1. Le rôle du racisme
On considère souvent le nazisme comme étant principalement une théorie du racisme.
Le chauvinisme allemand revendique pour les Allemands une noble ascendance. Ce sont les descendants de la race nordique et aryenne des maîtres, qui réunit tous ceux qui ont contribué au développement de la civilisation humaine. Le Nordique est grand, svelte avec les cheveux blonds et les yeux bleus ; il est intelligent, combattant courageux, héroïque, prêt au sacrifice et animé d'une ardeur faustienne. Le reste de l'humanité n'est que rebut, à peine supérieur à des singes, car, dit Hitler, le fossé qui sépare les êtres humains les plus bas de nos races les plus nobles est plus large que celui existant entre les hommes inférieurs et les singes supérieurs [1]. Il est évident que cette noble race a un juste titre à l'hégémonie mondiale.
Sous cette forme, le mythe nordique sert la vanité nationale ; mais le nationalisme politique n'a rien de commun avec l'égolâtrie et la vanité chauvines. Les nationalistes allemands ne luttent pas pour la domination mondiale parce qu'ils sont de noble ascendance. Les racistes allemands ne dénient pas que ce qu'ils disent des Allemands pourrait être dit avec encore plus de raisons des Suédois ou des Norvégiens. Néanmoins, ils traiteraient ces Scandinaves de fous s'ils osaient adopter la politique qu'ils recommandent pour leur propre nation allemande. En effet, les Scandinaves manquent des deux conditions qu sont à la base de l'esprit allemand d'agression : une population nombreuse et une position géographique stratégiquement avantageuse.
L'affinité linguistique de toutes les langues indo-européennes étaient jadis expliquée par l'hypothèse d'une descendance commune de toutes ces races. Il y a longtemps que l'hypothèse aryenne a été scientifiquement réfutée. La race aryenne est une illusion. L'anthropologie scientifique n'a pas reconnu cette fable [2].
Le premier livre de Moïse nous dit que Noé est l'ancêtre de tous les hommes vivants. Noé eut trois fils. De l'un d'eux, Shem, descendent les anciens Hébreux, le peuple que Moïse délivra de l'esclavage égyptien. Le judaïsme enseigne que toutes les personnes embrassant la religion juive sont les descendants de ce peuple. Il est impossible de prouver cette affirmation ; aucun essai n'a jamais été fait pour le prouver. Aucun document historique ne prouve l'immigration des juifs de Palestine vers l'Europe centrale ou orientale ; d'autre part, il existe des documents sur la conversion de non-juifs européens au judaïsme. Néanmoins cette hypothèses ancestrale est généralement acceptée comme un dogme intangible. Les juifs y restent fidèles parce qu'elle forme un enseignement essentiel de leur religion, d'autres parce qu'elle peut justifier une politique de discrimination contre les juifs. Ceux-ci sont appelés Asiatiques étrangers, parce que, selon cette hypothèse, ils n'ont émigré en Europe qu'il n'y a quelque dix-huit cents ans. Cela explique aussi l'usage du terme de sémites pour désigner le peuple professant la religion juive et ses descendants. Le terme langues sémitiques est utilisé en philologie pour désigner la famille des langues à laquelle appartient l'hébreu, idiome de l'Ancien Testament. Évidemment, c'est un fait que l'hébreu est la langue religieuse du judaïsme, comme le latin est celle du catholicisme et l'arabe celle de l'Islam.
Depuis plus de cent ans, les anthropologues ont étudié les caractéristiques corporelles des diverses races. Le résultat indiscuté de ces recherches scientifiques est que les peuples de race blanche, Européens et descendants non européens d'ancêtres européens émigrés, représentent un mélange des diverses caractéristiques corporelles. On a essayé d'expliquer ce résultat par les mariages entre les membres des races pures primitives. Quoi qu'il en soit, il est certain qu'il n'y a plus aujourd'hui de types purs dans la race blanche.
D'autres efforts ont été faits pour rattacher certains traits corporels — caractéristiques raciales — à des caractéristiques intellectuelles et morales ; tous ces efforts ont également échoué.
Finalement, on a essayé, surtout en Allemagne, de découvrir les caractéristiques physiques d'une prétendue race juive ou sémite par opposition aux caractéristiques des Européens non juifs. Ces enquêtes, elles aussi, ont complètement échoué. Il s'est révélé impossible de différencier anthropologiquement les Allemands juifs de ceux qui ne sont pas juifs. Dans le domaine de l'anthropologie il n'existe ni race juive, ni caractéristiques raciales juives. La doctrine raciale des antisémites prétend être une science naturelle ; mais la source dont elle dérive n'est pas le résultat de l'observation d'un phénomène naturel. C'est d'après la généalogie de la genèse et les dogmes des rabbins que tous les membres de leur communauté religieuse descendent des sujets du roi David.
Des hommes vivant dans certaines conditions acquièrent souvent à la seconde et même quelquefois à la première génération, une conformation physique ou mentale spéciale. C'est évidemment une règle à laquelle il y a beaucoup d'exceptions ; mais très souvent pauvreté ou richesse, milieu urbain ou rural, vie renfermée ou en plein air, montagnes ou plaines, habitudes sédentaires ou travail physique pénible impriment leur marque particulière sur le corps humain. Bouchers et horlogers, tailleurs et bûcherons, acteurs et comptables peuvent souvent être reconnus à leur expression ou à leur constitution physique. Les racistes ignorent intentionnellement ces faits. Cependant, eux seuls peuvent justifier l'origine de ces types que l'on appelle dans le langage de tous les jours aristocratique ou plébéien, type d'officier, d'érudit, type juif.
Les lois promulguées par les nazis pour faire une discrimination contre les juifs et leur descendance n'ont rien à voir avec des considérations raciales proprement dites. Une loi instituant une discrimination contre les individus d'une certaine race devrait commencer par énumérer, avec une exactitude biologique et physiologique, les traits caractéristiques de la race envisagée. Elle devrait ensuite décréter la procédure légale et les formalités nécessaires par lesquelles la présence ou l'absence de ces caractéristiques pourrait être dûment établies pour chaque individu. Les décisions finales valablement exécutées résultant de ces procédures formeraient la base de la discrimination dans chaque cas. Les nazis choisirent une autre méthode. Ils disent, il est vrai, qu'ils ne veulent pas faire de discrimination contre les individus professant la religion juive, mais contre les individus appartenant à la race juive. Le trait légal déterminant de la race juive est, dans ce qu'on appelait la législation raciale de Nuremberg, l'appartenance de l'individu intéressé ou de ses ancêtres à la communauté religieuse du judaïsme. Si une loi prétend viser à instituer une discrimination contre les myopes, mais définit la myopie comme le fait d'être chauve, les personnes se servant de la terminologie généralement acceptée ne l'appelleraient pas une loi contre les myopes, mais une loi contre les chauves. Si les Américains veulent faire une discrimination contre les nègres, ils ne vont pas étudier dans les archives l'affiliation raciale des individus considérés ; ils recherchent dans le corps de l'individu les traces de sang noir. Nègres et blancs diffèrent dans leurs caractéristiques raciales, c'est-à-dire corporelles ; mais il est impossible de distinguer un Allemand juif d'un non juif à l'aide d'une caractéristique raciale.
Les nazis parlent continuellement de la race et de la pureté raciale. Ils présentent leur politique comme la conséquence de l'anthropologie moderne ; mais il est inutile de chercher dans leur politique des considérations raciales. Ils considèrent — à l'exception des juifs et de leurs descendance — tous les blancs parlant allemand comme aryens. Parmi eux, ils ne discriminent pas selon les traits physiques. Selon eux, les individus de langue allemande sont Allemands même s'il est hors de doute qu'ils descendent d'ancêtres slavons, latins ou mogols (magyar ou finno-ougriens). Les nazis ont prétendu qu'ils livraient le combat décisif entre la race nordique des maîtres et les sous-produits de l'humanité. Cependant, pour cette lutte ils étaient alliés avec les Italiens que leurs doctrines raciales décrivent comme une race de métis, et avec les Mongols-Japonais aux yeux bridés, à la peau jaune et aux cheveux noirs. D'autres part, ils méprisent les Nordiques scandinaves qui ne sympathisent pas avec leurs plans de suprématie mondiale. Les nazis se qualifient eux-mêmes d'antisémites, mais ils aident les tribus arabes dans leur lutte contre les Anglais, qu'ils considèrent comme des Nordiques. Les Arabes parlent une langue sémite et les érudits nazis les appellent sémites. Qui, dans les troubles de Palestine, mérite la qualification d'antisémite ?
