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Le Libéralisme trouve son expression complète et définitive dans le Libéralisme | |||
« critique », qui se soumet lui-même à l'examen, le Critique toutefois restant un | |||
libéral et ne dépassant pas le principe du Libéralisme, l'Homme. C'est cette dernière | |||
incarnation du principe qui mérite excellemment de porter le nom de l'Homme et | |||
d'être appelée Libéralisme « humain » ou humanitaire ». | |||
Le travailleur passe pour le plus matériel et le plus égoïste des hommes ; il ne fait | |||
rien pour l'humanité et n'agit qu'exclusivement pour lui-même, en vue de satisfaire | |||
ses propres besoins. | |||
La Bourgeoisie, en ne faisant l'homme libre que par sa naissance, l'a, pour le reste | |||
de la vie, laissé entre les griffes de l'inhumain (de l'égoïste). Aussi l'égoïsme possède-t- | |||
il, sous le régime du Libéralisme politique, un champ d'action extraordinairement | |||
étendu. Comme le citoyen emploie l'État, le travailleur emploiera la Société dans un | |||
but égoïste. « Tu n'as qu'un but égoïste, ton bien-être ! crie l'Humanitaire au Socialiste: embrasse un intérêt purement humain, si tu veux que je sois ton compagnon. » Mais | |||
il faudrait pour cela une conscience plus ferme et plus compréhensive qu'une | |||
conscience de pur travailleur. | |||
« Le travailleur ne fait rien, aussi n'a-t-il rien ; mais s'il ne fait rien, c'est parce que | |||
son travail, restant toujours individuel et commandé par le besoin immédiat, est sans | |||
lendemain <ref>Bruno BAUER : Lit. Ztg., v, 18.</ref>. On pourrait penser le contraire : l'oeuvre de Gutenberg n'est pas restée | |||
isolée, elle a engendré une innombrable postérité, et elle est encore aujourd'hui bien | |||
vivante ; elle répondait à un besoin de l'humanité, aussi est-elle éternelle, impérissable. | |||
La conscience humanitaire méprise aussi bien la conscience du bourgeois que | |||
celle du travailleur : le bourgeois « s'indigne » contre les vagabonds (tous ceux qui | |||
n'ont pas une position stable) et leur « immoralité »; le travailleur « est révolté » par | |||
les « fainéants » et leurs maximes « immorales » parce que antisociales et exploiteuses. | |||
L'Humanitaire leur répond : Le manque d'établissement de la plupart est ton | |||
oeuvre, philistin ! Mais si toi, prolétaire, tu veux que tous se tuent à la besogne, si tu | |||
exiges que tous portent le bât, c'est que tu n'as été jusqu'ici qu'une bête de somme. Tu | |||
prétends en vérité, en nous condamnant tous aux travaux forcés, alléger la peine ellemême, | |||
mais c'est uniquement pour que tous disposent des mêmes loisirs. Et que | |||
feront-ils de ces loisirs ? Comment ta « Société » s'y prendra-t-elle pour que les loisirs | |||
ainsi conquis soient humainement employés ? Elle devra bien les abandonner comme | |||
une proie à l'égoïsme, et tout le bénéfice de ta société c'est l'égoïste qui l'accaparera. | |||
À quoi a abouti l'affranchissement de l'homme de tout bon plaisir personnel, cette | |||
conquête si vantée de la bourgeoisie ? L'État n'ayant pas pu donner à cette liberté une | |||
valeur humaine a dû l'abandonner à l'arbitraire. | |||
Certes, il faut que l'homme n'ait pas de maître, mais il faut pour cela que l'égoïste | |||
ne redevienne pas son maître et qu'il soit, lui, le maître de l'égoïste. Il n'est pas moins | |||
nécessaire que l'homme jouisse de loisirs, mais si c'est l'égoïste qui détourne ces | |||
loisirs à son profit, ils seront perdus pour l'homme : aussi devez-vous donner aux | |||
loisirs une signification humaine. Mais votre travail même. vous autres ouvriers, vous | |||
ne vous y livrez que dans un but égoïste, parce que vous voulez manger, boire, vivre; | |||
comment pourriez-vous être moins égoïstes dans votre repos ? Vous ne travaillez que | |||
parce qu'une fois la besogne finie il est doux de se récréer — de flâner ; quant à la | |||
façon dont vous occuperez vos heures de loisir, le hasard seul en décidera. | |||
Pour verrouiller toutes les portes par où l'égoïsme peut s'introduire dans la place, | |||
il faudrait s'efforcer de parvenir au complet « désintéressement ». Le désintéressement | |||
seul est humain, vu que l'homme seul est désintéressé, tandis que l’égoïste ne | |||
l’est jamais. | |||
Admettons provisoirement le désintéressement et demandons : Veux-tu donc ne | |||
t'intéresser à rien, ne t'enthousiasmer pour rien, pas même pour la Liberté, l'Humanité, | |||
etc. ? — Oh! si ! Mais ce n'est pas là un intérêt égoïste, un bas calcul d'intérêt, c'est un | |||
intérêt humain, théorique, c'est-à-dire un intérêt qui ne s'attache ni à un individu ni | |||
aux individus (à tous), mais à l’idée, à l'Homme. | |||
Mais ne remarques-tu pas que ce qui t'enthousiasme n'est que ton idée, ton idée de | |||
la Liberté, par exemple ? Et ne remarques-tu pas en outre que ton prétendu désintéressement | |||
n'est, comme le désintéressement religieux, qu'une spéculation sur le Ciel ? | |||
Les besoins de l’individu te laissent froid, et tu serais capable de t'écrier abstraitement | |||
; « Fiat libertas, pereat mundus » Tu ne te soucies pas du lendemain, et tu ne | |||
prends surtout pas sérieusement à coeur les appétits individuels, ton bien-être à toi et | |||
aux autres ; tout cela t'importe peu, parce que tu es un — rêveur. | |||
L'Humanitaire sera-t-il peut-être assez libéral pour considérer comme humain tout | |||
le possible humain ? Au contraire ! En vérité, il ne nourrit pas contre la prostituée les | |||
mêmes préventions morales que le philistin, mais « penser que cette femme fait de | |||
son corps une machine à gagner de l'argent d'ici là tu seras sûrement mort : où est le prix de ta victoire ? | |||
<ref>Lit. Ztg., 26.</ref> » la lui rend méprisable en tant qu' « être | |||
humain ». | |||
Son jugement est celui-ci : la prostituée n'est pas un être humain, ou : par le fait | |||
qu'une femme se livre à la prostitution, elle se déshumanise, elle se met au ban de | |||
l'humanité. Puis : le Juif, le Chrétien, le Théologien, etc., n'est pas Homme ; plus tu es | |||
Juif, etc., plus tu es loin d'être Homme. Et voici de nouveau le postulat impératif : | |||
rejette loin de toi tout a parte, que ta critique le détruise ! Ne sois ni Juif, ni Chrétien, | |||
sois Homme et rien qu'Homme. Mets ton humanité au-dessus de toute spécification | |||
limitative, sois par elle un homme sans restriction, un « homme libre »; autrement dit, | |||
reconnais dans l'humanité l'essence déterminante de tous tes prédicats. | |||
Je réponds : Certes, tu es plus que Juif, plus que Chrétien, etc., mais tu es aussi | |||
plus qu'Homme. Tout cela ce sont des idées, tandis que toi tu as un corps. Penses-tu | |||
donc pouvoir jamais devenir « homme en soi »? Penses-tu que nos descendants ne | |||
trouveront plus aucun préjugé, aucune barrière à renverser, contre lesquels nos forces | |||
n'auront pas suffi ? Ou t'imagines-tu que tes quarante ou cinquante ans t'ont mené si | |||
loin que les jours qui suivront n'auront plus rien à te retrancher et que tu es dès à | |||
présent un homme ? Les hommes de l'avenir lutteront encore pour mainte liberté que | |||
nous ne sentons pas même nous manquer. Que fais-tu de cette liberté future ? Si tu | |||
voulais ne t'estimer rien avant d'être devenu homme, tu attendrais jusqu'au « jugement | |||
dernier », jusqu'au jour où l'homme et l'humanité auront atteint la perfection. Mais | |||
Renverse donc résolument les termes et dis-toi : Je suis homme ; je n'ai pas à | |||
commencer par acquérir la qualité d'homme, car elle m'appartient déjà, au même titre | |||
que tous mes attributs. | |||
Mais, demande le Critique, comment peut-on être simultanément juif et homme ? | |||
Primo, répondrai-je, on ne peut être ni juif ni homme, s'il faut pour cela que « on » | |||
signifie identiquement la même chose que juif ou homme ; car « on » étant logiquement | |||
de compréhension supérieure, vous ne pourrez jamais dire « on = juif »; que | |||
Schmoule soit aussi juif qu'il veut, il ne sera jamais juif et rien que juif, attendu qu'il | |||
est déjà au moins tel juif. Secundo, étant juif, on ne peut certes pas être homme, si | |||
« être homme » signifie n'être rien de particulier. Et tertio — et c'est à quoi je veux en | |||
venir, il se peut que je sois, en tant juif, tout ce que — je puis être : Il vous serait | |||
difficile d'exiger de Samuel, de Moïse et d'autres qu'ils se fussent élevés au-dessus du | |||
judaïsme, bien que vous puissiez dire que ce n'étaient pas encore là des « hommes ». | |||
Ils furent en vérité tout ce qu'ils pouvaient être. En est-il autrement des Juifs d'aujourd'hui | |||
? De ce que vous avez découvert l'idée d'humanité, s'ensuit-il que chacun d'eux | |||
s'y puisse convertir ? S'il le pouvait, il ne s'en ferait pas faute, et s'il s'en abstient, c'est | |||
— qu'il ne le peut pas. Que lui importent vos exhortations et cette vocation d'être | |||
Homme que vous lui attribuez ? | |||
