Lorsque, dans les chapitres précédents, j’ai supposé des mesures, c’était uniquement pour parler avec plus de precision de la valeur respective des choses qu’on échangeait. Il paraît qu’à l’origine des sociétés les peuples n’en avaient point ; aujourd’hui plusieurs n’en ont pas même encore. C’est qu’on se contente de juger à l’œil de la quantité des choses, toutes les fois qu’on n’est pas intéressé à y regarder de près.
Transportons-nous au temps où les colons, faute de marchands, échangeaient entre eux le surabondant de leurs denrées, et observons-en deux ; l’un qui a un surabondant de blé, et à qui il manque une certaine quantité de vin ; l’autre qui a un surabondant de vin, et à qui il manque une certaine quantité de blé. Pour simplifier, je suppose qu’ils sont d’ailleurs pourvus, l’un et l’autre, de tout ce qui leur est nécessaire.
Dans cette supposition, il est évident que celui qui a du blé à livrer ne regardera de près, ni à la grandeur des sacs, ni au nombre. Comme ce blé, s’il lui restait, n’aurait point de valeur pour lui, il le croit bien payé lorsqu’il se procure, par un échange, tout le vin dont il a besoin.
Celui qui a un surabondant de vin raisonne de la même manière. Ils échangent donc sans mesurer : en effet, il leur suffit de juger à l’œil, l’un de la quantité de vin qu’il lui faut, l’autre de la quantité de blé.
Il n’en est pas de même lorsque les colons font leurs échanges par l’entremise des marchands. Comme ceux-ci veulent tout-à-la-fois faire un profit et sur celui de qui ils achètent, et sur celui à qui ils revendent, ils ont un intérêt à juger, avec plus de précision, de la quantité des choses. Ils imagineront, par conséquent, des mesures pour s’assurer de ce qu’ils gagnent à chaque fois qu’ils achètent et qu’ils revendent.
Or, quand au lieu de juger des choses sur des à-peu-près, on se sera fait une habitude de les mesurer, alors on supposera qu’il en est de leur valeur comme de leur quantité pour laquelle on a une mesure fixe. On sera d’autant plus porté à le supposer, que les valeurs paraîtront varier comme les mesures. On commencera donc à se faire des idées fausses. On parlera de valeur et de prix, sans se rendre compte de ce qu’on dit : on oubliera que les idées qu’on s’en fait ne peuvent être que relatives, et on supposera qu’elles sont absolues.
Ce sont les marchands qui auront surtout donné lieu à cette méprise : intéressés à estimer les choses avec plus de précision, ils paraissaient leur donner une valeur absolue. Cette mesure vaut tant, disaient-ils, et, dans ce langage, on ne voyait plus d’idée relative.
D’ailleurs ils ne se trouvaient pas dans le même cas que les colons qui, dans le temps où ils faisaient immédiatement leur commerce, n’attachaient de valeur au surabondant, qu’autant qu’ils pouvaient, en le livrant, se pourvoir des denrées dont ils avaient besoin.
Le surabondant dont les marchands font commerce a été celui des colons qui le leur ont livré. Mais, pour eux, ce n’est pas un surabondant ; c’est une chose utile dont ils attendent un profit. En conséquence, ils l’apprécient le plus qu’ils peuvent ; et, plus ils affectent de l’apprécier, plus ils paraissent lui donner une valeur absolue. Les métaux, employés comme monnaie, contribuèrent surtout à cette illusion.
Le fer se détruit : l’action seule de l’air, pour peu qu’il y ait d’humidité, le décompose peu-à-peu. Le cuivre se détruit encore. Il n’y a que l’or et l’argent qui se conservent sans déchet.
Chacun de ces métaux a une valeur, qui est en raison de sa rareté, de ses usages, de sa durabilité. L’or a plus de valeur que l’argent ; l’argent en a plus que le cuivre ; et le cuivre en a plus que le fer.
