Différences entre les versions de « Max Stirner: § 2. Les Possédés »

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As-tu déjà vu un Esprit ? — Moi? non, mais ma grand-mère en a vu. — C'est
comme moi : je n'en ai jamais vu, mais ma grand-mère en avait qui lui couraient sans
cesse dans les jambes ; et, par respect pour le témoignage de nos grands-mères, nous
croyons à l'existence des esprits.
Mais n'avions-nous pas aussi des grands-pères, et ne haussaient-ils pas les épaules
chaque fois que nos grands-mères entamaient leurs histoires de revenants? Hélas! oui,
c'étaient des incrédules et ils ont fait grand tort à notre bonne religion, tous ces
philosophes. ! Nous le verrons bien par la suite !
Qu'y a-t-il au fond de cette foi profonde dans les revenants, sinon la foi dans
l'existence d'êtres spirituels en général ? Et la seconde ne serait-elle pas déplorablement
ébranlée, s'il était établi que tout homme qui pense doit hausser les épaules
devant la première?
Les Romantiques, sentant combien l'abandon de la croyance aux esprits ou revenants
compromettrait la croyance en Dieu même, s'efforcèrent de conjurer cette
conséquence fâcheuse; dans ce but, non seulement ils ressuscitèrent le monde merveilleux
des légendes, mais ils finirent par exploiter le « monde supérieur » avec leurs
somnambules, leurs voyantes, etc.
Les bons croyants et les Pères de l'Église ne soupçonnaient guère que, la croyance
aux revenants s'effondrant, c’était le sol même qui se dérobait sous la Religion,
désormais flottante et sans appui. Celui qui ne croit plus à aucun revenant n’a qu’à
être conséquent avec lui-même pour que son incrédulité le conduise à s'apercevoir
qu'il ne se cache derrière les choses aucun être à part, aucun revenant, ou (pour employer
un mot dont on a naïvement fait un synonyme de ce dernier) — aucun Esprit.
« Mais il existe des Esprits! » Contemple le monde qui t'entoure, et dis-moi si
derrière toute chose ne t'apparaît pas un Esprit. La fleur, l'humble fleur te dit l'Esprit
du Créateur qui en fit une petite merveille ; les étoiles proclame l'Esprit qui ordonne
leur cours ; un Esprit de sublimité plane au sommet des monts ; l'Esprit de la mélancolie
et du désir murmure sous les eaux ; — et dans les hommes parlent des millions
d'Esprits. Que les montagnes s'affaissent, que le monde des étoiles tombe en poussière,
que les fleurs se flétrissent et que meurent les hommes, que survit-il à la ruine
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 41
de ces corps visibles? L'Esprit, invisible, éternel ! Oui, tout dans ce monde est hanté!
Que dis-je? Ce monde lui-même est hanté ; masque décevant, il est la forme errante
d'un Esprit, il est un fantôme.
Qu'est-ce qu'un fantôme, sinon un corps apparent, mais un Esprit réel ? Tel est le
monde, « vain », « nul », illusoire apparence sans autre réalité que l'Esprit, dont il est
l'enveloppe visible. Regarde : ici, là, de toutes parts t’entoure un monde de fantômes ;
tu es assiégé sans cesse de visions, d’ « apparitions ». Tout ce qui se montre à toi n'est
que le reflet de l'Esprit qui l'habite, une apparition spectrale ; le monde entier n'est
qu'une fantasmagorie derrière la quelle s’agite l’Esprit. Tu « vois des Esprits ».
Vas-tu peut-être le comparer aux Anciens, qui voyaient : partout des dieux ? Les
dieux, mon cher Moderne, ne sont pas des Esprits ; les dieux ne réduisent pas le
monde à n'être qu'une apparence et ne le spiritualisent pas.
À tes yeux, le monde entier est spiritualisé ; il est devenu un énigmatique fantôme;
aussi ne songes-tu même plus à t'étonner de ne trouver en toi qu'un fantôme. Ton
Esprit ne hante-t-il pas ton corps et n'est-il pas, lui, le vrai, le réel, tandis que ton
corps n'est qu'une « apparence », quelque chose de périssable et « sans valeur »? Ne
sommes-nous point tous des spectres, de pauvres êtres tourmentés qui attendent la
« délivrance »? Ne sommes-nous pas des « Esprits »?
Depuis que l'Esprit a paru dans le monde, depuis que « le Verbe s'est fait chair »,
ce monde spiritualisé et livré aux enchantements n'est plus qu'une maison hantée.
Tu as un esprit, car tu as des pensées. Mais que sont ces pensées ? — Des êtres
spirituels. — Elles ne sont donc point des choses ? — Non, mais l'Esprit des choses,
ce qu'il y a en elles de plus intime, de plus essentiel, leur idée. — Ce que tu penses
n'est donc pas simplement ta pensée ? — Au contraire, c'est ce qu'il y a de plus réel,
de proprement vrai dans le monde : c'est la vérité même; quand je pense juste, je
pense la vérité. Je puis me tromper au sujet de la vérité, je puis la méconnaître ; mais
lorsque ma connaissance est véridique, c'est la vérité qui en est l'objet. — Aspires-tu
donc à connaître la vérité ? — La Vérité m'est sacrée. Il peut arriver que je trouve une
vérité imparfaite et que je doive la remplacer par une meilleure, mais je ne puis
supprimer la Vérité. Je crois à la Vérité et c'est pourquoi je la recherche ; rien ne la
dépasse, elle est éternelle.
La vérité est sacrée et éternelle ! Mais toi, qui t'emplis de cette sainteté et en fais
ton guide, tu seras toi-même sanctifié. Le Sacré ne se manifeste jamais à tes sens, ce
n'est jamais comme être matériel que tu en découvres la trace ; il ne se révèle qu'à ta
foi, ou plus exactement à ton Esprit, car il est lui-même quelque chose de spirituel, un
Esprit ; il est Esprit pour l'Esprit.
La notion de sainteté ne se laisse pas extirper aussi facilement que beaucoup
semblent le croire, qui se refusent à employer encore ce mot « impropre ». À quelque
point de vue qu’on se place pour m'accuser d’égoïsme, ce reproche sous-entend toujours
que l’on a en vue quelque chose d'autre que moi, que je devrais servir de
préférence à moi-même, que je devrais estimer plus important que tout le reste, bref,
quelque chose en quoi je devrais chercher mon véritable salut, c'est-à-dire quelque
chose de « saint », de « sacré ». Que ce sacro-saint soit d'ailleurs si humain que l'on
voudra, qu'il soit l'Humain même, cela ne lui enlève rien de son caractère et fait tout
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 42
au plus de ce sacré supra-terrestre un sacré terrestre, de ce sacré divin un sacré
humain.
Rien n'est sacré que pour l'Égoïste qui ne se rend pas compte de son égoïsme,
pour l'Égoïste involontaire. J'appelle ainsi celui qui, incapable de dépasser jamais les
bornes de son moi, ne le tient cependant pas pour l'être suprême ; qui ne sert que lui
en croyant servir un être supérieur, et qui, ne connaissant rien de supérieur à luimême,
rêve pourtant quelque chose de supérieur; bref, c'est l'Égoïste qui voudrait
n'être pas Égoïste, qui s'humilie et qui combat son égoïsme, mais qui ne s'humilie que
« pour être élevé », c'est-à-dire pour satisfaire son égoïsme. Comme il voudrait cesser
d'être égoïste, il interroge ciel et terre, en quête de quelque être supérieur auquel il
puisse offrir ses services et ses sacrifices ; mais il a beau s'agiter et se mortifier, il ne
le fait en définitive que par amour de lui-même, et l'Égoïsme, l'odieux égoïsme ne le
lâche pas. Voilà pourquoi je l'appelle un égoïste involontaire. Tous ses soins, toutes
ses peines pour s'affranchir de son moi ne sont qu'un effort mal compris pour affranchir
son moi.