Dans la société humaine que nous promet l'Humanitaire. il n'y a évidemment pas | |||
de place pour ce que toi et moi avons de « particulier » et rien ne peut plus entrer en | |||
ligne de compte qui porte le cachet d' « affaire privée ». Ainsi se complète le cycle du | |||
Libéralisme ; son bon principe est l'Homme et la liberté humaine, et son mauvais | |||
principe est l'Égoïste et tout ce qui est privé : là est son dieu, ici son diable. | |||
La personne particulière ou privée ayant perdu toute valeur dans l' « État » (plus | |||
de privilèges), et la propriété particulière ou privée ayant été dépouillée de sa légitimité | |||
par la « Société des travailleurs » ou « Société des gueux », vient la « Société | |||
humaine » qui, elle, met de côté indistinctement tout le particulier ou le privé. Ce | |||
n'est que le jour où la « critique pure » aura terminé sa laborieuse enquête que nous | |||
serons enfin fixés, et que nous saurons au juste ce que nous devons tenir pour privé et, | |||
« pénétrés de sa vanité et de son néant » — laisser debout juste comme devant. | |||
Ni l'État ni la Société ne satisfont le libéral humanitaire ; aussi les nie-t-il tous | |||
deux, quitte à les conserver tous deux. En réalité, la Société humanitaire est à la fois | |||
État universel et Société universelle ; ce n'est qu'à l'État limité qu'on reproche de faire | |||
trop de cas des intérêts privés spirituels (convictions religieuses des gens, par | |||
exemple), et à la Société limitée, des intérêts privés matériels. Tous deux doivent s'en | |||
remettre aux particuliers du soin des intérêts privés, et, devenant Société humaine, | |||
s'inquiéter uniquement des intérêts humains généraux. | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 121 | |||
Lorsque les Politiques s'efforçaient de supprimer la volonté personnelle, (l'arbitraire | |||
et le bon plaisir), ils ne s'apercevaient pas que la propriété lui offrait un sûr | |||
asile. | |||
Lorsque les Socialistes à leur tour abolissent la propriété, ils négligent de remarquer | |||
que cette propriété se perpétue sous forme d'individualité. N'y a-t-il donc point | |||
d'autre propriété que l'argent et les biens au soleil ? Chacune de mes pensées, chacune | |||
de mes opinions * ne m'est-elle pas également propre, n'est-elle pas mienne ? | |||
Pas d'autre alternative donc pour la pensée que de disparaître ou de devenir impersonnelle. | |||
Il n'appartient pas à la personne d'avoir des opinions à elle, tout ce qu'elle | |||
pourrait avoir en propre doit faire retour à quelque chose de plus général qu'elle : de | |||
même que l'État a confisqué la volonté, et que la Société a accaparé la propriété, | |||
l'« Homme » à son tour doit totaliser les pensées individuelles et en faire de la pensée | |||
humaine, purement et universellement humaine. | |||
Si on permet aux opinions individuelles de subsister, j'aurai mon dieu (Dieu ne | |||
saurait être que « mon dieu », c'est mon opinion ou ma « croyance »), et si j'ai mon | |||
dieu, j'aurai ma foi, ma religion, mes pensées, mes idéaux. Substituons à ces opinions | |||
particulières une foi commune à tous les hommes, « le fanatisme de la liberté ». Ce | |||
sera là une foi étroitement conforme à l’ « essence de l'homme », et ce sera enfin, | |||
l'Homme seul étant raisonnable (toi et moi pouvons être très déraisonnables), une foi | |||
raisonnable. | |||
Pour réduire à l'impuissance la volonté et la propriété privées, il faut avant tout | |||
dompter l'individualisme ou l’égoïsme. Après cette victoire de principe, étape suprême | |||
dans l'évolution de l' « homme libre », on verra les buts d'ordre inférieur, tels que | |||
le « bien-être » social des Socialistes, s'évanouir devant la sublime, la radieuse « idée | |||
de l'Humanité ». Tout ce qui n'est pas « universellement humain » est un a parte qui | |||
ne satisfait que quelques-uns ou un seul, ou qui, s'il satisfait tout le monde, ne satisfait | |||
chacun qu'en tant qu'individu et non en tant qu'homme ; autrement dit, tout ce qui | |||
n'est pas humanité pure est « égoïsme ». | |||
Le bien-être est encore le but suprême des Socialistes, comme le libre concours, | |||
l'émulation, est celui des Libéraux politiques. Maintenant aussi on est libre de bien | |||
vivre et de faire pour cela le nécessaire, de même qu'il est permis d'entrer dans la lice | |||
à celui que tente le concours (concurrence). Mais il suffit pour prendre part au concours | |||
d'être citoyen, et pour avoir sa part de jouissance d'être travailleur : citoyen et | |||
travailleur ne sont encore ni l'un ni l'autre synonymes d' « homme ». L'homme ne | |||
parvient au « vrai bien » (n'est « souverainement bien ») que lorsqu'il est aussi « spirituellement | |||
libre »! Car l'Homme est Esprit, et c'est pourquoi toutes les puissances | |||
étrangères à lui, à l'Esprit, à toutes les puissances suprahumaines, célestes, non | |||
humaines, doivent être détruites, et le nom d' « Homme » doit s'élever rayonnant audessus | |||
de tous les noms. | |||
Ainsi l'époque moderne (époque des Modernes) finit par revenir à son point de | |||
départ et fait de nouveau de la « liberté spirituelle » son principe et sa fin. | |||
* Jeu de mots intraduisible sur les mots Menung (opinion) et Mein (mien). (Note du Traducteur.) | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 122 | |||
Le Libéral humanitaire, s'adressant particulièrement au Socialiste, lui dit : En te | |||
faisant de l'activité un devoir, la Société affranchit, il est vrai, cette activité de l'influence | |||
des individus, c'est-à-dire des égoïstes, mais elle ne te prescrit encore nullement | |||
une activité purement humaine, et rien ne t'oblige encore à faire de toi sans réserve un | |||
organe de l'Humanité. Quelle espèce d'activité la Société exige-t-elle de toi ? Le hasard | |||
des circonstances seul en décidera ; elle pourrait t'employer à bâtir un temple ou | |||
quelque chose d'équivalent : ne le fît-elle pas, tu pourrais de ton propre mouvement | |||
t’appliquer à une sottise, autrement dit à quelque chose de non humain. Bien plus, si | |||
tu travailles, c'est uniquement pour pourvoir à tes besoins, et en somme pour vivre, | |||
pour l'amour de ta chère vie, et nullement pour la plus grande gloire de l'humanité. | |||
Que faut-il donc, pour que tu puisses te flatter d'une activité vraiment libre ? Il faut | |||
que tu te libres de toutes sottises, que tu t'affranchisses de tout ce qui est non pas | |||
humain, mais égoïste (relatif à l'individu et non à l'homme que l'individu incarne), il | |||
faut que tu dépouilles toutes les idées dont la non-vérité obscurcit l'Homme ou l'idée | |||
d'humanité, bref, il faut que tu ne sois pas seulement libre d'agir, mais que de plus le | |||
contenu de ton activité soit exclusivement humain, et que tu n'agisses et ne vives que | |||
pour l'humanité. Tu en es loin, tant que tes efforts ne tendent vers d'autre but que le | |||
bien-être, la prospérité de toi et de tous : ce que tu fais pour ta société de gueux n'est | |||
rien pour la « Société humaine ». | |||
Le travail à lui seul ne suffit pas pour faire de toi un homme, car le travail est | |||
quelque chose de formel, et la matière en est à la merci des circonstances ; la question | |||
est de savoir qui tu es, toi qui travailles. Tu peux parfaitement travailler talonné par | |||
des besoins égoïstes (matériels), rien que pour te procurer le vivre, etc. : le travail doit | |||
être commandé par l'humanité, viser le bien de l'humanité, être profitable à son évolution | |||
historique ; bref, le travail doit être humain. Cela suppose deux choses : 1o qu'il | |||
soit utile à l'humanité ; 2o qu'il soit le fait d'un « Homme ». La première de ces deux | |||
conditions peut être remplie par tout travail quel qu'il soit, car les oeuvres de la nature | |||
elles-mêmes, les animaux par exemple, sont mises à contribution par l'humanité et | |||
servent aux recherches scientifiques, etc.; mais la seconde condition implique que le | |||
travailleur connaisse le but humain de son labeur ; or, ce but il ne peut s'en rendre | |||
compte que s'il se sait homme, et qui l'instruira de sa dignité d'homme ? La | |||
Conscience. | |||
Certes, c'est déjà beaucoup d'avoir cessé de s'attacher comme une brute à produire | |||
un fragment d'une oeuvre que tu ne verras point, mais tu ne fais encore qu'embrasser | |||
du regard 1'ensemble de ta tâche, et la conscience de ton oeuvre que tu as acquise est | |||
encore bien loin de la conscience de toi, de la conscience de ton véritable « moi » ou | |||
de ton « essence », l'Homme. Le travailleur sent donc encore le besoin d'une « conscience | |||
supérieure » qui lui fait défaut, et ce besoin qu'il ne peut satisfaire par la | |||
pratique de son métier, il en cherche la satisfaction en dehors des heures de travail, | |||
pendant ses loisirs. Aussi la récréation, le congé, restent-ils le complément nécessaire | |||
de son travail; il se voit forcé de tenir à la fois pour humains le travail et la flânerie, et | |||
