Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre - Du change

De Librairal
Révision datée du 31 janvier 2014 à 13:37 par Gio (discussion | contributions)
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)
Aller à la navigation Aller à la recherche
Chapitre 16 : De la circulation de l'argent << Étienne Bonnot de Condillac  —  Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre >> Chapitre 18 : Du prêt à intérêt


Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre - Du change


Anonyme


17. DU CHANGE

Pourquoi les opérations, simples en elles-mêmes, sont-elles devenues dans toutes les langues des choses si difficiles à comprendre ? Etoit-il donc impossible aux banquiers de s’expliquer plus clairement ? Je n’ai point étudié leur langage : mais, dans le dessein où je suis de répandre quelques lumières sur cette partie du commerce, je n’ai besoin que d’étudier le change, il s’expliquera de lui-même, si je m’en fais des idées exactes.

Je veux faire passer cent mille francs à Bordeaux. Si j’étais obligé de les faire voiturer, il m’en coûterait des frais, et j’aurais des risques à courir. Mais il y a à Paris des Bordelais qui ont eux-mêmes besoin de faire venir de l’argent de Bordeaux, et il y a des négociants à qui cette ville doit parce qu’ils y ont envoyé des marchandises.

Je cherche et je trouve un Bordelais qui a, à Bordeaux, cinquante mille francs qu’il voudrait avoir à Paris. Il ne s’agit plus que de faire un échange de cinquante mille francs qui sont à Paris, contre cinquante mille francs qui sont à Bordeaux. Or nous y avons tous les deux le même avantage, puisque nous évitons l’un et l’autre tous frais et tous risques. En conséquence, je lui compte cinquante mille francs à Paris, et il me donne, sur celui qui a ses fonds à Bordeaux, une lettre par laquelle il lui dit de payer à mon ordre cinquante mille francs au porteur. Voilà donc la moitié de ma somme que j’ai fait passer à Bordeaux. L’autre moitié y passera de la même manière, parce que je trouve des négociants à qui il est dû dans cette ville, et qui me donnent de pareilles lettres pour cinquante mille francs que je leur compte.

Par le moyen de ces lettres, on échange donc des sommes qui sont à distance l’une de l’autre. C’est pourquoi on les a nommées Lettres de change.

Dans toutes les villes du royaume, il y a des personnes qui sont dans le même cas que moi ; et dans toutes aussi on a la ressource des lettres de change, parce que le commerce qu’elles font entre elles les met continuellement dans un état de dettes les unes par rapport aux autres. Il faut seulement remarquer que cette ressource est plus fréquente dans les villes marchandes ou d’un grand abord.

Mais si, toutes les fois qu’on a besoin d’une lettre de change, il fallait aller de porte en porte pour trouver, le négociant qui la peut donner, ce serait certainement un grand embarras. Voilà ce qui a réveillé l’industrie de quelques particuliers, et ce qui a produit peu-à-peu une classe d’hommes qu’on nomme agents de change, parce qu’avec les lettres qu’ils donnent on fait l’échange de deux sommes qui sont à distance l’une de l’autre.

Entre plusieurs manières dont cette classe a pu se produire, j’en imagine une. Je suppose un particulier riche qui a des terres dans différentes provinces, et qui, ne sachant comment faire venir ses revenus, charge son homme d’affaires d’y pourvoir. Celui-ci cherche dans Paris des négociants qui tirent de ces provinces différentes marchandises, et qui, par conséquent, ont besoin d’y faire passer de l’argent. Il leur donne des lettres de change sur ces provinces : les négociants le paient lui-même à Paris ; et, une fois qu’il a établi une correspondance avec eux, les revenus de son maître arrivent toutes les années avec la même facilité.

Le maître, qui ne sait point comment tout cela se fait, admire l’esprit de son homme d’affaires. Il ne cesse d’en faire l’éloge à ses connaissances. Tous les gens riches s’adressent donc à cet homme, et il les étonne tous également.