Es-tu lié à ton heure passée? Dois-tu faire aujourd'hui ce que tu fis hier 1 ? Ne
peux-tu te transformer à chaque instant ? S'il en était ainsi, tu te sentirais enchaîné et
paralysé. Mais, à chaque minute de ton existence, une nouvelle minute de l'avenir te
fait signe et t'appelle ; en te développant, tu te dégages « de toi », de ton moi actuel.
Ce que tu es à chaque instant est ton oeuvre, et tu dois à cette oeuvre de ne pas te
perdre, toi, son auteur. Tu es toi-même un être supérieur à ce que tu es, tu te dépasses
toi-même. Mais ce fait que tu es supérieur à toi, que tu n'es pas seulement une
créature, mais en même temps ton créateur, t'échappe en ta qualité d'Égoïste
involontaire, et c'est pourquoi l' « être supérieur » reste pour toi un étranger. Tout être
supérieur, Vérité, Humanité, etc., est un être au-dessus de nous.
Il nous est étranger ; c'est là un signe auquel nous reconnaissons ce qui est
« sacré ». II y a dans tout ce qui est sacré quelque chose d'inconnu, de différent, qui
nous met mal à l'aise et nous empêche de nous sentir chez nous. Ce qui m'est sacré ne
m'appartient pas ; si la propriété d'autrui, par exemple, ne m'était pas sacrée, je la
regarderais comme mienne et ne laisserais pas échapper une occasion de m'en saisir ;
si, au contraire, la figure de l'empereur de Chine m'est sacrée, elle reste étrangère à
mes yeux et je les baisse devant lui.
Pourquoi une vérité mathématique indiscutable, qu'on pourrait dans le sens usuel
du mot appeler éternelle, ne m'est-elle pas — sacrée ? Parce qu'elle n'est pas révélée ;
elle n'est point la révélation d'un être supérieur. Entendre uniquement par révélées les
« vérités religieuses » serait absolument erroné, ce serait méconnaître complètement
la valeur du concept « être supérieur ». Les athées tournent en dérision cet être supérieur
auquel on a voué un culte sous le nom d' « être suprême * », et réduisent en
poussière l'une après l'autre toutes les « preuves de son existence », sans remarquer
qu'eux-mêmes obéissent ainsi à leur besoin d'un être supérieur, et qu'ils ne détruisent
1 Wie sie klingeln, die Pfaffen, wie angelegen Sie's machen,
Dass man komme, nur ja plappre, wie gestern, so heut.
Scheltet mir nicht die Pfaffen ! Sie kennen des Menschen
[Bedürfniss ;
Denn wie ist er beglückt, plappert er morgen wie heut.
GOETHE (Épigrammes vénitiennes, II).
* En français dans le texte. (Note du Traducteur.)
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 43
l'ancien que pour faire place à un nouveau. À côté d'un individu humain, l'« Homme »
n'est-il pas un être supérieur ? Et les Vérités, les Droits, les Idées qui découlent de son
concept ne doivent-ils pas, comme révélations de ce concept, être respectés et tenus
pour — sacrés ? Supposez même qu’on vienne à démontrer la fausseté de telle vérité
qui passait pour une de ses manifestations : cela témoignera uniquement d'une fausse
interprétation de votre part, sans causer le moindre préjudice à la notion sacrée ellemême
et sans rien enlever de leur sainteté aux autres vérités, à celles qui doivent « à
juste titre » être regardées comme ses révélations. L'Homme dépasse tout homme pris
individuellement, et s'il est l'« essence » de l'individu, il n'est en réalité pas son
essence (car l'être ou l'essence de l'individu devrait être aussi unique que l'individu
même), mais une essence, un être « supérieur », et, pour les athées eux-mêmes,
l'essence ou l'Être « suprêmes ».
De même que les révélations divines ne furent pas écrites de la main de Dieu,
mais publiées par les « instruments du Seigneur », de même l'Homme ne publie pas
lui-même ses révélations, mais nous les fait connaître par l'intermédiaire de « véritables
hommes ». Seulement, ce nouvel être suprême trahit une conception bien plus
spiritualisée que celle de l'ancien Dieu ; ce dernier pouvait encore être représenté sous
une forme corporelle, on pouvait lui imaginer une certaine figure, tandis que l'Homme,
au contraire, reste purement spirituel, et on ne peut lui prêter aucun corps
matériel particulier. Il est vrai qu'il ne manque pas d'une certaine corporalité, d'autant
plus séduisante qu'elle paraît plus naturelle et plus terrestre, et c'est tout bonnement
chaque homme corporel ou, plus simplement encore, la « race humaine » ou « tous
les hommes ». L'Esprit réintègre ainsi sa forme de fantôme et redevient compact et
populaire à souhait.
Saint donc est l'être suprême, saint est tout ce en quoi il se révèle ou se révélera, et
sanctifiés sont ceux qui reconnaissent cet être suprême dans leur propre être, c'est-àdire
dans les manifestations de cet être. Ce qui est saint sanctifie en retour son adorateur
; le culte qu'il lui rend le sanctifie et sanctifie ce qu'il fait : un saint commerce, de
saintes pensées et de saintes actions, etc.
L'objet qui doit être honoré comme l'être suprême ne peut, on le conçoit, être
discuté avec fruit que pour autant que les contradicteurs les plus acharnés sont
d'accord sur le point essentiel et qu'ils admettent l'existence d'un être suprême auquel
s'adressent notre culte et nos sacrifices. Si quelqu'un souriait dédaigneusement devant
toute controverse au sujet de l'être suprême comme un Chrétien peut sourire devant
les discussions d'un Chiite et d'un Sunnite ou d'un Brahmine et d'un Bouddhiste, ce
serait qu'à ses yeux l'hypothèse d'un être suprême est nulle et que toute contestation à
ce propos est un jeu puéril. Que votre être suprême soit le Dieu unique en trois personnes,
le Dieu de Luther, l' « Être suprême * » du Déiste, ou qu'il ne soit nullement
Dieu mais l’ « Homme », c'est tout un pour qui nie l'être suprême lui-même : Vous
tous qui servez un Être suprême quel qu'il soit, vous n'êtes que des — gens pieux,
l'athée le plus frénétique comme le plus fervent chrétien.
Dans la sainteté vient au premier rang l'Être suprême, et avec lui notre « sainte
croyance ».
* En français dans le texte. (Note du Traducteur.)
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 44
LE FANTÔME
Avec les revenants nous entrons dans le royaume des esprits, dans le royaume des
Êtres, des Essences.
