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De l’autre côté du spectre, pour tous ceux qui n’acceptaient pas le dogme néoclassique et contestait son règne, les positions prises étaient essentiellement les mêmes. C’est ainsi que chez des antikeynésiens aussi radicaux que Mises et Hayek, nous trouvons les mêmes critiques, bien que plus fournies. Pour Hayek, les données des sciences sociales sont nécessairement subjectives, puisqu’elles concernent « non pas les relations entre les choses, mais les relations entre les hommes et les choses et les relations entre l’homme et l’homme. » <ref>Cité par Lawrence White, ''The Methodology of the Austrian School Economists'', Ludwig von Mises Institue, 2003, p.19</ref> | De l’autre côté du spectre, pour tous ceux qui n’acceptaient pas le dogme néoclassique et contestait son règne, les positions prises étaient essentiellement les mêmes. C’est ainsi que chez des antikeynésiens aussi radicaux que Mises et Hayek, nous trouvons les mêmes critiques, bien que plus fournies. Pour Hayek, les données des sciences sociales sont nécessairement subjectives, puisqu’elles concernent « non pas les relations entre les choses, mais les relations entre les hommes et les choses et les relations entre l’homme et l’homme. » <ref>Cité par Lawrence White, ''The Methodology of the Austrian School Economists'', Ludwig von Mises Institue, 2003, p.19</ref> | ||
Sur la méthode mathématique, Mises sera à la fois plus précis et plus vindicatif. Il commença par signaler que l’économie mathématique ne pourrait jamais être capable de décrire davantage que des états fictifs d’équilibre. | Sur la méthode mathématique, Mises sera à la fois plus précis et plus vindicatif. Il commença par signaler que l’économie mathématique ne pourrait jamais être capable de décrire davantage que des états fictifs d’équilibre. <ref>Cité par Lawrence White, ''The Methodology of the Austrian School Economists'', Ludwig von Mises Institue, 2003, p.18x</ref> Ailleurs, il résumera les raisons plus fondamentales de son opposition. Ses mots sont une introduction tout à fait utile avant d’évoquer le point suivant. Il écrit : « Aujourd’hui, partout dans le monde, et d’abord aux Etats-Unis, des foules de statisticiens travaillent dans des instituts à ce que les gens croient être de la "recherche économique". Ils collectent des chiffres fournis par les Etats et diverses entreprises, les réarrangent, les réajustent, les réimpriment, calculent des moyennes et dessinent des graphiques. Ils supposent que par ces méthodes ils "mesurent" les "comportements" de l’humanité, et qu’il n’y a aucune différence qu’il soit importante de mentionner entre leurs méthodes de recherche et ceux appliquées dans les laboratoires de recherche physique, chimique et biologique. Ils regardent avec pitié et mépris ces économistes qui, ainsi qu’ils le disent, comme les botanistes de l’ "Antiquité", se basent sur "beaucoup de raisonnements spéculatifs" plutôt que sur des "expérimentations". Et ils sont pleinement convaincu du fait que de leurs efforts continus émergera un jour une connaissance complète et définitive qui permettra à l’autorité planificatrice du futur de rendre tout le monde parfaitement heureux. » <ref>Ludwig von Mises, ''The Historical Setting of the Austrian School of Economics'', Ludwig von Mises Institute, 2003, p.7</ref> Ce que signale parfaitement Mises sur les avocats de l’usage des mathématiques en économie, c’est que, de manière presque systématique, leur défense de l’usage des mathématiques était la conséquence d’une croyance plus profonde, celle de la similarité entre science économique et sciences naturelles, et de la nécessité de la copie par la première des méthodes de recherches des secondes. C’est ce point qu’il nous faut voir en détail. | ||
Mais avant ceci, une remarque liminaire. Nous avons beaucoup cité ici les auteurs de l’Ecole Autrichienne d’économie, mais les Autrichiens ne sont pas les seuls à défendre ou à avoir défendu ces idées. Au milieu du siècle dernier, un regain d’intérêt pour la méthodologie économique apporta un flot intéressant de contributions critiques par rapport à cette utilisation des mathématiques en économie. Il y eu d’abord le livre de Barbara Wooton, ''Lament for Economics'', qui expliquait que l’économie n’était pas une science au même titre que les mathématiques ou que la biologie, et que de nombreux problèmes dans la théorie économique étaient dus à cette erreur fondamentale. Dans la même veine, on vit paraître ensuite ''The Failures of Economics'', par Sidney Schoeffler, qui nia la présence de régularités en économie et rejeta la prétention des économistes à déceler des lois universelles. | Mais avant ceci, une remarque liminaire. Nous avons beaucoup cité ici les auteurs de l’Ecole Autrichienne d’économie, mais les Autrichiens ne sont pas les seuls à défendre ou à avoir défendu ces idées. Au milieu du siècle dernier, un regain d’intérêt pour la méthodologie économique apporta un flot intéressant de contributions critiques par rapport à cette utilisation des mathématiques en économie. Il y eu d’abord le livre de Barbara Wooton, ''Lament for Economics'', qui expliquait que l’économie n’était pas une science au même titre que les mathématiques ou que la biologie, et que de nombreux problèmes dans la théorie économique étaient dus à cette erreur fondamentale. Dans la même veine, on vit paraître ensuite ''The Failures of Economics'', par Sidney Schoeffler, qui nia la présence de régularités en économie et rejeta la prétention des économistes à déceler des lois universelles. <ref>S. Schoeffler, ''The Failures of Economics: A Diagnostic Study'', Harvard University Press, 1955, pp. 46</ref> | ||
Le point central de leurs attaques n’était que rarement les mathématiques en tant que telles, puisqu’il est tout à fait possible de ne les considérer que comme un langage. Tout comme il fut d’usage d’écrire en latin ses théories philosophiques, il est désormais d’usage de présenter les théories économiques sous forme mathématique : considéré ainsi, le problème disparait, ou semble disparaître. L’erreur fondamentale n’est pas d’utiliser les mathématiques ou le latin, l’erreur fondamentale est de considérer que la science économique doit appliquer les méthodes des sciences naturelles. | Le point central de leurs attaques n’était que rarement les mathématiques en tant que telles, puisqu’il est tout à fait possible de ne les considérer que comme un langage. Tout comme il fut d’usage d’écrire en latin ses théories philosophiques, il est désormais d’usage de présenter les théories économiques sous forme mathématique : considéré ainsi, le problème disparait, ou semble disparaître. L’erreur fondamentale n’est pas d’utiliser les mathématiques ou le latin, l’erreur fondamentale est de considérer que la science économique doit appliquer les méthodes des sciences naturelles. | ||