Le voilà agent de change : avec une correspondance qui s’étend continuellement, il est en état de faire trouver de l’argent partout, et on vient à lui de toutes parts. Alors il n’a plus besoin de servir un maître. Il prend une maison dans laquelle il établit son bureau de change, et, de la table sur laquelle il compte l’argent, et qu’on nomme banque, il prend le nom de banquier. S’il était seul, il porterait son salaire au plus haut, mais, heureusement pour le public, sa fortune, qui est une preuve de ce qu’il gagne, lui donne des concurrents, et les banquiers se multiplient.

On nommait originairement agio le profit que faisait un banquier dans son négoce, terme qui est devenu odieux, et qui signifie aujourd’hui un profit excessif et usuraire, fait dans la banque.

Il est dû sans doute un bénéfice aux banquiers. Quelquefois ils sont obligés de faire voiturer de l’argent : ils font des frais pour entretenir leurs correspondances, enfin ils donnent leur temps et leurs soins.

On conçoit que leur salaire se réglera, comme tous les autres, par la concurrence. Mais il se trouve dans le change une multitude de circonstances que le public ignore, et un banquier, qui a eu l’art de gagner la confiance, peut d’autant plus en abuser, qu’il fait la banque en quelque sorte exclusivement. Observons le change entre les différentes villes d’un royaume : nous l’observerons ensuite de nation à nation.

Dans le commerce, celui qui prend des marchandises pour les payer dans un terme convenu, reconnaît par écrit qu’il paiera telle somme ; et cette reconnaissance, entre les mains de celui à qui il la fait, se nomme créance, parce qu’elle est un titre, sur lequel on doit croire qu’on sera payé. Ainsi créance est opposé à dette, comme créancier à débiteur.

Je suppose que des marchands de Paris aient pour cent mille francs de créances sur Bordeaux, et que des marchands de Bordeaux aient pour pareille somme des créances sur Paris : toutes ces créances disparaîtront par un simple virement de parties, c’est-à-dire, lorsqu’à Bordeaux les marchands qui doivent à Paris paieront ceux à qui Paris doit, et qu’à Paris les marchands qui doivent à Bordeaux paieront ceux à qui Bordeaux doit.

Si Paris doit à Nantes cent mille francs, Nantes cent mille francs à Bordeaux, Bordeaux cent mille francs à Lyon,et Lyon cent mille francs à Paris, il suffira, pour solder toutes ces dettes, que Paris envoie à Nantes cent mille francs de lettres de change sur Lyon, parce qu’avec ces lettres Nantes paiera Bordeaux, et Bordeaux paiera Lyon. En pareil cas, les négociants peuvent faire le change entre eux, sans l’entremise d’aucun banquier, et l’opération en est bien simple.

Mais moi, qui ne fais pas le négoce, et qui ne suis point instruit de ce qui se passe dans les places de commerce, je suis obligé de m’adresser à un banquier lorsque je veux faire passer de l’argent dans une province. Or ce banquier pourrait n’avoir à payer que les frais de transport de chez lui chez quelques marchands de Paris, et cependant il dépendrait de lui de se prévaloir de mon ignorance, et d’exiger de moi un salaire beaucoup trop fort.Cet abus pourrait avoir lieu s’il n’y avait à Paris qu’un seul banquier ; mais il y en a plusieurs, beaucoup d’honnêtes, et la concurrence les force tous à l’être.

Toute lettre de change suppose une dette de la part de celui sur qui elle est tirée. Bordeaux, par exemple, n’en peut donner sur Paris que parce que Paris doit à Bordeaux. Or ce sont les dettes ou créances réciproques entre les villes qui règlent toutes les opérations du change.

Entre deux villes, les dettes peuvent être égales de part et d’autre : Lyon peut devoir à Paris cent mille francs, et Paris peut devoir à Lyon pareille somme. Les dettes peuvent aussi être inégales : Lyon peut devoir à Paris trois cent mille francs, et Paris peut en devoir à Lyon quatre cent mille.