L'être énigmatique et « incompréhensible » qui hante et trouble l'univers est le
fantôme mystérieux que nous nommons être suprême. Pénétrer ce fantôme, le saisir,
découvrir la réalité qui est en lui (prouver l' « existence de Dieu ») est la tâche à
laquelle les hommes se sont attelés pendant des siècles; ils se sont ingéniés à venir à
bout de cette terrible impossibilité, de cet interminable travail de Danaïdes, de
changer le fantôme en un non-fantôme, l'irréel en réel, l'esprit en une personne entière
et corporelle. Derrière le monde existant, ils cherchèrent la « chose en soi », l'être,
l'essence ; derrière la chose, ils cherchèrent la non-chose.
Qu'on examine à fond le moindre phénomène, qu'on en recherche l'essence, et l'on
y découvrira souvent tout autre chose que ce qui paraissait à première vue : une
parole mielleuse et un coeur faux, un discours pompeux et des pensées mesquines, etc.
Et par là même qu'on fait ressortir l'essence, on réduit l'aspect jusqu'alors mal compris
à une mensongère apparence.
L'essence de ce monde superbe est, pour celui qui en scrute les profondeurs, la —
vanité. Celui qui est religieux ne s'occupe point de l'apparence trompeuse, des vains
phénomènes, mais recherche l'essence, et quand il tient cette essence il tient — la
Vérité.
Les essences qui se manifestent sous certaines apparences sont les mauvaises
essences, celles qui se manifestent sous d'autres sont les bonnes. L'essence du sentiment
humain, par exemple, est l'amour, l'essence de la volonté humaine est le bien,
celle de la pensée est le vrai, etc.
Ce qui passe d'abord pour existant, comme le monde et ce qui s'y rapporte, apparaît
maintenant comme une pure illusion, et ce qui existe vraiment, c'est l'essence,
dont le royaume s'emplit de dieux, d'esprits, de démons, c'est-à-dire de bonnes et de
mauvaises essences. Ce monde retourné, le monde des essences, est désormais seul
vraiment existant. Le coeur humain peut être sans amour, mais son essence existe : le
dieu, « qui est l'amour »; la pensée humaine peut s'égarer dans l'erreur, mais son
essence, la vérité, n'en existe pas moins : « Dieu est la vérité. » Ne connaître et ne
reconnaître que les essences, tel est le propre de la religion ; son royaume est un
royaume des essences, des fantômes, des revenants.
L'effort pour rendre saisissable le fantôme, ou pour réaliser le « non-sens * » a
abouti à produire un fantôme corporel, un fantôme ou un esprit pourvu d'un corps
réel, un fantôme fait chair. Comment les plus puissants génies du christianisme se
sont mis l'esprit à la torture pour saisir cette apparence fantomatique, chacun le sait;
mais, en dépit de leurs efforts, la contradiction des deux natures est reste irréductible :
d'une part la divine, d'autre part l'humaine ; d'une part le fantôme, de l'autre le corps
* « Non-sens » en français dans le texte. (Note du Traducteur.)
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 45
sensible. Le plus extraordinaire des fantômes est resté une « non-chose ». Celui qui se
martyrisait l'âme n'était point encore un Esprit, et nul chaman qui se torture jusqu'au
délire furieux et à la frénésie pour exorciser un esprit n'a éprouvé les angoisses que ce
spectre insaisissable procura aux Chrétiens.
C'est le Christ qui mit en lumière cette vérité que le véritable Esprit, le fantôme
par excellence, est — l'Homme. L'esprit fait chair, c'est l'Homme ; il est lui-même
l'effroyable essence, il en est à la fois l'apparence et l'existence. Depuis lors, l'homme
ne s'épouvante plus devant les revenants qui sont hors de lui, mais devant lui-même ;
il est pour lui-même un objet d'effroi. Au fond de sa poitrine habite l'Esprit de péché,
la pensée la plus douce (et cette pensée est elle-même un Esprit) est peut-être un
diable, etc.
Le fantôme a pris un corps, le Dieu s'est fait homme, mais l'homme est maintenant
lui-même le terrifiant fantôme derrière lequel il s'efforce de pénétrer, qu'il cherche
à exorciser, à comprendre et à exprimer ; l'homme est — Esprit. Que le corps se
dessèche pourvu que l'esprit soit sauvé ; l'esprit est désormais l'unique souci, et le
salut de l'esprit ou de l' « âme » est le but unique. L'homme est lui-même devenu un
revenant, un fantôme obscur et décevant, auquel une place déterminée est assignée
dans le corps. (Discussions sur le siège de l'âme : est-elle dans la tête? etc.)
Tu n'es pas pour moi un être supérieur, et je n'en suis point un pour toi. Il se peut
toutefois que chacun de nous recèle un être supérieur, qui exige de nous un respect
mutuel. Ainsi, pour prendre comme exemple ce qu'il y a en nous de plus général, en
toi et en moi vit l'Homme. Si je ne voyais pas l'Homme en toi, qu'aurais-je à y respecter
? En vérité, tu n'es pas l'Homme, tu n'es pas sa vraie et adéquate figure, tu n'es que
l'enveloppe périssable que l'Homme revêt pour quelques heures et dont il peut sortir
sans cesser d'être lui-même. Cependant, cet être général et supérieur demeure pour le
moment en toi; aussi m'apparais-tu, toi dont un esprit immortel a revêtu la forme
passagère, toi en qui un esprit se manifeste sans être lié à ton corps et à ce mode
d'apparition, comme un fantôme.
Aussi ne te considéré-je point comme un être supérieur ; ce que je respecte en toi,
ce n'est que l'être supérieur que tu héberges, c'est-à-dire l' « Homme ». Les Anciens
n'avaient à ce point de vue aucun respect pour leurs esclaves, parce qu'ils n'en avaient
guère pour l'être supérieur que nous honorons aujourd'hui sous le nom d' « Homme ».
Ils apercevaient chez autrui d'autres fantômes, d'autres Esprits. Le peuple est un être
supérieur à l'individu, c'est un Esprit qui hante l'individu, c'est l'Esprit du peuple.
C'est cet Esprit qu'honoraient les Anciens, et l'individu n'avait pour eux d'importance
qu'au service de cet Esprit ou d'un Esprit voisin, l'Esprit de famille. C'est par amour
de cet être supérieur, le Peuple, qu'on accordait quelque valeur à chaque citoyen. De
même que tu es à nos yeux sanctifié par l' « Homme » qui te hante, de même on était
en ce temps-là sanctifié par tel ou tel autre être supérieur : le Peuple, la Famille, etc.
Si je te prodigue mes attentions et mes soins, c'est que tu m'es cher, c'est que je trouve
en toi l'aliment de mon coeur, l'apaisement de ma détresse; si je t'aime, ce n'est point
par amour d'un être supérieur dont tu serais l'enveloppe consacrée, ce n'est pas que je
voie en toi un fantôme et que j'y devine un esprit; c'est par égoïsme que je t'aime ;
c'est toi-même, avec ton essence, qui m'es cher, car ton essence n'est rien de
supérieur, elle n'est ni plus haute ni plus générale que toi, elle est unique comme toimême,
c'est toi-même.
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 46
Mais l'homme n'est pas seul un fantôme ; tout est hanté. L'être supérieur, l'Esprit
qui s'agite en toutes choses, n'est lié à rien et ne fait que « paraître » dans les choses.
Fantômes dans tous les coins!
Ce serait ici le lieu de faire défiler ces fantômes ; mais nous aurons l'occasion
dans la suite de les évoquer de nouveau pour les voir s'envoler devant l'égoïsme. Nous
pouvons donc nous borner à en citer quelques-uns en guise d'exemples : ainsi le
Saint-Esprit, ainsi la Vérité, le Roi, la Loi, le Bien, la Majesté, l'Honneur, le Bien
public, l'Ordre, la Patrie, etc.