Sans doute il n’a pas été possible d’apprécier toujours exactement la valeur relative et proportionnelle de ces métaux, d’autant plus que cette proportion devait varier toutes les fois que quelques-uns devenaient plus rares ou plus abondants. On les estimait à-peu-près, tantôt plus, tantôt moins, suivant la quantité qu’il en paraissait dans le commerce. Un métal avait plus de valeur lorsqu’il y en avait peu en vente, et qu’on demandait d’en acheter beaucoup. Il en avait moins dans le cas contraire. Nous traiterons ailleurs de leur valeur respective.
Dès qu’il fut reconnu que les métaux ont une valeur, on trouva commode de donner un morceau de métal en échange de ce qu’on achetait ; et, à mesure que cet usage s’établit, les métaux devinrent la mesure commune de toutes les valeurs. Alors un marchand ne fut plus obligé de charier du vin ou quelque autre denrée chez un colon qui avait du blé à vendre : il lui donnait un morceau de métal ; et ce colon, avec ce même métal, achetait les choses qui lui étaient nécessaires.
Le fer était le moins propre à cet usage. Comme il dépérit journellement, celui qui l’aurait reçu en échange aurait chaque jour fait une perte. D’ailleurs on ne s’est accoutumé à se servir des métaux comme mesure commune, que parce qu’ils facilitent le commerce. Or le fer le facilitait moins que tous les autres, parce qu’étant celui qui a le moins de valeur, il aurait fallu le charier par grandes quantités.
Le cuivre, qui se conserve mieux, et qui a plus de valeur, méritait la préférence. Toutes les nations en font usage ; cependant comme sa valeur est encore fort bornée, il n’est commode que lorsqu’on achète en détail des choses de peu de prix.
C’étaient donc l’or et l’argent qui devaient surtout être choisis pour servir de mesure commune. Ils sont indestructibles : ils ont une grande valeur ; elle se retrouve proportionnellement dans chaque partie ; et par conséquent on peut trouver, dans chaque portion, suivant qu’elle est plus grande ou plus petite, une mesure de quelque espèce de valeur que ce soit.
Ce n’est donc pas d’après une convention que l’or et l’argent ont été introduits dans le commerce, comme moyen commode pour les échanges : ce n’est pas arbitrairement qu’on leur a donné une valeur. Ils ont, comme toute autre marchandise, une valeur fondée sur nos besoins, et, parce que cette valeur, plus grande ou plus petite,suivant la quantité de métal, ne dépérit point, ils sont, par cela seul, devenus la mesure de toutes les autres, et la plus commode.
Nous avons vu que le commerce augmente la masse des richesses, parce qu’en facilitant et multipliant les échanges, il donne de la valeur à des choses qui n’en avaient pas. Nous voyons ici qu’il doit encore augmenter cette masse, quand il a, dans l’or et dans l’argent, considérés comme marchandises, une mesure commune de toutes les valeurs, puisqu’alors les échanges se facilitent et se multiplient de plus en plus.
Mais il fallait que cette mesure elle-même fût d’un certain poids fixe et déterminée. Cependant il est vraisemblable que, dans les commencements, on jugeait du volume à l’œil, et du poids à la main. Cette règle, peu sûre, occasionna sans doute des lésions et des plaintes. On sentit la nécessité de les prévenir : on s’en occupa, et on imagina des balances pour peser les métaux.. Alors une once d’argent, par exemple, fut le prix d’un septier de blé ou d’un tonneau de vin.
Cette innovation acheva de brouiller toutes les idées sur la valeur des choses. Quand on crut en voir le prix dans une mesure qui, telle qu’une once d’or ou d’argent, était toujours la même, on ne douta pas qu’elles n’eussent une valeur absolue, et on ne se fit plus, à ce sujet, que des idées confuses.
Il y avait néanmoins un grand avantage à pouvoir déterminer le poids de chaque portion d’or et d’argent ; car si auparavant ce que nous appelons prix était une estime vague et sans précision, on conçoit qu’on dut trouver dans ces métaux, divisés et pesés, le prix plus exact de toutes les autres marchandises, ou une mesure plus sûre de leur valeur.
C’est comme marchandise que l’or et l’argent avaient cours, lorsque l’acheteur et le vendeur étaient réduits à peser la quantité qu’il en fallait livrer pour prix d’une autre marchandise. Cet usage, qui a été général, subsiste encore à la Chine et ailleurs.