Dans le cas d’égalité de dettes de part et d’autre, si nous n’avons égard qu’à cette seule considération, il est certain que deux marchands, dont l’un, qui est à Paris, a besoin de cent mille francs à Lyon, et dont l’autre, qui est à Lyon, a besoin de cent mille francs à Paris, doivent faire cet échange, somme égale pour somme égale. Car ils trouvent tous deux le même avantage à donner cent mille francs pour cent mille francs ; et, puisque cet échange n’oblige pas l’un à plus de frais que l’autre, aucun des deux n’est en droit d’exiger au-delà de cent mille francs. Lorsque le change se fait d’une ville à l’autre, somme égale pour somme égale, on dit qu’il est au pair.

Remarquez que je dis somme et non pas valeur : car ces deux mots ne sont pas synonymes. Lorsqu’à Paris je vous donne cent mille francs pour toucher cent mille francs à Lyon, les sommes sont égales, et cependant je donne une valeur moindre par rapport à moi pour une plus grande, s’il m’est plus avantageux d’avoir cent mille francs à Lyon qu’à Paris. Il en est de même de vous : vous me donnez une valeur moindre pour une plus grande, si vous trouvez un avantage à avoir cet argent à Paris plutôt qu’à Lyon. Il faut se rappeler ce que nous avons dit sur les échanges.

Dans le cas où les dettes, entre deux villes, sont inégales, lorsque Paris doit à Lyon, par exemple, quatre cent mille livres, et que Lyon n’en doit à Paris que trois cent mille, on en pourra solder trois cent mille avec des lettres de change ; mais il restera cent mille francs qu’il faudra voiturer de Paris à Lyon.

En soldant les trois cent mille francs de dettes respectives avec des lettres de change, les marchands peuvent faire entre eux le change au pair, c’est-à-dire, somme égale pour somme égale.

Il reste encore cent mille francs à payer. Les marchands de Paris s’adressent à un banquier, qui, n’ayant pas de fonds à Lyon, est obligé d’y faire voiturer cette somme et à qui par conséquent, outre un salaire, on devra des frais de voiture. Or je suppose qu’on est convenu de lui donner pour le tout quatre pour cent, on lui comptera donc quatre mille francs à Paris, et il donnera des lettres sur Lyon pour cent mille.

Dans cet exemple, le change hausse au-dessus du pair, puisque les marchands donnent à Paris une somme plus grande que celle qu’on leur fait toucher à Lyon.

Les marchands de Lyon ont des créances sur Paris. Ils ne sont donc pas dans le cas d’y envoyer de l’argent, ils ont plutôt besoin d’en faire venir.

Que, dans cette circonstance, quelqu’un offre de leur donner quatre-vingt-dix-huit mille francs pour cent mille francs de lettres de change sur Paris, ils accepteront la proposition, parce qu’il ne leur en coûtera, pour avoir leur argent à Lyon, que deux mille livres, au lieu de quatre mille que leurs correspondants auraient payées au banquier.

Quand on donne une moindre somme pour en recevoir une plus grande, on dit que le change est au-dessous du pair.

D’après ces explications on peut juger que le change, ainsi que l’échange, n’est d’une part qu’un achat, et de l’autre qu’une vente ; que dans ce négoce l’argent est la seule marchandise qui s’achète et qui se vend ; et que les banquiers ne sont que des marchands d’argent. Il est essentiel de ne voir dans les choses que ce qu’il y a, si on veut en parler avec clarté et précision.

Dès que le change est un achat, on peut considérer, comme prix du change, la somme que je donne à Paris pour une somme qu’on doit me livrer à Lyon. Aussi lui donne-t-on le nom de prix du change.

Le change se réglerait, comme je viens de l’expliquer, si on savait toujours exactement l’état des dettes réciproques entre deux villes ; mais cela n’est pas possible, surtout lorsque le change se fait entre deux villes qui, telles que Paris et Lyon, font un grand commerce l’une avec l’autre.