LA MAROTTE
Homme, ta cervelle est hantée, tu bats la campagne! Dans tes rêves démesurés, tu
te forges tout un monde divin, un royaume des Esprits qui t'attend, un Idéal qui
t'invite. Tu as une idée fixe!
Ne crois pas que je plaisante ou que je parle par métaphore, quand je déclare
radicalement fous, fous à lier, tous ceux que l'infini, le surhumain tourmente, c'est-àdire,
à en juger par l'unanimité de ses voeux, à peu près toute la race humaine.
Qu'appelle-t-on en effet une « idée fixe » ? Une idée à laquelle l'homme est asservi.
Lorsque vous reconnaissez l'insanité d'une telle idée, vous enfermez son esclave dans
une maison de santé. Mais que sont donc la Vérité religieuse dont il n'est pas permis
de douter, la Majesté (celle du Peuple, par exemple) que l'on ne peut secouer sans
lèse-majesté, la Vertu, à laquelle le censeur, gardien de la moralité, ne tolère pas la
moindre atteinte? Ne sont-ce point autant d' « idées fixes » ? Et qu'est-ce, par exemple,
que ce radotage qui remplit la plupart de nos journaux, sinon le langage de fous
que hante une idée fixe de légalité, de moralité, de christianisme, fous qui n'ont l'air
d'être en liberté que grâce à la grandeur du préau où ils prennent leurs ébats ? Essayez
donc d'entreprendre un tel fou au sujet de sa manie, immédiatement vous aurez à
protéger votre échine contre sa méchanceté; car ces fous de grande envergure ont
encore cette ressemblance avec les pauvres gens dûment déclarés fous qu'ils se ruent
haineusement sur quiconque touche à leur marotte. Ils vous volent d'abord votre
arme, ils vous volent la liberté de la parole, puis ils se jettent sur vous les griffes en
avant. Chaque jour montre mieux la lâcheté et la rage de ces maniaques, et le peuple,
comme un imbécile, leur prodigue ses applaudissements. Il suffit de lire les gazettes
d'aujourd'hui et d'écouter parler les Philistins pour acquérir bien vite la désolante
conviction qu'on est enfermé avec des fous dans une maison de santé. « Tu ne
traiteras pas ton frère de fou, sinon..., etc.! Mais la menace me laisse froid, et je répète
: mes frères sont des fous fieffés.
Qu'un pauvre fou dans son cabanon se nourrisse de l'illusion qu'il est Dieu le Père,
l'empereur du Japon, le Saint-Esprit, ou qu'un brave bourgeois s'imagine qu'il est
appelé par sa destinée à être bon chrétien, fidèle protestant, citoyen loyal, homme
vertueux — c'est identiquement la même « idée fixe ». Celui qui ne s'est jamais risqué
à n'être ni bon chrétien, ni fidèle protestant, ni homme vertueux, est enfermé et
enchaîné dans la foi, la vertu, etc. C'est ainsi que les scolastiques ne philosophaient
que dans les limites de la foi de l'Église, et que le pape Benoît XIV écrivit de volumineux
bouquins dans les limites de la superstition papiste, sans que le moindre doute
effleurât leur croyance ; c'est ainsi que les écrivains entassent in-folio sur in-folio
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 47
traitant de l'État, sans jamais mettre en question l'idée fixe d'État elle-même; c'est
ainsi que nos gazettes regorgent de politique parce qu'elles sont infectées de cette
illusion que l'homme est fait pour être un zoon politicon. Et les sujets végètent dans
leur servitude, les gens vertueux dans la vertu, les Libéraux dans les éternels principes
de 89, sans jamais porter dans leur idée fixe le scalpel de la critique. Ces idoles
restent inébranlables sur leurs larges pieds comme les manies d'un fou, et celui qui les
met en doute joue avec les vases de l'autel! Redisons-le encore : une idée fixe, voilà
ce qu'est le vrai sacro-saint!
Ne nous heurtons-nous qu'à des possédés du Diable, ou rencontrons-nous aussi
souvent des possédés d'espèce contraire, possédés par le Bien, la Vertu, la Morale, la
Loi ou n'importe quel autre « principe »? Les possessions diaboliques ne sont point
les seules : si le Diable nous tire par une manche, Dieu nous tire par l'autre ; d'un côté
la « tentation », de l'autre la « grâce »; mais quelle que soit celle qui opère, les
possédés n'en sont pas moins acharnés dans leur opinion.
« Possession » vous déplaît ? Dites obsession, ou, puisque c'est l'Esprit qui vous
possède et qui vous suggère tout, dites inspiration, enthousiasme. J'ajoute que l'enthousiasme,
dans sa plénitude, car il ne peut être question de faux, de demi-enthousiasme,
s'appelle — fanatisme.
Le fanatisme est spécialement propre aux gens cultivés, car la culture d'un homme
est en raison de l'intérêt qu'il attache aux choses de l'esprit, et cet intérêt spirituel s'il
est fort et vivace, n'est et ne peut être que fanatisme ; c'est, un intérêt fanatique pour
ce qui est sacré (fanum).
Observez nos libéraux, lisez certains de nos journaux saxons, et écoutez ce que dit
Schlosser 1 : « La société d'Holbach ourdit un complot formel contre la doctrine
traditionnelle et l'ordre établi, et ses membres mettaient dans leur incrédulité autant de
fanatisme que moines et curés, jésuites, piétistes et méthodistes ont coutume d'en
mettre au service de leur piété machinale et de leur foi littérale. »
Examinez la façon dont se comporte aujourd'hui un homme « moral », qui pense
en avoir bien fini avec Dieu, et qui rejette le Christianisme comme une guenille usée.
Demandez-lui s'il lui est déjà arrivé de mettre en doute que les rapports charnels entre
frère et soeur soient un inceste, que la monogamie soit la vraie loi du mariage, que la
piété soit un devoir sacré, etc. Vous le verrez saisi d'une vertueuse horreur à cette idée
qu'on pourrait traiter sa soeur en femme, etc. Et d'où lui vient cette horreur ? De ce
qu'il croit à une loi morale. Cette foi morale est solidement ancrée en lui. Avec quelque
vivacité qu'il s'insurge contre la piété des Chrétiens, il n'en est pas moins resté
également chrétien par la moralité. Par son côté moral, le Christianisme le tient
enchaîné, et enchaîné dans la foi. La monogamie doit être quelque chose de sacré, et
le bigame sera châtié comme un criminel; celui qui se livre à l'inceste portera le poids
de son crime. Et ceci s'applique aussi à ceux qui ne cessent de crier que la Religion
n'a rien à voir avec l'État, que Juif et Chrétien sont également citoyens. Inceste, monogamie,
ne sont-ce point autant de dogmes ? Qu'on s'avise d'y toucher, et l'on
éprouvera qu'il y a dans cet homme moral l'étoffe d'un inquisiteur à faire envie à un
Krummacher ou à un Philippe II. Ceux-ci défendaient l'autorité religieuse de l'Église,
lui défend l'autorité morale de l'État, les lois morales sur lesquelles l'État : repose; l'un
1 Achtzehntes Jahrhundert, II, 519.
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 48
comme l'autre condamnent au nom d'articles de foi : quiconque agit autrement que ne
le permet leur foi à eux, on lui infligera la flétrissure due à son « crime », et on
l'enverra pourrir dans une maison de correction, au fond d'un cachot. La croyance
morale n'est pas moins fanatique que la religieuse. Et cela s'appelle « liberté de
conscience », quand un frère et une soeur sont jetés en prison au nom d'un principe
que leur « conscience » avait rejeté ? Mais ils donnaient un exemple détestable! —
Certes oui, car il se pourrait que d'autres s'avisassent grâce à eux que l'État n'a point à
se mêler de leurs relations, et que deviendrait la « pureté des moeurs »? D'où, tollé
général : « Sainteté divine! » crient les zélateurs de la Foi, « Vertu sacrée! » crient les
apôtres de la Morale.