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Mark Blaug et les falsificationnistes sont à classer tout naturellement parmi les défenseurs du monisme. Comme nous l’avons vu, il n’y a selon eux aucune raison pour refuser aux économistes la possibilité d’utiliser les méthodes en usage dans les sciences naturelles. Ils n’étaient pourtant pas les premiers à tendre dans cette direction. | Mark Blaug et les falsificationnistes sont à classer tout naturellement parmi les défenseurs du monisme. Comme nous l’avons vu, il n’y a selon eux aucune raison pour refuser aux économistes la possibilité d’utiliser les méthodes en usage dans les sciences naturelles. Ils n’étaient pourtant pas les premiers à tendre dans cette direction. | ||
Cette idée peut être trouvée à des degrés divers chez beaucoup d’économistes avant le dix-neuvième siècle. Selon John Locke, déjà, les relations économiques « sont similaires à des phénomènes naturels » et les lois de la nature humaine « sont comme les lois qui gouvernent le mouvement des planètes ». | Cette idée peut être trouvée à des degrés divers chez beaucoup d’économistes avant le dix-neuvième siècle. Selon John Locke, déjà, les relations économiques « sont similaires à des phénomènes naturels » et les lois de la nature humaine « sont comme les lois qui gouvernent le mouvement des planètes ». <ref>Deborah A. Redman, ''The Rise of Political Economy as a Science'', MIT Press, 1997, p.69</ref> | ||
Chez les auteurs des siècles suivants, le monisme naquit de la même tentation. Il se développa de manière sensationnelle — et, de notre point de vue, préoccupante — à partir du dix-neuvième siècle, poussé par l’enthousiasme que suscitaient les progrès des sciences naturelles. Les défenseurs du monisme furent systématiquement des admirateurs de la physique. | Chez les auteurs des siècles suivants, le monisme naquit de la même tentation. Il se développa de manière sensationnelle — et, de notre point de vue, préoccupante — à partir du dix-neuvième siècle, poussé par l’enthousiasme que suscitaient les progrès des sciences naturelles. Les défenseurs du monisme furent systématiquement des admirateurs de la physique. | ||
Cette disposition se manifestait de façon tout à fait éclatante chez le français Léon Walras, introduit précédemment. C’était un esprit vif, et son intérêt s’était très tôt porté vers les réalisations des sciences naturelles. Sous-estimant les difficultés de cette application rigide, il chercha chez les physiciens les modèles à copier en économie politique. Il étudia notamment les travaux du physicien français Louis Poinsot, auteur des ''Éléments de statique'' (1803) qui eurent une nette et durable influence sur les travaux de Walras. « Un soir, racontera-t-il en 1853, j’ai ouvert la Statique de Poinsot, et cette théorie de l’équilibre obtenu par la réunion et la séparation de forces et d’éléments connectés me sembla si lumineuse et si pure que je lus la moitié de l’ouvrage d’un coup. Le lendemain, j’achevai l’autre moitié. » | Cette disposition se manifestait de façon tout à fait éclatante chez le français Léon Walras, introduit précédemment. C’était un esprit vif, et son intérêt s’était très tôt porté vers les réalisations des sciences naturelles. Sous-estimant les difficultés de cette application rigide, il chercha chez les physiciens les modèles à copier en économie politique. Il étudia notamment les travaux du physicien français Louis Poinsot, auteur des ''Éléments de statique'' (1803) qui eurent une nette et durable influence sur les travaux de Walras. « Un soir, racontera-t-il en 1853, j’ai ouvert la Statique de Poinsot, et cette théorie de l’équilibre obtenu par la réunion et la séparation de forces et d’éléments connectés me sembla si lumineuse et si pure que je lus la moitié de l’ouvrage d’un coup. Le lendemain, j’achevai l’autre moitié. » <ref>Léon Walras, ''Correspondence of Leon Walras and Related Papers'', North-Holland Publishing Company, Vol. III, 1965, pp.148 </ref> En outre, l’exemple de Poinsot n’est pas un cas unique. D’une manière plus générale, Walras essaya d’utiliser les théories, les structures et la méthodologie en usage dans la science physique de son siècle. <ref>Donald A. Walker, ''Walrasian Economics'', Cambridge University Press, 2006, p.58</ref> | ||
Ses efforts étaient dirigés vers cet idéal : la constitution d’une science économique à l’image des sciences naturelles. Selon ses propres mots, il avait comme objectif de contribuer à la création « d’une nouvelle science : la science des forces économiques tout comme il existe la science des forces astronomiques. Je cite l’astronomie parce qu’elle est en réalité le genre de science que, tôt ou tard, la théorie de la richesse sociale se devra de devenir. Dans les deux sciences nous trouvons des faits naturels, dans le sens où ils sont au-dessus des conventions sociales et qu’ils s’imposent à la volonté humaine ; des lois tout aussi naturelles et par conséquent nécessaires, certaines, peu nombreuses, d’une importance fondamentale, d’autres, très nombreuses, variées et complexes, d’une importance secondaire ; des faits et des lois adaptables à une application étendue et utile des calculs et des formules mathématiques. L’analogie est complète et frappante. » | Ses efforts étaient dirigés vers cet idéal : la constitution d’une science économique à l’image des sciences naturelles. Selon ses propres mots, il avait comme objectif de contribuer à la création « d’une nouvelle science : la science des forces économiques tout comme il existe la science des forces astronomiques. Je cite l’astronomie parce qu’elle est en réalité le genre de science que, tôt ou tard, la théorie de la richesse sociale se devra de devenir. Dans les deux sciences nous trouvons des faits naturels, dans le sens où ils sont au-dessus des conventions sociales et qu’ils s’imposent à la volonté humaine ; des lois tout aussi naturelles et par conséquent nécessaires, certaines, peu nombreuses, d’une importance fondamentale, d’autres, très nombreuses, variées et complexes, d’une importance secondaire ; des faits et des lois adaptables à une application étendue et utile des calculs et des formules mathématiques. L’analogie est complète et frappante. » <ref>Léon Walras, ''Correspondence of Leon Walras and Related Papers'', North-Holland Publishing Company, Vol. I, 1965, pp.119-120</ref> | ||
