Ludwig von Mises:Le Gouvernement omnipotent - chapitre 1

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Ludwig von Mises:Le Gouvernement omnipotent - chapitre 1


Anonyme


chapitre 1 - Le libéralisme allemand
Le Gouvernement omnipotent
Omnipotent Government: The Rise of the Total State and Total War
OmnipotentGovernment2.gif
Auteur : Ludwig von Mises
Genre
histoire, philosophie
Année de parution
1944
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Index des livres
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1. L'ancien régime et le libéralisme

C'est une erreur fondamentale de croire que le nazisme est une renaissance ou une continuation des politiques et des mentalités de l'ancien régime ou une manifestation de l'esprit prussien. Rien dans le nazisme ne suit le fil des idées et des institutions de la vieille histoire allemande. Ni le nazisme, ni le pangermanisme dont le nazisme descend et dont il représente l'évolution logique, ne tirent leur origine du prussianisme de Frédéric Guillaume Ier ou de Frédéric II dit le Grand. Pangermanisme et nazisme n'ont jamais eu l'intention de reprendre la politique des électeurs de Brandebourg et des quatre premiers rois de Prusse. Ils ont quelquefois décrit comme le but de leurs efforts le retour au paradis perdu de la vieille Prusse ; mais ce n'était que de la propagande à l'usage d'un public qui a le culte des héros du passé. Le programme du nazisme ne vise pas à la restauration du passé mais à la création de quelque chose de nouveau et de sans précédent.

Le vieil État prussien de la maison des Hohenzollern a été complètement détruit par les Français sur les champs de bataille d'Iéna et d'Auerstaedt (1806). L'armée prussienne a capitulé à Prenzlau et Ratkan, les garnisons des forteresses et citadelles les plus importantes se sont rendues sans tirer un coup de feu. Le roi chercha refuge auprès du Tsar, dont seule la médiation put préserver le royaume. Mais le vieil État prussien était intérieurement brisé bien avant sa défaite militaire ; il était depuis longtemps décomposé et vermoulu quand Napoléon lui donna le coup de grâce. Car l'idéologie sur laquelle il était basé avait perdu tout son pouvoir ; elle avait été désagrégée par l'assaut des idées nouvelles du libéralisme.

Comme tous les autres princes et ducs qui avaient établi leur règne souverain sur les débris du Saint Empire romain germanique, les Hohenzollern considéraient aussi leur territoire comme la propriété de leur famille, dont ils essayaient d'agrandir les frontières par la violence, la ruse et des pactes de famille. La population habitant à l'intérieur de leurs possessions était composée de sujets qui devaient obéir aux ordres. Ils étaient les dépendances du sol, la propriété du seigneur, qui avait le droit de les traiter ad libitum. Leur bonheur et leur bien-être n'entraient pas en ligne de compte.

Évidemment le roi s'intéressait au bien-être matériel de ses sujets ; mais cet intérêt n'était pas fondé sur la croyance que le but du gouvernement civil était de rendre les peuples prospères. De telles idées auraient semblé absurdes en Allemagne au XVIIIe siècle. Le roi cherchait à augmenter la richesse de la paysannerie et des citadins parce que leurs revenus étaient la source dont provenait son revenu. Il ne s'intéressait pas au sujet mais au contribuable. Il voulait tirer de l'administration du pays les moyens d'accroître son pouvoir et sa splendeur. Les princes allemands enviaient les richesses de l'Europe occidentale, qui fournissaient aux rois de France et de Grande-Bretagne les fonds nécessaires à l'entretien d'armées et de marines puissantes. Ils encourageaient le commerce, les échanges, les mines et l'agriculture afin d'élever les revenus publics. Cependant les sujets étaient simplement des pions dans le jeu des seigneurs.

Mais l'attitude de ces sujets changea considérablement à la fin du XVIIIe siècle. D'Europe occidentale, des idées nouvelles commencèrent à pénétrer en Allemagne. Le peuple, habitué à obéir aveuglément à l'autorité de droit divin des princes, entendit pour la première fois les mots liberté, droit de disposer de soi-même, droits de l'homme, parlement, constitution. Les Allemands apprenaient à saisir la signification de mots d'ordre dangereux.