Cependant il y avait de l’inconvénient à être dans la nécessité de prendre toujours la balance, et ce n’était pas le seul : il fallait encore s’assurer du degré de pureté des métaux, degré qui en change la valeur.
L’autorité publique vint au secours du commerce ; elle fit faire l’essai de l’or et de l’argent qui avaient cours : elle en détermina ce qu’on appelle le titre, c’est-à-dire, le degré de pureté. Elle en fit ensuite différentes portions qu’elle pesa; et elle imprima sur chacune une marque qui en attestait le titre et le poids.
Voilà la monnaie. On en connaît la valeur à la seule inspection. Elle prévient les fraudes ; elle met plus de confiance dans le commerce, et par conséquent elle le facilite encore.
La monnaie d’or et d’argent n’aurait pas été commode pour les petits achats qu’on fait journellement : il aurait fallu la diviser en petites parties qu’on eût à peine maniées. C’est ce qui a introduit la monnaie de cuivre. Celle-ci paraît même avoir été la première en usage ; elle suffisait lorsque les peuples n’avaient à échanger que des choses de peu de valeur.
En devenant monnaie, les métaux n’ont pas cessé d’être marchandise : ils ont une empreinte de plus et une nouvelle dénomination ; mais ils sont toujours ce qu’ils étaient, et ils n’auraient pas une valeur comme monnaie,s’ils ne continuaient pas d’en avoir une comme marchandise. Cette observation n’est pas aussi inutile qu’elle pourrait le paraître ; car on dirait, aux raisonnements qu’on fait communément sur la monnaie, qu’elle n’est pas une marchandise, et que cependant on ne sait pas trop ce qu’elle est.
La monnaie d’or et d’argent fait voir qu’il y a dans le commerce des choses de grand prix. Elle est donc une preuve de richesse. Mais ce n’est pas en raison de sa quantité : car le commerce peut se faire avec moins comme avec plus. Si elle était huit fois plus abondante, elle aurait huit fois moins de valeur, et il en faudrait porter au marché un marc au lieu d’une once : si elle était huit fois plus rare, elle aurait huit fois plus de valeur, et il n’en faudrait porter qu’une once au lieu d’un marc. Elle est donc une preuve de richesse, par cela seul qu’elle est en usage. C’est qu’ayant une grande valeur par elle-même, elle prouve qu’il y a dans le commerce des choses qui ont aussi une grande valeur. Mais, si elle devenait aussi commune que le cuivre, elle perdrait de sa valeur, et alors elle pourrait, dans les échanges, servir de mesure aux nations qui nous paraissent les plus pauvres. Lorsque nous traiterons de la circulation de l’argent, nous verrons comment on juge de son abondance et de sa rareté.
Employés comme monnaie, l’or et l’argent eurent un nouvel usage, une nouvelle utilité. Ces métaux acquirent donc une nouvelle valeur. Une abondance d’or et d’argent est donc une abondance de choses qui ont une valeur, et par conséquent une richesse.
Mais, quelque valeur qu’on attache à l’or et à l’argent, ce n’est point dans l’abondance de ces métaux qu’est la richesse première et principale. Cette richesse n’est que dans l’abondance des productions qui se consomment. Cependant, parce qu’avec de l’or et de l’argent on peut ne manquer de rien, on s’accoutume bientôt à regarder ces métaux comme l’unique richesse, ou du moins comme la principale, c’est une erreur. Mais ce serait une autre erreur de dire qu’une abondance d’or et d’argent n’est pas une vraie richesse. Il faut se borner à distinguer des richesses de deux espèces.
Je remarquerai, en finissant ce chapitre, que ceux qui considèrent les monnaies comme signes représentatifs de la valeur des choses, s’expriment avec trop peu d’exactitude, parce qu’ils paraissent les regarder comme des signes choisis arbitrairement, et qui n’ont qu’une valeur de convention.S’ils avaient remarqué que les métaux, avant d’être monnaie, ont été une marchandise, et qu’ils ont continué d’en être une, ils auraient reconnu qu’ils ne sont propres à être la mesure commune de toutes les valeurs, que parce qu’ils en ont une par eux-mêmes, et indépendamment de toute convention.