De nos jours, le monisme est défendu dans des termes moins tranchés et avec une indolence moins tapageuse, mais la conviction fondamentale reste la même : il est souhaitable que l’économie s’inspire des méthodes en usage dans les sciences naturelles. | De nos jours, le monisme est défendu dans des termes moins tranchés et avec une indolence moins tapageuse, mais la conviction fondamentale reste la même : il est souhaitable que l’économie s’inspire des méthodes en usage dans les sciences naturelles. | ||
Le dualisme n’eut pas un moins brillant passé, et lorsque Malthus expliquait que « la science de l’économie politique ressemble plus à la science de la morale et de la politique qu’aux mathématiques », il avançait une idée solidement incrustée dans l’esprit de la majorité de ses brillants collègues anglais. | Le dualisme n’eut pas un moins brillant passé, et lorsque Malthus expliquait que « la science de l’économie politique ressemble plus à la science de la morale et de la politique qu’aux mathématiques », il avançait une idée solidement incrustée dans l’esprit de la majorité de ses brillants collègues anglais. <ref>Thomas Malthus, ''Principles of Political Economy'', deuxième édition (1836), Augustus M. Kelley, 1986 p.1</ref> Pour autant, aucun ne fut capable de défendre cette position de manière méthodologique, et leur échec en ce sens pava la voie des défenseurs du monisme. Cette tradition oubliée fut réaffirmée avec forces par le courant Autrichien, et c’est avec les écrits des membres de cette école que nous l’illustrerons. | ||
Selon les mots de Murray Rothbard, le dualisme méthodologique est « cette idée cruciale que les êtres humains doivent être considérés et analysés d'une façon et avec une méthodologie qui diffèrent radicalement de l'étude des pierres, des planètes, des atomes et des molécules. » | Selon les mots de Murray Rothbard, le dualisme méthodologique est « cette idée cruciale que les êtres humains doivent être considérés et analysés d'une façon et avec une méthodologie qui diffèrent radicalement de l'étude des pierres, des planètes, des atomes et des molécules. » <ref>Murray Rothbard, préface à Ludwig von Mises, ''Théorie et histoire'', Institut Coppet, 2011, p.6</ref> Cette position est considérée comme une réponse à la tendance qu’ont les économistes partisans du monisme à vouloir utiliser à tout prix en économie la méthode scientifique de la biologie et des mathématiques, un souhait que le même Rothbard qualifiera de « tentative profondément non scientifique d’essayer de transférer sans aucun esprit critique la méthodologie des sciences physiques à l’étude de l’action humaine. » <ref>Murray Rothbard, ''The Mantle of Science'', 1960, 58, cité dans David Gordon, ''The Essential Rothbard'', Ludwig von Mises Institute, 2007, p.30</ref> | ||
A première vue, il s’agit d’une notion évidente. Les êtres humains ne sont pas des pierres et ne doivent pas être analysés comme les pierres le sont. Mais les molécules et les planètes différent presque autant et sont pourtant analysées de la même manière. Alors pourquoi les faits économiques ne doivent-ils pas être étudiés selon les règles de la recherche scientifique acceptées dans les sciences naturelles ? | A première vue, il s’agit d’une notion évidente. Les êtres humains ne sont pas des pierres et ne doivent pas être analysés comme les pierres le sont. Mais les molécules et les planètes différent presque autant et sont pourtant analysées de la même manière. Alors pourquoi les faits économiques ne doivent-ils pas être étudiés selon les règles de la recherche scientifique acceptées dans les sciences naturelles ? | ||
En vérité, ce qui empêche les questions économiques d’être traitées avec les méthodes des sciences naturelles est qu’elles ont trait à l’homme, et plus précisément, à l’action humaine. Pour citer à nouveau Rothbard, « il est de l'essence des êtres humains d'agir, d'avoir des intentions et des buts et d'essayer d’atteindre ces derniers. Les pierres, les atomes et les planètes n'ont pas de but ou de préférence : dès lors, elles ne choisissent pas entre diverses possibilités d'action. Les atomes et les planètes se meuvent ou sont mues ; elles ne peuvent pas choisir, décider de modes d'action ou changer d'idées. Les hommes et les femmes peuvent le faire et le font. Par conséquent, les atomes et les pierres peuvent être étudiés, leurs mouvements reportés sur une courbe et leurs trajectoires tracées et prédites jusque dans les moindres détails, au moins en principe. On ne peut pas le faire avec les individus : chaque jour, les gens apprennent, adoptent de nouvelles valeurs et de nouveaux buts et changent d'avis ; le comportement des gens ne peut pas être mis dans une grille et prédit comme on peut le faire pour des objets sans esprit, incapables d'apprendre et de choisir. » | En vérité, ce qui empêche les questions économiques d’être traitées avec les méthodes des sciences naturelles est qu’elles ont trait à l’homme, et plus précisément, à l’action humaine. Pour citer à nouveau Rothbard, « il est de l'essence des êtres humains d'agir, d'avoir des intentions et des buts et d'essayer d’atteindre ces derniers. Les pierres, les atomes et les planètes n'ont pas de but ou de préférence : dès lors, elles ne choisissent pas entre diverses possibilités d'action. Les atomes et les planètes se meuvent ou sont mues ; elles ne peuvent pas choisir, décider de modes d'action ou changer d'idées. Les hommes et les femmes peuvent le faire et le font. Par conséquent, les atomes et les pierres peuvent être étudiés, leurs mouvements reportés sur une courbe et leurs trajectoires tracées et prédites jusque dans les moindres détails, au moins en principe. On ne peut pas le faire avec les individus : chaque jour, les gens apprennent, adoptent de nouvelles valeurs et de nouveaux buts et changent d'avis ; le comportement des gens ne peut pas être mis dans une grille et prédit comme on peut le faire pour des objets sans esprit, incapables d'apprendre et de choisir. » <ref>Murray Rothbard, préface à Ludwig von Mises, ''Théorie et histoire'', Institut Coppet, 2011, p.6 </ref> | ||