même de donner la première place au paresseux, à celui qui se repose. Il ne travaille | |||
que pour être quitte de son travail, il ne veut affranchir le travail que pour s'affranchir | |||
du travail. | |||
Bref, son travail ne le satisfait point parce qu'il en est simplement chargé par la | |||
Société ; ce n'est qu'un pensum, un devoir, une tâche ; et réciproquement sa Société | |||
ne le satisfait point parce qu'elle ne lui fournit que du travail. Le travail devrait le | |||
satisfaire en tant qu'homme, tandis qu'il ne satisfait que la Société ; la Société devrait | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 123 | |||
l'employer comme homme, tandis qu'elle ne l'emploie que comme — un travailleur | |||
gueux, ou un gueux qui travaille. | |||
Travail et Société ne lui sont profitables qu'en tant qu'il a les besoins d'un | |||
« égoïste » et non d'un « homme ». | |||
Telle est la position que prend la Critique en face du problème ouvrier. Elle en | |||
appelle à l' « Esprit », elle conduit le combat de l' « Esprit contre la masse 1 » et | |||
déclare que le travail communiste est une corvée sans la moindre trace d'esprit. La | |||
masse qui craint le travail se rend le travail facile. Dans la littérature dont nous sommes | |||
aujourd'hui inondés, cette horreur du travail a pour conséquence cette superficialité | |||
bien connue qui refuse de se donner « la peine de chercher 2 ». | |||
Aussi le Libéralisme humanitaire dit-il : Vous voulez le travail, c'est parfait ; nous | |||
le voulons aussi, mais nous le voulons intégral. Nous n'y cherchons pas un moyen | |||
d'avoir des loisirs, mais nous prétendons trouver en lui pleine satisfaction, nous | |||
voulons le travail parce que travailler, c'est nous développer, nous réaliser. | |||
Mais il faut pour cela que ce qu'on appelle travail soit digne de ce nom. Le seul | |||
travail qui honore l'homme est le travail humain et conscient, qui n'a pas un but | |||
égoïste, mais qui a pour but l'Homme, l'épanouissement des énergies humaines, de | |||
telle sorte qu'il permet de dire : laboro, ergo sum, je travaille, donc je suis homme. | |||
L'Humanitaire veut le travail de l'Esprit mettant en oeuvre toute matière, il veut que | |||
l'Esprit ne laisse aucun objet en repos, qu'il ne se repose devant rien, qu'il analyse et | |||
remette sans cesse sur le métier de sa critique les résultats obtenus. Cet esprit inquiet | |||
et sans repos fait le véritable travailleur; c'est lui qui détruit les préjugés, qui abat | |||
toutes les barrières et les limitations, et exalte l'homme au-dessus de tout ce qui | |||
pourrait le dominer, tandis que le Communiste qui ne travaille que pour lui, jamais | |||
librement mais toujours contraint par la nécessité, ne s'affranchit pas de l'esclavage du | |||
travail : il reste un travailleur esclave. | |||
Le travailleur tel que le conçoit l'Humanitaire n'a rien d'un « égoïste », car il ne | |||
produit pas pour des individus, ni pour lui-même ni pour d'autres ; son labeur ne vise | |||
point la satisfaction de besoins privés, mais a pour objet l'Humanité et son progrès ; il | |||
ne s'attarde point à soulager les souffrances individuelles et à s'inquiéter des désirs de | |||
chacun : il abat les barrières qui enserrent l'humanité, il déracine les préjugés séculaires, | |||
balaie les obstacles qui embarrassent la route, les erreurs qui font trébucher les | |||
hommes, et les vérités qu'il découvre, c'est pour tous et pour toujours qu'il les met en | |||
lumière ; bref — il vit et travaille pour l'humanité. | |||
Je réponds à cela : | |||
En premier lieu, celui qui découvre une vérité importante sait qu'elle peut être | |||
utile aux autres hommes, et comme la cacher jalousement ne lui procurerait aucune | |||
jouissance, il leur en fait part et la partage avec eux ; mais s'il a même conscience que | |||
ce partage est précieux pour les autres, ce n'est cependant nullement pour l'amour des | |||
autres, mais uniquement pour lui-même, qu'il a cherché et trouvé, parce que le | |||
problème l'attirait, et que l'obscurité et l'erreur ne lui auraient pas laissé de repos s'il | |||
n'avait de son mieux débrouillé le chaos et déchiffré l'énigme. | |||
1 Lit. Ztg., V, 24. | |||
2 Ibid. | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 124 | |||
Il travaille donc pour lui-même, pour satisfaire son désir. Que son oeuvre se trouve | |||
être utile aux autres et même à la postérité, cela n'enlève point à son travail son | |||
caractère égoïste. | |||
En second lieu, puisque lui aussi ne faisait que travailler pour lui-même, pourquoi | |||
son oeuvre serait-elle humaine, alors que celle des autres est inhumaine, c'est-à-dire | |||
égoïste ? Serait-ce parce que ce livre, ce tableau, cette symphonie est l'oeuvre de tout | |||
son être, qu'il y a mis ce qu'il y avait de meilleur en lui, qu'il s'y est exprimé tout | |||
entier et qu'on peut l'y retrouver tout entier, tandis que l'oeuvre de l'artisan ne reflète | |||
que l'artisan, c'est-à-dire l'habileté professionnelle et non l' « homme » ? Par ses | |||
poèmes, nous connaissons tout Schiller, tandis que des centaines et des milliers de | |||
poètes ne nous apprennent à connaître que le fumiste et non l' « homme ». | |||
Mais cela revient simplement à dire que telle oeuvre me révèle aussi complètement | |||
que possible, tandis que telle autre ne témoigne que de la connaissance que j'ai | |||
de mon métier. N'est-ce pas encore une fois moi qu'exprime le fruit de mes veilles ? | |||
Et n'est-il pas plus égoïste de faire de son oeuvre le socle sur lequel on s'expose aux | |||
yeux du monde, sur lequel on s'étale dans toutes les postures possibles, que de rester | |||
dissimulé derrière elle ? Tu me diras que ce que tu exposes ainsi, c'est l'Homme ! | |||
Mais remarque que cet homme que tu nous montres, c'est toi : tu ne nous montres que | |||
toi, et si quelque chose te distingue de l'artisan, c'est que celui-ci n'entend pas s'exprimer | |||
en raccourci dans une seule et unique oeuvre, mais a besoin, pour être reconnu | |||
comme étant lui-même, d'être considéré sous tous les autres aspects qui constituent sa | |||
vie ; le désir pour la satisfaction duquel est née son oeuvre était — théorique. | |||
Tu vas répliquer que tu révèles un tout autre homme, un homme plus digne, plus | |||
haut, plus grand, en un mot plus Homme, que tel ou tel autre. Soit, je veux admettre | |||
que tu réalises tout le possible humain, que tu es parvenu où nul autre ne peut atteindre. | |||
En quoi consiste ta grandeur ? Précisément en ce que tu es plus que d'autres | |||
hommes (que la « masse »), plus que ne sont les « hommes ordinaires » ; ce qui te fait | |||
grand, c'est ton élévation au-dessus des hommes. Si tu te distingues au milieu d'eux, | |||
ce n'est nullement parce que tu es un homme, mais parce que tu es un homme | |||
« unique ». Ton oeuvre témoigne bien de ce dont un homme est capable, mais de ce | |||
que toi qui es un homme tu l'as accomplie il ne résulte pas que d'autres, également | |||
hommes, en puissent faire autant : ce n'est que parce que tu es un homme unique que | |||
tu as pu l'accomplir, et en cela tu es unique. | |||
Ce n'est pas l'homme qui fait ta grandeur, c'est toi qui la fais parce que tu es plus | |||
qu'un homme et plus puissant que d'autres — hommes. | |||
On s'imagine ne pouvoir être plus qu'homme. Être moins qu'homme serait | |||
pourtant bien plus difficile. | |||
On s'imagine en outre que tout ce que l'on fait de bien, de beau, de remarquable | |||
fait honneur à l'homme. Mais si je suis homme, c'est comme Schiller était souabe, | |||
Kant prussien et Gustave Adolphe myope, et mes mérites et les leurs font de nous un | |||
homme, un Souabe, un Prussien et un myope distingués. Tous ces qualificatifs valent | |||
au fond la canne de Frédéric le Grand, qui n'est célèbre que parce que Frédéric l'est. | |||
À l'ancien « rendez hommage à Dieu », le Moderne répond « rendez hommage à | |||
l'Homme ». Mais mes hommages je compte les garder pour moi. | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 125 | |||
Lorsque la Critique exhorte les hommes à être « humains », elle formule la condition | |||
indispensable de la sociabilité ; car ce n'est qu'en tant qu'on est homme parmi les | |||
hommes que l'on peut vivre avec eux en société. Elle montre aussi son but social, la | |||
fondation de la « société humaine ». | |||
La Critique est incontestablement la plus parfaite de toutes les théories sociales, | |||
parce qu'elle écarte et annihile tout ce qui sépare l'homme de l'homme : tous les | |||
privilèges, et jusqu'au privilège de la foi. Elle a achevé de purifier et a systématisé le | |||
vrai principe social, le principe d'amour du Christianisme, et c'est elle qui aura fait la | |||
dernière tentative possible pour dépouiller les hommes de leur exclusivisme et de leur | |||
foncière inimitié, en luttant corps à corps avec l'Égoïsme sous sa forme la plus | |||
primitive et par conséquent la plus dure, l'unicité ou l'exclusivisme. | |||