Ceux qui s'agitent pour les intérêts sacrés se ressemblent. souvent fort peu.
Combien les orthodoxes stricts ou vieux croyants diffèrent des combattants pour « la
Vérité, la Lumière et le Droit », des Philalèthes, des amis de la lumière, etc.! Et
cependant rien d'essentiel, de fondamental ne les sépare. Si l'on attaque telle ou telle
des vieilles vérités traditionnelles (le miracle, le droit divin), les plus éclairés
applaudissent, les vieux croyants sont seuls à gémir. Mais si l'on s'attaque à la vérité
elle-même, aussitôt tous se retrouvent croyants, et on les a tous à dos. De même pour
les choses de la morale : les bigots sont intolérants, les cerveaux éclairés se piquent
d'être plus larges ; mais si quelqu'un s'avise de toucher à la Morale elle-même, tous
font aussitôt cause commune contre lui. « Vérité, Morale, Droit » sont et doivent
rester « sacrés ». Ce qu'on trouve à blâmer dans le Christianisme ne peut, disent les
plus libéraux, qu'y avoir été introduit à tort et n'est point vraiment chrétien ; mais le
Christianisme doit rester au-dessus de toute discussion, c'est la « base » immuable
qu'il est « criminel » d'ébranler. L'hérétique contre la croyance pure n'est plus exposé,
il est vrai, à la rage de persécution de jadis, mais celle-ci s'est tournée tout entière
contre l'hérétique qui touche à la morale pure.
*
**
La Piété a eu depuis un siècle tant d'assauts à subir, elle a si souvent entendu
reprocher à son essence surhumaine d'être tout bonnement « inhumaine », qu'on ne
peut plus guère être tenté de s'attaquer à elle. Et cependant, si des adversaires se sont
présentés pour la combattre, ce fut presque toujours au nom de la Morale elle-même,
pour détrôner l'Être suprême au profit d'un — autre être suprême. Ainsi Proudhon 1
n'hésite pas à dire : « Les hommes sont destinés à vivre sans religion, mais la morale
est éternelle et absolue; qui oserait aujourd’hui attaquer la morale ? » Les moralistes
ont tous passé dans le lit de la Religion, et après qu'ils se sont plongés jusqu'au cou
dans l'adultère, c'est à qui dira aujourd'hui en s'essuyant la bouche : « La Religion ? Je
ne connais pas cette femme-là ! »
Si nous montrons que la Religion est loin d'être mortellement atteinte tant qu'on se
borne à incriminer son essence surnaturelle, et qu'elle en appelle en dernière instance
à l' « Esprit » (car Dieu est l'Esprit), nous aurons suffisamment fait voir son accord
1 PROUDHON : De la création de l'ordre, p. 36.
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 49
final avec la moralité pour qu'il nous soit permis de les laisser à leur interminable
querelle.
Que vous parliez de la Religion ou de la Morale, il s'agit toujours d'un être suprême;
que cet être suprême soit surhumain ou humain, peu m'importe, il en est en tout
cas un être au-dessus de moi. Qu'il devienne en dernière analyse l'essence humaine ou
l' « Homme », il n'aura fait que quitter la peau de la vieille religion pour revêtir une
nouvelle peau religieuse.
Voyez Feuerbach : il nous enseigne que « du moment qu'on s'en tient à la
philosophie spéculative, c'est-à-dire qu'on fait systématiquement du prédicat le sujet,
et, réciproquement, du sujet l'objet et le principe, on possède la vérité nue et sans
voiles 1. Sans doute, nous abandonnons ainsi le point de vue étroit de la Religion,
nous abandonnons le Dieu qui à ce point de vue est sujet ; mais nous ne faisons que le
troquer pour l'autre face du point de vue religieux, le Moral. Nous ne disons plus, par
exemple, « Dieu est l'amour », mais bien « l'amour est divin »; remplaçons même le
prédicat divin par son équivalent « sacré », et nous en sommes toujours à notre point
de départ, nous n'avons pas fait un pas. L'amour n'en reste pas moins pour l'homme le
Bien, ce qui le divinise, ce qui le rend respectable, sa véritable « humanité », ou, pour
nous exprimer plus exactement, l'amour est ce qu'il y a dans l'homme de véritablement
humain, et ce qu'il y a en lui d'inhumain, c'est l'égoïsme sans amour.
Mais, précisément, tout ce que le Christianisme, et avec lui la philosophie spéculative,
c'est-à-dire la théologie, nous présente comme le bien, l'absolu, n'est proprement
pas le bien (ou, ce qui revient au même, n'est que le bien) ; de sorte que cette
transmutation du prédicat en sujet ne fait qu'affirmer plus solidement encore l'être
chrétien (le prédicat lui-même postule déjà l'être). Le dieu et le divin m'enlacent plus
indissolublement encore. Avoir délogé le dieu de son ciel, et l'avoir ravi à la « transcendance
», cela ne justifie nullement vos prétentions à une victoire définitive, tant
que vous ne faites que le refouler dans le coeur humain et le doter d'une indéracinable
« immanence ». Il faudra dire désormais : le divin est le véritablement humain.
Ceux-là mêmes qui se refusent à voir dans le Christianisme le fondement de
l'État, et qui s'insurgent contre toute formule telle que État chrétien, Christianisme
d'État, etc., ne se lassent pas de répéter que la Moralité est « la base de la vie sociale
et de l'État ». Comme si le règne de la Moralité n'était pas la domination absolue du
sacré, une « Hiérarchie » !
À ce propos, on peut se rappeler la tentative d'explication qu'on a voulu opposer à
l'ancienne doctrine des théologiens. À les en croire, la foi seule serait capable de saisir
les vérités religieuses, Dieu ne se révélerait qu’aux seuls croyant, ce qui revient à dire
que seuls le coeur, le sentiment, la fantaisie dévote sont religieux. À cette affirmation
on répondit que l’ « intelligence naturelle », la raison humaine sont également aptes à
connaître Dieu (singulière prétention de la raison, pour le dire en passant, que de
vouloir rivaliser de fantaisie avec la fantaisie elle-même).
C’est dans ce sens que Reimarus écrivit ses Vornehmsten Wahrheiten der
natülichen Religion (principales vérités de la Religion naturelle). Il en vint à consi-
1 FEUERBACH : Anekdota, II, 64.
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 50
dérer l'homme entier comme tendant à la religion par toutes ses facultés ; coeur,
sentiment, intelligence, raison, sentir, savoir, vouloir, tout chez l'homme lui parut
religieux. Hegel a bien montré que la philosophie elle-même est religieuse ! Et que ne
décore-t-on point de nos jours du nom de Religion ? La « Religion de l'Amour », la
« Religion de la Liberté », la « Religion politique », bref, tout enthousiasme. Et, au
fond, on n'a pas tort !