En résumé, les défenseurs du dualisme méthodologique soutiennent que l’économie est à rattacher aux sciences de l’action humaine, que l’homme agissant est leur sujet fondamental, et que cela nécessite l’utilisation d’une méthodologie particulière. Ils soutiennent que l’on ne peut pas négliger ce fait fondamental que l’homme peut agir en fonction d’objectifs et d’intentions qu’il a lui-même fixés, ''et qu’il agit bel et bien ainsi dans la réalité''. Il n’est pas davantage possible de déduire son comportement futur de son comportement passé qu’il n’est possible de généraliser le comportement d’un groupe d’individus à partir de l’étude de celui d’une fraction d’entre eux. | En résumé, les défenseurs du dualisme méthodologique soutiennent que l’économie est à rattacher aux sciences de l’action humaine, que l’homme agissant est leur sujet fondamental, et que cela nécessite l’utilisation d’une méthodologie particulière. Ils soutiennent que l’on ne peut pas négliger ce fait fondamental que l’homme peut agir en fonction d’objectifs et d’intentions qu’il a lui-même fixés, ''et qu’il agit bel et bien ainsi dans la réalité''. Il n’est pas davantage possible de déduire son comportement futur de son comportement passé qu’il n’est possible de généraliser le comportement d’un groupe d’individus à partir de l’étude de celui d’une fraction d’entre eux. | ||
Il est donc nécessaire pour l’épistémologie de signifier clairement la rupture entre ces deux modèles de sciences qui ne sauraient être fusionnées. Les sciences de l’action humaine ne possèdent pas cette régularité que l’on retrouve dans les sciences naturelles. Etudiez les motifs qui poussent un individu à épargner, à consommer tel ou tel bien, en telle quantité, ou à se porter dans telle ou telle branche d’activité, et vous verrez non seulement qu’ils sont changeants, mais surtout qu’ils ne suivent aucun schéma prédéfini. | Il est donc nécessaire pour l’épistémologie de signifier clairement la rupture entre ces deux modèles de sciences qui ne sauraient être fusionnées. Les sciences de l’action humaine ne possèdent pas cette régularité que l’on retrouve dans les sciences naturelles. Etudiez les motifs qui poussent un individu à épargner, à consommer tel ou tel bien, en telle quantité, ou à se porter dans telle ou telle branche d’activité, et vous verrez non seulement qu’ils sont changeants, mais surtout qu’ils ne suivent aucun schéma prédéfini. <ref>Ludwig von Mises, ''Théorie et histoire'', Institut Coppet, 2011, p.12</ref> | ||
Bien entendu, cela ne signifie pas que les sciences de l’action humaine soient entièrement dépourvues de toute relation causale, ni de toute régularité. Nier la prétention des économistes à déceler des tendances d’airain dans un matériel statistique qui, par nature, en est dépourvu, et insister sur la variable « action humaine » de tout comportement économique, ne signifie pas le rejet absolu de toute observation de corrélations ou de généralisations statistiques. Cela n’implique pas un tel dogmatisme, et nulle part chez les économistes défenseurs du dualisme méthodologique peut-on trouver une position aussi abrupte. Leur position est d’insister sur la différence fondamentale entre la régularité observable dans les sciences humaines et le semblant de régularité existant dans les sciences dites de l’action humaine. | Bien entendu, cela ne signifie pas que les sciences de l’action humaine soient entièrement dépourvues de toute relation causale, ni de toute régularité. Nier la prétention des économistes à déceler des tendances d’airain dans un matériel statistique qui, par nature, en est dépourvu, et insister sur la variable « action humaine » de tout comportement économique, ne signifie pas le rejet absolu de toute observation de corrélations ou de généralisations statistiques. Cela n’implique pas un tel dogmatisme, et nulle part chez les économistes défenseurs du dualisme méthodologique peut-on trouver une position aussi abrupte. Leur position est d’insister sur la différence fondamentale entre la régularité observable dans les sciences humaines et le semblant de régularité existant dans les sciences dites de l’action humaine. | ||
Aucune équation mathématique, aucun modèle économétrique, quels que soient leur raffinement et le soin avec lequel ils sont construits, ne peut faire apparaître des régularités inexistantes. Si ces méthodes sont employées dans les sciences naturelles, c’est que nous sommes en mesure de retirer des informations de leur usage. Si nous analysons la réaction des molécules face à tel ou tel stimulus, alors tout incite à formuler la loi générale que l’on en tire dans des termes mathématiques. En revanche, si nous étudions comment le prix d’un bien ou service varie suite à une diminution de la demande, il est dangereux de recourir à de tels procédés. Nous ne pouvons tirer d’une observation de cette « élasticité-prix » qu’un diagnostic sur la situation économique de la période considérée, mais en aucune cas une loi générale sur le comportement des prix face aux diminutions de la demande. | Aucune équation mathématique, aucun modèle économétrique, quels que soient leur raffinement et le soin avec lequel ils sont construits, ne peut faire apparaître des régularités inexistantes. Si ces méthodes sont employées dans les sciences naturelles, c’est que nous sommes en mesure de retirer des informations de leur usage. Si nous analysons la réaction des molécules face à tel ou tel stimulus, alors tout incite à formuler la loi générale que l’on en tire dans des termes mathématiques. En revanche, si nous étudions comment le prix d’un bien ou service varie suite à une diminution de la demande, il est dangereux de recourir à de tels procédés. Nous ne pouvons tirer d’une observation de cette « élasticité-prix » qu’un diagnostic sur la situation économique de la période considérée, mais en aucune cas une loi générale sur le comportement des prix face aux diminutions de la demande. <ref>Gene Callahan, ''Economics for Real People. An Introduction to the Austrian School'', Ludwig von Mises Institute, 2004, p.326</ref> | ||