Aucun Allemand n'a en rien contribué à l'élaboration du grand système de la pensée libérale, qui a transformé la structure de la société et remplacé le règne des rois et des maîtresses royales par le gouvernement du peuple. Les philosophes, économistes et sociologues qui l'ont développé pensaient et écrivaient en anglais ou en français. Au XVIIIe siècle, ces Allemands ne réussirent même pas à faire des traductions lisibles de ces auteurs anglais, écossais ou français. Ce que la philosophie idéaliste allemande a produit dans ce domaine est pauvre en vérité, comparé à la pensée contemporaine anglaise et française. Mais les intellectuels allemands saluaient avec enthousiasme les idées occidentales de liberté et de droits de l'homme. La littérature classique allemande en est imbue et les grands compositeurs allemands mettaient en musique des vers chantant les louanges de la liberté. Les poèmes, les pièces et les autres écrits de Frédéric Schiller sont du début à la fin un hymne à la liberté. Chaque mot de Schiller était un coup porté au vieux système politique de l'Allemagne ; ses oeuvres étaient accueillies avec ferveur par presque tous les Allemands qui lisaient des livres ou fréquentaient le théâtre. Ces intellectuels n'étaient évidemment qu'une minorité. Livres et théâtres étaient choses méconnues des masses. C'étaient les pauvres serfs des provinces de l'est, c'étaient les habitants des pays catholiques qui ne parvenaient que lentement à se libérer de l'emprise étroite de la contre-réforme. Même dans les régions occidentales plus avancées et dans les villes, il y avait encore beaucoup d'illettrés. Ces masses ne s'intéressaient à aucune controverse politique ; elles obéissaient aveuglément, parce qu'elles vivaient dans la crainte de la punition en enfer, dont l'église les menaçait et dans la peur encore plus grande de la police. Elles étaient en dehors de la civilisation et de la vie culturelle allemandes ; elles ne connaissaient que leur dialecte régional, et pouvaient à peine converser avec un homme qui ne parlait que l'allemand littéraire ou un autre dialecte. Mais le nombre de ces arriérés allait toujours en décroissant. Prospérité économique et instruction se répandaient d'année en année. Des individus de plus en plus nombreux atteignaient un niveau de vie qui leur permettait de se soucier d'autre chose que du vivre et du couvert et d'employer leurs loisirs à quelque chose de plus relevé que la boisson. Quiconque vit de la misère et se joint à la communauté des hommes civilisés devient un libéral. A part le petit groupe des princes et de leur suite aristocratique, tout individu intéressé par les discussions politiques était libéral. A cette époque il n'y avait en Allemagne que des libéraux ou des indifférents ;mais les rangs des indifférents s'éclaircissaient continuellement tandis que les rangs des libéraux devenaient plus serrés.

Tous les intellectuels sympathisaient avec la Révolution française. Ils méprisaient le terrorisme des Jacobins mais approuvaient vivement ce grand bouleversement. Ils virent en Napoléon l'homme qui sauvegarderait et complèterait ces réformes et — comme Beethoven — se détournèrent de lui aussitôt qu'il trahit la liberté et se fit empereur.

Jamais auparavant aucun mouvement spirituel ne s'était emparé de tout le peuple allemand et jamais auparavant il n'avait été uni dans ses sentiments et ses idées. En fait le peuple, qui parlait allemand et qui était sujet des princes d'Empire, des prélats, des comtes et des patriciens urbains, devint une nation, la nation allemande, par l'adhésion aux idées nouvelles venant de l'Ouest. A ce moment seulement naquit ce qui n'avait jamais existé auparavant : une opinion publique allemande, un public allemand, une littérature allemande, une patrie allemande. Les Allemands commencèrent alors à comprendre la signification des anciens auteurs qu'ils avaient lus à l'école. Ils conçurent alors l'histoire de leur nation comme quelque chose de plus que la lutte des princes pour la terre et les revenus. Les sujets de plusieurs centaines de petits seigneurs devinrent allemands par l'acceptation des idées occidentales.

L'esprit nouveau secoua les fondations sur lesquelles les princes ont construit leurs trônes : la loyauté traditionnelle et la soumission des sujets qui étaient prêts à accepter le règne despotique d'un groupe de familles privilégiées. Les Allemands rêvaient à ce moment d'un État allemand avec gouvernement parlementaire et droits de l'homme. Ils ne se souciaient pas des États allemands existants. Ces Allemands qui se qualifiaient eux-mêmes de patriotes, le nouveau terme importé de France, méprisaient ces sièges de gouvernement et d'abus despotiques. Ils détestaient les tyrans. ET ils détestaient plus encore la Prusse parce qu'elle apparaissait comme la menace la plus forte, et donc la plus dangereuse, pour la liberté allemande.

Le mythe prussien, que les historiens prussiens du XIXe siècle façonnèrent avec un audacieux mépris des faits, voudrait nous faire croire que Frédéric II était considéré par ses contemporains comme leur représentant : le champion de la grandeur de l'Allemagne, protagoniste de l'ascension de l'Allemagne vers l'unité et la puissance, le héros national. Rien ne peut être plus éloigné de la réalité. Les campagnes militaires du roi soldat étaient aux yeux de ses contemporains des luttes pour accroître les possessions de la maison de Brandebourg, qui ne concernaient que la dynastie. ils admiraient ses talents stratégiques mais ils détestaient les brutalités du système prussien. Quiconque louait Frédéric à l'intérieur des frontières de son royaume le faisait par nécessité, pour échapper à la colère d'un prince qui tirait une vengeance sévère de tout adversaire. Quand on le louait en dehors de la Prusse, c'était pour déguiser les critiques contre ses propres seigneurs. Les sujets des petits princes trouvaient dans cette ironie le moyen le moins dangereux de dénigrer leurs petits Nérons ou Borgias. Ils glorifiaient ses succès militaires mais s'estimaient heureux parce qu'ils n'étaient pas à la merci de ses caprices et de ses cruautés. Ils n'approuvaient Frédéric que dans la mesure où il combattait leurs propres tyrans.

