Lorsque le commerce jouit d’une liberté entière, on peut avoir un grand nombre de concurrents ; et alors les entreprises exposent à plus ou moins de risques, à proportion qu’elles sont plus ou moins grandes. Voyons quelles peuvent être en pareil cas les spéculations des commerçants. Il s’agit pour eux de s’assurer le plus grand bénéfice.
Un fermier, qui prend une terre à bail, en estime le produit d’après les récoltes, années communes, et d’après le prix courant des denrées dans les marchés.
Voilà sa première spéculation. Elle est fondée sur une conjecture, plus ou moins vraisemblable : mais l’effet en est incertain. Il fera du bénéfice, s’il recueille autant de denrées qu’il a présumé, et s’il en trouve le prix sur lequel il a compté. Dans le cas contraire, il fera des pertes. Que la grêle lui enlève une partie de ses moissons, il aura peu de productions à vendre ; et cependant il sera obligé de les livrer à bas prix, si ses voisins ont fait des récoltes abondantes.
Tel est le danger auquel il est exposé, lorsqu’il se conduit d’après les spéculations les plus communes.
S’il imagine une nouvelle culture, et qu’il tente le premier d’en faire l’essai, ses spéculations seront encore plus incertaines. Car elles n’auront pour fondement que des analogies, dont il ne peut pas juger encore, et dont l’expérience peut seule assurer le succès.
Enfin, qu’il observe les productions qui sont à plus haut prix, parce qu’elles sont tout à la fois plus rares et plus recherchées, et qu’il les cultive par préférence, son entreprise sera encore bien hasardeuse. Ou son sol n’y sera pas propre, ou elles cesseront d’être recherchées avec le même empressement, ou elles deviendront abondantes, parce que d’autres cultivateurs auront fait les mêmes spéculations.
Il faudrait, pour la solidité de ses entreprises, qu’il s’assurât de la nature de son sol, qu’il saisît toujours à propos les goûts changeants de la multitude, et qu’il fît encore entrer en considération les tentatives que font les autres cultivateurs.
Dans l’impuissance de calculer toutes ces choses, les fermiers donnent souvent au hasard. Ils gagnent, ils perdent : mais tous contribuent aux progrès de l’agriculture, les uns par leurs fautes, les autres par leurs succès ; et à la fin il s’établit, dans chaque pays, une manière de cultiver, qui souvent pourrait être perfectionnée à bien des égards, mais dont la bonté parait en général confirmée par l’expérience. Alors le cultivateur se conforme à l’usage, et spécule tous les jours moins.
L’artisan fait aussi des spéculations. Elles portent sur le prix courant des matières premières, sur le salaire que la coutume lui arroge, sur le goût du public pour certains ouvrages, et sur le nombre de ceux qui travaillent concurremment dans le même genre.
Les ouvrages les plus communs, qui sont à l’usage de tout le monde, sont ceux où il y a moins de risques à courir. Le prix de la matière premières en varie peu, parce qu’elle est toujours abondante. Le salaire, dû à l’ouvrier, est mieux connu, parce que ces sortes d’ouvrages sont continuellement dans le commerce : ils y sont en grande quantité, et ce n’est pas un goût passager qui les fait rechercher, c’est un besoin journalier. Enfin le nombre des artisans se proportionne naturellement aux besoins de la société, et, par conséquent, leur concurrence, qui est toujours à-peu-près la même, met peu de variation dans leurs salaires.
Les profits dans ce genre d’ouvrages, sont donc plus assurés : ils se renouvellent continuellement. Mais ils sont peu considérables. L’ouvrier, qu’ils font vivre au jour le jour, ne peut faire que de petites épargnes ; encore les prend-il souvent sur son nécessaire, et il ne saurait changer sa condition que bien difficilement.
Ces sortes d’artisans ont peu de spéculations à faire : il leur suffit, pour subsister, de se conduire comme on se conduisait avant eux. Mais ceux qui étudient les goûts des riches, ceux surtout qui veulent en faire naître de nouveaux, les artisans des choses de luxe, en un mot, s’ils peuvent se promettre de plus grands profits, ont aussi plus de choses à considérer.
Les matières premières, sur lesquelles ils travaillent, étant ordinairement plus rares, en sont à plus haut prix ; et elles renchérissent de plus en plus, à proportion que leurs ouvrages ont plus de vogue. Alors il faut qu’ils se bornent à de moindres profits : un trop haut prix pourrait dégoûter ceux qui les font travailler. La mode, naturellement inconstante, ne leur assure rien ; et cependant c’est sur cette base qu’ils fondent toutes leurs spéculations. Les gros profits, s’ils en font, leur deviennent même contraires, parce qu’ils se voient bientôt une multitude de concurrents, que l’appas du gain invite à travailler dans le même genre. Alors il arrive souvent qu’on a peine à vivre d’un métier qui a enrichi ceux qui l’ont fait les premiers.