De manière prévisible, les défenseurs du monisme ont accusé cette position de venir entraver le processus scientifique permettant aux découvertes d’être réalisées. De leur point de vue, l’argument des dualistes revenait à refuser à la science économique la possibilité de réussir à comprendre la régularité entre les phénomènes économiques. Nous sommes face à une critique qui manque particulièrement son objectif, puisque la thèse fondamentale de ces méthodologistes est qu’une telle régularité n’existe pas. En réalité, ce n’est pas par défaut méthodologique que les régularités n’ont pas su être dévoilées, et il ne faut pas accuser les économistes de ne pas se donner les moyens de les découvrir. Pour reprendre les mots de Mises, « ce qui n'existe pas ne peut pas être découvert. » | De manière prévisible, les défenseurs du monisme ont accusé cette position de venir entraver le processus scientifique permettant aux découvertes d’être réalisées. De leur point de vue, l’argument des dualistes revenait à refuser à la science économique la possibilité de réussir à comprendre la régularité entre les phénomènes économiques. Nous sommes face à une critique qui manque particulièrement son objectif, puisque la thèse fondamentale de ces méthodologistes est qu’une telle régularité n’existe pas. En réalité, ce n’est pas par défaut méthodologique que les régularités n’ont pas su être dévoilées, et il ne faut pas accuser les économistes de ne pas se donner les moyens de les découvrir. Pour reprendre les mots de Mises, « ce qui n'existe pas ne peut pas être découvert. » <ref>Ludwig von Mises, ''Théorie et histoire'', Institut Coppet, 2011, p.15</ref> | ||
Les défenseurs du monisme méthodologique n’ont jamais accepté cet état de fait, et ont systématiquement buté sur lui. Leur analyse se résume à vouloir tordre à tout prix les phénomènes économiques pour faire dépendre telle ou telle « variable » d’une série de causes consciencieusement sélectionnées. Comme le chimiste, qu’ils rêvent tous d’être et à qui ils prétendent ressembler, ils assemblent variables après variables et essayent, en vain souvent, d’en tirer une corrélation. Convaincus qu’il existe des lois immuables et des enchaînements déterminés, ils partent à la recherche de ces « variables » un peu moins variables que les autres, oubliant que la réalité économique est variable par essence, et donc insaisissable par leurs moyens. Et là encore, le problème ne vient pas d’une incapacité des économistes ou d’une complexité historique de la réalité économique. « Les économistes mathématiciens répètent que la difficulté de l'économie mathématique vient du fait qu'il y a un trop grand nombre de variables, écrira encore Mises. La vérité est qu'il n'y a que des variables et aucune constante. Et il est inutile de parler de variables quand il n'y a pas de choses invariables. » | Les défenseurs du monisme méthodologique n’ont jamais accepté cet état de fait, et ont systématiquement buté sur lui. Leur analyse se résume à vouloir tordre à tout prix les phénomènes économiques pour faire dépendre telle ou telle « variable » d’une série de causes consciencieusement sélectionnées. Comme le chimiste, qu’ils rêvent tous d’être et à qui ils prétendent ressembler, ils assemblent variables après variables et essayent, en vain souvent, d’en tirer une corrélation. Convaincus qu’il existe des lois immuables et des enchaînements déterminés, ils partent à la recherche de ces « variables » un peu moins variables que les autres, oubliant que la réalité économique est variable par essence, et donc insaisissable par leurs moyens. Et là encore, le problème ne vient pas d’une incapacité des économistes ou d’une complexité historique de la réalité économique. « Les économistes mathématiciens répètent que la difficulté de l'économie mathématique vient du fait qu'il y a un trop grand nombre de variables, écrira encore Mises. La vérité est qu'il n'y a que des variables et aucune constante. Et il est inutile de parler de variables quand il n'y a pas de choses invariables. » <ref>''Ibid.'', p.17</ref> | ||
Pour régler cette difficulté, les défenseurs du monisme ont souvent fait usage de la méthode ''ceteris paribus''. En somme, l’économiste suppose qu’à part la variable en question, toutes les choses sont « égales par ailleurs », et donc constantes. Correctement appliquée, cette méthode peut bien faciliter la compréhension des structures causales entre phénomènes économiques, mais généralisée à l’échelle d’une analyse macroéconomique ou d’un modèle économétrique ayant, justement, l’intention de « prédire », et non pas de comprendre, c’est une méthode perverse et dangereuse, provenant du désir irréaliste de certains économistes de vouloir à tout prix ressembler aux scientifiques de laboratoire. Ainsi que le notera Rothbard avec pertinence, « l’expérimentation mentale est le substitut moral de l’expérimentation de laboratoire des scientifiques des sciences naturelles. Puisque les variables pertinentes de la réalité sociale ne peuvent pas être tenues constantes, l’économiste les tient constantes dans son imagination. » | Pour régler cette difficulté, les défenseurs du monisme ont souvent fait usage de la méthode ''ceteris paribus''. En somme, l’économiste suppose qu’à part la variable en question, toutes les choses sont « égales par ailleurs », et donc constantes. Correctement appliquée, cette méthode peut bien faciliter la compréhension des structures causales entre phénomènes économiques, mais généralisée à l’échelle d’une analyse macroéconomique ou d’un modèle économétrique ayant, justement, l’intention de « prédire », et non pas de comprendre, c’est une méthode perverse et dangereuse, provenant du désir irréaliste de certains économistes de vouloir à tout prix ressembler aux scientifiques de laboratoire. Ainsi que le notera Rothbard avec pertinence, « l’expérimentation mentale est le substitut moral de l’expérimentation de laboratoire des scientifiques des sciences naturelles. Puisque les variables pertinentes de la réalité sociale ne peuvent pas être tenues constantes, l’économiste les tient constantes dans son imagination. » <ref>Murray Rothbard, ''Individualism and the Philosophy of the Social Sciences'', Cato Paper No. 4, p. 38</ref> | ||