A la fin du XVIIIe siècle l'opinion publique en Allemagne était aussi unanimement opposée à l'ancien régime qu'elle l'était en France à la veille de la Révolution. Le peuple allemand voyait avec indifférence l'annexion de la rive gauche du Rhin, les défaites de l'Autriche et de la Prusse, la dissolution du saint Empire et la création de la Confédération du Rhin. Ils saluaient les réformes imposées aux gouvernements de leurs États par l'ascendant des idées françaises. Ils admiraient Napoléon comme général et homme d'état exactement comme il avaient admiré auparavant Frédéric de Prusse. Les Allemands ne commencèrent à détester les Français — comme les sujets français de l'Empereur — que lorsqu'ils en arrivèrent à être fatigués de guerres interminables et coûteuses. Quand la Grande Armée fut défaite en Russie, le peuple ne s'intéressa aux campagnes qui mirent fin à la carrière de Napoléon que parce qu'il espérait que sa chute conduirait à la création d'un gouvernement parlementaire. Les événements ultérieurs dissipèrent cette illusion, l'esprit révolutionnaire se développa lentement, et conduisit à la révolution de 1848.

On a affirmé qu'on pouvait trouver les origines du nationalisme actuel et du nazisme dans les écrits des romantiques, dans les pièces de Heinrich von Kleist et dans les chansons politiques qui accompagnèrent la lutte finale contre Napoléon. Cela est aussi une erreur. Les oeuvres factices des romantiques, les sentiments pervertis des pièces de Kleist, et la poésie patriotique des guerres de libération n'eut pas une influence appréciable sur le public ; et les essais philosophiques et sociologiques des auteurs qui recommandaient un retour aux institutions médiévales étaient considérés comme abstrus. On ne s'intéressait pas au Moyen Âge mais aux activités parlementaires occidentales. On lisait les livres de Goethe et de Schiller, mais non ceux des romantiques, on allait aux pièces de Schiller mais non à celles de Kleist. Schiller devint le poète préféré de la nation ; dans son amour enthousiaste de la liberté les Allemands trouvèrent leur idéal politique. La célébration du centenaire de Schiller fut la démonstration politique la plus impressionnante qui eut jamais lieu en Allemagne. La nation allemande était unie dans son adhésion aux idées de Schiller, aux idées libérales.

Tous les efforts faits pour faire déserter aux Allemands la cause de la liberté échouèrent. Les enseignements de ses adversaires n'eurent aucun effet. C'est en vain que la police de Metternich combattit la montée du libéralisme.

Ce n'est que dans les dernières années du XIXe siècle que l'emprise des idées libérales fut ébranlée, ce qui fut l'oeuvre des doctrines de l'étatisme. L'étatisme — nous aurons à la traiter plus tard — est un système d'idées socio-politiques qui n'avaient pas de contre-partie dans l'histoire et qui n'étaient pas liées aux anciennes façons de penser quoiqu'il puisse avec quelque justification être appelé néo-mercantilisme, eu égard au caractère technique des politiques qu'il recommande.

2. La faiblesse du libéralisme allemand

Vers le milieu du XIXe siècle les Allemands s'intéressant aux questions politiques étaient unis dans leur adhésion au libéralisme. Pourtant la nation allemande ne réussit pas à secouer le joug de l'absolutisme et à établir la démocratie et un gouvernement parlementaire. Quelle en fut la raison ?

Comparons d'abord les conditions de l'Allemagne avec celles de l'Italie qui était dans une situation analogue. L'Italie aussi était d'esprit libéral, mais les libéraux italiens étaient impuissants. L'armée autrichienne était assez forte pour écraser tout soulèvement révolutionnaire. Une armée étrangère tint le libéralisme italien en échec, d'autres armées étrangères libérèrent l'Italie de ce contrôle. A Solférino, à Königsgrätz et sur les rives de la Marne, les Français, les Prussiens, et les Anglais livrèrent des batailles qui rendirent l'Italie indépendante des Habsbourgs.

De même que le libéralisme italien ne pouvait se mesurer à l'armée autrichienne, de même le libéralisme allemand était incapable de lutter avec les armées de l'Autriche et de la Prusse. L'armée autrichienne était surtout composée de soldats non allemands. L'armée prussienne avait évidemment surtout des hommes de langue allemande dans ses rangs ; les Polonais, les autres Slaves et les Lithuaniens n'étaient qu'une minorité ; mais un grand nombre de ces hommes parlant un des dialectes allemands étaient recrutés dans les couches de la société qui ne s'étaient pas encore éveillées à la politique. Ils provenaient des provinces de l'est et de la rive occidentale de l'Elbe. Ils étaient pour la plupart illettrés et peu familiarisés avec la mentalité des intellectuels et des citadins. Ils n'avaient jamais entendu parler des idées nouvelles ; ils avaient grandi avec l'habitude d'obéir au Junker qui exerçait le pouvoir exécutif et judiciaire dans leur village, à qui ils devaient impôts et corvée (travail légal non payé) et que la loi considérait comme leur souverain légitime. Ces serfs virtuels n'étaient pas capables de désobéir à un ordre de tirer sur le peuple. Le chef suprême de l'armée prussienne pouvait avoir confiance en eux. Ces hommes et les Polonais formaient les détachements qui écrasèrent la révolution prussienne de 1848.

