Un marchand a fait des avances. Elles consistent dans le prix qu’il a donné pour les choses qu’il veut revendre, dans les frais de voiture, dans ceux de magasin, et dans les dépenses journalières qu’il fait pour conserver ses marchandises.
Or il faut non seulement qu’il soit remboursé de toutes ses avances, il faut encore qu’il trouve son profit à faire son commerce.
Ce profit est proprement ce qu’on nomme salaire. On conçoit qu’il doit être fait et réparti successivement sur toutes les marchandises dont il a le débit, et qu’il doit suffire à sa subsistance, c’est-à-dire, lui procurer l’usage des choses de première et de seconde nécessité.
Mais dans quelle étendue les marchands doivent-ils jouir de ces choses ? C’est ce qui se réglera tout seul, suivant que la concurrence les forcera à vivre avec plus ou moins d’économie ; et, comme cette concurrence fera la loi à tous également, on saura, d’après l’usage général, les jouissances auxquelles chacun d’eux a droit de prétendre. Ils calculeront eux mêmes ce qu’il leur faut de salaire pour les jouissances que l’usage leur permet, pour les procurer à leur famille, pour élever leurs enfants ; et parce qu’ils auraient bien peu de prévoyance s’ils se contentaient de gagner de quoi vivre au jour le jour, ils calculeront encore ce qu’il leur faut pour faire face aux accidents, et pour améliorer, s’il est possible, leur état. Ils tâcheront de faire entrer tous ces profits dans leur salaire : ceux qui voudront acheter tâcheront de rabattre sur tous ces profits ; et ils rabattront avec d’autant plus de facilité, que les marchands, en plus grand nombre, seront plus pressés de vendre. Le salaire sera donc réglé, d’un côté par la concurrence des vendeurs, et par celle des acheteurs de l’autre.
Le salaire de l’artisan se réglera de la même manière. Supposons qu’il n’y ait dans la peuplade que six tailleurs, et qu’ils ne puissent pas suffire à la quantité d’habits qu’on leur demande, ils fixeront eux-mêmes leur salaire, ou le prix de leur travail, et ce prix sera haut.
C’est un inconvénient, et on tombera dans un autre, lorsque l’appât du gain aura multiplié les tailleurs au-delà du besoin de la peuplade. Alors, tous se trouvant réduits à de moindres profits, ceux qui n’auront point de pratiques offriront de travailler au plus bas prix, et forceront ceux qui en ont à travailler aussi pour un moindre salaire. Encore s’en trouvera-t-il qui n’auront pas de quoi vivre, et qui seront dans la nécessité de chercher un autre métier. Le nombre des tailleurs se proportionnera donc peu-à-peu au besoin qu’on en a ; et c’est le moment où leur salaire sera réglé comme il doit l’être.
Mais il y a des commerces qui demandent plus d’intelligence, et des métiers qui demandent plus d’adresse ; il faut plus de temps pour y devenir habile, il faut y apporter plus de peines et plus de soins. Ceux qui s’y distingueront seront donc autorisés à exiger de plus forts salaires ; et on sera forcé à les leur accorder, parce qu’étant en petit nombre ils auront moins de concurrents. On s’accoutumera à les voir dans une plus grande abondance des choses de première et de seconde nécessité ; et l’usage par conséquent leur donnera des droits à cette abondance. Ayant de plus grands talents et plus rares, il est juste qu’ils fassent aussi de plus grands profits.
C’est ainsi que les salaires, lorsqu’ils sont réglés, règlent à leur tour les consommations, auxquelles chacun a droit, suivant son état ; et alors on sait quelles sont les choses de première et de seconde nécessité qui appartiennent à chaque classe. Tous les citoyens ne partagent pas également les mêmes jouissances, mais tous subsistent de leur travail ; et, quoiqu’il y en ait de plus riches, aucun n’est pauvre. Voilà ce qui doit arriver dans une société civile, où l’ordre s’établit librement, d’après les intérêts respectifs et combinés de tous les citoyens. Remarquez que je dis librement.
Si je n’ai parlé dans ce chapitre que du salaire dû à l’artisan et au marchand, c’est qu’en faisant voir comment les prix se règlent au marché, j’ai suffisamment expliqué comment se règle le salaire du colon. Il suffit de remarquer ici que tous les citoyens sont salariés les uns à l’égard des autres. Si l’artisan et le marchand sont salariés du colon auquel ils vendent, le colon l’est à son tour de l’artisan et du marchand auxquels il vend, et chacun se fait payer de son travail.