Ainsi, le souhait de certains méthodologistes de faire de l’économie une science au même titre que la physique, non seulement pose de nombreux problèmes pratiques qui refusent toujours d’être surmontés, mais dénature surtout la discipline économique. En niant la particularité de l’économie, ces procédures sont donc profondément non-scientifiques, malgré leurs prétentions énergiques. A trop vouloir tordre l’économie pour lui faire emprunter le chemin de la falsification poppérienne, c’est l’économie elle-même que ces méthodologistes ont falsifié. | Ainsi, le souhait de certains méthodologistes de faire de l’économie une science au même titre que la physique, non seulement pose de nombreux problèmes pratiques qui refusent toujours d’être surmontés, mais dénature surtout la discipline économique. En niant la particularité de l’économie, ces procédures sont donc profondément non-scientifiques, malgré leurs prétentions énergiques. A trop vouloir tordre l’économie pour lui faire emprunter le chemin de la falsification poppérienne, c’est l’économie elle-même que ces méthodologistes ont falsifié. | ||
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L’usage d’une méthode inappropriée de recherche serait un défaut peu condamnable si elle ne s’accompagnait pas de nombreuses conséquences néfastes. Dans le cas de la mathématisation de la science économique, les défauts causés peuvent être regroupés sous deux principaux chapitres : la tendance à la modélisation artificielle, et la simplification abusive des « variables » économiques — dont, en premier lieu, l’homme. | L’usage d’une méthode inappropriée de recherche serait un défaut peu condamnable si elle ne s’accompagnait pas de nombreuses conséquences néfastes. Dans le cas de la mathématisation de la science économique, les défauts causés peuvent être regroupés sous deux principaux chapitres : la tendance à la modélisation artificielle, et la simplification abusive des « variables » économiques — dont, en premier lieu, l’homme. | ||
L’usage des mathématiques en économie a toute une série de conséquences négatives. L’une d’entre elles est la croyance en un « équilibre général ». Un simple coup d’œil à la réalité économique suffit pour se convaincre du caractère étrange d’une telle recherche. On peut bien arguer qu’il s’agit là d’une représentation « simplifiée », mais un tel argument ne résiste pas à la critique. La donnée fondamentale du fonctionnement économique n’est pas la succession de phases d’équilibre ni même un tâtonnement en direction d’une telle phase. Une situation d’équilibre signifierait la non-évolution des méthodes de production et l’absence de tout progrès. Pour citer Ballve, « L’équilibre apporterait la stagnation économique et la mort ; le déséquilibre est la force motrice qui garde l’économie en vie et la fait avancer. » | L’usage des mathématiques en économie a toute une série de conséquences négatives. L’une d’entre elles est la croyance en un « équilibre général ». Un simple coup d’œil à la réalité économique suffit pour se convaincre du caractère étrange d’une telle recherche. On peut bien arguer qu’il s’agit là d’une représentation « simplifiée », mais un tel argument ne résiste pas à la critique. La donnée fondamentale du fonctionnement économique n’est pas la succession de phases d’équilibre ni même un tâtonnement en direction d’une telle phase. Une situation d’équilibre signifierait la non-évolution des méthodes de production et l’absence de tout progrès. Pour citer Ballve, « L’équilibre apporterait la stagnation économique et la mort ; le déséquilibre est la force motrice qui garde l’économie en vie et la fait avancer. » <ref>Faustino Ballve, ''Essentials of Economics. A brief survey of Principles and Policies'', Van Nostrand, 1964, p.95-96</ref> | ||
Les modèles d’équilibre sont presque toujours formulés en usant de mathématiques, mais tel n’est pas leur problème direct. En se plaçant dans des conditions « hypothétiques » et volontairement irréalistes, ils aboutissent à des résultats énergiquement contraires à l’essence de l’économie. Telle est en tout cas l’une des lignes classiques de critique à l’encontre de la théorie walrasienne de l’équilibre. | Les modèles d’équilibre sont presque toujours formulés en usant de mathématiques, mais tel n’est pas leur problème direct. En se plaçant dans des conditions « hypothétiques » et volontairement irréalistes, ils aboutissent à des résultats énergiquement contraires à l’essence de l’économie. Telle est en tout cas l’une des lignes classiques de critique à l’encontre de la théorie walrasienne de l’équilibre. <ref>Cf. Arnaud Diemer & Jérôme Lallement, « De Auguste à Léon Walras : retour sur les origines du marché et de la concurrence walrassiennes », IVe Colloque de l’Association Internationale Walras, Nice, 2004, p.23–24. </ref> En somme, ils font valoir qu’il est curieux de se satisfaire d’une formulation inappropriée d’une réalité inexistante. | ||
Même théoriquement, un tel équilibre général ne correspond en rien à la réalité et nécessite des allégations fantaisistes pour venir à nouveau y coller. Ainsi est la représentation de l’entrepreneur chez Joseph A. Schumpeter. En acceptant le modèle de l’équilibre général, ce dernier se voyait contraint de concentrer toutes les tendances « déséquilibrantes » dans ce surhomme que devenait son entrepreneur. Une telle représentation était nécessaire. Comme le notera Rothbard, c’était là pour Schumpeter la seule manière de sortir de la « prison walrasienne » dans laquelle il s’était lui-même enfermé. | Même théoriquement, un tel équilibre général ne correspond en rien à la réalité et nécessite des allégations fantaisistes pour venir à nouveau y coller. Ainsi est la représentation de l’entrepreneur chez Joseph A. Schumpeter. En acceptant le modèle de l’équilibre général, ce dernier se voyait contraint de concentrer toutes les tendances « déséquilibrantes » dans ce surhomme que devenait son entrepreneur. Une telle représentation était nécessaire. Comme le notera Rothbard, c’était là pour Schumpeter la seule manière de sortir de la « prison walrasienne » dans laquelle il s’était lui-même enfermé. <ref>David Gordon, ''The Essential Rothbard'', Ludwig von Mises Institute, 2007, p.35</ref> | ||
La construction des modèles d’équilibre nécessite aussi de faire abstraction des choix humains et de la capacité qu’ont les individus à prendre des risques, non en s’adaptant au changement, mais en changeant eux-mêmes. Ainsi que Rothbard résumera cette façon de voir l’économie, « il y a des ressources, il y a des industries, et il y a des modèles de l’impact multiplicateur de ces industries. Le rôle des individus agissant, des entrepreneurs, des innovateurs est clairement déprécié. » | La construction des modèles d’équilibre nécessite aussi de faire abstraction des choix humains et de la capacité qu’ont les individus à prendre des risques, non en s’adaptant au changement, mais en changeant eux-mêmes. Ainsi que Rothbard résumera cette façon de voir l’économie, « il y a des ressources, il y a des industries, et il y a des modèles de l’impact multiplicateur de ces industries. Le rôle des individus agissant, des entrepreneurs, des innovateurs est clairement déprécié. » <ref>''Ibid''., p.82</ref> En somme, la présentation d’une économie sous forme « équilibrée » ne peut se faire qu’en transformant ou niant ce qui fait le sujet de la science économique comme de toutes les sciences humaines : l’homme. | ||