Mus au hasard, et victimes des caprices de la mode, ces artisans sont souvent exposés à se voir sans ressources. Ceux qui, pour être venus trop tard, ont beaucoup de concurrents, n’ont pas pu faire des épargnes ; et ceux qui ont travaillé dans des conjonctures plus favorables, n’y ont pas pensé. Ils ne prévoyaient pas qu’il viendrait un temps où leur industrie leur rapporterait moins.
N’ayant pas assez d’avances pour attendre le moment de vendre avec avantage, à peine ont-ils fini un ouvrage, qu’ils sont réduits quelquefois à le livrer à vil prix. Souvent même ils se voient dans l’impuissance de travailler, parce qu’ils ne peuvent pas acheter les matières premières. Alors un négociant, qui veut étendre son commerce, leur offre ses secours. Il consent à leur assurer un salaire, pourvu qu’ils consentent aussi à ne travailler que pour lui. Les artisans acceptent des conditions dont la nécessité leur fait une loi ; et ils viennent insensiblement, les uns après les autres, se mettre aux gages des négociants.
Il en est à-peu-près de même des fermiers : ils ont besoin, pour remplir leurs engagements, d’avoir vendu leurs productions dans des termes fixes. D’ailleurs ils ne sont pas communément assez riches pour bâtir des magasins où ils puissent les conserver, en attendant le moment de les vendre avantageusement. Ils se croient donc trop heureux de pouvoir livrer à des négociants celles dont ils ne trouvent pas le débit dans les marchés ; et cependant ces négociants ne les achètent que lorsqu’elles sont à bas prix, et qu’ils peuvent compter de les revendre avec bénéfice.
Tout parait donc favoriser les négociants qui forment de grandes entreprises. Maîtres de tous les effets commerçables, ils semblent avoir entre leurs mains toutes les richesses de l’état, pour s’enrichir eux-mêmes du travail des laboureurs et de l’industrie des artisans. Voilà pour eux un vaste champ de spéculations.
On voit que ces spéculations portent sur le besoin qu’a l’artisan d’être payé de son salaire, sur celui qu’a le cultivateur de vendre ses productions, et sur celui qu’aura le public des ouvrages de l’artisan et des productions du cultivateur.
Il est de l’intérêt du négociant d’acheter au plus bas prix et de vendre au plus haut. Il lui importe donc qu’il y ait, en tous genres, un grand nombre d’artisans, afin qu’ils se réduisent par la concurrence à de moindres salaires. Par la même raison, il lui importe encore que beaucoup de cultivateurs soient pressés de vendre. Enfin il lui importe d’avoir peu de concurrents dans les entreprises où il s’engage.
On conçoit qu’avec un privilège exclusif, il obtiendrait facilement tous ces avantages ; et qu’au contraire il en sera souvent frustré, si le commerce jouit d’une liberté entiere. Alors les spéculations seront pour lui d’autant plus difficiles, que le succès de ses entreprises dépendra d’une multitude de circonstances, qu’on ne peut pas faire entrer dans un calcul, ou qu’il est même impossible de prévoir.
Quelque avantageusement qu’il ait traité avec les artisans et avec les cultivateurs, il peut être trompé dans son attente. Car si ce sont des denrées de première nécessité dont il a rempli ses magasins, une récolte abondante qui en fera baisser le prix, lui enlevera tout le profit qu’il en espérait. Peut-être même la vente ne le remboursera-t-elle pas des frais d’achats et de voiture.
D’ailleurs il n’a point de moyen pour s’assurer de la consommation qui doit s’en faire dans les lieux où il comptait vendre. Mille accidents peuvent la diminuer, comme l’augmenter ; et quand à cet égard il saurait à quoi s’en tenir, comment jugera-t-il de la proportion où sont les choses qu’il achète, avec la consommation qui s’en fera ? Connait-il la quantité dont ses concurrents se sont pourvus ? Il pourrait donc arriver, contre son attente, qu’il en eût trop acheté, et qu’il se vît réduit à vendre à perte. Il n’y a point de spéculations qui puissent à cet égard le diriger sûrement. Il sera donc forcé de se conduire, dans ses entreprises, comme en tâtonnant, d’après l’expérience.