« Comment pouvez-vous vivre d'une vie vraiment sociale, tant qu'il reste en vous | |||
la moindre trace d'exclusivisme, la moindre chose qui n'est que vous et rien que | |||
vous ? | |||
Je demande au contraire : Comment pouvez-vous être vraiment uniques, tant qu'il | |||
reste entre vous la moindre trace de dépendance, la moindre chose qui n'est pas vous | |||
et rien que vous ? Tant que vous restez enchaînés les uns aux autres, vous ne pouvez | |||
parler de vous au singulier; tant qu'un « lien » vous unit, vous restez un pluriel, à vous | |||
douze vous faites la douzaine, à mille vous formez un peuple, et à quelques millions | |||
l'humanité ! | |||
« Ce n'est que par votre humanité que vous pouvez avoir commerce les uns avec | |||
les autres en tant qu'hommes, de même que grâce seulement à votre patriotisme vous | |||
pouvez vous entendre comme patriotes ! » | |||
Soit, mais je réponds : Ce n'est que si vous êtes uniques que vous pouvez avoir | |||
commerce les uns avec les autres en votre nom propre, et être les uns pour les autres | |||
— ce que vous êtes. | |||
Le Critique le plus radical est précisément celui que frappe le plus cruellement la | |||
malédiction qui pèse sur son principe. À mesure qu'il se dépouille d'un exclusivisme | |||
après l'autre, et qu'il secoue successivement zèle religieux, patriotisme, etc., il dénoue | |||
un lien après l'autre et se sépare des dévots, des patriotes, etc.; si bien que, finalement, | |||
tous les liens étant tombés, il se trouve — seul. Il est forcé de rejeter tout ce qui a | |||
quelque chose d'exclusif ou de privé, mais qu'est-ce qui peut être en définitive plus | |||
exclusif que l'exclusive, l'unique personne elle-même ? | |||
Peut-être pense-t-il qu'il vaudrait mieux que tous devinssent des « hommes » et | |||
abandonnassent leur exclusivisme ? Mais « tous » ne signifie précisément rien d'autre | |||
que « chaque individu », de sorte que la contradiction reste aussi aiguë qu'auparavant, | |||
car chaque « individu » est l'exclusivisme même. Comme l'Humanitaire ne laisse plus | |||
à l'individu rien de privé ou d'exclusif, ni pensées privées ni sottise privée, il finit par | |||
le laisser complètement nu, car sa haine absolue et fanatique du privé ne permet à son | |||
égard aucune tolérance, tout privé étant essentiellement inhumain. L'Humanitaire est | |||
cependant impuissant à détruire la personne privée elle-même, car sa critique se | |||
briserait les dents avant d'entamer la dure écorce de la personnalité ; aussi est-il bien | |||
obligé de se contenter de déclarer que cette personne est une « personne privée » et de | |||
se résigner à lui rendre en réalité tout le domaine du privé. | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 126 | |||
Que fera la Société, si elle ne s'inquiète plus de rien de privé ? Va-t-elle rendre le | |||
privé impossible ? Non, mais elle « le subordonnera aux intérêts de la Société, et permettra | |||
par exemple aux volontés individuelles de s'accorder autant de jours de congé | |||
qu'elles le jugeront bon, pourvu que ces volontés individuelles ne se mettent pas en | |||
contradiction avec l'intérêt général 1 ». Tout le privé sera abandonné à lui-même : il | |||
ne présente aucun intérêt pour la Société. | |||
« L'irréductible opposition faite à la Science par l'Église et la religiosité prouve | |||
qu'elles sont (ce qu'elles ont toujours été, quelque illusion qu'on ait pu se faire à leur | |||
égard tant qu'elles passèrent pour la base et le fondement de l'État)... une pure affaire | |||
privée. Jadis même, si elles furent étroitement unies à l'État et si l'État fut chrétien, | |||
cette union prouva simplement que l'État n'avait point encore développé son idée | |||
politique générale et ne reconnaissait d'autre droit que des droits privés..., elles | |||
témoignèrent d'une façon irrécusable que l'État était affaire privée et ne s'occupait que | |||
d'affaires privées. Si l'État a enfin le courage et la force de rompre avec le passé et | |||
d'accomplir sa mission universelle, s'il parvient à remettre à leur place les intérêts | |||
particuliers et les affaires privées..., la Religion et l'Église seront libres comme elles | |||
ne l'ont jamais été. Elles seront abandonnées à elles-mêmes au même titre que les plus | |||
pures affaires privées et que la satisfaction des besoins strictement personnels, et | |||
chaque individu, chaque communauté ou communion de fidèles pourra travailler au | |||
salut de son âme comme il lui plaira et de la façon qui lui paraîtra la plus efficace ; | |||
chacun pourvoira à sa félicité selon qu'il en sentira personnellement le besoin, et | |||
choisira et salariera pour veiller sur son âme celui qui lui semblera offrir le plus de | |||
garanties de succès. Et la Science enfin sera hors de question 2. » | |||
Qu'arrivera-t-il ? La vie sociale va-t-elle donc finir, et toute sociabilité, toute fraternité, | |||
tout ce qui a été édifié sur le principe d'amour ou de société va-t-il s'effondrer | |||
? | |||
Comme si l'un ne devait pas fatalement toujours rechercher l'autre parce qu'il en a | |||
besoin, comme si l'autre pouvait ne pas toujours s'offrir à l'un parce qu'il en a besoin ! | |||
Le seul changement est que désormais l'individu s'unira réellement à l'individu, | |||
tandis qu'auparavant il lui était lié. Le père et le fils, qu'un lien enchaîne l'un à l'autre | |||
jusqu'à la majorité de ce dernier, peuvent dans la suite continuer à faire spontanément | |||
route ensemble ; avant que le fils soit majeur, ils sont sous la dépendance l'un de | |||
l'autre en tant que membres de la famille ; après, ils s'unissent en tant qu'égoïstes ; | |||
l'un reste le fils, l'autre reste le père, mais ce n'est plus comme fils et père qu'ils tiennent | |||
l'un à l'autre. | |||
Le dernier privilège est en vérité l' « Homme », et tous ont ce privilège, tous en | |||
jouissent. Car, comme le dit Bruno Bauer lui-même : « Le privilège subsiste quand | |||
même tous y ont part 3. » | |||
Résumons donc les étapes parcourues par le Libéralisme : | |||
1 Bruno BAUER : Judenfrage, p. 66. | |||
2 Bruno BAUER : Judenfrage, p. 60. | |||
3 Bruno BAUER : Die gute Sache der Freiheit, pp. 62-63. | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 127 | |||
Primo : L'individu n'est pas l'Homme, aussi la personnalité individuelle n'a-t-elle | |||
aucune valeur : donc, pas de volonté personnelle, pas d'arbitraire, plus d'ordres ni | |||
d'ordonnances ; | |||
Secundo : L'individu n'a rien d'humain, aussi le mien et le tien n'ont-ils aucun | |||
fondement dans la réalité : donc, plus de propriété ; | |||
Tertio : Attendu que l'individu n'est pas Homme et n'a rien d'humain, il ne doit | |||
être rien du tout ; c'est un égoïste, et la Critique doit supprimer lui et son égoïsme | |||
pour faire place à l'Homme, « qui vient seulement d'être découvert ». | |||
Mais si l'individu n'est pas Homme, l'Homme cependant est en puissance dans | |||
l'individu, et a chez ce dernier l'existence virtuelle qu'y ont tout fantôme et tout divin. | |||
Aussi le Libéralisme politique accorde-t-il à l'individu tout ce qui lui revient en tant | |||
qu'il est « né homme », c'est-à-dire liberté de conscience, droit de propriété, etc., en | |||
un mot tout ce qu'on range sous le nom de « droits de l'homme ». Le Socialisme à son | |||
tour accorde à l'individu tout ce qui lui revient en tant qu'il « agit en homme », c'est-àdire | |||
qu'il « travaille ». Vient enfin le Libéralisme humanitaire, qui gratifie l'individu | |||
de tout ce qu'il a en tant qu'Homme, c'est-à-dire de tout ce qui appartient à l'humanité. | |||
Conséquence : l'unique n'a rien, l'humanité a tout ; d'où l'évidente et absolue nécessité | |||
de cette « renaissance » que prêche le Christianisme : Deviens une nouvelle créature, | |||
deviens « Homme » ! | |||
Tout cela ne fait-il pas songer au Pater Noster ? C'est à l'Homme qu'appartient la | |||
Puissance (la force, dunamis), et c'est pourquoi aucun individu ne peut être maître : | |||
c'est l'Homme qui est le maître des individus. — C'est à l'Homme qu'appartient la | |||
Royauté, c'est-à-dire le monde, et c'est pourquoi l'individu ne doit pas être propriétaire | |||
: c'est l'Homme, c'est « Tous », qui possède le monde comme une propriété. — Enfin, | |||
c'est à l'Homme qu'appartient la gloire, la Glorification (doxa), car l'Homme, c'est-àdire | |||
l'humanité, est le but de l'individu, but pour lequel il travaille, pour lequel il | |||
pense et vit, pour la glorification duquel il doit devenir « Homme ». | |||
Les hommes se sont jusqu'à présent toujours efforcés de découvrir une forme | |||
sociale dans laquelle leurs anciennes inégalités ne fussent plus « essentielles ». Le but | |||
de leurs efforts fut un nivellement produisant l’égalité, et cette prétention d'être autant | |||
de têtes sous le même bonnet ne signifiait rien de moins que ceci : ils cherchaient un | |||
maître, un lien, une foi (« Nous croyons tous en un Dieu »). Si quelque chose est | |||
