Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre - Des marchés

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Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre - Des marchés


Anonyme


4. DES MARCHÉS OU DES LIEUX OÙ SE RENDENT CEUX QUI ONT BESOIN DE FAIRE DES ÉCHANGES

Ceux qui ont des échanges à faire se cherchent, et ils parcourent la peuplade : c’est la première idée qui s’offre à chacun d’eux. Mais ils ne tarderont pas à connaître les inconvénients de cet usage. Premièrement, il leur arrivera souvent de ne pas se rencontrer ; parce que celui chez qui on viendra sera allé chez un autre, ou chez celui même qui le venait chercher. Ils perdraient bien du temps dans ces courses.

En second lieu, il leur arriverait encore de se rencontrer, et de ne rien conclure. Après bien des altercations, ils se sépareraient et recommenceraient leurs courses, chacun dans l’espérance de faire avec un autre un échange plus avantageux. En suivant cette pratique, il leur sera donc bien difficile de convenir du prix respectif des denrées.

Tôt ou tard l’expérience leur fera sentir ces inconvénients Alors ils chercheront, à-peu-près au centre de la peuplade, un lieu où ils conviendront de se rendre, chacun de leur côté, à des jours marqués, et où l’on apportera les denrées dont on se proposera de faire l’échange. Ce concours et le lieu où il se fait se nomment marché, parce que les marchés s’y proposent et s’y concluent.

On expose donc, dans le marché, toutes les denrées des tinées à être échangées ; chacun les voit, et peut comparer la quantité de l’une avec la quantité de l’autre. En conséquence, on se fait réciproquement des propositions.

S’il y a beaucoup de blé et peu de vin, on offrira une moindre quantité de vin pour une plus grande quantité de blé ; et, s’il y a peu de blé et beaucoup de vin, on offrira une moindre quantité de blé pour une plus grande quantité de vin.

En comparant de la sorte les denrées, suivant la quantité qui s’en trouve au marché, on voit à-peu-près dans quelle proportion on peut faire les échanges, et alors on n’est pas loin de conclure. Aussitôt donc que quelques-uns seront d’accord sur la proportion à suivre dans leurs échanges, les autres prendront cette proportion pour règle, et le prix respectif des denrées sera déterminé pour ce jour-là. On dira, par exemple, que le prix d’un tonneau de vin est un septier de blé, et que le prix d’un septier de blé est un tonneau de vin.

Je ne considère que la quantité, parce que je veux simplifier. On conçoit assez que la qualité doit mettre de la différence dans le prix des denrées. Il faut seulement remarquer que, la qualité ne s’appréciant pas comme la quantité, les marchés seront plus difficiles à conclure, et qu’en pareil cas l’opinion aura sans doute beaucoup d’influence. Mais enfin on conclura ; et, de quelque qualité que soient les choses, elles auront, pour ce jour-là, un prix déterminé.

Si le prix du blé a été haut par comparaison à celui du vin, on en apportera davantage au marché suivant, parce qu’on se flattera d’un échange plus avantageux ; et par une raison contraire, on apportera moins de vin.

Dans ce marché, la proportion entre le blé et le vin ne sera donc pas la même que dans le précédent. Il y aura beaucoup de blé et peu de vin ; et comme la grande quantité fera baisser le prix de l’un, la petite quantité fera hausser le prix de l’autre. Les prix varieront par conséquent de marché en marché.

Sans doute ce serait un avantage pour la peuplade que les denrées eussent toujours un prix déterminé et fixe : car les échanges se feraient sans discussion, promptement et sans perte. Mais cela n’est pas possible, puisqu’il ne peut pas y avoir toujours la même proportion entre les denrées, soit qu’on les considère dans les magasins où les propriétaires les conservent, soit qu’on les considère dans les marchés où on les apporte.

Si les variations sont peu considérables, elles seront presque insensibles. Alors elles n’auront point d’inconvénients, ou elles n’en produiront que de bien légers qu’il seroit inutile d’empêcher. Peut-être même serait-il impossible de les prévenir, et dangereux de le tenter. Nous verrons ailleurs que le gouvernement portera coup à l’agriculture et au commerce, toutes les fois qu’il entreprendra de fixer le prix des denrées.

Si les variations sont grandes et subites, il en résultera de grands inconvénients Car le trop haut prix d’une denrée mettra ceux qui en ont besoin dans la nécessité de faire des échanges désavantageux, ou de souffrir pour n’avoir pas pu se la procurer.

Ces variations, grandes et subites, arriveront lorsqu’une récolte aura tout-à-fait manqué. C’est ce qu’on préviendra en faisant. dans les années de surabondance, des provisions pour les années de disette; et on en fera. L’expérience éclairera la peuplade sur cet objet.

Ces variations arriveront encore dans les marchés, lorsqu’on y apportera beaucoup trop d’une denrée, et trop peu d’une autre : mais cet inconvénient ne se répétera pas souvent, si chacun a la liberté d’apporter au marché ce qu’il veut, et la quantité qu’il veut. C’est encore là un objet sur lequel l’expérience donnera des lumières. En observant les prix dans une suite de marchés, et les causes de leur variation, on apprendra l’espèce de denrée et la quantité qu’on y doit porter pour les échanger avec avantage, ou avec le moindre désavantage possible. Les différentes denrées, exposées au marché, conserveront donc entre elles les mêmes proportions, ou à-peu-près, et les prix par conséquent varieront peu.

Ils varieront d’autant moins, que l’expérience ayant appris aux colons ce qui se consomme de chaque chose, ils en feront croître dans cette proportion ; et ils n’en porteront au marché qu’autant, ou à peu près, qu’ils présumeront devoir en échanger. Ils se conduiront à cet égard d’après les observations qu’ils auront faites.

On voit donc qu’en général les prix se régleront sur la quantité respective des choses qu’on offrira d’échanger. On voit encore que les prix ne peuvent se régler que dans les marchés, parce que c’est là seulement que les citoyens rassemblés peuvent, en comparant l’intérêt qu’ils ont à faire des échanges, juger de la valeur des choses relativement à leurs besoins. Ils ne le peuvent que là, parce que ce n’est que dans les marchés que toutes les choses à échanger se mettent en évidence : ce n’est que dans les marchés qu’on peut juger du rapport d’abondance ou de rareté qu’elles ont les unes avec les autres ; rapport qui en détermine le prix respectif.

C’est ainsi que les prix se régleront constamment, dans le cas où chacun aura, comme je l’ai dit, la liberté d’apporter au marché ce qu’il veut, et la quantité qu’il veut. Nous traiterons ailleurs des inconvénients qui naîtront du défaut de liberté.


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