Si on sait, par exemple, que Paris doit, on ignore la quantité, soit parce que cette quantité peut varier d’un jour à l’autre, soit parce que les négociants, qui s’assemblent dans la place du change, ne peuvent pas tous être informés sur-le-champ de ces variations, soit enfin parce que les uns sont intéressés à exagérer la dette, tandis que les autres sont intéressés à la diminuer.

Ceux-là l’exagèrent, qui, voulant vendre des lettres sur Lyon, voudraient porter le prix du change à quatre pour cent au-dessus du pair : ceux-là la diminuent, qui, voulant acheter des lettres sur Lyon, ne voudraient payer, au-dessus du pair, que deux pour cent.

Voilà donc une altercation : mais enfin on se rapprochera, et le prix du change sera réglé, pour ce jour-là et les suivants, jusqu’à la première assemblée, à trois pour cent.

Il y a donc trois manières de considérer le prix du change. Il est au pair, il est au-dessus, il est au-dessous.

Lorsqu’il est au pair, on donne somme égale pour somme égale, et on sera peut-être étonné d’entendre dire qu’une somme égale est le prix d’une somme égale ; que cent francs est le prix de cent francs. Il n’y a point de prix, dira-t-on, puisqu’on n’ajoute rien de part ni d’autre.

Mais il faut se rappeler que le prix d’une chose est relatif au besoin de celui qui la reçoit en échange : c’est d’après ce besoin qu’il l’estime ; et, à proportion qu’il en a plus ou moins besoin, il lui donne un prix plus ou moins grand. Cela étant, cent francs que vous recevez à Paris sont pour vous le prix de cent francs que vous me faites toucher à Lyon ; parce que vous estimez vous. même que cet argent a pour vous, à Paris, où il vous est utile, une plus grande valeur qu’à Lyon, où vous n’en avez pas besoin. Si les sommes sont égales, les valeurs ne le sont pas ; et, comme nous l’avons remarqué, il ne faut pas confondre somme et valeur.

Par la même raison, quand le change est au-dessous du pair, et que je vous donne, par exemple, quatre-vingt-seize livres à Paris pour en recevoir cent à Lyon, ces quatre-vingt-seize livres sont pour vous à Paris le prix de cent à Lyon. Elles en sont le prix, dis-je, tout autant que cent quatre, lorsque le change est au-dessus du pair.

On conçoit donc comment vous et moi, dans le change, nous donnons chacun une valeur moindre pour une plus grande, en quelque rapport d’ailleurs que soient les sommes entre elles. C’est que la valeur, pour me répéter encore, est uniquement fondée sur l’utilité que les choses ont relativement à ceux qui les échangent.

Mais si, pour faire passer notre argent de Paris à Lyon, ou de Lyon à Paris, nous avions à traiter avec un homme, à qui il fût indifférent d’avoir son argent dans l’une ou l’autre de ces villes, il est évident qu’alors les valeurs seraient, par rapport à cet homme, comme les sommes : cent quatre livres seraient pour lui d’une plus grande valeur que cent, et cent d’une plus grande que quatre-vingt seize. Voilà précisément le cas où se trouvent les banquiers, et c’est pourquoi ils gagnent doublement à faire le change. Ils gagnent sur vous qui voulez faire passer de l’argent de Paris à Lyon, et sur moi qui en veux faire venir de Lyon à Paris.

Soit donc que le change hausse au-dessus du pair, ou baisse au-dessous, il peut toujours y avoir du bénéfice pour le banquier, à qui il est indifférent que son argent soit dans une ville plutôt que dans une autre, Comme il ne se trouve pas dans les mêmes circonstances que les négociants, il n’a d’autre intérêt que d’acquérir une plus grande somme pour une moindre, et cette plus grande somme a toujours pour lui une plus grande valeur.

Mais, dira-t-on, si dans le change, un négociant donnait toujours lui-même une plus petite valeur pour une plus grande, il gagnerait toujours ; et cependant finirait par se ruiner s’il donnait toujours une plus grande somme pour une plus petite.