commun aux hommes et égal chez tous, c'est bien l'Homme, et grâce à cette | |||
communauté le besoin d'amour a trouvé sa satisfaction : il ne se reposa pas jusqu'à ce | |||
qu'il eût réalisé ce dernier nivellement, aplani toute inégalité et jeté l'homme dans les | |||
bras de l'homme. Mais c'est justement ce trait d'union qui rend la rupture et l'antagonisme | |||
plus criants : une Société limitée mettait aux prises le Français et l'Allemand, le | |||
Chrétien et le Mahométan, etc., tandis que maintenant l'Homme s'oppose aux hommes, | |||
ou, puisque les hommes ne sont pas l'Homme, au non-Homme. | |||
À cette proposition : « Dieu est devenu homme », succède à présent cette autre : | |||
« L'Homme est devenu moi ». C'est là le moi humain. Mais nous disons au contraire : | |||
je n'ai pas pu me trouver tant que je me suis cherché comme Homme. Si l'homme | |||
tente aujourd'hui de devenir moi et de gagner grâce à moi un corps, je remarque qu'en | |||
somme tout repose sur moi, et que sans moi l'Homme est perdu. Je ne puis cependant | |||
me sacrifier sur l'autel de ce Saint des Saints, et désormais je ne me demanderai plus | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 128 | |||
si mes manifestations sont d'un Homme ou d'un non-Homme : que cet Esprit me | |||
laisse en paix ! | |||
Le Libéralisme humanitaire n'y va pas de main morte. Que tu veuilles, à n'importe | |||
quel point de vue, être ou avoir quelque chose de particulier, que tu prétendes au | |||
moindre avantage que n'ont pas les autres, que tu veuilles t'autoriser d'un droit qui | |||
n'est pas un des « droits généraux de l'humanité », et tu es un égoïste. | |||
Soit, je ne prétends avoir ou être rien de particulier qui me fasse passer avant les | |||
autres, je ne veux bénéficier à leurs dépens d'aucun privilège, mais — je ne me | |||
mesure pas à la mesure des autres, et si je ne veux pas de passe-droit en ma faveur, je | |||
ne veux non plus d'aucune sorte de droit. Je veux être tout ce que je puis être, avoir | |||
tout ce que je puis avoir. Que les autres soient ou aient quelque chose d'analogue, que | |||
m'importe ? Avoir ce que j'ai, être ce que je suis, ils ne le peuvent. Je ne leur fais | |||
aucun tort, pas plus que je ne fais de tort au rocher en ayant sur lui le « privilège » du | |||
mouvement. S'il pouvait l'avoir, il l'aurait. | |||
Ne pas faire de tort aux autres hommes ! De là découlent la nécessité de ne posséder | |||
aucun privilège, de renoncer à tout « avantage », et la plus rigoureuse doctrine de | |||
renoncement. On ne doit point se regarder comme « quelque chose de spécial », par | |||
exemple comme juif ou comme chrétien. Fort bien, moi non plus je ne me prends pas | |||
pour quelque chose de particulier ! Je me tiens pour unique ! J'ai bien quelque analogie | |||
avec les autres, mais cela n'a d'importance que pour la comparaison et la réflexion | |||
; en fait, je suis incomparable, unique. Ma chair n'est pas leur chair, mon esprit n'est | |||
pas leur esprit ; que vous les rangiez dans des catégories générales, « la Chair, | |||
l'Esprit », ce sont là de vos pensées, qui n'ont rien de commun avec ma chair et mon | |||
esprit, et ne peuvent le moins du monde prétendre à me dicter une « vocation ». | |||
Je ne veux respecter en toi rien, ni le propriétaire, ni le gueux, ni même l'Homme, | |||
mais je veux t'employer. | |||
J'apprécie que le sel me fait mieux goûter mes aliments, aussi ne me fais-je pas | |||
faute d'en user ; je reconnais dans le poisson une nourriture qui me convient, et j'en | |||
mange ; j'ai découvert en toi le don d'ensoleiller et d'égayer ma vie, et j'ai fait de toi | |||
ma compagne. Il se pourrait aussi que j'étudiasse dans le sel la cristallisation, dans le | |||
poisson l'animalité, et chez toi l'humanité, mais tu n'es jamais à mes yeux que ce que | |||
tu es pour moi, c'est-à-dire mon objet, et en tant que mon objet, tu es ma propriété. | |||
Le Libéralisme humanitaire est l'apogée de la gueuserie. Nous devons commencer | |||
par descendre jusqu'au dernier échelon du dénuement et de la gueuserie si nous | |||
voulons parvenir à l'individualité ; mais est-il rien de plus misérable que — l'Homme | |||
tout nu ? | |||
C'est toutefois dépasser la gueuserie que de me dépouiller même de l'Homme, | |||
après m'être aperçu que lui aussi m'est étranger et n'est pas un titre sur lequel je puisse | |||
rien fonder. Mais ce n'est plus là de la gueuserie pure : ses dernières guenilles tombées, | |||
le gueux, se dressant dans sa nudité, dépouillé de toute enveloppe étrangère, se | |||
trouve avoir rejeté même sa gueuserie et cesser d'être un gueux. | |||
Je ne suis plus un gueux, mais j'en fus un. | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 129 | |||
* | |||
** | |||
Si l'on n'est pas, jusqu'à cette heure, parvenu à s'entendre, c'est que toute la | |||
bataille s'est livrée entre les partisans d'une « liberté » » parcimonieusement mesurée | |||
et ceux qui veulent « pleine mesure » de liberté, c'est-à-dire entre les modérés et les | |||
immodérés. Tout dépend de la réponse que l'on fera à la question : Comment et | |||
jusqu'à quel point faut-il que l'homme soit libre ? Que l'homme doive être libre, tous | |||
le pensent, aussi tous sont libéraux. Mais ce non-homme qui se cache au fond de | |||
chaque individu, quelle barrière lui opposer ? Comment faire pour libérer l'homme | |||
sans, du même coup, mettre en liberté le non-homme ? | |||
Le Libéralisme, quelle que soit sa nuance, a un ennemi mortel, qui lui est aussi | |||
irréductiblement opposé que le Diable l'est à Dieu : toujours à côté de l'homme se | |||
dresse le non-homme, et l'égoïste à côté de l'individu. État, Société, Humanité, rien ne | |||
parvient à déloger ce diable de ses positions. | |||
Le Libéralisme humanitaire a pris à tâche de prouver aux autres Libéraux qu'ils | |||
n'ont pas encore la moindre idée de ce que c'est que vouloir la « liberté ». | |||
Les autres Libéraux n'apercevaient que l'égoïsme individuel, et le plus grave leur | |||
échappait ; le Libéralisme radical, lui, dirige ses batteries contre l'égoïsme « en | |||
bloc », et renie « en bloc » tous ceux qui n'embrassent pas comme leur propre cause | |||
la cause de la liberté ; d'où, grâce à lui, opposition aujourd'hui complète et hostilité | |||
implacable entre l'homme et le non-homme, représentés l'un par la « Critique » et | |||
l'autre par la « masse 1 », ou, sur le terrain de la théorie, l'un par ce qu'on appellera la | |||
« Critique libre et humaine » (Judenfrage, p. 114) et l'autre par les critiques superficielles | |||
et grossières, telles que, par exemple, la critique religieuse. | |||
La Critique proclame son ferme espoir de vaincre la « masse » et de lui donner un | |||
« certificat d'indigence 2 ». Elle prétend finir par avoir raison, et par rabaisser toutes | |||
les dissensions des « tièdes » et des « timides » à n'être plus qu'une chicane égoïste, | |||
une querelle misérable et mesquine. Et, en fait, toute dispute va perdre son importance, | |||
les mesquines querelles vont être oubliées, car un ennemi commun s'avance, et | |||
cet ennemi c'est la Critique. « Tous, autant que vous êtes, vous n'êtes que des égoïstes, | |||
et l'un ne vaut pas mieux que l'autre ! » Et voilà tous les égoïstes ligués contre la | |||
Critique. Les égoïstes ? Sont-ce vraiment les égoïstes ? Non : s'ils s'insurgent contre | |||
la Critique, c'est précisément parce qu'elle les accuse d'égoïsme, et que de cet égoïsme | |||
ils ne veulent pas convenir. Aussi la Critique et la masse ont-elles la même base | |||
d'opérations : toutes deux combattent l'égoïsme, le désavouent et s'en accusent | |||
mutuellement. | |||
1 Lit. Ztg., V, 23; V, 12 sqq. | |||
2 Lit. Ztg., V, 15. | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 130 | |||
La Critique et la masse poursuivent le même but : affranchissement vis-à-vis de | |||
l'égoïsme, et ne se disputent que pour savoir laquelle des deux approche le plus de ce | |||
but ou même l'atteint. | |||
Juifs, Chrétiens, absolutistes, hommes des ténèbres et hommes du grand jour, | |||
Politiques, Communistes, tous se défendent énergiquement contre le reproche d'égoïsme | |||
; et quand vient la Critique, qui les en accuse carrément et sans ménagements, | |||
tous se disculpent de cette accusation et se mettent à guerroyer contre — l'égoïsme, | |||
l'ennemi même auquel la Critique fait la guerre. | |||
Ennemis des égoïstes, tous le sont, aussi bien la masse que la Critique, et l'une | |||
comme l'autre s'efforce de repousser l'égoïsme, tant en se prétendant blanche comme | |||
neige qu'en noircissant la partie adverse. | |||
Le Critique est le vrai « porte-parole de la masse »; il lui fournit de l'égoïsme | |||
« une notion simple et les mots pour l'exprimer », tandis que les anciens porte-parole, | |||
ceux auxquels la Gazette littéraire (Lit. Ztg., V, 24) refuse l'espoir de jamais triompher, | |||
n'étaient que des interprètes de rencontre, des apprentis. Le Critique est le prince | |||