Telles étaient les conditions qui empêchèrent les libéraux allemands de mettre leurs actions en accord avec leurs paroles. Ils étaient forcés d'attendre jusqu'à ce que les progrès de la prospérité et de l'instruction amènent ces populations arriérées dans les rangs du libéralisme. Ils étaient donc convaincus que la victoire du libéralisme devait venir. Le temps travaillait pour eux ; mais hélas ! les événements trahirent leur attente. C'était le destin de l'Allemagne qu'avant la réalisation de ce triomphe du libéralisme, le libéralisme et les idées libérales soient renversées — non seulement en Allemagne mais partout — par d'autres idées, qui pénétrèrent de nouveau en Allemagne venant de l'Ouest. Le libéralisme allemand n'avait pas encore rempli sa tâche quand il fut défait par l'étatisme, le nationalisme et le socialisme.

3. L'armée prussienne

L'armée prussienne qui se battit dans les batailles de Leipzig et de Waterloo était très différente de l'armée que Frédéric Guillaume Ier avait organisée et que Frédéric II avait commandée pendant trois grandes guerres. Cette vieille armée prussienne avait été brisée et détruite dans la campagne de 1806 et n'avait jamais revécu.

L'armée prussienne du XVIIIe siècle était composée d'hommes précipités dans le service, brutalement dressés au fouet et rassemblés par une discipline barbare. Ils étaient surtout des étrangers. Les rois préféraient des étrangers à leurs propres sujets. Ils croyaient que leurs sujets pouvaient être plus utiles au pays en travaillant et en payant des impôts qu'en servant dans l'armée. En 1742, Frédéric se fixa comme règle que l'infanterie devrait se composer de deux tiers d'étrangers et d'un tiers de Prussiens. Déserteurs des armées étrangères, prisonniers de guerre, criminels, vagabonds, trimardeurs et individus, que les racoleurs avaient enlevés par la ruse ou la violence, formaient la plus grande partie des régiments. Les soldats étaient prêts à profiter de toute occasion pour s'enfuir. C'est pourquoi prévenir la désertion était le principal souci de la conduite des affaires militaires. Frédéric II commence son traité principal de stratégie, ses Principes Généraux sur la Conduite de la Guerre, par l'exposition de quatorze règles sur la manière d'empêcher la désertion. Les considérations tactiques et même stratégiques devaient être subordonnées au souci de prévenir la désertion. Les troupes ne pouvaient être employées qu'en ordre serré. On ne pouvait envoyer des patrouilles. La poursuite stratégique d'un ennemi défait était impossible. Les marches et attaques de nuit, les bivouacs près des forêts étaient strictement évités. Les soldats avaient l'ordre de se surveiller constamment l'un l'autre en temps de paix comme en temps de guerre. Les civils étaient contraints, sous la menace des peines les plus lourdes, de barrer la route aux déserteurs, de les saisir et de les livrer à l'armée.

Les officiers pourvus du brevet d'officier étaient en principe des nobles dans cette armée. Parmi eux, il y avait aussi beaucoup d'étrangers ; mais le plus grand nombre appartenait à la classe prussienne des Junkers. Frédéric II répète sans cesse dans ses écrits que les roturiers ne sont pas aptes à recevoir le brevet d'officier, parce que leur esprit est orienté vers le profit et non vers l'honneur. Quoique la carrière militaire fût très profitable, puisque le commandant d'une compagnie touchait un revenu relativement élevé, une grande partie de l'aristocratie terrienne s'opposait à ce que ses fils entrassent dans la carrière des armes. Les rois avaient l'habitude d'envoyer leurs policiers enlever les fils des propriétaires nobles pour les placer dans leurs écoles militaires. L'instruction donnée dans ces écoles dépassait à peine celle d'une école primaire. Les hommes dotés d'une instruction plus poussés étaient très rares dans les rangs des officiers prussiens [1].

Une telle armée ne pouvait combattre et — avec un commandement capable — vaincre qu'aussi longtemps qu'elle rencontrait des armées de structure analogue. Elle se dispersa comme des fétus de paille quand elle eut à combattre les forces de Napoléon.

Les armées de la Révolution française et du Premier Empire étaient recrutées dans le peuple. C'étaient des armées d'hommes libres et non des rebus de racoleurs. Leurs chefs ne craignaient pas la désertion. C'est pourquoi ils pouvaient abandonner les tactiques traditionnelles des mouvements en avant en lignes déployées et de feux de salves non ajustés. Ils pouvaient adopter une nouvelle méthode de combat, c'est-à-dire combattre en files et en escarmouches. La nouvelle structure de l'armée entraîna une nouvelle tactique, puis une nouvelle stratégie contre lesquelles la vieille armée prussienne se révéla impuissante.