Aujourd'hui encore nous employons ce mot d'origine latine « Religion », qui, par
son étymologie, exprime l'idée de lien. Et liés nous sommes en effet, et liés nous
resterons tant que nous serons imprégnés de religion. Mais l'Esprit aussi est-il lié ? Au
contraire, l'Esprit est libre ; il est l'unique maître, il n'est pas notre Esprit, mais il est
absolu. Aussi, la vraie traduction affirmative du mot Religion serait « Liberté spirituelle
». Celui dont l'Esprit est libre est par là même religieux, comme celui qui donne
libre cours à ses appétits est sensuel ; l'Esprit lie l'un, la Chair lie l'autre.
Liaison, dépendance, — Religio, telle est la Religion par rapport à moi : je suis
lié ; Liberté, voilà la Religion par rapport à l'Esprit : il est libre, il jouit de la liberté
spirituelle.
Le mal que peut nous faire le déchaînement de nos passions, combien le connaissent
pour en avoir souffert! Mais que le libre Esprit, la radieuse spiritualité, l'enthousiasme
pour des intérêts idéaux puissent nous plonger dans une détresse pire que ne le
ferait la plus noire méchanceté, c'est ce que l'on ne veut pas voir ; et l'on ne peut
d'ailleurs s'en aviser, si l'on n'est et ne fait profession d'être un égoïste.
Reimarus, et avec lui tous ceux qui ont montré que notre raison aussi bien que
notre coeur, etc., conduisent à Dieu, ont montré du même coup que nous sommes
complètement et totalement possédés. Assurément, ils faisaient tort aux théologiens,
auxquels ils enlevaient le monopole de l'illumination religieuse ; mais ils n'en élargissaient
pas moins d'autant le domaine de la Religion et de la liberté spirituelle. En
effet, si par Esprit vous n'entendez plus seulement le sentiment ou la foi, mais l'Esprit
dans toutes ses manifestations, intelligence, raison et pensée en général, et si vous lui
permettez en tant qu'intelligence, etc., de participer aux vérités spirituelles et célestes,
en ce cas c'est l'Esprit tout entier qui s'élève à la pure spiritualité et qui est libre.
Partant de ces prémisses, la Moralité était autorisée à se mettre en opposition
absolue avec la Piété. C'est cette opposition qui se fit jour révolutionnairement sous
forme d'une haine brûlante contre tout ce qui ressemblait à un « commandement »
(ordonnance, décret, etc.), et contre la personne honnie et persécutée du « maître
absolu ». Elle s'affirma dans la suite comme doctrine et trouva d'abord sa formule
dans le Libéralisme, dont la « bourgeoisie constitutionnelle » est la première expression
historique, et qui éclipsa les puissances religieuses proprement dites (voir plus
loin le « Libéralisme »).
La moralité ne dérivant plus simplement de la piété, mais ayant ses racines propres,
le principe de la morale ne découle plus des commandements divins, mais des
lois de la raison; pour que ces commandements restent valables, il faut d'abord que
leur valeur ait été contrôlée par la raison et qu'ils soient contresignés par elle. Les lois
de la raison sont l'expression de l'homme lui-même, car l’ « Homme » est raisonnable,
et l' « essence de l'homme » implique ces lois de toute nécessité. Piété et
moralité diffèrent en ce que la première reconnaît Dieu et la seconde l'Homme pour
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 51
législateurs. En se mettant à un certain point de vue de la moralité, on raisonne à peu
près comme suit : Ou bien l'homme obéit à sa sensualité et par là il est immoral, ou
bien il obéit au Bien, lequel, en tant que facteur agissant sur la volonté, s'appelle sens
moral (sentiment, préoccupation du Bien), et dans ce cas il est moral. Comment, à ce
point de vue, peut-on appeler immoral l'acte de Sand tuant Kotzebue ? Ce qu'on
appelle désintéressé, cet acte l'était sûrement autant que, par exemple, les larcins de
saint Crispin au profit des pauvres. « Il ne devait pas assassiner, car il est écrit : »tu ne
tueras pas ! » — Poursuivre le bien, le bien public (comme Sand croyait le faire) ou le
bien des pauvres (comme Crispin), est donc moral, mais le meurtre et le vol sont
immoraux : but moral, moyen immoral. Pourquoi ? — « Parce que le meurtre, l'assassinat,
est mal en soi, d'une manière absolue. » — Lorsque les Guérillas entraînaient
les ennemis de leur pays dans les ravins et les canardaient à loisir, embusqués derrière
les buissons, n'était-ce pas un assassinat ?
Si vous vous en tenez au principe de la morale qui prescrit de poursuivre partout
et toujours le Bien, vous en êtes réduits à vous demander si, en aucun cas, le meurtre
ne peut arriver à réaliser ce Bien; dans l'affirmative, vous devez liciter ce meurtre
dont le Bien est sorti. Vous ne pouvez condamner l'action de Sand : elle fut morale,
parce que désintéressée et sans autre objectif que le Bien ; ce fut un châtiment infligé
par un individu, une exécution., pour laquelle il risquait sa vie.
Que voir dans l'entreprise de Sand, sinon sa volonté de supprimer de vive force
certains écrits ? N'avez-vous jamais vu appliquer ce même procédé comme très
« légal » et très sanctionné ? Et que répondre à cela au nom de votre principe de la
Moralité ? — « C'était une exécution illégale ! » L'immoralité du fait était-elle donc
dans son illégalité, dans la désobéissance à la loi ? Accordez-moi tout d'un coup que
le Bien n'est autre chose que la —Loi, et que Moralité égale Légalité ! Votre moralité
doit se résigner à n'être plus qu'une vaine façade de « légalité », une fausse dévotion à
l'accomplissement de la loi, bien plus tyrannique et plus révoltante que l'ancienne ;
celle-ci n'exigeait que la pratique extérieure, tandis que vous exigez en plus l'intention
: on doit porter en soi la règle et le dogme, et le plus légalement intentionné est le
plus moral. La dernière clarté de la vie catholique s'éteint dans cette légalité protestante.
Ainsi finalement se complète et s'absolutise la domination de la Loi. « Ce n'est
pas moi qui vis, c'est la Loi qui vit en moi. » J'en arrive à n'être plus que le « vaisseau
de sa gloire ». « Chaque Prussien porte son gendarme dans sa poitrine », disait, en
parlant de ses compatriotes, un officier supérieur.
*
**
D'où vient l'incurable impuissance de certaines oppositions ? Uniquement de ce
qu'elles ne veulent point s'écarter du chemin de la Moralité ou de la Légalité, ce qui
les condamne à jouer cette monstrueuse comédie de dévouement, d'amour, etc., dont
l'hypocrite mauvaise grâce achève d'écoeurer ceux que dégoûtent la pourriture et la
cafarderie de ce qui s'intitule « opposition légale ».