et le conducteur de la masse dans la guerre faite à l'égoïsme au nom de la Liberté. Ce | |||
que le Critique combat, la masse le combat également. Mais il est en même temps | |||
l'ennemi de la masse; non qu'il lui veuille du mal, mais il est envers elle l'ennemi bien | |||
intentionné, qui suit les peureux le fouet à la main pour les forcer à montrer qu'ils ont | |||
du coeur. | |||
Aussi toute l'opposition entre la Critique et la masse se réduit-elle au dialogue | |||
suivant : « Vous êtes des égoïstes ! — Non, nous n'en sommes pas ! — Je vais vous le | |||
prouver ! — Tu ne peux nous condamner sans nous entendre ! | |||
Prenons-les donc, les uns comme les autres, et pour ce qu'ils se prétendent, pour | |||
des non-égoïstes, et pour ce qu'ils se croient mutuellement, pour des égoïstes : ce sont | |||
des égoïstes et ce n'en sont pas. | |||
La Critique dit bien : Tu dois affranchir si complètement ton moi de toute limitation | |||
qu'il devienne un moi humain. Mais Moi je dis : Affranchis-toi tant que tu | |||
peux, tu n'arriveras à renverser que tes barrières à toi, car il n'appartient pas à chacun | |||
isolément de les renverser toutes ; ou plus explicitement : Ce qui est une barrière pour | |||
l'un n'en est pas une pour l'autre ; ne t'épuise donc pas contre celles des autres, il suffit | |||
que tu abattes les tiennes. Qui a jamais eu le bonheur de reculer la moindre borne, de | |||
lever le moindre obstacle qui fût une barrière pour tous les hommes ? | |||
Celui qui renverse une de ses barrières peut avoir par là montré aux autres la route | |||
et le procédé à suivre ; mais renverser leurs barrières reste leur affaire. Personne, | |||
d'ailleurs, ne fait autre chose. Exhorter les gens à être intégralement hommes revient à | |||
exiger d'eux qu'ils abattent toutes les barrières humaines ; or, c'est impossible, car | |||
l'Homme n'a pas de barrières et de limites ; Moi, j'en ai, c'est vrai, mais celles-là | |||
seules, les miennes, me concernent, et elles seules peuvent être par moi renversées. Je | |||
ne puis être un moi humain, parce que je suis Moi et non purement homme. | |||
Mais examinons encore une fois si dans ce que nous enseigne la Critique nous ne | |||
découvrirons rien à quoi nous puissions nous rallier ! Je ne suis pas libre tant que je | |||
ne me dépouille pas de tout intérêt, et je ne suis pas homme tant que je ne suis pas | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 131 | |||
désintéressé. Soit, mais il m'importe en somme assez peu d'être homme et d'être libre, | |||
tandis qu'il m'importe beaucoup de ne laisser échapper sans en profiter aucune occasion | |||
de m'affirmer et de me mettre en valeur. De ces occasions, le Critique m'en | |||
fournit une en professant que lorsque quelque chose s'implante en moi et devient | |||
indéracinable, je deviens le prisonnier et le serviteur de cette chose autrement dit son | |||
possédé. Tout intérêt pour quoi que ce soit fait de moi, quand je ne sais plus m'en | |||
dégager, son esclave, et n'est plus ma propriété : c'est moi qui suis la sienne. C'est la | |||
Critique qui nous y invite : ne laissons s'ancrer, devenir stable, aucune partie de notre | |||
propriété, et ne nous trouvons bien que lorsque nous — détruisons. | |||
Tu n'es homme, dit la Critique, que si tu critiques, analyses et détruis sans repos | |||
ni trêve ! Et nous disons : Je suis homme sans cela, et qui plus est je suis Moi. Aussi | |||
ne veux-je prendre d'autre souci que celui de m'assurer ma propriété ; et pour me la | |||
bien assurer, je la ramène perpétuellement à moi, je supprime en elle toute velléité | |||
d'indépendance, et je la « consomme » avant qu'elle ait le temps de se cristalliser et de | |||
devenir « idée fixe » ou « manie ». | |||
Et si j'agis ainsi, ce n'est pas parce que « l'Humanité m'y convie » et m'en fait un | |||
devoir, mais parce que je m'y convie moi-même. Je ne me raidis point pour renverser | |||
tout ce qu'il est théoriquement possible à un homme de renverser ; tant que je n'ai pas | |||
encore dix ans, par exemple, je ne critique pas l'absurdité du Décalogue ; en suis-je | |||
moins homme ? Peut-être même que si mes dix ans agissent humainement, c'est précisément | |||
en ne la critiquant pas ! Bref, je n'ai pas de vocation et je n'en suis aucune, | |||
pas même celle d'être homme. | |||
Est-ce à dire que je refuse les bénéfices réalisés dans les différentes directions par | |||
les efforts du Libéralisme ? Oh ! que non ! Gardons-nous de rien laisser perdre de ce | |||
qui est acquis. Seulement, à présent, que, grâce au Libéralisme, voilà l’ « Homme » | |||
libéré, je tourne les yeux vers moi-même, et je le proclame hautement : ce que l'homme | |||
a l'air d'avoir gagné, c'est Moi, et Moi seul, qui l'ai gagné. | |||
L'homme est libre quand « l'Homme est pour l'homme l'être suprême ». Il faut | |||
donc, pour que l'oeuvre du Libéralisme soit complète et parachevée, que tout autre | |||
être suprême soit anéanti, que la Théologie soit détrônée par l'Anthropologie, qu'on se | |||
moque de Dieu et de la Providence, et que l' « athéisme » devienne universel. | |||
Que « mon Dieu » même en arrive à n'avoir plus aucun sens, c'est la dernière | |||
perte que puisse faire l'égoïsme de la propriété, car Dieu n'existe que s'il a à coeur le | |||
salut de l'individu, comme celui-ci cherche en lui son salut. | |||
Le Libéralisme politique abolit l'inégalité du maître et du serviteur, et fit l'homme | |||
sans maître, anarchique. Le maître, séparé de l'individu, de l'égoïste, devint un fantôme | |||
: la Loi ou l'État. — Le Libéralisme social à son tour supprima l'inégalité résultant | |||
de la possession, l'inégalité du riche et du pauvre et fit l'homme sans biens ou | |||
sans propriété. La propriété retirée à l'individu revint au fantôme : la Société. — | |||
Enfin, le Libéralisme humain ou humanitaire fait l'homme sans dieu, athée : le dieu | |||
de l'individu, « mon Dieu », doit donc disparaître. Où cela nous mène-t-il ? La | |||
suppression du pouvoir personnel entraîne nécessairement suppression du servage, la | |||
suppression de la propriété entraîne suppression du besoin, et la suppression du dieu | |||
implique suppression des préjugés, car, avec le maître déchu s'en vont les serviteurs, | |||
la propriété emporte les soucis qu'elle procurait, et le dieu qui chancelle et s'abat | |||
comme un vieil arbre arrache du sol ses racines, les préjugés. Mais attendons la fin. | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 132 | |||
Le maître ressuscite sous la forme État, et le serviteur reparaît : c'est le citoyen, l'esclave | |||
de la loi, etc. — Les biens sont devenus la propriété de la Société, et la peine, le | |||
souci renaissent : ils se nomment travail. — Enfin, Dieu étant devenu l'Homme, c'est | |||
un nouveau préjugé qui se lève et l'aurore d'une nouvelle foi : la foi dans l'Humanité | |||
et la Liberté. Au dieu de l'individu succède le dieu de tous, l' « Homme » : « Le degré | |||
suprême où nous puissions aspirer à nous élever serait d'être Homme ! » Mais comme | |||
nul ne peut réaliser complètement l'idée d'Homme, l'Homme reste pour l'individu un | |||
au-delà sublime, un être suprême inaccessible, un dieu. De plus, celui-ci est le « vrai | |||
dieu », parce qu'il nous est parfaitement adéquat, étant proprement « nous-même » ; | |||
nous-même, mais séparé de nous et élevé au-dessus de nous. | |||
POST-SCRIPTUM | |||
Les observations qui précèdent sur la « libre critique humaine » et celles que | |||
j'aurai encore à faire par la suite sur les écrits de tendance parallèle ont été notées au | |||
jour le jour, à mesure que paraissaient les livres auxquels elles se rapportent ; je n'ai | |||
guère fait ici que mettre bout à bout les appréciations fragmentaires que m'avaient | |||
suggérées mes lectures. Mais la Critique est en perpétuel progrès et chaque jour il se | |||
trouve qu'elle a fait quelques pas en avant ; aussi est-il nécessaire, aujourd'hui que j'ai | |||
écrit le mot fin au bout de mon livre, de jeter un coup d'oeil en arrière et d'intercaler | |||
ici quelques remarques en forme de post-scriptum. | |||
J'ai devant moi le huitième et dernier fascicule paru de l’Allgemeine | |||
Literaturzeitung (Revue générale de la littérature) de Bruno Bauer. | |||
Dès les premières lignes, il nous est de nouveau parlé des « intérêts généraux de la | |||
Société ». Mais la Critique s'est recueillie et donne à cette « Société » une signification | |||
nouvelle, par laquelle elle se sépare radicalement de l’« État » avec lequel elle | |||
était restée jusqu'à présent plus ou moins confondue. L'État, naguère encore célébré | |||
sous le nom d'« État libre », est définitivement abandonné, comme foncièrement incapable | |||
de remplir le rôle de « Société humaine ». La Critique s'est vue, en 1842, « momentanément | |||
obligée d'identifier les intérêts humains et les intérêts politiques », mais | |||
elle s'est aperçue depuis que l'État, même sous la forme d' « État libre », n'est pas la | |||
