Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre - Comment le commerce augmente la masse des richesses

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Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre - Comment le commerce augmente la masse des richesses


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6. COMMENT LE COMMERCE AUGMENTE LA MASSE DES RICHESSES

Nous avons vu que le commerce, qui consiste dans l’échange d’une chose pour une autre, se fait principalement par les marchands trafiquants et négociants. Essayons maintenant d’apprécier l’utilité que la société retire de tous ses hommes qui se sont établis commissionnaires entre les producteurs et les consommateurs ; et, à cet effet,observons la source des richesses et le cours qu’elle suit.

Les richesses consistent dans une abondance de choses qui ont une valeur, ou, ce qui revient au même, dans une abondance de choses utiles, parce que nous en avons besoin, ou enfin, ce qui est encore identique, dans une abondance de choses qui servent à notre nourriture, à notre vêtement, à notre logement, à nos commodités, à nos agréments, à nos jouissances, à nos usages, en un mot.

Or c’est la terre seule qui produit toutes ces choses. Elle est donc l’unique source de toutes les richesses.

Naturellement féconde, elle en produit par elle-même, et sans aucun travail de notre part. Les Sauvages, par exemple, subsistent de la fécondité des terres qu’ils ne cultivent pas. Mais il faut à leur consommation une grande étendue de pays. Chaque Sauvage pourra consommer le produit de cent arpens. Encore est-il difficile d’imaginer qu’il puisse toujours trouver l’abondance dans cet espace.

C’est que la terre, abandonnée à sa fécondité naturelle, produit de tout indifféremment. Elle est surtout féconde en choses qui nous sont inutiles, et dont nous ne pouvons faire aucun usage.

Rendons-nous maîtres de sa fécondité, et empêchons certaines productions pour en faciliter d’autres, la terre deviendra fertile. Car si on appelle féconde une terre qui produit beaucoup, et de tout indifféremment, on appelle fertile une terre qui produit beaucoup et à notre choix.

Ce n’est qu’à force d’observations et de travail que nous viendrons à bout d’empêcher certaines productions, et d’en faciliter d’autres. Il faut découvrir comment la terre produit, si nous voulons multiplier exclusivement les choses à notre usage, et extirper toutes les autres.

Le recueil des observations sur cet objet fait la théorie d’une science qu’on nomme agriculture, ou culture des champs, et le travail du colon, qui se conforme journellement à ces observations, fait la pratique de cette science. Je nommerai cette pratique cultivation.

Le colon multiplie donc les choses qui sont à notre usage, qui ont une valeur, et dont l’abondance fait ce que nous appelons richesses. C’est lui qui fouille la terre, qui ouvre la source, qui la fait jaillir ; c’est à lui que nous devons l’abondance.

Que devons-nous donc aux commerçants ? Si, comme tout le monde le suppose, on échange toujours une production d’une valeur égale contre une autre production d’une valeur égale, on aura beau multiplier les échanges ; il est évident qu’après, comme auparavant, il y aura toujours la même masse de valeurs ou de richesses.

Mais il est faux que, dans les échanges, on donne valeur égale pour valeur égale. Au contraire, chacun des contractants en donne toujours une moindre pour une plus grande. On le reconnaîtrait si on se faisait des idées exactes, et on peut déjà le comprendre d’après ce que j’ai dit.

Une femme de ma connaissance, ayant acheté une terre, comptait l’argent pour la payer, et disait : Cependant on est bienheureux d’avoir une terre pour cela. Il y a, dans cette naïveté, un raisonnement bien juste. On voit qu’elle attachait peu de valeur à l’argent qu’elle conservait dans son coffre ; et que, par conséquent, elle donnait une valeur moindre pour une plus grande. D’un autre côté, celui qui vendait la terre était dans le même cas, et il disait : Je l’ai bien vendue. En effet, il l’avait vendue au denier trente ou trente-cinq. Il comptait donc avoir aussi donné moins pour plus. Voilà où en sont tous ceux qui font des échanges.

En effet, si on échangeait toujours valeur égale pour valeur égale, il n’y aurait de gain à faire pour aucun des contractants. Or tous deux en font, ou en doivent faire. Pourquoi ? C’est que, les choses n’ayant qu’une valeur relative à nos besoins, ce qui est plus pour l’un est moins pour l’autre, et réciproquement.

L’erreur où l’on tombe à ce sujet vient surtout de ce qu’on parle des choses qui sont dans le commerce, comme si elles avaient une valeur absolue, et qu’on juge en conséquence qu’il est de la justice que ceux qui font des échanges se donnent mutuellement valeur égale pour valeur égale. Bien loin de remarquer que deux contractants se donnent l’un à l’autre moins pour plus, on pense, sans trop y réfléchir, que cela ne peut pas être ; et il semble que, pour que l’un donnât toujours moins, il faudrait que l’autre fût assez dupe pour donner toujours plus ; ce qu’on ne peut pas supposer.

Ce ne sont pas les choses nécessaires à notre consommation que nous sommes censés mettre en vente : c’est notre surabondant, comme je l’ai remarqué plusieurs fois. Nous voulons livrer une chose qui nous est inutile, pour nous en procurer une qui nous est nécessaire : nous voulons donner moins pour plus.

Le surabondant des colons, voilà ce qui fournit tout le fonds au commerce. Ce surabondant est richesse tant qu’ils trouvent à l’échanger, parce qu’ils se procurent une chose qui a une valeur pour eux, et qu’ils en livrent une qui a une valeur pour d’autres.

S’ils ne pouvaient point faire d’échanges, leur surabondant leur resterait, et serait pour eux sans valeur. En effet, le blé surabondant que je garde dans mes greniers, sans pouvoir l’échanger, n’est pas plus richesse pour moi que le blé que je n’ai pas encore tiré de la terre. Aussi semerai-je moins l’année prochaine, et, pour avoir une moindre récolte, je n’en serai pas plus pauvre. Or les commerçants sont les canaux de communication par où le surabondant s’écoule. Des lieux où il n’a point de valeur, il passe dans les lieux où il en prend une ; et, partout où il se dépose, il devient richesse.

Le commerçant fait donc en quelque sorte de rien quelque chose. Il ne laboure pas ; mais il fait labourer. Il engage le colon à tirer de la terre un surabondant toujours plus grand, et il en fait toujours une richesse nouvelle. Par le concours du colon et du commerçant, l’abondance se répand d’autant plus que les consommations augmentent à proportion des productions, et réciproquement les productions à proportion des consommations.

Une source qui se perd dans des rochers et dans des sables n’est pas une richesse pour moi ; mais elle en devient une si je construis un aqueduc pour la conduire dans mes prairies. Cette source représente les productions surabondantes que nous devons aux colons, et l’aqueduc représente les commerçants.



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