Cela est vrai : mais cette objection est un sophisme qui me ferait dire qu’un négociant donne toujours, dans le change, une plus grande somme pour une plus petite, et que cette plus grande somme est toujours une plus petite valeur.

Je dis donc qu’il donne une somme tantôt plus grande, tantôt plus petite, et que cette somme, quelle qu’elle soit, est toujours pour lui d’une moindre valeur, parce qu’il juge lui-même que celle qu’on lui rend en échange a plus d’utilité pour lui. C’est là une vérité dont tout le monde peut avoir fait l’expérience.

Au reste, puisque le change, dans son cours, éprouve nécessairement des hausses et des baisses alternatives, il est évident que les marchands, tour-à-tour, donneront tantôt une plus grande somme pour une plus petite, tantôt une plus petite pour une plus grande ; et il se pourrait qu’après un certain temps le résultat fût, pour les uns et pour les autres, le même, ou à-peu-près, que s’ils avaient toujours fait le change au pair.

Nous avons remarqué qu’on ne peut pas savoir exactement l’état des dettes réciproques entre plusieurs villes. On voit seulement qu’elles doivent plus qu’il ne leur est dû, lorsque le change y est au-dessus du pair ; et que, lorsqu’il est au-dessous, on leur doit plus qu’elles ne doivent. Encore cette règle n’est-elle pas absolument sans exception : car, indépendamment de l’état des dettes, plusieurs circonstances peuvent faire varier le prix du change.

Si lorsqu’à Lyon le change est au-dessous du pair, et qu’on ne paie que quatre-vingt dix-huit livres pour en recevoir cent à Paris, plusieurs personnes demandent en même temps sur Paris pour cinq à six cent mille francs de lettres de change, cette demande fera hausser le prix du change ; en sorte que, pour acheter cent francs qui sont à Paris, il en faudra payer à Lyon cent, au lieu de quatre-vingt-dix-huit, ou même cent deux, cent trois. Il arrive ici ce que nous avons remarqué dans les marchés, où les prix haussent et baissent, suivant la proportion où sont les choses mises en vente avec la demande qu’on en fait. Si, dans la place du change, on offre plus de lettres qu’on n’en demande, elles seront à un plus bas prix ; et elles seront à un plus haut si on en demande plus qu’on n’en offre.

La jalousie des banquiers pourra seule quelquefois faire varier le prix du change.

Je suppose que, dans une ville, un banquier riche, qui a gagné la confiance, veuille faire la banque à lui seul ; il a un moyen sûr pour écarter tout concurrent. Il n’a qu’à baisser tout-à-coup le prix du change, et vendre ses lettres à perte, il sacrifiera, s’il le faut, quinze à vingt mille francs : mais il aura dégoûté ceux qui voulaient faire ce négoce avec lui ; et, quand il le fera seul, il saura bien recouvrer ce qu’il a perdu et au-delà. Si, dans cette ville, il y avait plusieurs banquiers accrédités, ils pourraient se concerter pour faire à frais communs ce que je fais faire à un seul. Il est certain qu’en général les négociants songent à diminuer, autant qu’il est possible, le nombre de leurs concurrents. Or les banquiers ont à cet égard d’autant plus de facilité, qu’ils ont persuadé que la banque est une chose fort difficile, parce qu’en effet leur jargon est fort difficile à entendre. Dans les places mêmes de commerce, le plus grand éloge qu’on croie pouvoir faire d’un marchand, c’est de dire, Il entend le change. On voit que l’ignorance livre les marchands à la discrétion des banquiers.

Plusieurs causes, telles que celles que je viens d’indiquer, peuvent faire varier le prix du change ; mais, comme elles sont accidentelles, il est inutile de nous y arrêter. Il suffit de se souvenir que, hors le cas où elles agissent, le change, suivant qu’il est au-dessus ou au-dessous du pair, fait juger si une ville doit ou s’il lui est dû.

Le change hausse et baisse alternativement dans toutes les villes qui ont quelque commerce entre elles. Or ces hausses et ces baisses successives, sous lesquelles il se montre alternativement de ville en ville, est ce que je nomme cours du change ; et voici maintenant tout le mystère de ce genre de négoce.