Le mythe racial lui-même n'est pas un produit allemand, il est d'origine française. Ses fondateurs, spécialement Gobineau, voulaient justifier les privilèges de l'aristocratie française en prouvant la noble origine franque de la noblesse. De là vint en Europe occidentale la croyance erronée, que les nazis reconnaissent aussi, des prétentions des princes et des nobles à la direction politique et aux privilèges de castes. Cependant les nationalistes allemands considèrent le peuple allemand — à l'exception des juifs — comme une race homogène de nobles. ils ne font pas de discriminations à l'intérieur de cette noble race. On ne peut concevoir de plus haut degré de noblesse que la germanité. dans les lois nazies tous les individus de langue allemande sont camarades (Volksgenossen) et comme tels égaux. La seule discrimination que les nazis font parmi les Allemands est fondée sur l'intensité du zèle avec lequel ils font preuve des qualités considérées comme authentiquement allemandes. Tout Allemand non juif — prince, noble ou roturier — a le même droit à servir sa nation et à se distinguer à son service.
Il est vrai que dans les années qui ont précédé la première guerre mondiale, les nationalistes étaient fidèles au préjugé, jadis très répandu en Allemagne, selon lequel les junkers prussiens étaient extraordinairement doués comme chefs militaires. Ce n'est que sous ce rapport que la vieille légende prussienne survécut jusqu'en 1918. Les leçons découlant de l'échec des officiers prussiens dans la campagne de 1806 étaient oubliées depuis longtemps. Personne ne se souciait du scepticisme de Bismarck. Bismarck, lui-même fils d'une mère non aristocrate, observait que la Prusse formait des officiers d'une qualité inégalable jusqu'au grade de commandants de régiment ; mais pour ce qui est des grades supérieures, la race prussienne n'était plus aussi fertile en chefs qu'elles l'avait été à l'époque de Frédéric II [3]. Mais les historiens prussiens avaient célébré les hauts faits de l'armée prussienne jusqu'à ce que tous les critiques fussent réduits au silence. Pangermanistes, catholiques et sociaux-démocrates étaient unis dans leur antipathie pour les junkers arrogants, tout en étant absolument convaincus que ces junkers étaient spécialement doués comme chefs militaires et comme officiers de carrière. On se plaignait de l'exclusion des officiers non aristocratiques de la garde royale et de beaucoup de régiments de cavalerie et du traitement dédaigneux qu'ils infligeaient au reste de l'armée ; mais on n'osait jamais contester aux junkers des qualités militaires supérieures. Même les sociaux-démocrates avaient pleine confiance dans les officiers d'active de l'armée prussienne. La ferme conviction que la guerre aboutirait à une victoire allemande écrasante, générale en 1914 dans toute la nation allemande, était principalement fondée sur une appréciation exagérée du génie militaire des junkers.
On ne remarqua pas que la noblesse allemande, qui, depuis longtemps, avait cessé de jouer un rôle dirigeant dans la vie politique, était à ce moment sur le point de perdre le contrôle de l'armée. Elle n'avait jamais excellé dans les sciences, l'art, la littérature. Dans ces domaines, sa contribution ne pouvait être comparée aux réalisations des aristocrates anglais, français et italiens. Pourtant, dans aucun pays moderne, la situation des aristocrates n'était meilleure ou celle des roturiers plus défavorable qu'en Allemagne. Au sommet de sa vie et de son succès, Goethe écrivait, plein d'amertume : Je ne sais pas quelle est la situation dans les pays étrangers, mais en Allemagne, seuls les nobles peuvent atteindre une certaine perfection universelle et personnelle. Un roturier peut acquérir du mérite, il peut au mieux cultiver son esprit ; mais, quoi qu'il fasse, sa personnalité sort du droit chemin [4]. Néanmoins, ce furent des roturiers et non des nobles qui créèrent les oeuvres qui valurent à l'Allemagne d'être la nation des poètes et des penseurs.
Parmi les auteurs qui formèrent la pensée politique de la nation, il n'y avait pas de nobles. Même les conservateurs prussiens prirent leurs idéologies chez les plébéiens, chez Stahl, Rodbertus, Wagener, Adolf Wagner. Parmi les hommes qui ont développé le nationalisme allemand, on compte à peine un membre de l'aristocratie. Pangermanisme et nazisme sont en ce sens des mouvements bourgeois, comme le socialisme, le marxisme et l'interventionnisme. Dans les rangs de la haute aristocratie, il y avait une pénétration constante d'éléments non aristocratiques.
Il en était de même dans l'armée. Le travail aride dans les bureaux de l'état-major général, dans les services techniques et dans la marine ne convient pas aux goûts et aux désirs des junkers. Beaucoup de postes importants de l'état-major général étaient occupés par des roturiers. La personnalité marquante du militarisme allemand d'avant guerre était l'amiral Tirpitz, qui n'accéda à la noblesse qu'en 1900. Ludendorff, Groener et Hoffmann étaient également roturiers.
Cependant la défaite de la première guerre mondiale détruisit finalement le prestige militaire des junkers. Dans l'armée allemande d'hier il y avait encore beaucoup d'aristocrates dans les hauts postes, parce que les officiers qui avaient reçu leur commission avant la première guerre mondiale, avaient alors atteint le sommet de la hiérarchie ; mais aucune préférence n'était plus donnée aux aristocrates. Parmi les chefs politiques du nazisme il y avait peu de nobles, et les titres de ceux-ci sont souvent même contestables.
Les princes et les nobles allemands, qui ont attaqué constamment libéralisme et démocratie, et qui jusqu'en 1933, ont combattu avec acharnement pour préserver leurs privilèges, se sont complètement soumis au nazisme et acceptaient ses principes égalitaires. On peut en trouver parmi les admirateurs les plus fanatiques du Führer. Des princes du sang tiraient vanité de servir de satellites à des gangsters ayant des charges dans le parti. On peut se demander s'ils agissaient par conviction sincère ou par lâcheté et peur ; mais on ne peut douter que la croyance, commune à beaucoup de membres de l'aristocratie britannique, selon laquelle la restauration des dynasties allemandes changeraient la mentalité de cette nation et son climat politique, soit complètement fausse [5].
Notes
[1] Discours à la réunion du parti de Nuremberg, le 3 septembre 1933. Frankurter Zeitung, 4 septembre 1933.
[2] Houzé, L'Aryen et l'Anthroposociologie (Bruxelles, 1906), p. 3 sq. ; Herz, Rasse und Kultur (3e éd. Leipzig, 1925), p. 102 sq.
[3] Bismarck, op. cit., I, 6.
[4] Goethe, Wilhelm Meister's Lehrjahre, livre V, chap. III.
[5] Le dernier duc souverain de Saxe-Coburg-Gotha, né et élevé en Grande-Bretagne en tant que petit-fils de la reine Victoria, fut le premier prince allemand, qui, bien avant 1933, prit un poste dans le parti nazi.
2. La lutte contre l'esprit juif
Le nazisme veut combattre l'esprit juif ; mais il n'a pas réussi pour autant à définir ses traits caractéristiques. L'esprit juif n'est pas moins mythique que la race juive.
Les premiers nationalistes allemands essaient d'opposer à l'esprit juif les conceptions chrétiennes teutoniques. La combinaison de chrétien et de teutonique est cependant insoutenable. Aucune supercherie d'exégèse ne peut justifier la prétention allemande à une situation préférentielle à l'intérieur du royaume de la chrétienté. Les Évangiles ne mentionnent pas les Allemands. Ils considèrent tous les hommes comme égaux devant Dieu. Celui qui cherche à faire une discrimination non seulement contre les juifs mais aussi contre les descendants chrétiens des juifs n'a pas l'amour des Évangiles. Des antisémites logiques doivent rejeter le christianisme.
Nous n'avons pas besoin de décider si le christianisme lui-même peut ou non être qualifié de juif [1]. En tous cas, le christianisme est parti de la croyance juive. Il reconnaît les dix commandements comme la loi éternelle et l'Ancien Testament comme Écriture Sainte. Les apôtres et les membres de la communauté primitive étaient juifs. On pourrait objecter que le Christ n'était pas d'accord avec l'enseignement des rabbins ; mais le fait demeure que Dieu a envoyé le Sauveur aux juifs et non aux Vandales et que le Saint-Esprit a inspiré des livres en hébreu et en grec, mais non en allemand. Si les nazis étaient prêts à prendre au sérieux leurs mythes raciaux et à y voir davantage qu'un sujet d'éloquence pour les réunions de parti, ils auraient dû extirper le christianisme avec la même brutalité dont ils ont usé contre le libéralisme et le pacifisme. Ils ne s'engagèrent pas dans une telle entreprise, non parce qu'ils la considéraient comme sans espoir mais parce que leur politique n'avait rien à voir avec le racisme.