L'exemple français servit de modèle pour l'organisation de l'armée prussienne dans les années 1808-1813. Elle était basée sur le principe du service obligatoire pour tous les hommes physiquement aptes. La nouvelle armée supporta l'épreuve des guerres 1813-1815. En conséquence, son organisation demeura sans changement pendant un demi-siècle. Comment cette armée aurait-elle combattu dans une autre guerre contre un agresseur étranger ? nous ne le saurons jamais ; cette épreuve lui fut épargnée. Mais une chose est hors de doute et fut prouvée par les événements de la Révolution de 1848 : on ne pouvait compter que sur une partie de l'armée dans une lutte contre le peuple, l'adversaire intérieur du gouvernement et une guerre impopulaire d'agression ne pouvait être tentée avec ces soldats.

Dans la répression de la Révolution de 1848, seuls les régiments de la garde royale, dont les hommes étaient choisis pour leur fidélité au roi, la cavalerie et les régiments recrutés dans les provinces orientales, avaient pu être considérés comme absolument sûrs. L'armée recrutée dans l'ouest, la milice (Landwehr) et les réservistes de beaucoup des régiments de l'est étaient plus ou moins gagnés par les idées libérales.

Les hommes de la garde et de la cavalerie devaient faire trois années de service actif, contre deux dans les autres corps de l'armée. A cause de cela, les généraux concluaient que deux années étaient un délai trop court pour transformer un civil en un soldat absolument loyal à son roi. Ce qu'il fallait pour sauvegarder le système politique de la Prusse, avec son absolutisme royal exercé par les Junkers, était une armée prête à combattre — sans poser de questions — contre quiconque était désigné à son attaque par ses chefs. Cette armée — l'armée de Sa Majesté et non une armée du Parlement ou du peuple — aurait eu pour devoir de réprimer tout mouvement révolutionnaire à l'intérieur de la Prusse ou des États plus petits de la Confédération germanique ou de repousser des invasions possibles venant de l'ouest qui pourraient forcer les princes allemands d'accorder des constitutions et d'autres concessions à leurs sujets. Dans l'Europe de 1850, où l'empereur des Français et le premier ministre britannique, Lord Palmerston, affichaient ouvertement leurs sympathies pour les mouvements populaires menaçant les intérêts des rois et des aristocrates, l'armée de la maison des Hohenzollern était le rocher de bronze au milieu de la marée montante du libéralisme. rendre cette armée sûre et invincible ne signifiait pas seulement protéger les Hohenzollern et leurs partisans aristocratiques ; c'était plus encore sauver la civilisation de la menace de la révolution et de l'anarchie. Telle était la philosophie de Frédéric Jules Stahl et des Hégéliens de droite, telles étaient les idées des historiens prussiens de l'école historique Kleindeutsche, telle était la mentalité du parti militaire à la cour du roi Frédéric Guillaume IV. Le roi était évidemment d'une nervosité maladive et chaque jour le rapprochait de la complète incapacité mentale ; mais les généraux, conduits par le général von Roon et soutenus par le prince Guillaume, frère du roi et son héritier présomptif au trône, étaient pleinement lucides et poursuivaient leur but avec ténacité.

le succès partiel de la révolution avait abouti à l'institution d'un Parlement prussien. Mais ses prérogatives étaient si réduites qu'il ne pouvait empêcher le commandant en chef de prendre les mesures qui semblaient indispensables à ce dernier pour faire de l'armée un instrument plus sûr entre les mains de ses chefs.

Les experts étaient absolument convaincus que deux ans de service actif suffisaient pour la formation militaire de l'infanterie. Non pour des raisons de technique militaire, mais par suite de considérations purement politiques le roi prolongea le service actif pour l'infanterie de ligne de deux ans à deux ans et demi en 1852 et à trois ans en 1856. Cette mesure réduisait beaucoup les chances de succès d'un retour du mouvement révolutionnaire. Le parti militaire était dès lors confiant que, dans l'avenir immédiat, avec la garde royale et les hommes faisaient leur service actif dans les régiments de ligne, ils seraient assez forts pour vaincre des rebelles mal armés. Forts de cette assurance ils décidèrent d'aller plus loin et de réformer complètement l'organisation de l'armée.

Le but de cette réforme était de rendre l'armée à la fois plus forte et plus loyale envers le roi. Le nombre des bataillons d'infanterie serait presque doublé, l'artillerie augmentée de 25 % et beaucoup de nouveaux régiments de cavalerie seraient formés. Le nombre des recrues annuelles serait porté de 40 000 à 63 000 et les effectifs officiers accrus proportionnellement. D'autre part, la milice serait transformée en une réserve de l'armée active. Les hommes plus âgés seraient exemptés de service dans la milice, parce qu'ils n'étaient pas absolument sûrs. Les hauts grades de la milice seraient confiés à des officiers de métier dotés du brevet d'officier [2].