Un banquier observe le cours du change par lui même et par ses correspondants. Il sait donc non seulement qu’il hausse dans telle ville, et qu’il baisse dans telle autre ; il sait encore de combien il hausse au-dessus du pair, ou de combien il baisse au-dessous.

L’état actuel du change étant donné, il peut prévoir, d’après ce que son expérience lui apprend sur le flux et reflux du commerce, que là où le change est haut, il ne tardera pas de baisser ; et que là où il est bas il ne tardera pas de hausser.

J’ajoute même qu’il en pourra souvent juger avec certitude. Car, s’il est bien averti par ses correspondants, il saura quelles sont les villes qui doivent faire de grands envois de marchandises dans quelques mois. Il jugera donc d’avance que dans telle place où le change est haut actuellement, parce qu’elle doit, le change y sera bas quelques mois après, parce qu’elle aura acquis des créances. Que Lyon, par exemple, doive à Paris, le change y sera haut, et il faudra payer cent trois livres pour avoir sur Paris une lettre de cent. Mais, dans six mois, il sera bas si Lyon acquiert des créances sur Paris.

Or, dès qu’un banquier connaît d’avance les hausses et les baisses du change dans les principales villes de commerce, il lui sera facile de prendre de loin ses mesures pour les faire tourner à son avantage. Il saisira le moment ; et, faisant passer rapidement son argent ou son crédit de place en place, il gagnera, dans chacune en peu de temps, deux, trois, quatre pour cent ou davantage. Donnons un exemple.

Je suppose deux banquiers qui ont du crédit, l’un établi à Paris, l’autre à Lyon.

Le banquier de Lyon, qui voit que le change y est à trois pour cent au-dessus du pair, parce que Lyon doit à Paris plus de cinq cent mille francs, sait qu’il se prépare un grand envoi de marchandises pour cette capitale, et que, dans trois mois, elle devra elle-même plus de cinq cent mille francs à Lyon.

Dans cette circonstance, ce banquier saisira toutes les occasions de tirer sur son correspondant à Paris, et, pour avoir la préférence, il se contentera, s’il le faut, de gagner, sur chaque lettre de change, deux et demi pour cent.

Trois mois après, lorsque Paris devra à Lyon, et que le change y sera haussé de trois pour cent au-dessus du pair, son correspondant fera la même manœuvre. Il se trouvera donc qu’en peu de mois, ils auront fait chacun un bénéfice de deux et demi ou de trois pour cent, en tirant des lettres de change l’un sur l’autre.

Remarquez que, pour avoir tiré ces lettres de change, ils ne se sont pas dessaisis de leurs fonds. Car, lorsque le banquier de Paris a payé cent mille francs, le banquier de Lyon les avait reçus, et à son tour, celui de Paris les avait reçus, lorsque celui de Lyon les a payés. Outre le bénéfice du change, ils ont donc encore le produit de ces cent mille francs qu’ils continuent de faire valoir.

C’est qu’une lettre de change s’achète argent comptant, et se paie à terme. Vous donnez cent mille francs aujourd’hui pour en toucher cent mille dans un mois Le banquier de Lyon jouit donc pendant un mois du produit des cent mille francs que vous lui avez comptés ; et celui de Paris jouit, pendant le même intervalle, du produit des cent mille qu’il ne vous paiera que dans un mois.

Telles sont les grandes spéculations que nous admirons, parce que nous sommes portés à admirer, quand nous ne comprenons rien aux choses. Nous ressemblons tous à ce maître dont j’ai parlé, qui était tout étonné de l’esprit de son homme d’affaires.

Les principes que nous avons donnés pour le change entre les différentes villes d’un royaume sont les mêmes pour le change de nation à nation. Mais on tient un autre langage, parce que les monnaies n’ont ni les mêmes valeurs, ni les mêmes dénominations. Un banquier vous dira : Le prix du change de Paris pour Londres est soixante sous pour vingt-neuf, trente-un, trente-deux deniers sterling ; et, à ce langage, vous ne pouvez point juger si le change est au pair, au-dessus ou au-dessous, parce que vous ne savez pas ce que vaut un denier sterling.