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 52
Un accord moral conclu au nom de l'amour et de la fidélité ne laisse place à
aucune volonté discordante et opposée ; la belle harmonie est rompue si l'un veut une
chose et l'autre le contraire. Or, l'usage et un vieux préjugé exigent avant tout de
l'opposition le respect de ce pacte moral. Que reste-t-il à l'opposition ? Peut-elle
vouloir une liberté lorsque l'élu, la majorité trouvent bon de la repousser ? Non! Elle
n'oserait vouloir la liberté ; tout ce qu'elle peut faire, c'est la souhaiter, et pour l'obtenir,
« pétitionner » et tendre la main en la demandant par charité. Voyez-vous ce qui
arriverait si l'opposition voulait réellement, si elle voulait de toute l'énergie de sa
volonté ? Non, non : qu'elle sacrifie la Volonté à l'Amour, qu'elle renonce à la Liberté
— pour les beaux yeux de la Morale. Elle ne doit jamais « réclamer comme un droit »
ce qu'il lui est seulement permis de « demander comme une grâce ». L'amour, le
dévouement, etc., exigent impérieusement qu'il n'y ait qu'une seule volonté devant
laquelle toutes les autres s'inclinent, à laquelle elles obéissent avec amour et soumission.
Que cette volonté soit raisonnable ou déraisonnable, il est en tout cas moral de
s'y soumettre et immoral de s'y soustraire.
La volonté qui régit la censure paraît déraisonnable à beaucoup de gens. Cependant,
dans un pays où sévit la censure, celui qui lui soustrait ses écrits fait mal et celui
qui les lui soumet fait bien. Que quelqu'un, dûment averti et rappelé à l'ordre par le
censeur, passe outre et installe par exemple une presse clandestine, on sera en droit de
l'accuser d'immoralité, et, qui plus est, de sottise s'il se fait prendre ; son aventure ne
lui donnera-t-elle pas quelque titre à l'estime des « honnêtes gens »? Qui sait ? —
Peut-être s'imaginait-il servir une « moralité supérieure »?
La toile de l'hypocrisie moderne est tendue aux confins des deux domaines entre
lesquels, alternativement ballotte, notre époque tend les fils déliés du mensonge et de
l'erreur. Trop faible désormais pour servir la morale sans hésitation et sans défaillance,
trop scrupuleuse encore pour vivre tout à fait selon l'égoïsme, elle passe en
tremblant, dans la toile d'araignée de l'hypocrisie, d'un principe à l'autre, et, paralysée
par le fléau de l'incertitude, ne capture plus que de sottes et pauvres mouches. A-t-on
eu l'audace grande de dire carrément son avis, aussitôt on énerve la liberté du propos
par des protestations d'amour : — résignation hypocrite. A-t-on, au contraire, eu le
front de combattre une affirmation libre en invoquant moralement la bonne foi, etc.,
aussitôt le courage moral s'évanouit et l'on assure que c'est avec un plaisir tout particulier
qu'on a entendu cette vaillante parole : — approbation hypocrite. Bref, on voudrait
tenir l'un, mais ne pas lâcher l'autre ; on veut vouloir librement, mais on n'entend
pas, à Dieu ne plaise, cesser de vouloir moralement. — Voyons, Libéraux, vous voilà
en présence d'un de ces adversaires dont vous méprisez la servilité ; nous vous
écoutons : vous atténuez l'effet de chaque mot un peu libéral par un regard, de la plus
loyale fidélité ; lui habille son servilisme des plus chaudes protestations de libéralisme.
Maintenant, séparez-vous ; chacun pense de l'autre : je te connais, masque ! Il a
flairé en vous le Diable, aussi bien que vous avez flairé en lui le vieux Bon Dieu.
Un Néron n'est « mauvais » qu'aux yeux des bons ; à mes yeux, il est simplement
un possédé, comme les bons eux-mêmes. Les bons voient en lui un franc scélérat et le
vouent à l'enfer. Comment se fait-il que rien ne se soit opposé à ses caprices ?
Comment a-t-on pu tant supporter ? Les Romains domestiqués valaient-ils un liard de
plus pour se laisser fouler aux pieds par un tel tyran ? Dans l'ancienne Rome, on l'eût
immédiatement supprimé, et on ne fût jamais devenu son esclave. Mais les « honnêtes
gens » de son temps se bornaient, dans leur moralité, à lui opposer leurs voeux, et non
leur volonté. Ils chuchotaient que leur empereur ne se soumettait pas comme eux aux
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 53
lois de la Morale, mais ils restaient des « sujets moraux », en attendant que l'un d'eux
osât passer franchement par-dessus « ses devoirs de sujet obéissant ». Et tous ces
« bons Romains », tous ces « sujets soumis », abreuvés d'outrages par leur manque de
volonté, d'acclamer aussitôt l'action criminelle et immorale du révolté.
Où était, chez les « bons », le courage de faire la Révolution, cette Révolution
qu'ils vantent et exploitent aujourd'hui, après qu'un autre l'a faite ? Ce courage ils ne
pouvaient l'avoir, car toute révolution, toute insurrection est toujours quelque chose
d' « immoral », auquel on ne peut se résoudre à moins de cesser d'être « bon » pour
devenir « mauvais » ou ni bon ni mauvais.
Néron n'était pas pire que le temps où il vivait ; on ne pouvait alors être que l'un
des deux : bon ou mauvais. Son temps a jugé qu'il était mauvais, et aussi mauvais
qu'on peut l'être, non par faiblesse, mais par scélératesse pure; quiconque est moral
doit ratifier ce jugement. On rencontre encore parfois aujourd'hui des coquins de son
espèce mêlés à la foule des honnêtes gens (voyez, par exemple, les Mémoires du chevalier
de Lang). En vérité, il ne fait pas bon vivre avec eux, car on n'a pas un instant
de sécurité ; mais est-il plus commode de vivre au milieu des bons ? On n'y est guère
plus sûr de sa vie, sauf que quand on est pendu, c'est du moins pour la bonne cause ;
quant à l'honneur, il est encore plus en danger, bien que le drapeau national le couvre
de ses plis tutélaires. Le rude poing de la morale est sans miséricorde pour la noble
essence de l'égoïsme.
« On ne peut cependant pas mettre sur la même ligne un gredin et un honnête
homme ! » Eh! qui donc le fait plus souvent que vous, Censeurs ? Bien mieux, l'honnête
homme qui s'élève ouvertement contre l'ordre établi, contre les sacro-saintes
institutions, etc., vous le coffrez comme un criminel, tandis qu'à un subtil coquin vous
confiez vos portefeuilles et des choses encore plus précieuses. Donc, in praxi, vous
n'avez rien à me reprocher. « Mais en théorie ! » En théorie, je les mets sur la même
ligne, sur la ligne de la moralité, dont ils sont les deux pôles opposés. Bons et
mauvais, ils n'ont de signification que dans le monde « moral », juste comme, avant le
Christ, être un Juif selon la Loi ou non selon la Loi n'avait de signification que par
rapport à la Loi mosaïque. Aux yeux du Christ, le pharisien n'était rien de plus que
« les pécheurs et les publicains », et de même, aux yeux de l'individualiste, le
pharisien moral vaut le pécheur immoral.