société humaine, ou, pour parler sa langue, que le peuple n'est pas l' « Homme ». | |||
Nous avons vu la Critique faire table rase de la théologie et prouver clairement | |||
que le Dieu succombe devant l'Homme ; nous la voyons à présent jeter par-dessus | |||
bord la politique et démontrer que devant l'Homme, peuples et nationalités s'évanouissent. | |||
Aujourd'hui qu'elle a rompu avec l'Église et l'État en les déclarant tous | |||
deux inhumains, nous ne tarderons pas à la voir se faire fort de prouver qu'à côté de | |||
l'Homme, la « masse », qu'elle-même appelle un « être spirituel », est sans valeur ; et | |||
ce nouveau divorce ne sera pas pour nous surprendre, car nous pouvons déjà entrevoir | |||
des symptômes précurseurs de cette évolution. Comment, en effet, des « êtres | |||
spirituels » de rang inférieur pourraient-ils tenir devant l'Esprit suprême ? L' « Homme | |||
» renverse de leur piédestal les idoles fausses. | |||
Ce que la Critique se propose pour le moment, c'est l'étude de la « masse », qu'elle | |||
campe en face de l’ « Homme » pour la combattre au nom de ce dernier. Quel est | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 133 | |||
actuellement l'objet de la Critique ? — La masse, un être spirituel ! La Critique | |||
« apprendra à la connaître » et découvrira qu'elle est en contradiction avec l'Homme ; | |||
elle démontrera que la masse est inhumaine, et n'aura pas plus de peine à faire cette | |||
preuve qu'elle n'en a eu à démontrer que le divin et le national, autrement dit l'Église | |||
et l'État, sont la négation même de l'humanité. | |||
On définira la masse en disant qu'elle est le produit le plus important et le plus | |||
significatif de la Révolution ; c'est la foule abusée pour laquelle les illusions de la | |||
philosophie politique et surtout de toute la philosophie du XVIIIe siècle n'ont abouti | |||
qu'à une cruelle déception. La Révolution a, par ses résultats, contenté les uns et | |||
laissé les autres mécontents. La partie satisfaite est la classe moyenne (bourgeois, | |||
philistins, etc.), la non-satisfaite est — la masse. Et s'il en est ainsi, le Critique luimême | |||
ne fait-il pas partie de la masse ? | |||
Mais les non-satisfaits tâtonnent encore en pleine obscurité, et leur déplaisir se | |||
traduit par une « mauvaise humeur sans bornes ». C'est de ceux-là que le Critique, | |||
non moins mécontent, doit à cette heure se rendre maître ; tout ce qu'il peut ambitionner | |||
et tout ce qu'il peut atteindre c'est de tirer cet « être spirituel » qu'est la masse de | |||
sa mauvaise humeur et de l' « élever », c'est-à-dire de lui donner la place qu'auraient | |||
dû légitimement lui assurer les trop triomphants résultats de la Révolution ; il peut | |||
devenir la tête de la masse, son interprète par excellence. Aussi veut-il « combler | |||
l'abîme qui le sépare de la foule ». Il se distingue de ceux qui « prétendent élever les | |||
classes inférieures du peuple » en ce que ce n'est pas seulement elles, mais lui-même | |||
dont il doit apaiser les rancunes. | |||
Toutefois, l'instinct ne le trompe pas, quand il tient la masse pour « naturellement | |||
opposée à la théorie » et lorsqu'il prévoit que « plus cette théorie prendra d'ampleur, | |||
plus la masse deviendra compacte ». Car le Critique ne peut, avec son hypothèse de | |||
l'Homme, ni éclairer ni satisfaire la masse. Si, en face de la Bourgeoisie, elle n'est | |||
déjà qu'une « couche sociale inférieure », une masse politiquement sans valeur, c'est | |||
en face de l'Homme, à plus forte raison, qu'elle va n'être plus qu'une simple « masse | |||
», un ramassis inhumain ou un troupeau de non-hommes. | |||
Le Critique en arrive à nier toute humanité : parti de cette hypothèse que l'humain | |||
est le vrai, il se retourne lui-même contre cette hypothèse en contestant le caractère | |||
d'humanité à tout ce à quoi on l'avait jusqu'alors accordé. Il aboutit simplement à | |||
prouver que l'humain n'a d'existence que dans sa tête, tandis que l'inhumain est partout. | |||
L'inhumain est le réel, le partout existant ; en s'évertuant à démontrer qu'il n'est | |||
« pas humain », le Critique ne fait que formuler explicitement cette tautologie que | |||
l'inhumain n'est pas humain. | |||
Quand l'inhumain se sera résolument tourné le dos à lui-même, que dira-t-il au | |||
critique qui le harcèle, avant de s'éloigner de lui sans s'être laissé émouvoir par ses | |||
objections ? Tu m'appelles inhumain, pourrait-il lui dire, et inhumain je suis en effet | |||
— pour toi ; mais je ne le suis que parce que tu m'opposes à l'humain, et je n'ai pu | |||
avoir honte de moi qu'aussi longtemps que je me suis laissé ravaler à ce rôle de repoussoir. | |||
J'étais méprisable parce que je cherchais mon « meilleur moi-même » hors | |||
de moi ; j'étais l'inhumain parce que je rêvais de l' « humain » : j'imitais les pieux que | |||
tantalise leur « vrai moi » et qui restent toujours de « pauvres pécheurs »; je ne me | |||
concevais que par contraste avec un autre ; cela suffit, je n'étais pas tout dans tout, je | |||
n'étais pas — Unique. Mais aujourd'hui je cesse de me regarder comme l'inhumain, je | |||
cesse de me mesurer et de me laisser mesurer à l'aune de l'Homme, je cesse de | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 134 | |||
m'incliner devant quelque chose de supérieur à moi, et ainsi — adieu, ô Critique | |||
humain ! J'ai été l'inhumain, mais je n'ai fait que passer par là, et je ne le suis plus : je | |||
suis l'Unique, je suis l'Égoïste, cet égoïste qui te fait horreur ; mais mon égoïsme n'est | |||
pas de ceux que l'on peut peser à la balance de l'humanité, du désintéressement, etc., | |||
c'est l'égoïsme de — l'Unique ! | |||
Il faut nous arrêter encore à un autre passage du même fascicule : « La Critique | |||
ne pose aucun dogme et ne veut rien connaître d'autre que les objets. » | |||
La Critique redoute d'être « dogmatique » et d'édifier des dogmes. Naturellement, | |||
car ce serait là passer aux antipodes de la critique, au dogmatisme, et, comme | |||
critique, de bon devenir mauvais, de désintéressé égoïste, etc. « Pas de dogmes ! » tel | |||
est — le sien. Car Critique et Dogmatique restent sur le même terrain, celui des pensées. | |||
Comme le dogmatique, le critique a toujours pour point de départ une pensée, | |||
mais il se distingue de son adversaire en ce qu'il ne cesse de maintenir la pensée qui | |||
lui sert de principe sous l'empire d'un processus mental qui ne lui permet d'acquérir | |||
aucune stabilité. Il fait simplement prévaloir en elle le processus intellectuel sur la | |||
foi, et le progrès dans le penser sur l'immobilité. Aux yeux du Critique, aucune | |||
pensée n'est assurée, car toute pensée est elle-même le penser ou l'esprit pensant. | |||
C'est pourquoi, je le répète, le monde religieux — qui est précisément le monde | |||
des pensées — atteint sa perfection dans la Critique, où le penser est supérieur à toute | |||
pensée, dont aucune ne peut se fixer « égoïstement ». Que deviendrait la pureté de la | |||
critique, la pureté du penser, si une seule pensée pouvait échapper au procès intellectuel | |||
? Cela nous explique le fait que le Critique lui-même se laisse aller, de temps à | |||
autre, à railler doucement les idées d'Homme et d'Humanité : il pressent que ce sont là | |||
des pensées qui approchent de la cristallisation dogmatique. Mais il ne peut détruire | |||
une pensée tant qu'il n'a point découvert une pensée — supérieure, en laquelle la | |||
première se résout. Cette pensée supérieure pourrait s'appeler celle du mouvement de | |||
l'esprit ou du procès intellectuel, c'est-à-dire la pensée du penser ou de la critique. | |||
La liberté de penser est en fait ainsi devenue complète ; c'est le triomphe de la | |||
liberté spirituelle, car les pensées individuelles, « égoïstes », perdent leur caractère | |||
dogmatique d'impératif. Une seule le conserve, le — dogme du penser libre ou de la | |||
critique. | |||
Contre tout ce qui appartient au monde de la pensée, la Critique a le droit, c'est-àdire | |||
la force, pour elle : elle est victorieuse. La Critique, et la Critique seule, « domine | |||
notre époque ». Au point de vue de la pensée, il n'est aucune puissance capable de | |||
surpasser la sienne, et c'est plaisir de voir avec quelle aisance ce dragon dévore | |||
comme en se jouant toute autre pensée ; tous ces vermisseaux de pensées se tordent, | |||
mais elle les broie malgré leurs contorsions et leurs « détours ». | |||
Je ne suis pas un antagoniste de la critique, autrement dit je ne suis pas un dogmatique, | |||
et je ne me sens pas atteint par les dents du Critique. Si j'étais un dogmatique, | |||
je poserais en première ligne un dogme, c'est-à-dire une pensée, une idée, un principe, | |||
et je complèterais ce dogme en me faisant « systématique » et en bâtissant un | |||
système, c'est-à-dire un édifice de pensées. | |||
Réciproquement, si j'étais un Critique et le contradicteur du Dogmatique, je conduirais | |||