Il vous dira encore que le prix du change de Paris pour Amsterdam est trois livres pour cinquante-quatre gros de Hollande, ou pour soixante. En un mot, il vous parlera toujours un langage que vous n’entendez pas. Vous l’entendriez s’il vous disait : La somme que vous voulez faire passer à Londres contient tant d’onces d’argent. Aujourd’hui le change est au pair. Voilà une lettre avec laquelle vous recevrez la même quantité d’onces à Londres en monnaie d’Angleterre, et on vous comptera tant de livres sterling. C’est ainsi qu’il évalue lui-même les monnaies des différents pays. Car il sait bien que de Paris à Londres ou à Amsterdam, comme de Paris à Lyon, le change est au pair lorsqu’on donne cent onces pour cent onces ; qu’il est au-dessus du pair quand on en donne davantage ; et qu’il est au-dessous quand on en donne moins.

Je ne sais pas pourquoi les banquiers affectent un langage obscur ; mais il est certain que ce langage empêche de voir clair dans leurs opérations, et qu’il diminue le nombre de leurs concurrents, parce qu’il porte à croire que la banque est une science bien difficile. Dans l’impuissance où je suis de connaître tous les moyens qu’ils mettent en usage pour faire de grands bénéfices, Je ne parlerai que de ceux que j’apperçois dans la nature de la chose.

Qu’à Paris on me charge de faire passer à Amsterdam mille onces d’argent, lorsque le change est à six pour cent au-dessus du pair ; et supposons qu’alors il soit de quatre pour cent au-dessus du pair de Paris à Londres, et de deux pour cent au-dessous de Londres à Amsterdam. Dans une pareille circonstance, on voit qu’il y a un bien plus grand profit à tirer d’abord sur Londres, pour tirer ensuite de Londres sur Amsterdam, qu’à tirer directement de Paris sur Amsterdam. L’habileté d’un banquier consiste donc à prendre quelquefois une route indirecte plutôt qu’une route directe.

On apporte chez moi mille onces d’argent que Paris doit à Londres, et on me paie quatre pour cent pour le transport. Mais, parce que j’ai du crédit en Angleterre, au lieu d’y faire passer cette somme, j’y envoie des lettres de change. Je gagne donc tout-à-la-fois, et les quatre pour cent qu’on m’a d’abord payés, et l’intérêt que mille onces d’argent rapportent en France. Tant que mon crédit pourra faire durer cette dette, je répéterai la même opération, et je pourrai faire valoir à mon profit deux, trois, quatre mille onces d’argent, ou davantage.

L’intérêt en Hollande est plus bas qu’en France, et les négociants de cette république ont souvent beaucoup plus d’argent qu’ils n’en peuvent employer dans le commerce. Si je suis accrédité parmi eux, on s’adressera surtout à moi pour avoir des lettres de change sur Amsterdam. J’en tirerai autant qu’on m’en demandera : l’argent que j’aurai reçu restera entre mes mains plus ou moins longtemps : j’en paierai l’intérêt en Hollande deux et demi ou trois pour cent, et j’en tirerai en France cinq à six. De la sorte je ferai continuellement valoir à mon profit des sommes qui ne seront pas à moi. Plus je m’enrichirai, plus je serai accrédité, et plus aussi je trouverai de bénéfice dans mon négoce. Je ferai la banque presqu’à moi seul.

Voilà une légère idée des profits qu’on peut faire dans le change. On voit que, si l’art de mettre en valeur les terres avait fait les mêmes progrès que l’art de mettre l’argent en valeur, nos laboureurs ne seraient pas aussi misérables qu’ils le sont.



Chapitre 16 : De la circulation de l'argent << Étienne Bonnot de Condillac  —  Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre >> Chapitre 18 : Du prêt à intérêt