étaient hors de la portée de son intelligence. Il fallait aussi une sorte d’athlétisme de l’esprit, le pouvoir tantôt de faire l’usage le plus délicat de la logique, tantôt d’être inconscient des erreurs de logique les plus grossières. La stupidité était aussi nécessaire que l’intelligence et aussi difficile à atteindre.

Une part de son esprit se demandait pendant ce temps quand on le tuerait. « Tout dépend de vous-même », avait dit O’Brien. Mais il savait qu’il n’y avait aucun acte conscient par quoi il aurait pu en rapprocher l’instant. Ce pouvait être dans dix minutes ou dans dix ans. On pouvait l’interner pendant des années. On pouvait l’envoyer dans un camp de travail. On pouvait le relâcher pour quelque temps, comme on le faisait parfois. Il était parfaitement possible qu’avant qu’il fût tué soit joué, de nouveau, le drame de son arrestation et de son interrogatoire.

La seule chose certaine était que la mort ne venait jamais quand on l’attendait. La tradition – la tradition non exprimée, mais que l’on connaissait d’une façon ou d’une autre, bien qu’on n’en entendît jamais parler –, était qu’on vous fusillait par-derrière, toujours à la nuque, sans avertissement, tandis que vous longiez un corridor pour passer d’une cellule à l’autre.

Un jour – mais « un jour » n’était pas l’expression exacte... il n’était pas moins vraisemblable que ce fût au milieu de la nuit –, une fois, il tomba dans une rêverie étrange et heureuse.

Il longeait le corridor et attendait la balle. Il savait que, d’un instant à l’autre, elle viendrait. Tout était arrangé, aplani, concilié. Il n’y avait plus de doute, plus d’argumentation, plus de souffrance, plus de crainte. Il était en bonne santé et fort. Il marchait avec aisance avec une joie du mouvement et la sensation de marcher au soleil. Il ne se trouvait plus dans les étroits couloirs blancs du ministère de l’Amour. Il se trouvait dans l’immense paysage ensoleillé, d’un kilomètre, au long duquel il avait cru marcher au cours d’un délire provoqué par des drogues. Il était dans le Pays Doré. Il marchait dans le sentier qui traversait l’ancien pâturage tondu par les lapins. Il pouvait sentir sous ses pieds le court gazon élastique et, sur son visage, la douce chaleur du soleil. Au bout du champ, les ormeaux se balançaient faiblement et, quelque part plus loin, se trouvait la rivière où, sous les saules, dans des étangs verts, flottaient des poissons d’or.

Il fut soudain frappé d’horreur. Son épine dorsale se mouilla de sueur. Il s’était entendu crier tout haut :

« Julia ! Julia ! Julia, mon amour ! Julia ! »

L’hallucination de sa présence s’était, un instant, entièrement emparée de lui. Il lui avait semblé que Julia n’était pas seulement avec lui, mais en lui. C’était comme si elle faisait partie de la texture de sa peau. Il l’avait, à ce moment, beaucoup plus aimée qu’il ne l’avait jamais fait quand ils étaient ensemble, et libres. Il savait aussi que, quelque part, elle était encore vivante et avait besoin de son aide.

Il se recoucha et essaya de se calmer. Combien d’années avait-il ajouté à sa servitude par ce moment de faiblesse ? Il entendrait bientôt le piétinement des bottes au-dehors. Le Parti ne laisserait pas impuni un tel éclat. Il savait maintenant, s’il ne l’avait déjà su, que le pacte passé avec lui était déchiré.

Il obéissait au Parti, mais il haïssait toujours le Parti. Il avait, auparavant, caché un esprit hérétique sous un masque de conformité. Maintenant, il avait reculé d’un pas. Il s’était soumis en esprit, mais il avait espéré garder inviolé le fond de son cœur. Il savait qu’il était dans l’erreur, mais il préférait être dans l’erreur. Ils comprendraient cela, O’Brien le comprendrait. Tout était confessé dans ce seul cri stupide.

