Lorsqu’après l’établissement de notre peuplade, les terres eurent été partagées, chaque colon put dire : Ce champ est à moi, et il n’est qu’à moi. Tel est le premier fondement du droit de propriété.
Au temps de la récolte, chacun put dire encore : Si ce champ inculte étoit à moi, parce qu’il m’est tombé en partage, aujourd’hui qu’il est cultivé, il est à moi à plus d’un titre, puisque sa culture est mon ouvrage. Il est à moi avec tout son produit, parce que son produit est en même temps le produit de mon travail.
La propriété sur les terres est donc fondée tout-à-la-fois sur le partage qui en a été fait, et sur le travail qui les rend fertiles. Lorsque dans la suite quelques colons eurent acquis plus de terre qu’ils n’en pouvoient cultiver par eux-mêmes, ils n’en furent pas moins fondés à regarder toutes ces terres comme à eux. La propriété leur en étoit assurée par la cession de ceux à qui elles avoient appartenu. Les usages reçus, ou les lois portées à cet effet, la leur assuroient encore. Or ces usages et ces lois sont le dernier fondement du droit de propriété. Il est même ordinaire de ne pas remonter plus haut.
Mais, s’ils continuaient d’avoir la propriété de toutes les terres, ils ne pouvoient plus avoir en entier la propriété de tout le produit, puisque ce produit étoit dû en partie au travail des hommes qu’ils avoient employés à la culture. Leurs valets et leurs journaliers devenoient donc co-propriétaires de ce produit.
Dans cette copropriété, le colon a la plus grande part, parce qu’il fournit les fonds de terre, parce qu’il fait les avances, et parce qu’il travaille lui-même. Il n’est pas nécessaire qu’il laboure, il suffit qu’il veille sur les laboureurs : sa vigilance est son principal travail.
Le salaire qu’il est convenu de donner à ses valets ou journaliers, et qui se règle d’après l’usage, représente la part qu’ils ont au produit comme copropriétaires : ce salaire est toute leur propriété, et, lorsqu’il a été payé, tout le produit des champs appartient au colon.
Retiré dans une ville, le colon cesse de veiller par lui-même à la culture de ses terres. Alors il cède, sur le produit, une partie de sa propriété au fermier qui les régit, et cette partie est le salaire du fermier. Celui-ci fait la récolte ; il livre au colon la part convenue, et il acquiert un droit de propriété sur tout ce qui reste.
Dans cette régie, nous voyons un homme qui fournit le fonds, c’est le colon ; un entrepreneur qui se charge de veiller à la culture, c’est le fermier ; et des valets ou journaliers qui font les ouvrages. Nous remarquerons la même chose dans les grandes entreprises de toutes espèces. Veut-on établir une manufacture ? Un homme riche ou une compagnie fournit les fonds, un entrepreneur la conduit, et des ouvriers travaillent sous sa direction.
Par-là on voit comment, dans chaque profession, les citoyens se distribuent en différentes classes, et comment chacun d’eux trouve, dans son salaire, la part qu’il a, comme copropriétaire, au produit d’une entreprise.
Mais il n’est pas nécessaire de travailler dans une entreprise pour devenir copropriétaire du produit ; il suffit de travailler pour l’entrepreneur. Le cordonnier, par exemple, devient copropriétaire du produit d’une terre lorsqu’il travaille pour un colon, et il le devient du produit d’une manufacture lorsqu’il travaille pour un fabricant. C’est ainsi que tous les citoyens sont, chacun en raison de son travail, copropriétaires des richesses de la société, et cela est juste, puisque chacun, en raison de son travail, contribue à les produire.
Toutes ces propriétés sont sacrées. On ne pourroit pas, sans injustice, priver le fabricant de son bénéfice, ni l’ouvrier de son salaire. On ne pourroit donc pas forcer le colon à vendre ses grains au-dessous de leur valeur, comme on ne pourroit pas forcer ceux qui en ont besoin à les payer plus qu’ils ne valent. Ces vérités sont si simples, qu’on ne les remarquera peut-être pas, et qu’on sera même étonné que je les aie remarquées. Il sera pourtant nécessaire de s’en souvenir.
Nous avons vu comment le colon conserve une propriété sur des terres qu’ il ne cultive plus lui-même. Mais on demandera s’il est borné à ne pouvoir être qu’usufruitier, ou s’il est autorisé à pouvoir disposer de ses terres même après lui.
Je réponds que, lorsque je défriche un champ, le produit des avances que je fais ne peut être qu’à moi. J’ai seul le droit d’en jouir : pourquoi donc, au moment de mourir, n’en céderai-je pas la jouissance ? Et comment la céderai-je, si je ne dispose pas du fonds ?
J’ai desséché des marais, j’ai élevé des digues qui mettent mes terres à l’abri des inondations, j’ai conduit des eaux dans des prairies qu’elles rendent fertiles ; j’ai fait des plantations dont le produit m’appartient, et dont cependant je ne jouirai pas ; en un mot, j’ai donné, à des terres sans valeur, une valeur qui est à moi tant qu’elle dure, et sur laquelle, par conséquent, je conserve des droits pour le temps où je ne serai plus. Reprenez ces terres dans l’état de friches où je les ai trouvées, et laisse-les-moi en culture et en valeur. Vous ne pouvez pas séparer ces deux choses. Convenez donc que j’ai droit de disposer de l’une comme de l’autre.
Si celui qui défriche un champ acquiert le droit d’en disposer après lui, il le transporte, avec ce droit, à celui à qui il le lègue ; et, de génération en génération, tout propriétaire jouit du même droit. Quel est l’homme qui s’occuperoit des moyens de donner à une terre une valeur qu’elle n’aura qu’après lui, s’il ne lui est pas libre d’en disposer en faveur de ceux qu’il veut faire jouir ? Dira-t-on qu’on y sera porté par l’amour du bien ? Mais pourquoi ôter au citoyen un motif qui le déterminera plus sûrement, l’intérêt qu’il prend à ses enfants ou aux personnes qu’il aime?
Nous avons traité de la valeur, des prix, des richesses ; les arts se sont multipliés, le commerce s’est étendu. Alors on sentit la nécessité d’apprécier, avec plus de précision, la valeur de chaque chose, et on trouva la monnoie. Ce sera le sujet des chapitres suivants.