Tels sont les dangers auxquels il est exposé, lorsqu’il fait le trafic des choses de première nécessité ; et ce sont pourtant celles dont le débit est le plus sûr.
Les choses de seconde nécessité, dont nous nous faisons autant de besoins, ne sont pas toutes également nécessaires. L’habitude peut en être récente, et quelquefois ce sont des goûts qui passent, et qui font place à d’autres. Il y a donc souvent un moment à saisir. Si elles sont trop communes, on s’en dégoûtera ; et si elles sont trop rares, le haut prix diminuera le nombre des consommateurs. Par quels calculs, dans cette sorte de commerce, sera-t-il donc possible de s’assurer des profits qu’on se promet ?
Ces difficultés, qui se trouvent surtout dans les grandes entreprises de commerce, doivent peu inquiéter le gouvernement. Car ce n’est pas par un petit nombre d’entrepreneurs ; qui s’enrichissent exclusivement, que le commerce doit se faire. Il importe bien plutôt qu’il se fasse par un grand nombre qui se contentent de vivre dans l’aisance, et qui font subsister dans la même aisance une multitude d’artisans et de cultivateurs.
Or, quand le commerce jouit d’une liberté entière, il se fait naturellement par un grand nombre d’entrepreneurs, qui en partagent entre eux toutes les branches et tous les bénéfices. Alors il est difficile et presque impossible qu’un négociant acquière des richesses fort disproportionnées à celles de ses concurrents. Il faudrait qu’il s’engageât dans des entreprises, dont les spéculations seraient accompagnées de trop d’incertitude : il n’oserait s’y hasarder.
Voilà le principal avantage de la liberté du commerce. Elle multiplie les commerçants : elle rend la concurrence aussi grande qu’elle peut l’être : elle répartit les richesses avec moins d’inégalité, et elle réduit chaque chose à son vrai prix.
Mais s’il importe à l’état qu’il y ait un grand nombre d’entrepreneurs, il importe aux entrepreneurs d’être en petit nombre. Toutes les difficultés s’aplanissent devant une compagnie exclusive, parce que ses entreprises, quelles qu’elles soient, demandent peu de spéculations. Comme elle a seule le droit d’acheter de la première main et de revendre, elle règle à volonté le salaire de l’artisan et celui du cultivateur ; et parce qu’avec le plus petit trafic elle est assurée de faire le plus grand bénéfice, elle brûlera une partie des marchandises qu’elle a dans ses magasins, si elle craint, en les rendant communes, d’en faire baisser le prix. Tel est donc le motif secret qui fait briguer des privilèges exclusifs ; c’est qu’on veut des profits grands et assurés : on les veut toujours plus grands, et on les veut toujours avec moins de risques. C’est ainsi que les spéculations des commerçants ont, pour dernier terme, la ruine même du commerce.
Ce motif se retrouve dans la finance, dont les spéculations, aussi simples que faciles, semblent ne rien donner au hasard, et ruinent le commerce dans son principe, parce qu’elles ruinent l’agriculture. Si elle se charge de percevoir les impôts, elle sait que, pour un million qu’elle verse dans les coffres du roi, elle en lèvera deux. Si l’état lui demande de l’argent, elle lui prête à dix pour cent, et elle emprunte à cinq. Si elle fait la banque pour le roi, son bénéfice sera d’autant plus assuré, qu’elle se rendra maîtresse de toutes les opérations du gouvernement. Tout dépendra d’elle, parce qu’on ne peut rien faire sans argent, et que c’est elle seule qui peut en faire trouver partout où on en a besoin.
Qu’on réfléchisse sur les compagnies de négociants et de financiers, et on reconnaîtra qu’elles doivent insensiblement s’approprier tout l’argent qui circule. Si elles le versent continuellement, il ne cesse jamais de leur revenir. à chaque fois elles s’en approprient une nouvelle partie. On leur devait, on leur doit encore plus : leurs créances s’accumulent, et il arrive enfin que l’état a contracté avec elles des dettes qu’il ne peut pas payer. Voilà, dans le fond, à quoi se réduisent les spéculations de finance, et voilà aussi ce qu’elles doivent produire.
Les spéculations de politique offriraient de grandes difficultés, s’il fallait étudier toutes les parties du gouvernement, et les diriger au bien général. Mais, dans un siècle où l’on croit tout faire avec de l’argent, elles deviennent faciles, parce qu’elles ne s’occupent que de ressources momentanées qui préparent la ruine de l’état : c’est ce que nous avons démontré. La ruine de tout. Voilà donc, dans les siècles où les abus se sont multipliés, le dernier terme des spéculations de commerce, de finance et de politique.