le combat du penser libre contre la pensée qui enchaîne, et je défendrais le | |||
penser contre le pensé. Mais je ne suis le champion ni du penser ni d'une pensée, car | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 135 | |||
mon point de départ est Moi, qui ne suis pas plus une pensée que je ne consiste dans | |||
le fait de penser. Contre Moi, l'innommable, se brise le royaume des pensées, du | |||
penser et de l'esprit. | |||
La Critique est la lutte du possédé contre la possession comme telle, contre toute | |||
possession ; elle naît de la conscience que partout règne la possession ou, comme | |||
l'appelle le Critique, le rapport religieux et théologique. Il sait que ce n'est pas seulement | |||
envers Dieu qu'on se comporte religieusement et qu'on agit en croyant ; il sait | |||
que l'on peut être également religieux et croyant en face d'autres idées telles que | |||
Droit, État, Loi, etc.; autrement dit, il reconnaît que la possession est partout et revêt | |||
toutes les formes. Il en appelle au penser contre les pensées ; mais moi je dis que seul | |||
le non-penser me sauve des pensées. Ce n'est pas le penser qui peut me délivrer de la | |||
possession, mais bien mon absence de pensée, ou Moi, l'impensable, l'insaisissable. | |||
Un haussement d'épaules me rend les mêmes services que la plus laborieuse | |||
méditation, allonger mes membres dissipe l'angoisse des pensées, un saut, un bond | |||
renverse l'Alpe du monde religieux qui pèse sur ma poitrine, un hourra d'allégresse | |||
jette à terre des fardeaux sous lesquels on pliait depuis des années. Mais la signification | |||
formidable d'un cri de joie sans pensée ne pouvait être comprise tant que dura | |||
la longue nuit du penser et de la foi. | |||
« Quelle frivolité, et quelle grossière frivolité, de vouloir, par un coq-à-l'âne, | |||
résoudre les plus difficiles problèmes et s'acquitter des plus vastes devoirs ! » | |||
Mais as-tu des devoirs, si tu ne te les imposes pas ? Tant que tu t'en imposes tu ne | |||
peux en démordre, et je ne nie pas, note-le bien, que tu penses, et qu'en pensant tu | |||
crées des milliers de pensées. Mais toi qui t'es imposé ces devoirs, ne dois-tu pouvoir | |||
jamais les renverser ? Dois-tu y rester lié et doivent-ils devenir des devoirs absolus ? | |||
Dernière remarque : on a fait au gouvernement un grief de recourir à la force contre | |||
la pensée, de braquer contre la presse les foudres policières de la censure et de transformer | |||
des batailles littéraires en combats personnels. Comme s'il ne s'agissait que | |||
des pensées et comme si l'on devait aux pensées du désintéressement, de l'abnégation | |||
et des sacrifices ! Ces pensées n'attaquent-elles pas les gouvernants eux-mêmes et | |||
n'appellent-elles pas une riposte de l'égoïsme ? Et ceux qui pensent n'émettent-ils pas | |||
cette prétention religieuse de voir honorer la puissance de la pensée, des idées ? Ceux | |||
auxquels ils s'adressent doivent succomber de leur plein gré et sans résistance, parce | |||
que la divine puissance de la pensée, la Minerve, combat aux côtés de leurs adversaires. | |||
Ce serait déjà là l'acte d'un possédé, un sacrifice religieux. Les gouvernants sont | |||
en vérité eux-mêmes pétris de préventions religieuses et guidés par la puissance d'une | |||
idée ou d'une croyance, mais ils sont en même temps des égoïstes inavoués, et c'est | |||
surtout lorsqu'on est en face de l'ennemi qu'éclate l'égoïsme latent : ils sont possédés | |||
quant à leur foi, mais quand il s'agit de la foi de leurs adversaires ils ne sont plus | |||
possédés et se retrouvent égoïstes. Si on veut leur faire un reproche, ce ne peut être | |||
que le reproche opposé, celui d'être possédés par leurs idées. | |||
Aucune force égoïste, nulle puissance policière et rien de semblable ne doit entrer | |||
en jeu contre les pensées. C'est ce que croient les dévots de la pensée. Mais le penser | |||
et les pensées ne me sont pas sacrés ; lorsque je les attaque, c'est ma peau que je | |||
défends contre eux. Il se peut que cette lutte ne soit pas raisonnable ; mais si la raison | |||
m'était un devoir, c'est ce que j'ai de plus cher que je devrais, nouvel Abraham, lui | |||
sacrifier. | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 136 | |||
Dans le royaume de la Pensée, qui, comme celui de la foi, est le royaume céleste, | |||
celui-là a assurément tort qui recourt à la force sans pensée, juste comme a tort celui | |||
qui, dans le royaume de l'amour, agit sans amour et celui qui, quoique chrétien, n'agit | |||
pas en chrétien : dans ces royaumes auxquels ils pensent appartenir tout en se | |||
soustrayant à leurs lois, l'un comme l'autre sont des « pécheurs » et des « égoïstes ». | |||
Mais, d'autre part, ils y seraient des criminels s'ils prétendaient en sortir et ne plus | |||
s'en reconnaître les sujets. | |||
Il en résulte encore que dans leur lutte contre le gouvernement, ceux qui pensent | |||
ont pour eux le droit, autrement dit la force, tant qu'ils ne combattent que les pensées | |||
du gouvernement (ce dernier reste court et ne trouve à répondre rien qui vaille, | |||
littérairement parlant), tandis qu'ils ont tort, autrement dit ils sont impuissants, | |||
lorsqu'ils entreprennent de mener des pensées à l'assaut d'une puissance personnelle | |||
(la puissance égoïste ferme la bouche aux raisonneurs). Ce n'est pas sur le champ de | |||
bataille de la théorie qu'on peut remporter une victoire décisive, et la puissance sacrée | |||
de la pensée succombe sous les coups de l'égoïsme. Seul le combat égoïste, le combat | |||
entre égoïstes peut trancher un différend et tirer une question au clair. | |||
Mais c'est là réduire le penser lui-même à n'être plus qu'affaire de bon plaisir | |||
égoïste, l'affaire de l'unique, ni plus ni moins qu'un simple passe-temps ou qu'une | |||
amourette ; c'est lui enlever sa dignité de « dernier et suprême arbitre », et cette | |||
dépréciation, cette profanation du penser, cette égalisation du moi qui pense et du | |||
moi qui ne pense pas, cette grossière mais réelle « égalité — il est interdit à la critique | |||
de l'instaurer, parce qu'elle n'est que la prêtresse du penser et qu'elle n'aperçoit | |||
par-delà le penser que — le déluge. | |||
La Critique soutient bien, par exemple, que la libre critique doit vaincre l'État, | |||
mais elle se défend contre le reproche que lui fait le gouvernement de l'État de | |||
« provoquer à l'indiscipline et à la licence »; elle pense que l'indiscipline et la licence | |||
ne devraient pas triompher, et qu'elle seule le doit. C'est bien plutôt le contraire : ce | |||
n'est que par l'audace ennemie de toute règle et de toute discipline que l'État peut être | |||
vaincu. | |||
Concluons : Nous en avons assez dit pour qu'il paraisse évident que la nouvelle | |||
évolution qu'a subie le Critique n'est pas une métamorphose et qu'il n'a fait que | |||
« rectifier quelques jugements hasardés » et « mettre un objet au point »; il se vante | |||
quand il dit que « la Critique se critique elle-même » : elle ou plutôt il ne critique que | |||
les « erreurs » de la critique et se borne à la purger de ses « inconséquences ». S'il | |||
voulait critiquer la Critique, il devrait commencer par examiner s'il y a réellement | |||
quelque chose dans l'hypothèse sur laquelle elle est bâtie. | |||
Moi aussi je pars d'une hypothèse, attendu que je me suppose ; mais mon hypothèse | |||
ne tend pas à se parfaire comme « l'Homme tend à sa perfection », elle ne me | |||
sert qu'à en jouir et à la consommer. Je ne me nourris précisément que de cette seule | |||
hypothèse, et je ne suis que pour autant que je m'en nourris. Aussi cette hypothèse | |||
n'en est-elle pas une ; étant l'Unique, je ne sais rien de la dualité d'un moi postulant et | |||
d'un moi postulé (d'un moi « imparfait » et d'un moi « parfait » ou Homme). Je ne me | |||
suppose pas, parce qu'à chaque instant je me pose ou me crée ; je ne suis que parce | |||
que je suis posé et non supposé, et, encore une fois, je ne suis posé que du moment où | |||
je me pose, c'est-à-dire que je suis à la fois le créateur et la créature. | |||
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 137 | |||
Si les hypothèses qui ont eu cours jusqu'à présent doivent se désorganiser et | |||
disparaître, elles ne doivent pas se résoudre simplement en une hypothèse supérieure | |||
telle que la pensée ou le penser même, la Critique. | |||
Leur destruction doit m'être profitable à Moi, sinon la solution nouvelle qui naîtra | |||
de leur mort rentrerait dans la série innombrable de toutes celles qui jusqu'à présent | |||
n'ont jamais déclaré fausses les anciennes vérités et fait crouler des hypothèses depuis | |||
longtemps acceptées que pour édifier sur leurs ruines le trône d'un étranger, d'un | |||
intrus : Homme, Dieu, État ou Morale. | |||
== Notes et références == | == Notes et références == |
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