En vérité, il est étrange que dans un pays où les autorités injuriaient officiellement les juifs en des termes orduriers, qui a mis les juifs hors la loi en raison de leur judaïsme et dans lequel les théorèmes mathématiques, les hypothèses physiques et les procédures thérapeutiques étaient boycottés, si leurs auteurs étaient suspectés de ne pas être aryens, des prêtres continuèrent dans plusieurs milliers d'églises de diverses croyances à célébrer les dix commandements révélés au juif Moïse, comme le fondement de la loi morale. Il est étrange que dans un pays où aucun mot d'un auteur juif ne pouvait être imprimé ni lu, les psaumes et leurs traductions, adaptations et imitations allemandes fussent chantés. Il est étrange que les armées allemandes qui, en Europe orientale, prenaient plaisir à assassiner sauvagement des milliers de femmes et d'enfants juifs sans défense, aient été accompagnées d'aumônier militaires la Bible à la main ; mais le Troisième Reich est plein de telles contradictions.
Évidemment les nazis ne se conforment pas aux enseignements moraux des Évangiles, pas plus que n'importe quels conquérants et guerriers. Le christianisme ne peut pas devenir davantage un obstacle à la politique nazie qu'il ne l'a jamais été pour d'autres agresseurs.
Non seulement le nazisme ne rejette pas explicitement le christianisme, il se présente officiellement comme un parti chrétien. Le vingt-quatrième point de l'INALTÉRABLE Programme du Parti proclamait que le parti est favorable à un christianisme positif sans s'attacher à l'une des différentes églises ou dénominations chrétiennes. Le terme positif signifie sous ce rapport neutralité à l'égard des antagonismes entre les diverses églises et sectes [2].
Beaucoup d'écrivains nazis prennent plaisir, il est vrai, à dénoncer et à railler le christianisme et à tirer des plans pour la création d'une nouvelle religion allemande. Cependant le parti nazi comme tel ne combattait pas le christianisme, mais les églises chrétiennes en tant qu'établissements autonomes et organes indépendants. Son totalitarisme ne pouvait tolérer l'existence d'aucune institution qui ne soit pas complètement soumise à la souveraineté du Führer. Aucun Allemand n'avait le privilège de braver un ordre venant de l'État en se référant à une autorité indépendante. La séparation de l'Église et de l'État est contraire au principe du totalitarisme. Le nazisme doit logiquement aspirer à un retour aux conditions prévalant dans les églises luthériennes allemandes et dans l'union des Églises de Prusse avant la Constitution de Weimar. L'autorité civile était alors également suprême dans l'Église. Le souverain du pays était l'évêque de l'Église luthérienne de son territoire. Le jus circa sacra était sien.
Le conflit entre l'Église catholique a le même caractère. Les nazis ne tolèrent aucun lien entre des citoyens allemands et des étrangers ou des institutions étrangères. Ils dissolvèrent même les Rotary Clubs allemands, parce qu'ils étaient reliés au Rotary International, dont le siège est à Chicago. Un citoyen allemand ne doit fidélité qu'à son Führer et sa nation ; toute espèce d'internationalisme est un mal. Hitler n'aurait pu supporter le catholicisme que si le pape était habitant de l'Allemagne et subordonné à la machine du parti.
Sauf le christianisme, les nazis rejetaient comme juif tout ce qui vient des auteurs juifs. Cette condamnation s'étendait aux écrits de juifs qui, comme Stahl, Lassalle, Gumplowicz et Rathenau, ont contribué à beaucoup d'idées essentielles du système nazi ; mais les nazis disent que l'esprit juif ne se limite pas aux juifs et à leur descendance. Beaucoup d'Aryens ont été imbus de la mentalité juive — par exemple le poète,écrivain et critique Gotthold Ephraim Lessing, le socialiste Frédéric Engels, le compositeur Johannes Brahms, l'écrivain Thomas Mann et le théologien Karl Barth. Eux aussi furent condamnés. Ainsi il y a des écoles de pensée, d'art, de littérature qui sont rejetées comme juives. Internationalisme et pacifisme sont juifs, mais il en est de même des fauteurs de guerre. Libéralisme et capitalisme le sont aussi, comme le socialisme bâtard des marxistes et bolcheviks. Les épithètes juif et occidental sont appliquées aux philosophies de Descartes et de Hume, au positivisme, au matérialisme, au criticisme empirique, aux théories économiques des classiques et du subjectivisme moderne. La musique atonale, le genre opéra italien, les opérettes et la peinture impressionniste sont également juifs. En bref, est juif tout ce que les nazis détestent. Si l'on réunissait tout ce que les divers nazis ont stigmatisé comme juif, on aurait l'impression que toute notre civilisation n'a été que l'oeuvre des juifs.
D'autre part, beaucoup de champions du racisme allemand ont essayé de démontrer que tous les hommes éminents des nations non allemandes étaient des aryens nordiques de souche allemande. L'ex-marxiste Woltmann, par exemple, a découvert des traits germaniques chez Pétrarque, Dante, L'Arioste et Michel-Ange qui tiennent leur génie comme un héritage de leurs ancêtres teutoniques. Woltmann est absolument convaincu avoir prouvé que toute la civilisation européenne, même dans les pays slavons et latins, est l'oeuvre de la race allemande [3].
Ce serait perdre son temps que s'attarder sur de pareilles affirmations. Il suffit de remarquer que les divers représentants du racisme allemand se contredisent les uns les autres en établissant les caractéristiques raciales de la race noble et dans la classification raciale des mêmes individus. Très souvent ils se contredisent eux-mêmes avec ce qu'ils ont écrit ailleurs. En vérité le mythe de la race des maîtres a été élaboré sans aucun soin [4].
Tous les champions nazis répètent avec insistance que marxisme et bolchevisme sont la quintessence de l'esprit juif et que la grande mission historique du nazisme est d'extirper cette peste. Il est vrai que cette attitude n'a pas empêché les nationalistes allemands de coopérer avec les communistes allemands pour saper la République de Weimar ou d'entraîner leurs gardes noirs dans les camps d'artillerie et d'aviation russes de 1923 à 1933 ou — dans la période d'août 1939 à juin 1941 — d'entrer dans une étroite complicité politique et militaire avec la Russie des Soviets. Néanmoins l'opinion publique soutient que nazisme et bolchevisme sont des philosophies — Weltanschauung — irréductiblement opposées. Dans les dernières années, il y a eu de par le monde deux principaux partis politiques : les antifascistes, c'est-à-dire les amis de la Russie (communistes, leurs émules, soi-disant libéraux et progressistes) et les anticommunistes, c'est-à-dire les amis de l'Allemagne (partis de chemises de différentes couleurs, appelés assez improprement fascistes par leurs adversaires). Dans cette période, il y a eu peu de véritables libéraux et démocrates. Beaucoup de ceux qui se sont ainsi qualifiés ont été prêts à soutenir des mesures réellement totalitaires et beaucoup ont loué avec enthousiasme les méthodes russes de dictature.
Le seul fait que les deux groupes se combattent ne prouve pas nécessairement qu'ils diffèrent dans leurs philosophies et leurs principes premiers. Il y a toujours eu des guerres entre des peuples adhérant aux mêmes croyances et philosophies. Les partis de gauche et de droite sont en conflit parce qu'ils visent tous deux au pouvoir suprême. Charles V avait coutume de dire : Moi et mon cousin le roi de France nous entendons parfaitement ; nous nous combattons parce que nous visons le même but ; Milan. Hitler et Staline visent le même but : ils veulent tous deux régner sur les États baltes, la Pologne et l'Ukraine.
Les marxistes ne veulent pas admettre que les nazis sont également socialistes. A leurs yeux le nazisme est le pire des maux du capitalisme. D'autre part, les nazis décrivent le système russe comme le plus médiocre de tous les types d'exploitation et comme une machination diabolique de la juiverie mondiale pour la domination des Gentils. Cependant il est évident que les deux systèmes, allemand et russe, doivent du point de vue économique être considérés comme socialistes. Et il n'y a que le point de vue économique qui compte pour savoir si un parti ou système est socialiste ou non. Le socialisme est et a toujours été considéré comme un système d'organisation économique de la société. C'est le système dans lequel le gouvernement a un contrôle complet de la production et de la distribution. Pour autant que le socialisme existant seulement dans des pays donnés peut être appelé véritable, Russie et Allemagne ont raison de qualifier leurs systèmes de socialistes.
