Nous avons vu ce que peut la liberté. Il est temps de semer la dissension parmi nos peuples, et de mettre des gênes au commerce : nos suppositions en seront plus vraisemblables.
Divisés par des guerres, ils forment plusieurs nations qui ont des intérêts contraires.
Or si nous pouvons supposer que chacune de ces nations commerce librement chez elle, nous ne pouvons plus supposer qu’elles commercent toutes librement les unes avec les autres.
Le commerce extérieur, toujours gêné et quelquefois suspendu, sera d’autant moins florissant, qu’il sera plus dispendieux, soit par les pertes auxquelles il exposera, soit par les efforts qu’on fera pour le soutenir.
Ces nations se nuisent donc mutuellement : premièrement, parce qu’elles se privent chacune des avantages qu’elles se procuraient les unes aux autres par des échanges.
En second lieu, elles se nuisent encore, parce qu’elles dévastent réciproquement leurs terres. à chaque fois qu’elles prennent les armes, elles détruisent un fonds de richesses qu’elles auraient mis dans la circulation, et qui ne peut plus y être. Il y aura des champs que la guerre ne permettra pas d’ensemencer : il y en aura d’autres, où elle ne laissera point de récoltes à faire. Les productions diminueront, par conséquent, et avec elles la population.
Je veux que quelques-unes de ces nations se couvrent de gloire, de cette gloire que les peuples, dans leur stupidité, attachent aux conquêtes, et que les historiens, plus stupides encore, aiment à célébrer jusqu’au point d’ennuyer le lecteur: quel sera leur avantage ? Elles régneront au loin dans des pays autrefois peuplés et fertiles, et aujourd’hui en partie déserts et incultes. Car ce n’est qu’en exterminant qu’elles assureront leur domination sur des peuples auparavant libres. Supposons que nos cités soient réduites à quatre nations ennemies, qui sont à-peu-près également puissantes, ou qui cherchent à se maintenir dans une espèce d’équilibre. Sont-elles également puissantes ? Elles se nuiront également.
Cherchent-elles à se maintenir dans une espèce d’équilibre ? Elles se réuniront deux ou trois contre une puissance, dont la prépondérance menace de les assujettir, et elles se nuiront encore. La guerre coûtera des provinces à la nation même qui aura fait des conquêtes. Car je regarde, comme perdues, les provinces où la population et la culture auront été ruinées ou considérablement détériorées. En effet, un empire, qui se dépeuplerait et qui tomberait en friches, n’en serait pas plus grand pour avoir reculé ses bornes.
Mais cet équilibre, parviendra-t-on à l’établir ? Jamais: on ne fera que de fausses démarches, et l’inquiétude paraîtra l’unique cause motrice des puissances : elles se livreront avec confiance aux projets les plus ruineux, pour les exécuter d’une manière plus ruineuse encore.
Or, dans ce désordre, les terres seront-elles aussi riches en productions, que lorsqu’elles étaient partagées entre une multitude de cités paisibles ? Elles le seront d’autant moins, que la guerre ôtant toute liberté au commerce, le surabondant cessera de passer réciproquement d’une nation chez l’autre. Il ne se consommera donc plus : or dès qu’il cessera de se consommer, il cessera de se reproduire.
Pendant que l’agriculture se dégradera, plusieurs manufactures tomberont ; et celles qui subsisteront encore, n’auront plus le même débit. Elles ne pourront d’ordinaire vendre qu’à la nation chez qui elles seront établies ; et elles lui vendront moins, parce que cette nation sera elle-même moins riche. On dira sans doute que ces peuples ne seront pas toujours en guerre. En effet, il y aura des intervalles de paix : mais dans ces intervalles, on ne réparera pas tous les maux que la guerre aura faits ; et cependant on mettra de nouveaux obstacles au commerce.