C’est là une autre conséquence de l’emploi des modèles mathématiques. Les phénomènes économiques sont dénaturés, déchirés, dans le seul but de les rendre aptes à être traités par des méthodes calculatoires ou insérés dans des équations différentielles. | C’est là une autre conséquence de l’emploi des modèles mathématiques. Les phénomènes économiques sont dénaturés, déchirés, dans le seul but de les rendre aptes à être traités par des méthodes calculatoires ou insérés dans des équations différentielles. <ref>George Reisman, ''Capitalism. A Treatise on Economics'', Jameson Books, 1990, p.8</ref> | ||
L’homme aussi est dénaturé, et transformé en une fiction d’homme, l’''homo œconomicus''. Dans les manuels, l’individu, pourtant sujet même de la science, n’offre que peu de similarités avec l’homme réel. Il y est robotisé, rigidifié, et ne semble vouloir obéir qu’aux impulsions économiques. Son comportement est dicté par les résultats de son analyse maximisatrice d’utilité. | L’homme aussi est dénaturé, et transformé en une fiction d’homme, l’''homo œconomicus''. Dans les manuels, l’individu, pourtant sujet même de la science, n’offre que peu de similarités avec l’homme réel. Il y est robotisé, rigidifié, et ne semble vouloir obéir qu’aux impulsions économiques. Son comportement est dicté par les résultats de son analyse maximisatrice d’utilité. <ref>Gene Callahan, ''Economics for Real People. An Introduction to the Austrian School'', Ludwig von Mises Institute, 2004, p.11</ref> | ||
L’homme réel ne ressemble en rien à cette fiction. L’individu est rationnel en ce qu’il utilise sa raison et agit en vue de buts fixés, mais il est certain qu’il est capable de sélectionner des fins inatteignables et des moyens non optimaux. En outre, non seulement ses préférences ne s’ordonnent pas comme les manuels le voudraient, mais elles embrassent des domaines qu’ils ne soupçonnent même plus. La maximisation du gain économique est une fin qu’il est très rare de trouver seule, et les décisions économiques se fondent sur bien d’autres motifs. Les choix économiques ne sont pas le résultat de cette notion étriquée de « maximisation d’utilité » ni de la course au profit. Ils sont le résultat de la faculté qu’à l’homme de choisir, et ne peuvent être interprétés qu’ainsi. | L’homme réel ne ressemble en rien à cette fiction. L’individu est rationnel en ce qu’il utilise sa raison et agit en vue de buts fixés, mais il est certain qu’il est capable de sélectionner des fins inatteignables et des moyens non optimaux. En outre, non seulement ses préférences ne s’ordonnent pas comme les manuels le voudraient, mais elles embrassent des domaines qu’ils ne soupçonnent même plus. La maximisation du gain économique est une fin qu’il est très rare de trouver seule, et les décisions économiques se fondent sur bien d’autres motifs. Les choix économiques ne sont pas le résultat de cette notion étriquée de « maximisation d’utilité » ni de la course au profit. Ils sont le résultat de la faculté qu’à l’homme de choisir, et ne peuvent être interprétés qu’ainsi. <ref>Faustino Ballve, ''Essentials of Economics. A brief survey of Principles and Policies'', Van Nostrand, 1964, p.97</ref> | ||
Nous retrouvons ici l’argument classique contre l’usage des mathématiques en économie, qui consiste à faire valoir que les décisions économiques des individus ne peuvent pas être réduites en équation, ou, d’une façon plus directe, que l’homme n’a pas sa place dans des formules mathématiques. Ces expressions ont une grande utilité dans le débat d’idées, mais les causes du rejet des mathématiques doivent être cherchées plus loin. | Nous retrouvons ici l’argument classique contre l’usage des mathématiques en économie, qui consiste à faire valoir que les décisions économiques des individus ne peuvent pas être réduites en équation, ou, d’une façon plus directe, que l’homme n’a pas sa place dans des formules mathématiques. Ces expressions ont une grande utilité dans le débat d’idées, mais les causes du rejet des mathématiques doivent être cherchées plus loin. | ||
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Les nombreuses conséquences négatives de l’emploi des mathématiques au-delà de ce que permet la nature même de la science économique sont autant de raisons de se méfier des résultats des économistes-mathématiciens. Il n’est pas rare dans l’histoire de la pensée économique que des économistes ayant accepté avec trop d’entrain le scientisme qui se promenait dans l’air de leur époque se soit illustrés par leurs erreurs théoriques. Nous reverrons plus loin l’exemple frappant de William Stanley Jevons, mais il ne fut pas un cas isolé. | Les nombreuses conséquences négatives de l’emploi des mathématiques au-delà de ce que permet la nature même de la science économique sont autant de raisons de se méfier des résultats des économistes-mathématiciens. Il n’est pas rare dans l’histoire de la pensée économique que des économistes ayant accepté avec trop d’entrain le scientisme qui se promenait dans l’air de leur époque se soit illustrés par leurs erreurs théoriques. Nous reverrons plus loin l’exemple frappant de William Stanley Jevons, mais il ne fut pas un cas isolé. | ||