Consciente de la force que la prolongation du service actif leur avait déjà donnée et sûre du pouvoir, pour le moment, réprimer une tentative révolutionnaire, la cour exécuta la réforme sans consulter le Parlement. Entre-temps, la folie du roi était devenue si évidente que le prince Guillaume dut être institué prince régent ; le pouvoir royal était maintenant entre les mains d'un partisan docile de la clique aristocratique et de la brutalité militaire. En 1859, pendant la guerre entre l'Autriche et la France, l'armée prussienne avait été mobilisée comme mesure de précaution et pour préserver la neutralité. La démobilisation fut faite de telle façon que les principaux buts de la réforme furent atteints. Au printemps de 1860, tous les régiments nouvellement prévus étaient créés. Ce n'est qu'à ce moment que le cabinet présenta le projet de réforme au Parlement et lui demanda de voter les dépenses correspondantes [3].

La lutte contre le projet de l'armée fut le dernier acte politique du libéralisme allemand.

Notes

[1] Delbrück, Geschichte der Kriegskunst (Berlin, 1920), Partie IV, p. 273, 348 sq.

[2] Ziekursch, Politische Geschichte des neuen deutschen Kaiserreichs (Frankfort, 1925-1930), t. I, p. 29 sq.

[3] Sybel, Die Begründung des deutschen Reiches unter Wilhelm I (2e éd. Munich, 1889), t. II, p. 375 ; Ziekursch, op. cit., t. I, p. 42.

4. Le conflit constitutionnel en Prusse

Les progressistes, comme les libéraux appelaient leur parti dans la chambre basse prussienne (chambre des députés), firent une opposition acharnée à la réforme. La Chambre émit des votes répétés contre le projet et contre le budget. Le roi — Frédéric-Guillaume IV était mort et Guillaume Ier lui avait succédé — dissout le Parlement, mais les électeurs réélurent une majorité de progressistes. Le roi et ses ministres ne pouvaient briser l'opposition du corps législatif ; mais ils tenaient à leur plan et l'exécutèrent sans approbation constitutionnelle, ni consentement parlementaire. Ils conduisirent la nouvelle armée en deux campagnes et défirent le Danemark en 1864 et l'Autriche en 1866. Ce n'est qu'après l'annexion du royaume de Hanovre, des possessions de l'élection de Hesse, des duchés de Nassau, Schleswig, et Holstein, et de la cité libre de Francfort, après l'établissement de l'hégémonie prussienne sur tous les états d'Allemagne du Nord est la conclusion de conventions militaires avec les États de l'Allemagne du Sud, par lesquelles ils se rendaient aussi aux Hohenzollern, que le parlement prussien donna son accord. Le parti progressiste se divisa et quelques-uns de ses anciens membres soutinrent le gouvernement. Ainsi le roi obtint une majorité. La Chambre accorda l'immunité et la conduite inconstitutionnelle du gouvernement et sanctionna rétroactivement toutes les mesures et dépenses adoptées depuis six ans. Le grand conflit constitutionnel se termina en un plein succès pour le roi et en une défaite complète pour le libéralisme.

Quand une délégation de la Chambre des députés apporta au roi la réponse accommodante du Parlement au discours royal prononcé lors de l'ouverture de la nouvelle session, il déclara avec hauteur que cela avait été son devoir d'agir comme il l'avait fait dans les dernières années et qu'à l'avenir, il agirait de même si des conditions analogues se reproduisaient. Mais plus d'une fois au cours du conflit il avait désespéré. En 1862, il avait perdu tout espoir de vaincre la résistance du peuple et était prêt à abdiquer. Le général von Roon le pressa de faire un dernier essai en nommant Bismarck premier ministre. Bismarck accourut de Paris où il représentait la Prusse à la cour de Napoléon III. Il trouva le roi exténué, déprimé, découragé. Quand Bismarck essaya de lui expliquer son point de vue sur la situation politique, Guillaume l'interrompit en disant : Je sais exactement comment cela tournera. Ici, à droite, sur cette place de l'Opéra sur laquelle donnent ces fenêtres, on vous décapitera d'abord et moi aussi un peu plus tard. Ce fut un dur travail pour Bismarck de redonner du courage au Hohenzollern tremblant. Mais finalement Bismarck rapporte : Mes paroles en appelaient à son honneur militaire et il se vit dans la situation d'un officier qui doit défendre son poste jusqu'à la mort [1].

La reine, les princes royaux et beaucoup de généraux étaient encore plus effrayés que le roi. En Angleterre, la reine Victoria passait des nuits blanches en pensant à la position de sa fille aînée, mariée au prince héritier de Prusse. Le palais royal de Berlin était hanté par les fantômes de Louis XVI et de Marie-Antoinette.

Cependant toutes ces craintes n'étaient pas fondées. Les progressistes ne risquèrent pas une nouvelle révolution et ils auraient été battus s'ils l'avaient fait.

Ces libéraux allemands déçus de 1860, ces hommes d'habitudes studieuses, ces lecteurs de traités philosophiques, ces amateurs de musique et de poésie comprenaient très bien pourquoi la révolution de 1848 avait échoué. Ils savaient qu'ils ne pouvaient établir un gouvernement populaire dans une nation où des millions d'individus étaient enchaînés par les liens de la superstition, de la rusticité et de l'analphabétisme. Le problème politique était essentiellement un problème d'instruction. Le succès final du libéralisme et de la démocratie ne faisait pas de doute. L'orientation vers le gouvernement parlementaire était irrésistible ; mais la victoire du libéralisme ne pouvait se réaliser que lorsque les couches de la population d'où le roi tirait ses soldats dévoués seraient éclairées et transformées par cela même en défenseurs des idées libérales. Alors le roi serait forcé de s'incliner, et le Parlement conquerrait la suprématie sans effusion de sang.

