Comme j’ai distingué des besoins naturels et des besoins factices, je distinguerai aussi deux espèces de choses nécessaires ; les unes de première nécessité, que je rapporterai aux besoins naturels ; les autres de seconde nécessité,que je rapporterai aux besoins factices.
Les fruits, tels que la terre les produit par sa seule fécondité, sont de première nécessité pour un Sauvage, parce qu’ils lui sont nécessaires en conséquence de sa conformation ; et nos vins, nos eaux-de-vie, seraient de seconde nécessité pour lui, si, en commerçant avec nous, il se faisait une habitude de ces boissons.
Pour notre peuplade, fixée dans les champs qu’elle cultive, le blé est une chose de première nécessité, parce qu’il lui est nécessaire en conséquence de la constitution d’une société qui ne subsisterait pas sans ce secours. Il faut au contraire mettre, parmi les choses de seconde nécessité, toutes celles dont elle pourrait manquer, sans cesser d’être une société fixée et agricole.
Observons-la lorsqu’elle se borne aux choses de première nécessité. C’est l’état où, sans être pauvre, elle a le moins de richesses. Je dis, sans être pauvre, parce que la pauvreté n’a lieu qu’autant qu’on manque du nécessaire ; et ce n’est pas être pauvre que de manquer d’une espèce de richesses dont on ne s’est pas fait un besoin, et qu’on ne connaît même pas.
Elle n’est donc pas dans un état de pauvreté ; elle est plutôt dans un état de manquement. Qu’on me permette ce mot : celui de privation ne rendrait pas ma pensée. Car nous nous privons des choses que nous avons, ou que nous pouvons avoir, et que nous connaissons ; au lieu que nous n’avons pas celles dont nous manquons, souvent même nous ne les connaissons pas.
Dans cet état, il suffit à notre peuplade de n’être pas exposée à manquer de nourriture, de se mettre à l’abri des injures de l’air, et d’avoir les moyens de se défendre contre ses ennemis. Ses aliments, son vêtement, son logement, ses armes, tout est grossier et sans art. Elle n’emploie à ces différents usages que les choses les plus communes, et dont par conséquent elle est omme assurée de ne point manquer.
Dans le manquement d’une multitude de choses dont nous jouissons, elle est dans l’abondance de toutes celles qui lui sont nécessaires. Rien n’est à haut prix chez elle. Comme, dans toutes les choses qui sont à son usage, il n’y a rien de trop recherché, il n’y a rien aussi de trop rare.
Une monnaie lui serait inutile, et elle n’en a pas. Chacun échange son surabondant, et personne ne s’apperçoit qu’il aurait besoin d’employer les métaux, ou toute autre chose à cet effet.
Passons aux temps où elle commence à jouir des choses de seconde nécessité, et où ces choses néanmoins sont encore de nature à pouvoir être communes à tous. Alors elle met du choix dans ses aliments, dans son vêtement,dans son logement, dans ses armes ; elle a plus de besoins, plus de richesses. Cependant il n’y a point de pauvres chez elle ; puisque, dans les choses de seconde nécessité, je ne comprends encore que des choses communes auxquelles tous peuvent participer plus ou moins, et dont personne n’est entièrement privé.
Dans cette position, il est impossible que chacun puisse pourvoir par lui-même à tout ce qui lui est nécessaire. Le colon, occupé de la culture de ses champs, n’aura pas le loisir de faire un habit, de bâtir une maison, de forger des armes, et il n’en aura pas le talent, parce que ces choses demandent des connaissances et une adresse qu’il n’a pas.
Il se formera donc plusieurs classes. Outre celle des colons, il y aura celle des tailleurs, celle des architectes, celle des armuriers. Les trois dernières ne sauraient subsister par elles-mêmes. C’est la première qui pourvoira à leur subsistance, et elle fournira de plus la matière première des arts.
Quand je distingue quatre classes, c’est parce qu’il faut choisir un nombre. Il peut, et il doit même y en avoir beaucoup plus. Elles se multiplieront à proportion que les arts naîtront et feront des progrès.
Toutes les classes, occupées chacune de leurs besoins, concourent à l’envie à augmenter la masse des richesses, ou l’abondance des choses qui ont une valeur. Car, si nous avons vu que les richesses premières consistent uniquement dans les productions de la terre, nous avons vu aussi que ces productions n’ont une valeur, et que leur abondance n’est une richesse, qu’autant qu’elles sont utiles, ou qu’elles servent à quelques-uns de nos besoins.
C’est le colon qui fournit toutes les matières premières. Mais telle matière première, qui, entre ses mains, serait inutile et sans valeur, devient utile et acquiert une valeur, lorsque l’artisan a trouvé le moyen de la faire servir aux usages de la société.
A chaque art qui commence, à chaque progrès qu’il fait, le colon acquiert donc une richesse nouvelle, puisqu’il trouve une valeur dans une production qui auparavant n’en avait pas.
Cette production, mise en valeur par l’artisan, fait prendre un nouvel essor au commerce, pour qui elle est un nouveau fonds ; et elle devient pour le colon une nouvelle source de richesses, parce qu’à chaque production qui acquiert une valeur il se fait une nouvelle consommation.
C’est ainsi que tous, colons, marchands, artisans, concourent à augmenter la masse des richesses.
Si on compare l’état de manquement où se trouvait notre peuplade, lorsque, sans artisans, sans marchands, elle se bornait aux choses de première nécessité, avec l’état d’abondance où elle se trouve, lorsque, par l’industrie des artisans et des marchands, elle jouit des choses de seconde nécessité, c’est-à-dire, d’une multitude de choses que l’habitude lui rend nécessaires, on comprendra que l’industrie des artisans et des marchands est autant pour elle un fonds de richesses que l’industrie même des colons.
En effet, si d’un côté nous avons vu que la terre est la source des productions, et par conséquent des richesses, nous voyons de l’autre que l’industrie donne de la valeur à quantité de productions, qui, sans elle, n’en auraient pas. Il est donc démontré que l’industrie est aussi, en dernière analyse, une source de richesses. Nous répandrons bientôt un nouveau jour sur cette question. Elle a été fort obscurcie par quelques écrivains.