Le fait de savoir si les nazis et les bolcheviks ont raison de se désigner comme partis des travailleurs est une autre question. Le Manifeste communiste dit : Le mouvement prolétarien est le mouvement conscient et indépendant de l'immense majorité et c'est en ce sens que les anciens marxistes avaient coutume de définir un parti de travailleurs. Les prolétaires, expliquent-ils, sont l'immense majorité de la nation ; eux-mêmes et non un gouvernement bienfaisant ou une minorité bien intentionnée, prennent le pouvoir et établissent le socialisme ; mais les bolcheviks ont abandonné ce plan. Une petite minorité se proclame l'avant-garde du prolétariat, s'empare de la dictature, dissout de force le Parlement élu au suffrage universel et gouverne en se fondant sur leurs propres droit et puissance. Évidemment, cette minorité régnante prétend que ses actes servent au mieux l'intérêt général de la multitude et même de toute la société, mais cela a toujours été la prétention des chefs oligarchiques.
Les bolchevistes ont fait un précédent. Le succès de la bande de Lénine a encouragé le clan de Mussolini et les troupes d'Hitler. Fascisme italien et nazisme allemand ont adopté les méthodes politiques de la Russie soviétique [5]. La seule différence entre le nazisme et le bolchevisme est que les nazis avaient une beaucoup plus grande minorité aux élections précédant leur coup d'État que les bolcheviks aux élections russes de l'automne 1917.
Les nazis n'ont pas seulement imité les tactiques bolcheviks pour prendre le pouvoir. Ils ont copié beaucoup plus. Ils ont importé de Russie le système du parti unique et le rôle privilégié de ce parti et de ses membres dans la vie publique, la position suprême de la police secrète, l'organisation à l'étranger de partis affiliés utilisés pour combattre leurs gouvernements nationaux, pour faire du sabotage et de l'espionnage, soutenus par des fonds publics et les services diplomatique et consulaire, l'exécution administrative et l'emprisonnement des adversaires politiques, les camps de concentration, le châtiment infligé aux familles des exilés. Ils ont même emprunté aux marxistes des absurdités comme la façon de s'adresser la parole, camarade du parti (Parteigenosse) tiré du camarade marxiste (Genosse) et l'usage d'une terminologie militaire pour tous les sujets de la vie civile et économique [6]. La question n'est pas de savoir sous quel rapport les deux systèmes sont semblables, mais en quoi ils diffèrent.
On a déjà montré en quoi diffèrent les modèles socialistes de Russie et d'Allemagne [7]. Ces différences ne sont pas dues à une disparité des philosophies de base ; elles sont la conséquence nécessaire des différences entre les situations économiques des deux pays. Le modèle russe est inapplicable en Allemagne, dont la population ne peut vivre en état d'autarcie. Comparé au système capitaliste plus efficace, le modèle allemand semble avoir peu de rendement, mais il est beaucoup plus efficace que le système russe. Les Russes ont un niveau économique très bas, en dépit de la richesse inépuisable de leurs ressources naturelles.
Dans les deux pays il y a inégalité des revenus et des niveaux de vie. Il serait vain de chercher à déterminer si la différence des niveaux de vie entre le camarade du parti Gering et la moyenne des camarades du parti est plus ou moins grande que celle entre le camarade Staline et ses camarades. Le trait caractéristique du socialisme n'est pas l'égalité du revenu, mais le contrôle complet des activités économiques par le gouvernement, le pouvoir exclusif du gouvernement sur l'usage des moyens de production.
Les nazis ne rejettent pas le marxisme parce qu'il aspire au socialisme, mais parce que, selon eux, il prêche l'internationalisme [8]. L'internationalisme de Marx n'était rien d'autre que l'acceptation des idées du XVIIIe siècle sur les causes premières de la guerre : les princes sont avides de se combattre parce qu'ils veulent s'agrandir par la conquête, tandis que les nations libres ne convoitent pas le territoire de leurs voisins ; mais il n'est jamais venu à la pensée de Marx que cette propension à la paix dépend de l'existence d'une société libre de marché. Ni Marx ni son école ne furent jamais capables de saisir le sens des conflits internationaux dans un monde étatique et socialiste. Ils se contentent d'affirmer que dans la Terre promise du socialisme, il n'y aura plus aucun conflit.
Nous avons déjà vu le rôle douteux joué par le problème du maintien de la paix dans le Seconde Internationale. Pour la Russie soviétique, la Troisième Internationale a simplement été un instrument pour sa lutte infatigable contre tous les gouvernements étrangers. Les Soviets sont aussi avides de conquête que n'importe quel conquérant du passé. Ils n'ont pas cédé un pouce des conquêtes antérieures des tsars, sauf quand ils y ont été contraints. Ils ont profité de toutes les occasions pour étendre leur empire. Évidemment, ils ne se servent pas des vieux prétextes de conquête tsaristes ; à cette fin ils ont créé une nouvelle terminologie ; mais cela ne rend pas plus facile le sort des assujettis.
Ce que les nazis visent en réalité, en poursuivant l'esprit juif pour son internationalisme, est la théorie libérale du libre-échange et les avantages mutuels de la division internationale du travail. Les juifs, disent-ils, veulent corrompre l'esprit aryen d'un héroïsme inné par de fallacieuses théories sur les avantages de la paix. Il est difficile de surestimer d'une façon plus inexacte la contribution des juifs à la civilisation moderne. La coopération pacifique entre les nations est certainement davantage que le résultat des machinations juives. Libéralisme et démocratie, capitalisme et commerce international ne sont pas des inventions juives.
Finalement, les nazis appellent juive la mentalité commerciale. Tacite nous informe que les tribus germaniques de son époque considéraient comme maladroit et honteux d'acquérir à la sueur de son front ce que l'on pouvait obtenir en versant le sang. C'est aussi le premier principe moral des nazis. Ils méprisent individus et nations qui cherchent à tirer un bénéfice en servant autrui ; à leurs yeux, le brigandage est la façon la plus noble de gagner sa vie. Werner Sombart a opposé deux types d'êtres humains : les marchands (Händler) et les héros (Helden). Les Anglais sont des marchands, les Allemands des héros ; mais le plus souvent la qualité de marchands est attribuée aux juifs.
Les nazis appellent simplement juif et communiste ce qui est contraire à leurs propres doctrines et principes. Quand dans les territoires occupés ils exécutaient des otages, ils déclaraient toujours qu'ils avaient châtié des juifs et des communistes. Ils traitaient le président des États-Unis de juif et de communiste. Quiconque n'est pas prêt à s'incliner devant eux est de ce fait immanquablement un juif. Dans le dictionnaire nazi, les termes juif et communiste sont synonymes de non-nazi.
Notes
[1] On attribue au pape Pie XI la phrase : Spirituellement nous sommes sémites. G. Seldes, The Catholic Crisis (New-York, 1939), p. 45.
[2] Pour une autre interprétation du terme positif, voir Die Grundlagen des Nationalisozialismus (Leipzig, 1937, p. 59), par l'évêque Alois Hudal, champion catholique notoire du nazisme.
[3] Voir les livres de Woltmann : Politische Anthropologie (Eisenach, 1903) ; Die Germanen und die Renaissance in Italien (Leipzig, 1905) ; Die Germanen in Frankreich (Jena, 1907).
[4] Hertz, op. cit., p. 159 sq.
[5] Peu de personnes se rendent compte que le programme économique du fascisme italien, le stato corporativo ne différait pas du programme du Britisch Guil Socialism tel qu'il a été répandu pendant la première guerre mondiale et les années suivantes par les Anglais les plus éminents et quelques socialistes continentaux. La meilleure exposition de cette doctrine est le livre de Sidney et Beatrice Webb (Lord et Lady Parsfield), A Constitution for the Socialist Commonwealth of Great Britain, publié en 1920. Comparés à ce livre les discours de Mussolini et les écrits des professeurs italiens de l'Economia corporativa semblaient maladroits. Évidemment, ni les socialistes de gauche britanniques, ni les fascistes italiens n'ont fait de tentatives sérieuses pour mettre en application ce programme. Sa réalisation aboutirait au chaos complet. Le régime économique de l'Italie fasciste était une imitation rudimentaire de la Zwangswirtschaft allemande. Voir Mises, Nationalökonomie (Genève, 1940), p. 705-715.
[6] Pour une comparaison des deux systèmes, voir Max Eastman, Stalin's Russia (New-York, 1940), p. 83-94.
[7] Voir p. 91-92.