Les plus ardents défenseurs du monisme et de l’emploi des mathématiques en économie le reconnaissaient d’ailleurs tout à fait ouvertement. « Il y a quelque chose que je trouve tout à fait frappant, dira par exemple Walras. C’est que les économistes qui sont des mathématiciens médiocres ont produit des théories d’une très grande valeur, tandis que les mathématiciens qui ne sont pas de très bons économistes, comme Edgeworth, Auspitz et Lieben, ont dit beaucoup de bêtises. » Les développements précédents ont fournis de nombreuses raisons pouvant expliquer cette réalité, mais ce ne sont bien sûr pas celles que Walras retiendra. Il poursuit : « De ce fait je conclus qu’il est essentiel d’établir très solidement les fondations de la théorie économique avant de bâtir des constructions mathématiques. » | Les plus ardents défenseurs du monisme et de l’emploi des mathématiques en économie le reconnaissaient d’ailleurs tout à fait ouvertement. « Il y a quelque chose que je trouve tout à fait frappant, dira par exemple Walras. C’est que les économistes qui sont des mathématiciens médiocres ont produit des théories d’une très grande valeur, tandis que les mathématiciens qui ne sont pas de très bons économistes, comme Edgeworth, Auspitz et Lieben, ont dit beaucoup de bêtises. » Les développements précédents ont fournis de nombreuses raisons pouvant expliquer cette réalité, mais ce ne sont bien sûr pas celles que Walras retiendra. Il poursuit : « De ce fait je conclus qu’il est essentiel d’établir très solidement les fondations de la théorie économique avant de bâtir des constructions mathématiques. » <ref>Léon Walras, ''Correspondence of Leon Walras and Related Papers'', North-Holland Publishing Company, Vol. II, 1965, p.404</ref> | ||
Pendant plus d’un siècle l’économie politique avança sans l’usage des mathématiques et il est difficile de dire qu’elle marcha d’un pas lent. | Pendant plus d’un siècle l’économie politique avança sans l’usage des mathématiques et il est difficile de dire qu’elle marcha d’un pas lent. | ||
Cournot essaya de la transformer en science exacte mais se retrouva bien seul dans cette entreprise. Lorsque Walras, parmi d’autres, lutta afin de faire reconnaître l’intérêt de l’emploi des mathématiques en économie, il vit naître de nombreuses critiques. Sa réponse fut de considérer que ses adversaires se méprenaient sur la nature des mathématiques. En réalité, et comme nous l’avons vu, il fut le seul coupable, et d’un tort plus grand : il se méprenait sur la nature de sa propre science. | Cournot essaya de la transformer en science exacte mais se retrouva bien seul dans cette entreprise. Lorsque Walras, parmi d’autres, lutta afin de faire reconnaître l’intérêt de l’emploi des mathématiques en économie, il vit naître de nombreuses critiques. Sa réponse fut de considérer que ses adversaires se méprenaient sur la nature des mathématiques. En réalité, et comme nous l’avons vu, il fut le seul coupable, et d’un tort plus grand : il se méprenait sur la nature de sa propre science. <ref>Jan van Daal & Albert Jolink, ''The Equilibrum Economics of Leon Walras'', Routledge, 2006, p.3</ref> | ||
Nous le savons, de nos jours, Walras et les autres ont convaincu la majorité des économistes, ou du moins, ils agissent comme s’ils étaient convaincus. Pour autant, les mathématiques ne sont pas plus utiles à l’économiste que le latin ne l’était pour les philosophes de certaines époques passées. Il serait déraisonnable de considérer que Descartes n’aurait pas pu produire son œuvre s’il avait utilisé une autre langue que le latin. Mais l’usage des mathématiques apporte en plus son lot de conséquences fâcheuses. | Nous le savons, de nos jours, Walras et les autres ont convaincu la majorité des économistes, ou du moins, ils agissent comme s’ils étaient convaincus. Pour autant, les mathématiques ne sont pas plus utiles à l’économiste que le latin ne l’était pour les philosophes de certaines époques passées. Il serait déraisonnable de considérer que Descartes n’aurait pas pu produire son œuvre s’il avait utilisé une autre langue que le latin. Mais l’usage des mathématiques apporte en plus son lot de conséquences fâcheuses. | ||
Comme nous l’avons vu, non seulement l’usage des mathématiques provoque des effets néfastes sur le contenu de la pensée économique, mais il constitue également un outil analytique inadapté. L’économétrie, en ajoutant à cela la vérification empirique des conclusions théoriques, additionne une seconde erreur à une première mauvaise conception de l’économie. | Comme nous l’avons vu, non seulement l’usage des mathématiques provoque des effets néfastes sur le contenu de la pensée économique, mais il constitue également un outil analytique inadapté. L’économétrie, en ajoutant à cela la vérification empirique des conclusions théoriques, additionne une seconde erreur à une première mauvaise conception de l’économie. <ref>Murray Rothbard, ''Man, Economy and State. A Treatise on Economic Principles'' (Scholar’s edition), Ludwig von Mises Institute, 2009, p.LIV</ref> | ||
Au fond, nous avons toutes les raisons d’abandonner l’enthousiasme niais des premiers promoteurs de la mathématisation de l’économie. Cela pourrait en outre nous éviter des désillusions proches de celle dont certains économistes mathématiciens firent l’expérience, à l’image de Paul Samuelson. « Quand j’avais 20 ans, raconta-t-il un jour, je m’attendais à ce que l’économétrie nous permette de réduire l’incertitude attachée à nos théories économiques. Nous serions capables de tester et de rejeter des théories fausses. Nous serions capables d’en tirer de nouvelles théories correctes. Finalement, il s’avère qu’il n’est pas possible d’arriver à des approximations proches de la vérité indiscutable et il semble objectivement que nous n’assistons pas à la constitution d’un corps de découvertes économiques convergent avec une vérité testable. » | Au fond, nous avons toutes les raisons d’abandonner l’enthousiasme niais des premiers promoteurs de la mathématisation de l’économie. Cela pourrait en outre nous éviter des désillusions proches de celle dont certains économistes mathématiciens firent l’expérience, à l’image de Paul Samuelson. « Quand j’avais 20 ans, raconta-t-il un jour, je m’attendais à ce que l’économétrie nous permette de réduire l’incertitude attachée à nos théories économiques. Nous serions capables de tester et de rejeter des théories fausses. Nous serions capables d’en tirer de nouvelles théories correctes. Finalement, il s’avère qu’il n’est pas possible d’arriver à des approximations proches de la vérité indiscutable et il semble objectivement que nous n’assistons pas à la constitution d’un corps de découvertes économiques convergent avec une vérité testable. » <ref>Paul Samuelson, « My Life Philosophy: Policy Credos and Working Ways », in Michael Szenberg (éd.), ''Eminent Economists: Their Life Philosophies'', Cambridge University Press, 1993, p. 243</ref> Un tel état de fait n’a pas besoin d’être une mauvaise surprise. Par la juste compréhension de notre science, nous pouvons nous épargner les frais d’une telle désillusion. | ||
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