Les libéraux étaient résolus à épargner si possible au peuple allemand les horreurs de la révolution et de la guerre civile. ils comptaient obtenir dans un avenir pas trop éloigné le contrôle complet de la Prusse. Ils n'avaient qu'à attendre.

Note

Bismarck, Gedanken und Erinnerungen (nouv. éd. Stuttgart, 1922), t. I, p. 235.

5. Le programme de la "Petite Allemagne"

Dans le conflit constitutionnel, les progressistes prussiens ne combattaient pas pour la destruction ou l'affaiblissement de l'armée prussienne. ils se rendaient compte que les circonstances imposaient à l'Allemagne la possession d'une armée forte pour la défense de son indépendance. Il voulaient séparer l'armée du roi et la transformer en un instrument de protection de la liberté allemande. La raison du conflit était de savoir si ce serait le roi ou le parlement qui contrôlerait l'armée.

le but du libéralisme allemand était le remplacement de la scandaleuse administration des trente et quelques États allemand par un gouvernement militaire libéral. La plupart des ces libéraux pensaient que cet État allemand futur ne devait pas comprendre l'Autriche. L'Autriche était très différente des autres pays de langue allemande ; elle avait ses problèmes particuliers qui n'intéressaient pas le reste de la nation. Les libéraux ne pouvaient s'empêcher de voir dans l'Autriche l'obstacle le plus dangereux pour la liberté allemande. La cour d'Autriche était dominée par les Jésuites, son gouvernement avait conclu un concordat ave Pie IX, le pape qui combattait ardemment toutes les idées modernes ; mais l'empereur d'Autriche n'était pas prêt à renoncer volontairement à la position que pendant plus de quatre cents ans sa maison avait occupée en Allemagne. Les libéraux voulaient une armée prussienne forte parce qu'ils craignaient l'hégémonie autrichienne, une nouvelle contre-réforme et le rétablissement du système réactionnaire du défunt prince de Metternich. Ils aspiraient à un gouvernement militaire pour tous les Allemands en dehors de l'Autriche (et de la Prusse). C'est pourquoi ils se nommaient eux-mêmes Petits Allemands (Kleindeutsche) par opposition aux Grands Allemands (Grossdeutsche, qui voulaient inclure les régions de l'Autriche qui avaient jadis appartenu au Saint-Empire).

Mais il y a encore d'autres considérations de politique étrangère pour recommander un accroissement de l'armée prussienne. A cette époque la France était gouvernée par un aventurier qui croyait ne pouvoir conserver son trône que par des victoires militaires nouvelles. Dans la première décade de son règne il avait déjà tenté deux guerres sanglantes. Maintenant le tour de l'Allemagne semblait venu. Il y avait peu de doute que Napoléon III caressait l'idée d'annexer la rive gauche du Rhin. Qui d'autre que l'armée prussienne pouvait protéger l'Allemagne ?

Il y avait encore un problème, le Schleswig-Holstein. Les citoyens du Holstein, du Lauenbourg et du Schleswig méridional étaient violemment opposés au gouvernement du Danemark. Les libéraux allemands se souciaient peu des arguments sophistiques des juristes et des diplomates sur les revendications des divers prétendants à la succession des duchés de l'Elbe. Ils ne croyaient pas à la doctrine selon laquelle celui qui doit gouverner un pays doit être désigné suivant les dispositions de la loi féodale et de pactes de familles séculaires. Ils soutenaient le principe occidental du droit d'une nation à disposer d'elle-même. Le peuple de ces duchés répugnait à accepter la souveraineté d'un homme dont le seul titre était d'avoir épousé une princesse titulaire d'une revendication contestée sur le Schleswig et qui n'avait aucun droit dans la succession du Holstein ; il aspirait à l'autonomie à l'intérieur de la Confédération Germanique. Ce fait seul semblait important aux yeux des libéraux. Pourquoi serait-il refusé à ces Allemands ce qu'avaient les Britanniques, les Français, les Belges et les Italiens ? Mais comme le roi de Danemark n'était pas prêt à renoncer à ses prétentions, la question ne pouvait être résolue sans recourir aux armes.

Ce serait une erreur de juger tous ces problèmes du point de vue des événements ultérieurs. Bismarck ne libéra le Schleswig-Holstein du joug de ses oppresseurs danois qu'afin de l'annexer à la Prusse ; et il n'annexa pas seulement le Schleswig méridional, mais aussi le Schleswig du Nord, dont la population désirait rester dans le royaume du Danemark. Napoléon III n'attaqua pas l'Allemagne ; ce fut Bismarck qui suscita la guerre contre la France. Personne ne prévoyait cette conséquence vers 1860. A cette époque, tout le monde en Europe et en Amérique tenait l'empereur des Français pour le pire fauteur de guerre et agresseur. Les sympathies rencontrées à l'étranger par l'aspiration de l'Allemagne vers l'unité étaient en grande partie dues à la conviction qu'une Allemagne unie ferait contrepoids à la France et assurerait ainsi la paix en Europe.