[8] D'une façon analogue beaucoup d'auteurs chrétiens ne rejettent le bolchevisme que parce qu'il est antichrétien. Voir Berdiaeff, The Origin of Russian Communism (Londres, 1937), p. 217-225.
3. Interventionnisme et discrimination légale contre les juifs
Avant le triomphe du libéralisme, les individus professant une certaine croyance religieuse formaient un ordre, une cause particulière. La croyance déterminait l'appartenance à un groupe qui assignait à chaque membre des privilèges et des incapacités (privilegia odiosa). C'est seulement dans quelques pays que le libéralisme a supprimé cet état des choses. Dans beaucoup de pays européens, dans lesquels sous les autre rapports liberté de conscience, pratique de la religion et égalité de tous les citoyens devant la loi sont garanties, la loi matrimoniale et l'enregistrement des naissances, mariages et décès demeurent séparés pour chaque groupe religieux. L'appartenance à une église ou à une communauté religieuse conserve un caractère légal particulier. Chaque citoyen est tenu d'appartenir à un de ces groupes religieux et il confère cette qualité à ses enfants. L'appartenance et la procédure à observer en cas de changement de foi religieuse sont réglementées par une loi publique. Des dispositions spéciales sont prévues pour les personnes qui ne veulent faire partie d'aucune communauté religieuse. Cet état de choses permet d'établir la foi religieuse d'un homme et de ses ancêtres avec la précision légale et d'une façon aussi indiscutable que la parenté peut être prouvée dans les procès d'héritage.
La portée de ce fait peut être expliquée par opposition aux conditions concernant le rattachement à un groupe linguistique. L'appartenance à un groupe linguistique n'avait jamais eu la qualité de caste [1]. En règle générale, il est impossible d'établir le groupe linguistique auquel appartenaient les ancêtres d'un homme mort. Les seules exceptions sont les ancêtres qui furent d'éminentes personnalités, écrivains ou chefs politiques des groupes linguistiques. De plus, il est la plupart du temps impossible d'établir si un homme a changé ou non d'allégeance politique, à quelque moment de son passé. Quiconque parle allemand et affirme être Allemand a rarement besoin de craindre que cette déclaration puisse être réfutée par la preuve écrite que ses parents ou lui-même dans le passé n'étaient pas Allemands. Même un accent étranger ne le trahit pas nécessairement. Dans les pays où la population est mélangée du point de vue linguistique, l'accent et les inflexions de chaque groupe influencent les autres. Parmi les chefs du nationalisme allemand dans les parties orientales de l'Allemagne, en Autriche, Tchécoslovaquie et les autres pays de l'Est il y avait de nombreuses personnes parlant allemand avec un fort accent slavon, hongrois, italien, dont les noms avaient une consonance étrangère, ou qui n'avaient que récemment changé leurs noms d'origine contre des noms allemands. Il y avait de même des membres des troupes d'assaut dont les parents vivants ne comprenaient pas l'allemand. Il arrivait souvent que des frères et soeurs appartinssent à des groupes linguistiques différents. On ne pouvait chercher à faire une discrimination légale contre de tels néophytes parce qu'il était impossible de déterminer les faits d'une façon légalement indiscutable.
Dans une société libre de marché, il n'y a aucune discrimination légale contre quiconque, chacun a le droit d'obtenir dans le système social la place où il peut travailler avec succès et gagner sa vie. Le consommateur et libre de choisir, pourvu qu'il soit prêt à en payer le coût. Un Tchèque ou un Polonais peut préférer acheter plus cher dans une boutique tenue par un Slave au lieu d'acheter meilleur marché et mieux dans une boutique tenue par un Allemand. Un antisémite peut renoncer à être guéri d'une vilaine maladie en employant le médicament juif Salvarsan et avoir recours à un remède moins efficace. C'est en ce pouvoir arbitraire que consiste ce que les économistes appellent la souveraineté du consommateur.
Interventionnisme signifie discrimination forcée, qui favorise les intérêts d'une minorité de citoyens aux dépens de la majorité. Cependant la discrimination peut aussi être employée dans une communauté démocratique. Divers groupes minoritaires forment une alliance et par là une majorité afin d'obtenir des privilèges pour chacun. Par exemple, dans un pays, les producteurs de blé, les éleveurs de bétail et les vignerons forment un parti d'agriculteurs ; ils réussissent à obtenir une discrimination contre les concurrents étrangers et avantagent ainsi chacun des trois groupes. Le coût du privilège accordé aux vignerons pèse sur le reste de la communauté — y compris les éleveurs et les producteurs de blé — et ainsi de suite pour chacun des autres.
Quiconque voit les faits sous cet angle — et logiquement on ne peut pas les voir sous un autre angle — se rend compte que les arguments mis en avant pour une soi-disant politique de production sont insoutenables. Un groupe minoritaire seul ne pourrait obtenir un tel privilège parce que la majorité ne l'admettrait pas ; mais si tous les groupes de la minorité ou un nombre suffisant d'entre eux obtiennent un privilège, chaque groupe qui n'obtient pas un privilège plus précieux que les autres, est lésé. Le triomphe politique de l'interventionnisme est dû à la méconnaissance de cette vérité évidente. Le peuple favorise discrimination et privilèges parce qu'il ne se rend pas compte qu'il est lui-même consommateur et qu'il doit payer la note. Dans le cas du protectionnisme, par exemple, il croit que seuls les étrangers contre lesquels sont dirigés les droits d'importation, sont atteints. Il est vrai que les étrangers sont lésés, mais il ne sont pas les seuls : les consommateurs qui doivent payer des prix plus élevés souffrent en même temps qu'eux.
Actuellement, partout où il y a des minorités juives — et dans tous les pays les juifs ne sont qu'une minorité — il est aussi facile d'instituer une discrimination légale contre eux que contre des étrangers, parce que la qualité de juif peut être établie d'une façon légalement valable. La discrimination contre cette minorité impuissante peut paraître très raisonnable ; elle semble favoriser les intérêts des non-juifs. On ne se rend pas compte que certainement elle heurte aussi les intérêts des non-juifs. Si l'on barre aux juifs l'accès d'une carrière médicale, les intérêts des médecins non juifs s'en trouvent favorisés, mais les intérêts du malade sont lésés. Leur liberté de choisir le médecin dans lequel ils ont confiance est limitée. Ceux qui ne veulent pas consulter un médecin juif n'y gagnent rien, mais ceux qui veulent le consulter subissent un préjudice.
Dans la plupart des pays européens, il est techniquement possible de faire une discrimination légale contre les juifs et leurs descendants. De plus, cela est politiquement possible parce que les juifs constituent généralement de faibles minorités dont les votes ne comptent pas beaucoup dans les élections. Finalement, cela est considéré comme raisonnable d'un point de vue économique à une époque où l'intervention étatique pour la protection du producteur le moins efficace contre les concurrents plus efficaces et meilleur marché est considéré comme une politique avantageuse. L'épicier non juif demande : "Pourquoi ne pas me protéger moi aussi ? Vous protégez l'industriel et l'agriculteur contre les étrangers produisant de la meilleure qualité et à un moindre coût ; vous protégez le travailleur contre la concurrence de la main-d'oeuvre d'immigration ; vous devez me protéger contre la concurrence de mon voisin l'épicier juif".
La discrimination n'est pas nécessairement liée avec la haine ou une antipathie pour ceux auxquels elle est appliquée. Les Suisses et les Italiens ne haïssent pas les Américains ou les Suédois ; ils discriminent néanmoins contre les produits américains ou suédois. On déteste toujours ses concurrents. Mais pour le consommateur, les étrangers qui le ravitaillent ne sont pas des concurrents, mais des fournisseurs. Le médecin non juif peut avoir de l'aversion pour son concurrent juif ; mais il demande l'exclusion des juifs de la profession médicale précisément parce que beaucoup de patients non juifs non seulement ne haïssent pas les médecins juifs, mais les préfèrent à beaucoup de médecins non juifs et leur donnent leur clientèle. Le fait que les lois raciales nazies infligeaient de lourdes pénalités pour les rapports sexuels entre juifs et aryens n'indique pas l'existence d'une haine entre ces deux groupes. Il ne serait pas nécessaire de préserver des personnes qui haïraient ces relations sexuelles. Cependant, dans une étude consacrée aux problèmes politiques du nationalisme et du nazisme, nous n'avons pas besoin de traiter des questions de pathologie sexuelle. L'étude des complexes d'infériorité et de la perversion sexuelle responsables des lois raciales de Nuremberg et des bestialités sadiques se manifestant par le meurtre et la torture de juifs, est du domaine de la psychiatrie.