Il lui faudrait tout recommencer. Cela pourrait durer des années. Il se passa la main sur le visage, pour essayer de se familiariser avec sa nouvelle forme. Dans les joues, il y avait des sillons profonds. Les pommettes paraissaient aiguës, le nez aplati. En outre, après l’épisode du miroir, on lui avait donné un dentier complet. Il n’était pas facile de garder un visage impénétrable quand on ne savait pas à quoi ressemblait son visage. En tout cas, la seule maîtrise des traits ne suffisait pas. Pour la première fois de sa vie, il comprit que lorsque l’on désirait garder un secret on devait aussi se le cacher à soi-même. On doit savoir qu’il est toujours là, mais il ne faut pas, tant que ce n’est pas nécessaire, le laisser émerger dans la conscience sous une forme identifiable. À partir de ce moment, il allait, non seulement penser juste, mais sentir juste, rêver juste. Et pendant ce temps, il garderait sa haine enfermée en lui comme une boule de matière qui serait une part de lui-même et n’aurait cependant aucun lien avec le reste de lui-même, comme une sorte de kyste.

On déciderait un jour de le fusiller. On ne pouvait savoir à quel instant la balle allait vous frapper mais il devait être possible, quelques secondes auparavant, de le deviner. C’était toujours par-derrière, alors qu’on longeait un corridor. Dix secondes suffiraient. En dix secondes, son monde intérieur pourrait se retourner. Et soudain alors, sans un mot prononcé, sans un arrêt de son pas, sans qu’un muscle de son visage ne bouge, le masque serait jeté et, bang ! les batteries de sa haine lanceraient leur décharge.

La haine le remplirait comme une énorme flamme mugissante et, presque instantanément, bang ! partirait la balle. Trop tard, ou trop tôt. Ils auraient fait éclater son cerveau en morceaux avant de pouvoir le reprendre. La pensée hérétique serait impunie et lui, impénitent, à jamais hors de leur atteinte. En le fusillant, ils creuseraient un trou dans leur propre perfection. Mourir en les haïssant, c’était ça la liberté.

Il ferma les yeux. C’était plus difficile que d’accepter une discipline intellectuelle. C’était une question de dégradation, de mutilation personnelle. Il fallait plonger dans la vase la plus putride. Quelle était, de toutes, la chose la plus horrible, la plus écœurante ? Il pensa à Big Brother. L’énorme face (comme il la voyait constamment sur des affiches, il ne l’imaginait jamais que large d’un mètre), l’énorme face à l’épaisse moustache noire dont les yeux avaient l’air de vous suivre, sembla se présenter d’elle-même à son esprit. Quels étaient ses véritables sentiments à l’égard de Big Brother ?

Il y eut sur le palier un lourd piétinement de bottes. La porte d’acier tourna et s’ouvrit avec un bruit métallique. O’Brien entra dans la cellule. Derrière lui venaient l’officier au visage de cire et les gardes en uniforme noir.

– Debout ! dit O’Brien. Venez ici !

Winston se mit debout devant lui. O’Brien lui prit les épaules entre ses mains puissantes et le regarda de près.

– Vous avez pensé à me tromper, dit-il. C’est stupide. Redressez-vous. Regardez-moi en face.

Il s’arrêta et continua sur un ton plus aimable :

– Vous vous améliorez. Intellectuellement, il y a très peu de mal en vous. Ce n’est que par la sensibilité que vous n’avez pas progressé. Dites-moi, Winston, et attention ! pas de mensonge ! Vous savez que je puis toujours déceler un mensonge. Dites-moi, quels sont vos véritables sentiments à l’égard de Big Brother ?

– Je le hais.

– Vous le haïssez. Bon. Le moment est donc venu pour vous de franchir le dernier pas. Il faut que vous aimiez Big Brother. Lui obéir n’est pas suffisant. Vous devez l’aimer !

Il relâcha Winston et le poussa légèrement vers les gardes.

– Salle 101, dit-il.