Les Petits Allemands furent aussi égarés par leurs préjugés religieux. Comme la plupart des libéraux, ils considéraient le protestantisme comme la première étape de l'obscurantisme aux lumières. Ils craignaient l'Autriche parce qu'elle était catholique. Ils préféraient la Prusse, parce que la majorité de sa population était protestante. En dépit de toute expérience, ils espéraient que la Prusse était plus ouverte que l'Autriche aux idées libérales. Dans ces années critiques, la situation politique en Autriche n'était à coup sûr pas satisfaisante. Mais les événements ultérieurs ont prouvé que le protestantisme n'est pas une meilleure sauvegarde de la liberté que le catholicisme. L'idéal du libéralisme est la séparation complète de l'Église et de l'État, et la tolérance, sans aucune différence entre les Églises.

Mais cette erreur aussi ne se limitait pas à l'Allemagne. Les libéraux français se trompèrent au point de saluer tout d'abord la victoire de la Prusse à Königgrätz. Ce n'est qu'à la réflexion qu'ils se rendirent compte que la défaite de l'Autriche signifiait aussi la condamnation de la France et ils poussèrent — trop tard — le cri de bataille Revanche pour Sadowa.

Königgrätz fut en tout cas une défaite écrasante pour le libéralisme allemand. Les libéraux avaient conscience d'avoir perdu une campagne. Ils étaient néanmoins pleins d'espoir. Ils étaient fermement résolus à entamer la lutte dans le nouveau parlement d'Allemagne du Nord. Cette lutte devait se terminer, ils le sentaient, par la victoire du libéralisme et la défaire de l'absolutisme. Le moment où le roi ne pourrait plus utiliser son armée contre le peuple semblait se rapprocher chaque jour.

6. L'épisode de Lassalle

Il serait possible de traiter le conflit institutionnel prussien sans même mentionner le nom de Ferdinand Lassalle. L'intervention de Lassalle n'influença pas le cours des événements ; mais elle annonçait quelque chose de nouveau ; c'était la naissance des forces qui étaient destinées à marquer le destin de l'Allemagne et de la civilisation occidentale.

Pendant que les progressistes prussiens étaient occupés à leur lutte pour la liberté, Lassalle les attaqua avec acharnement et passion. Il essayait de pousser les travailleurs à retirer leurs sympathies aux progressistes. Il proclamait l'évangile de la guerre de classes. Il considérait que les progressistes, en tant que représentants de la bourgeoisie, étaient les ennemis mortels du monde du travail. "Vous ne devriez pas combattre l'État, mais les classes exploitantes. L'État est votre ami ; naturellement pas l'État gouverné par M. de Bismarck, mais l'État contrôlé par moi, Lassalle".

Lassalle n'était pas payé par Bismarck, comme certains l'ont soupçonné. Personne ne pouvait corrompre Lassalle. Après sa mort seulement certains de ses anciens amis ont accepté de l'argent du gouvernement. Mais Bismarck et Lassalle attaquaient tous les deux les progressistes, ils devinrent virtuellement alliés. Lassalle voyait souvent Bismarck. Ils avaient l'habitude de se voir secrètement ; ce n'est que bien des années plus tard que le secret de ces relations fut révélé. Il est vain de discuter si une coopération ouverte et durable entre ces deux hommes ambitieux aurait été instituée si Lassalle n'était pas mort d'une blessure reçue en duel peu après ces entrevues (31 août 1864). Tous deux aspiraient au pouvoir suprême en Allemagne. Ni Bismarck ni Lassalle n'étaient prêts à renoncer à prétendre à la première place.

Bismarck et ses amis militaires et aristocratiques avaient une haine si profonde des libéraux qu'ils auraient été prêts à aider les socialistes à acquérir le contrôle du pays si eux-mêmes s'étaient montrés trop faibles pour conserver le pouvoir. Mais ils étaient pour le moment assez forts pour tenir les progressistes en échec. Ils n'avaient pas besoin du soutien de Lassalle.

Il n'est pas vrai que Lassalle ait donné à Bismarck l'idée que le socialisme révolutionnaire fût un allié puissant dans la lutte contre le libéralisme. Bismarck croyait depuis longtemps que les basses classes étaient plus royalistes que les classes moyennes [1]. De plus, comme ministre de Prusse à Paris, il avait eu l'occasion d'observer l'oeuvre du césarisme. Sa prédilection pour un suffrage général et égalitaire fut peut-être renforcée après ses conversations avec Lassalle ; mais pour le moment il n'avait pas besoin du soutien de Lassalle, dont le parti était encore trop petit pour être important. A la mort de Lassalle, l'Allgemeine Deutsche Arbeitverein n'avait pas plus de 4 000 adhérents [2].

Notes

[1] Ziekursch, op. cit., t. I, p. 107.

[2] Oucken, Lassalle (Stuttgart, 1904), p. 393.