Dans un monde où l'on a compris le sens d'une économie de marché et où l'on défend une politique du consommateur, il n'y a aucune discrimination légale contre les juifs.
Quiconque déteste les juifs peut dans un tel monde éviter de donner sa clientèle à des commerçants, des médecins et des juristes juifs. Par contre, dans un monde interventionniste, seul un miracle peut empêcher à la longue une discrimination légale contre les juifs. La politique consistant à protéger le producteur national moins efficace contre le producteur étranger plus efficace, l'artisan contre l'industriel, la petite boutique contre le grand magasin et les magasin à succursales multiples serait incomplète si elle ne protégeait pas l'aryen contre le juif.
Plusieurs décades de propagande antisémite intense n'ont pas réussi à empêcher les Allemands aryens d'acheter dans des boutiques tenues par des juifs, de consulter des médecins et des juristes juifs et de lire des oeuvres d'écrivains juifs. Ce n'est pas par inadvertance qu'ils ont donné leur clientèle à des juifs : les concurrents aryens avaient soin de leur répéter que ces personnes étaient juives. Quiconque voulait se débarrasser de ses concurrents juifs ne pouvait compter sur une prétendue haine des juifs ; il dut demander contre eux une discrimination légale.
Une telle discrimination n'est pas le résultat du nationalisme ou du racisme. Comme le nationalisme c'est, fondamentalement, la conséquence de l'interventionnisme et de la politique favorisant le producteur le moins efficace aux dépens du consommateur.
Presque tous les écrivains traitant du problème de l'antisémitisme ont essayé de démontrer que les juifs ont, d'une façon ou d'une autre, par leur conduite ou leurs attitudes, suscité l'antisémitisme. Même des auteurs juifs et des adversaires non juifs de l'antisémitisme partagent cette opinion ; ils cherchent aussi les fautes des juifs conduisant les non-juifs à l'antisémitisme. Mais si l'on devait réellement trouver la cause de l'antisémitisme dans des traits distinctifs des juifs ces propriétés devraient être des mérites et vertus extraordinaires qui classeraient les juifs dans l'élite de l'humanité. Si les juifs eux-mêmes sont à blâmer parce que ceux dont l'idéal est la guerre perpétuelle et les effusions de sang, ceux qui adorent la violence et sont avides de détruire la liberté, les considèrent comme les adversaires les plus dangereux pour leurs efforts, ce doit être parce que les juifs sont au premier rang des champions de la liberté, de la justice et de la coopération pacifique entre les nations. Si les juifs ont attiré par leur conduite la haine des nazis, c'est sans aucun doute parce que ce qui était grand et noble dans la nation allemande, toutes les oeuvres immortelles du passé allemand, étaient ou accomplies par des juifs ou en accord avec l'esprit juif. Puisque les partis qui cherchent à détruire la civilisation moderne et à retourner à la barbarie ont placé l'antisémitisme en tête de leur programme, cette civilisation est apparemment une création des juifs. On ne peut rien dire de plus flatteur d'un individu ou d'un groupe si ce n'est que l'ennemi mortel de la civilisation a de bonnes raisons de les persécuter.
La vérité est que tandis que les juifs sont l'objet de l'antisémitisme, leur conduite et leurs qualités n'ont pas joué un rôle décisif pour susciter et répandre sa version moderne. Le fait qu'ils forment partout une minorité pouvant être définie légalement d'une façon précise rend tentant, dans une époque interventionniste, de faire une discrimination contre eux. Les juifs ont évidemment contribué à la formation de la civilisation moderne ; mais cette civilisation n'est ni d'une façon complète, ni d'une façon prédominante leur oeuvre. Paix et liberté, démocratie et justice, raison et pensée ne sont pas spécifiquement juives. Beaucoup de choses, en bien et en mal, se passent sur la terre sans que les juifs y participent. Les antisémites exagèrent grossièrement quand ils voient dans les juifs les principaux représentants de la culture moderne et les rendent seuls responsables du fait que le monde a changé depuis les invasions barbares [2].
Au moyen âge, païens, chrétiens et mahométans persécutèrent les juifs à cause de leur religion. Ce motif a perdu beaucoup de sa force et n'est plus valable que pour un nombre relativement restreint de catholiques et de fondamentalistes qui rendent les juifs responsables de la propagation de la libre pensée. Ceci est également une idée fausse. Ni Hume, ni Kant, ni Laplace, ni Darwin n'étaient juifs. La critique la plus élevée de la Bible fut développée par des théologiens protestants [3]. Les rabbins juifs s'y sont opposés catégoriquement pendant de nombreuses années.
Libéralisme, capitalisme et économie de marché ne sont pas non plus des oeuvres juives. Il Y a ceux qui essaient de justifier l'antisémitisme en dénonçant les juifs comme capitalistes et champions du laissez-faire. D'autres antisémites — souvent les mêmes — blâment les juifs d'être communistes. Ces accusations contradictoires s'annulent l'une l'autre ; mais c'est un fait que la propagande anticapitaliste a pour beaucoup contribué à la popularité de l'antisémitisme. Des esprits simples ne saisissent pas le sens de termes abstraits comme capital et exploitation, capitalistes et exploiteurs ; ils leurs ont substitué les termes juiverie et juifs. Cependant, même si les juifs étaient plus impopulaires qu'ils ne le sont réellement, il n'existerait pas de discrimination contre eux s'ils ne formaient pas une minorité facile à distinguer légalement du reste de la population.
Notes
[1] Nous pouvons négliger quelques essais occasionnels, faits dans l'ancienne Autriche, pour conférer un statut légal au caractère linguistique d'un homme.
[2] Nous traitons ici de la situation en Europe centrale et occidentale et en Amérique. Les choses sont différentes dans plusieurs parties de l'Europe orientale. Là, la civilisation moderne fut effectivement l'oeuvre prédominance des Juifs.
[3] L'évêque Hudal appelle David Friedrich Strauss, figure marquante du criticisme allemand, un non-aryen (op. cit., p. 23). Cela n'est pas exact ; Strauss n'avait aucun ancêtre juif (voir sa biographie par Th. Ziegler, I, 4-6). D'autre part, les autres catholiques nazis disent qu'Ignace de Loyola, fondateur de la Société de Jésus, était d'origine juive (Seldes, op. cit., p. 261). Il n'existe aucune preuve de cette affirmation.
4. Le coup de poignard dans le dos
La fin de la première guerre mondiale exposait d'une manière criante le coeur de la doctrine nationaliste allemande. Ludendorff, idole des nationalistes, dut lui-même avouer que la guerre était perdue, que le Reich avait subi une défaite écrasante. La nouvelle de cet échec n'était pas prévue par la nation. Depuis plus de quatre ans, le gouvernement avait dit au peuple crédule que l'Allemagne était victorieuse. Sans aucun doute, les armées allemandes avaient occupé presque tout le territoire belge et plusieurs départements français, tandis que les armées alliées ne tenaient que quelques kilomètres carrés du territoire allemand. Les armées allemandes avaient conquis Bruxelles, Varsovie, Belgrade et Bucarest. Russie et Roumanie avaient été contraintes de signer des traités dictés par l'Allemagne. Regardez une carte, disaient les hommes d'État allemand, si vous voulez voir qui est vainqueur. La marine britannique, se vantaient-ils, a été balayée de la mer du Nord et se tapit dans ses ports ; la flotte marchande britannique était une proie facile pour les sous-marins allemands. Les Anglais étaient affamés. La crainte des zeppelins empêchaient les Londoniens de dormir. L'Amérique ne pouvait pas sauver les alliés ; les Américains n'avaient pas d'armée et s'ils en avaient eu une, ils auraient manqué de navires pour l'envoyer en Europe. Les généraux allemands ont prouvé leur ingéniosité : Hindenburg, Ludendorff et Mackensen valaient les plus grands chefs du passé ; et dans l'armée allemande chacun était un héros, surtout les pilotes intrépides et les équipages stoïques des sous-marins.
Et maintenant, l'effondrement ! Quelque chose d'horrible et d'effrayant, dont la seul explication ne pouvait être que la trahison. Une fois de plus un traître avait, d'une cachette sûre, tendu une embuscade au vainqueur. Une fois de pus, Hagen avait assassiné Siegfried. L'armée victorieuse avait été poignardée dans le dos. Tandis que les Allemands combattaient l'ennemi, des adversaires intérieurs avaient poussé le peuple à se soulever dans la rébellion de novembre, ce crime le plus infamant de tous les âges. Ce n'était pas le front mais l'intérieur qui avait lâché. Les coupables n'étaient ni les soldats ni les généraux, mais les faiblards du gouvernement civil et du Reichstag qui n'avaient pas su mater la révolte.
Ce fut pour les aristocrates, les officiers et les notables nationalistes que la honte et la contrition furent les plus fortes lors des événements de novembre 1918 ; en effet, beaucoup d'entre eux s'étaient à ce moment comportés d'une façon qu'ils durent très rapidement considérer eux-mêmes comme scandaleuse. Sue les bateaux de guerre, plusieurs officiers avaient essayé d'arrêter les mutins, mais presque tous les autres officiers avaient cédé à la révolution. Vingt-deux trônes allemands furent brisés sans aucun essai de résistance. Des dignitaires de la cour, des aides de camp, des officiers de service et des gardes du corps acquiescèrent tranquillement quand furent détrônés des princes à qui ils avaient juré fidélité personnelle jusqu'à la mort. L'exemple jadis donné par les gardes suisses, qui moururent pour Louis XVI et Marie-Antoinette, ne fut pas imité. Il n'y eut pas la moindre trace du Parti de la Patrie et des nationalistes quand les masses prirent d'assaut les châteaux des différents rois et ducs.
Ce fut un soulagement pour la propre estime de ces âmes désemparées quand quelques généraux et chefs nationalistes trouvèrent une justification et une excuse : c'était l'oeuvre des juifs. L'Allemagne était victorieuse sur terre, sur les mers et dans les airs, amis les juifs ont frappé dans le dos ses forces victorieuses. Quiconque osait réfuter cette légende était lui-même dénoncé comme juif ou comme un suppôt des juifs. Aucun argument rationnel ne put ébranler la légende. Elle a été pulvérisée, chacun de ses points a été réfuté par des preuves écrites ; une quantité écrasante de documents a servi à sa réfutation, mais en vain.
Il faut se rendre compte que la nationalisme allemand n'essayé de survivre à la défaite de la première guerre mondiale qu'au moyen de la légende du coup de poignard dans le dos. Sans elle, les nationalistes auraient été contraints d'abandonner leur programme, uniquement fondé sur la thèse de la supériorité militaire de l'Allemagne. Afin de conserver ce programme, il était indispensable de pouvoir dire à la nation : Nous avons donné une nouvelle preuve de notre invincibilité ; mais nos victoires ne nous ont pas apporté le succès parce que les juifs ont saboté le pays. Si nous éliminons les juifs, nos victoires nous apporteront leur juste récompense.
Jusque-là, l'antisémitisme n'avait joué qu'un rôle effacé dans la structuration des doctrines nationalistes allemandes. C'était un simple à-côté, non une question politique. Les efforts pour faire une discrimination contre les juifs provenaient de l'interventionnisme comme le nationalisme ; mais ils ne formaient pas une partie vitale du nationalisme politique allemand. maintenant l'antisémitisme devenait le point central de la croyance nationaliste, sa principale préoccupation. telle était sa signification en politique intérieure, et très vite elle acquit une importance égale dans les affaires extérieures.
5. L'antisémitisme comme facteur de politique internationale
C'est une bien étrange constellation de forces politiques que celle qui transforma l'antisémitisme en un facteur important des affaires mondiales.
Dans les années qui suivirent la première guerre mondiale, le marxisme se répandit triomphalement sur tous les pays anglo-saxons. En Angleterre, l'opinion publique tomba sous le charme des doctrines néo-marxistes sur l'impérialisme, selon lesquelles les guerres ne sont menées qu'en vue des intérêts égoïstes de la classes des capitalistes. Les intellectuels et les partis de gauche étaient assez honteux de la participation de l'Angleterre à la guerre mondiale. Ils étaient convaincus qu'il était moralement injuste et politiquement inopportun d'obliger l'Allemagne à payer des réparations et à limiter ses armements. Ils étaient fermement résolus à ne plus laisser l'Angleterre faire la guerre. Ils fermaient exprès les yeux devant chaque fait désagréable qui pourrait affaiblir leur croyance naïve dans la toute-puissance de la Société des nations. Ils surestimaient l'efficacité des sanctions et de mesures comme la mise de la guerre hors la loi par le pacte Briand-Kellog. Ils soutenaient dans leur pays une politique de désarmement qui rendait l'Empire britannique presque sans défense dans un monde se préparant infatigablement à la guerre.
Mais en même temps, les mêmes gens demandaient au gouvernement anglais et à la Société des Nations de faire échec aux aspirations des puissances dynamiques et de sauvegarder par tous les moyens — sauf la guerre — l'indépendance des petites nations. Ils s'abandonnèrent à un langage violent contre le Japon et l'Italie ; mais ils encouragèrent pratiquement par leur opposition aux armements et leur pacifisme inconditionnel, la politique impérialiste de ces pays. Ils contribuèrent au rejet par la Grande-Bretagne des propositions du secrétaire Stimson en vue d'arrêter l'expansion japonaise en Chine. Ils firent échouer le plan Hoare-Laval, qui aurait au moins laissé indépendante une partie de l'Abyssinie ; mais ils ne levèrent pas le petit doigt quand l'Italie occupa tout le pays. Ils ne changèrent pas de politique quand Hitler s'empara du pouvoir et se mit immédiatement à préparer les guerres qui devaient rendre l'Allemagne toute-puissante d'abord sur le continent européen, puis dans le monde entier. Ils pratiquèrent la politique de l'autruche en face de la situation la plus sérieuse à laquelle l'Angleterre eut jamais à faire face [1].
Les partis de droite ne différaient pas dans leur principe de ceux de gauche. Ils étaient seulement plus modérés dans leurs déclarations et désireux de trouver un prétexte rationnel à la politique d'inactivité et d'indolence à laquelle la gauche acquiesçait de gaieté de coeur et sans penser à l'avenir. Ils se consolaient en espérant que l'Allemagne ne se préparait pas à attaquer la France, mais seulement à combattre la Russie soviétique. C'étaient là des désirs qui refusaient de tenir compte des plans qu'Hitler avait exposés dans Mein Kampf. La gauche s'irrita. Nos réactionnaires, criait-elle, aident Hitler parce qu'ils placent leurs intérêts de classe au-dessus du bien-être de la nation. Pourtant l'encouragement qu'Hitler recevait d'Angleterre ne provenait pas tellement des sentiments antisoviétiques de quelques membres des classes supérieures, que de l'état des armements britanniques, dont la gauche était encore plus responsable que la droite. La seule façon d'arrêter Hitler aurait été de consacrer des sommes considérables au réarmement et de retourner au service obligatoire. Toute la nation britannique, et pas seulement l'aristocratie était fortement opposée à de telles mesures. Dans ces conditions, il n'était pas déraisonnable qu'un petit groupe de lords et de riches bourgeois essaie d'améliorer les relations entre les deux pays. Évidemment c'était un plan sans espoir de succès. On ne pouvait détourner les nazis de leurs buts par des discours réconfortants d'Anglais en vue. La répugnance populaire de l'Angleterre vis-à-vis des armements et du service obligatoire était un facteur important dans les plans nazis, mais la sympathie d'une douzaine de lords ne jouait aucun rôle. Ce n'était pas un secret que l'Angleterre serait incapable, à la déclaration d'une nouvelle guerre, d'envoyer immédiatement en France un corps expéditionnaire de sept divisions, comme elle l'avait fait en 1914 ; que la Royal Air Force était numériquement de beaucoup inférieure à la Luftwaffe, ou que même la marine britannique était moins redoutable qu'en 1914-1918. Les nazis savaient très bien que beaucoup d'hommes politiques d'Afrique du Sud étaient opposés à ce que le dominion participe à une nouvelle guerre et ils étaient en relations étroites avec les partis antibritanniques aux Indes, en Égypte et dans les pays arabes.
Le problème qui se posait à la Grande-Bretagne était simplement le suivant : est-il conforme à l'intérêt de la nation de permettre à l'Allemagne de conquérir tout le continent européen ? Le grand dessein d'Hitler était de conserver l'Angleterre neutre à tout prix, jusqu'à ce que la conquête de la France, de la Pologne, de la Tchécoslovaquie et de l'Ukraine soit achevée. La Grande-Bretagne lui rendrait-elle ce service ? Quiconque répondait à cette question par la négative ne devait pas parler, mais agir ; mais les hommes politiques adoptèrent l'attitude de l'autruche.
Étant donné l'état de l'opinion publique britannique, la France aurait dû comprendre qu'elle était isolée et qu'elle devait parer par elle-même au danger nazi. Les Français savent peu de choses de la mentalité et de la situation politique allemandes. Cependant, quand Hitler s'empara du pouvoir, tous les hommes politiques français auraient dû se rendre compte que le point principal de ses plans était l'anéantissement de la France. Évidemment, les partis de gauche français partageaient les préjugés, illusions et erreurs de la gauche britannique ; mais il y avait en France un groupe nationaliste influent qui s'était toujours méfié de l'Allemagne et avait soutenu une énergique politique anti-allemande. Si, en 1933 et dans les années suivantes, les nationalistes français avaient sérieusement exigé des mesures destinées à empêcher le réarmement allemand, ils auraient eu l'appui de toute la nation, à l'exception des communistes intransigeants. L'Allemagne avait commencé à se réarmer sous la République de Weimar. Néanmoins, ni en 1933, ni dans les années suivantes, elle n'était prête pour une guerre contre la France. Elle eût été obligée de céder à une menace française ou de tenter une guerre sans chance de succès. A cette époque il était encore possible d'arrêter les nazis avec des menaces. Et même si la guerre en était résultée, la France eût été assez forte pour gagner.
Mais alors se produisit quelque chose d'étonnant et d'inattendu. Ces nationalistes qui, depuis plus de soixante ans, avaient été fanatiquement anti-allemands, qui avaient traité avec mépris tout ce qui était allemand et qui avaient toujours réclamé une politique énergique contre la République de Weimar, changèrent brusquement d'attitude. Ceux qui avaient dénigré comme juifs tous les efforts faits pour améliorer les relations franco-allemandes, qui avaient attaqué comme des machinations juives les plans Dawes et Young et l'accord de Locarno et qui avaient soupçonné la Société des Nations d'être une institution juive, se mirent soudain à sympathiser avec les nazis. Ils refusèrent de reconnaître qu'Hitler voulaient détruire la France une fois pour toutes. Hitler, insinuaient-ils, est moins un ennemi de la France que des juifs ; comme ancien combattant, il sympathise avec les anciens combattants français. En outre, disaient-ils, Hitler ne réarme que pour lutter contre le bolchevisme juif. Le nazisme est le bouclier de l'Europe contre l'assaut de la juiverie mondiale et de ses principaux représentants, les bolchevistes. Les juifs veulent pousser la France dans une guerre contre les nazis ; mais la France est assez sage pour ne pas tirer les marrons du feu pour les juifs. La France ne veut pas se sacrifier pour les juifs.
Ce n'était pas la première fois dans l'histoire de France que les nationalistes plaçaient leur antisémitisme au-dessus de leur patriotisme. Dans l'affaire Dreyfus, ils combattirent avec acharnement pour laisser un officier traître échapper au châtiment, tandis qu'un juif innocent languissait en prison.
On a dit que la nazis avaient corrompus les nationalistes français. Peut-être quelques politiciens français touchèrent-ils réellement quelques pots-de-vin ; mais cela a peu d'importance politique. Les journaux et périodiques antisémites avaient une vaste diffusion ; ils n'avaient pas besoin des subsides allemands. Hitler quitta la Société des nations, annula les clauses de désarmement du traité de Versailles, il occupa la zone démilitarisée du Rhin ; il suscita des tendances antifrançaises en Afrique du Nord. Pour la plus grande partie, les nationalistes français ne critiquèrent ces actes que pour en attribuer tout le blâme à leurs adversaires politiques en France ; c'étaient eux qui étaient responsables, parce qu'ils avaient adoptés une attitude hostile au nazisme.
Hitler envahit alors l'Autriche. Sept ans plus tôt, la France s'était vigoureusement opposée à un plan d'union douanière austro-allemande ; mais le gouvernement français s'empressa de reconnaître l'annexion violente de l'Autriche. A Munich — en coopération avec la Grande-Bretagne et l'Italie — elle força la Tchécoslovaquie à céder aux prétentions allemandes. Quand Mussolini, poussé par Hitler, proclama les aspirations italiennes sur la Savoie, Nice, la Corse et Tunis, les objections nationalistes furent présentées avec timidité. Aucun Démosthène ne se leva pour avertir la nation contre Philippe ; mais si un nouveau Démosthène s'était présenté, les nationalistes l'auraient dénoncé comme le fils d'un rabbin ou un neveu de Rothschild.
Il est vrai que la gauche française ne s'est pas non plus opposée aux nazis et sous ce rapport, elle ne différa pas de ses amis anglais ; mais cela n'est pas une excuse pour les nationalistes. Leur influence était assez grande pour imposer en France une énergique politique antinazie ; mais pour eux, toute proposition de résister sérieusement à Hitler était une forme de trahison juive.
Il faut reconnaître que la nation française voulait la paix et était prête à éviter la guerre, même au prix d'un sacrifice, mais là n'était pas la question. L'Allemagne préparait ouvertement une guerre pour l'anéantissement complet de la France, il n'y a aucun doute que cela était dans les intentions des nazis. Dans ces conditions, la seule politique appropriée eût été de contrecarrer à tout prix les plans de Hitler. Quiconque introduisait les juifs dans la discussion des relations franco-allemandes perdait de vue le salut de la nation. Qu'Hitler fût un ami ou un adversaire des juifs était sans rapport avec le problème. L'existence de la France était en jeu. Cela seul devait entrer en considération et non le désir des commerçants ou des médecins français de se débarrasser de leurs concurrents juifs.
Ce fut la faute de l'antisémitisme si la France n'arrêta pas à temps les efforts de Hitler, si elle négligea longtemps ses préparatifs militaires et si, finalement, quand la guerre ne pouvait plus être évitée, elle n'était pas prête au combat. Les antisémites français ont bien servi Hitler. Sans eux, la nouvelle guerre aurait pu être évitée ou au moins livrée dans des conditions beaucoup plus favorables.
Quand la guerre survint, elle fut stigmatisée par la droite française comme une guerre pour les juifs et par les communistes français comme une guerre pour le capitalisme. L'impopularité de la guerre paralysait les chefs militaires. Elle freina le travail dans les usines d'armement. D4un point de vue militaire les choses, en juin 1940, n'étaient pas pires qu'au début septembre 1914 et moins défavorables qu'en septembre 1870. Gambetta, Clemenceau ou Briand n'auraient pas capitulé, Georges Mandel non plus ; mais Mandel était un juif et ne pouvait donc être choisi comme chef politique. Alors l'incroyable arriva : la France désavoua son passé, qualifia de juifs les souvenirs les plus glorieux de son histoire et salua la perte de son indépendance politique comme une révolution nationale et un retour à son véritable esprit.
Non seulement en France, mais dans le monde entier, l'antisémitisme fit de la propagande pour le nazisme. L'effet destructeur de l'interventionnisme et de ses tendances vers la discrimination fut tel que beaucoup de personnes devinrent incapables d'apprécier des problèmes de politique étrangère sous un point de vue autre que leur désir de discrimination contre des concurrents heureux. L'espoir d'être débarrassé d'un concurrent juif les fascinait au point de leur faire oublier tout le reste, l'indépendance de la nation, la liberté, la religion, la civilisation. Il existait et il existe des partis pro-nazis dans le monde entier. Chaque pays d'Europe a ses Quislings. Des Quislings commandaient des armées dont le devoir était de défendre leur pays. Ils capitulaient ignominieusement ; ils collaboraient avec les envahisseurs ; ils avaient l'audace d'appeler leur trahison pur patriotisme. Les nazis avaient un allié dans chaque ville ou village où il y a un homme aspirant à se débarrasser d'un concurrent juif. L'arme secrète de Hitler est le penchant antijuif de nombreux millions de commerçants, épiciers, juristes, professeurs, écrivains.
La guerre actuelle n'aurait jamais eu lieu sans l'antisémitisme. Seul l'antisémitisme permit aux nazis de ranimer la foi du peuple allemand dans l'invincibilité de son armée et d'engager ainsi l'Allemagne de nouveau dans une politique d'agression et de lutte pour l'hégémonie. Seule la croyance antisémite d'une bonne partie de l'opinion publique française empêcha la France d'arrêter Hitler quand il pouvait encore être arrêté sans guerre. Et ce fut l'antisémitisme qui aida les armées allemandes à trouver dans tous les pays européens des hommes prêts à leur ouvrir les portes.
L'humanité a vraiment payé cher l'antisémitisme.
Note
[1] Une manifestation étonnante de cette mentalité est contenue dans le livre de Bertrand Russel, Which way to Peace, publié en 1936. Une critique destructrice de la politique étrangère du parti travailliste est fournie par l'éditorial The Obscurantists, dans Nineteenth Century and After, n° 769 (mars 1941), p. 209-229.