Néron était un possédé très malcommode, un fou dangereux. C'eût été une sottise
de perdre son temps à le rappeler au « respect des choses sacrées », pour lamenter
ensuite parce que le tyran n'en tenait aucun compte et agissait à sa guise. À chaque
instant, on entend des gens invoquer la sacro-sainteté des imprescriptibles droits de
l'Homme devant ceux-là mêmes qui en sont les ennemis, et s'efforcer de prouver et de
démontrer par anticipation que telle ou telle liberté est un des « droits sacrés de
l'Homme ». Ceux qui se livrent à ces exercices méritent d'être raillés comme ils le
sont, si, fût-ce inconsciemment, ils ne prennent pas résolument le chemin qui conduit
à leur but. Ils pressentent que ce n'est que lorsque la majorité sera acquise à cette
liberté qu'ils désirent qu'elle la voudra et la prendra. Ce n'est pas la sainteté d'un droit
et toutes les preuves qu'on peut en fournir qui en font approcher d'un pas : se
lamenter, pétitionner ne convient qu'aux mendiants.
L'homme « moral » est nécessairement borné, en ce qu'il ne conçoit d'autre ennemi
que l' « immoral »; ce qui n'est pas bien est « mal » et, par conséquent, réprouvé,
odieux, etc. Aussi est-il radicalement incapable de comprendre l'égoïste. L'amour en
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 54
dehors du mariage n'est-il pas immoral ? L'homme moral peut tourner et retourner la
question, il n'échappera pas à la nécessité de condamner le fornicateur. L'amour libre
est bien une immoralité, et cette vérité morale a coûté la vie à Emilia Galotti. Une
jeune fille vertueuse vieillira fille ; un homme vertueux usera sa vie à refouler les
aspirations de sa nature jusqu'à ce qu'elles soient étouffées, il se mutilera même par
amour de la vertu, comme Origène par amour du ciel : ce sera honorer la sainteté du
mariage, l'inviolable sainteté de la chasteté, ce sera moral. L'impureté ne peut jamais
porter un bon fruit ; avec quelque indulgence que l'honnête homme juge celui qui s'y
livre, elle reste une faute, une infraction à une loi morale, et entraîne une souillure
ineffaçable. La chasteté, qui faisait jadis partie des voeux monastiques, est entrée dans
le domaine de la morale commune.
Pour l'égoïste, au contraire, la chasteté n'est pas un bien dont il ne puisse se
passer ; elle est pour lui sans importance. Aussi, quel va être le jugement de l'homme
moral à son égard ? Celui-ci : il classera l'égoïste dans la seule catégorie de gens qu'il
conçoive en dehors des « moraux », dans celle des — immoraux. Il ne peut faire
autrement; l'égoïste, n'ayant aucun respect pour la moralité, doit lui paraître immoral.
S'il le jugeait autrement, c'est que, sans se l'avouer, il ne serait plus un homme
véritablement moral, mais un apostat de la Moralité. Ce phénomène, qui n'est plus
fort rare aujourd'hui, ne doit pas nous induire en erreur; il faut bien se dire que celui
qui tolère la moindre atteinte à la moralité ne mérite pas plus le nom d'homme moral
que Lessing ne méritait celui de pieux chrétien, lui qui dans une parabole bien connue
compare la religion chrétienne aussi bien que la mahométane et la juive à une « bague
fausse ». Souvent les gens sont déjà beaucoup plus loin qu'ils ne voudraient en
convenir.
C'eût été de la part de Socrate, une immoralité d'accueillir les offres séduisantes
de Criton et de s'échapper de sa prison ; rester était le seul parti qu'il pût moralement
prendre. Et c'était le seul, simplement parce que Socrate était — un homme moral.
Les hommes de la Révolution, « immoraux et impies », avaient, eux, juré fidélité
à Louis XVI, ce qui ne les empêcha pas de décréter sa déchéance et de l'envoyer à
l'échafaud ; action immorale, qui fera horreur aux honnêtes gens de toute éternité.
*
**
Ces critiques ne s'appliquent toutefois qu'à la « morale bourgeoise », que tout
esprit un peu libre fait profession de dédaigner. Cette morale, comme la bourgeoisie
dont elle est la fille, est encore trop près du ciel, trop peu affranchie de la Religion,
pour ne pas se borner à s'en approprier les lois. N'exigez pas d'elle de la critique, et ne
lui demandez pas de tirer de son propre fond une doctrine originale.
C'est sous un tout autre aspect que se présente la morale, lorsque, consciente de sa
dignité, elle prend pour unique règle son principe, l'essence humaine ou l’ « Homme
». Ceux qui parviennent à transporter résolument le problème sur ce terrain rompent
pour toujours avec la Religion : il n'y a plus de place pour son Dieu auprès de
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 55
leur Homme ; de plus, comme ils coulent à fond le vaisseau de l'État (voir plus loin),
ils anéantissent du même coup toute « moralité » procédant du seul État et s'interdisent,
par conséquent, d'en invoquer jamais même le nom. Ce que ces « Critiques »
désignent sous le nom de moralité s'écarte définitivement de la morale dite « bourgeoise
» ou « politique », et doit paraître aux hommes d'État et aux bourgeois une
« licence effrénée ».
Cependant, cette conception nouvelle de la moralité n'a rien de neuf et d'inédit ;
elle ne fait que s'adapter au progrès réalisé dans la « pureté du principe ». Ce dernier,
lavé de la souillure de son adultère avec le principe religieux, se précise et atteint son
plein épanouissement en devenant l' « Humanité ». Aussi ne faut-il pas s'étonner de
voir conserver ce nom de moralité, à côté d'autres comme liberté, humanité, conscience,
etc., en se contentant d'y ajouter tout au plus l'épithète « libre ». La morale
devient « morale libre », comme l'État bourgeois, quoique bouleversé de fond en
comble, devient « État libre » ou même « Société libre », sans cesser d'être l'une la
morale et l'autre l'État.
La morale étant désormais purement humaine et complètement séparée de la
Religion dont, historiquement, elle est sortie, rien ne s'oppose à ce qu'elle devienne
elle-même une religion. En effet, la Religion ne diffère de la Morale que pour autant
que nos relations avec le monde des hommes sont réglées et sanctifiées par nos
rapports avec un être surhumain, et que nous n'agissons plus que par « amour de
Dieu ». Mais admettez que « l'Homme est pour l'homme l'être suprême », et toute
différence s'efface ; la Morale quitte son rang subalterne, elle se complète, s'absolutise
et devient — Religion. L'Homme, être supérieur, jusqu'ici subordonné à un Être
suprême, s'élève à la hauteur absolue, et nous sommes dans nos rapports avec Lui ce
que nous sommes aux pieds d'un être suprême, — religieux.
Moralité et Piété redeviennent ainsi aussi parfaitement synonymes qu'au début du
Christianisme. Si le sacré n'est plus « saint » mais « humain », c'est simplement que
l'être suprême a changé et que l'Homme a pris la place du Dieu. La victoire de la
Moralité aboutit simplement à un changement de dynastie.
La Foi détruite, Feuerbach croit trouver un asile dans l'Amour. « La première et la
suprême loi doit être l'amour de l'homme pour l'homme. Homo homini Deus est, telle
est la maxime pratique la plus haute ; par elle, la face du monde est changée 1. Mais il
n'y a à proprement parler que le dieu, Deus, de changé ; l'amour reste : vous adoriez le
dieu surhumain, vous adorerez le dieu humain, l'Homo qui est Deus. L'Homme m'est
— sacré, et tout ce qui est « vraiment humain » m'est — sacré ! Le mariage est par
lui-même sacré ; de même toutes les relations de la vie morale : l'amitié, la propriété,
le mariage, le bien de chacun sont et doivent être sacrés, en eux et par eux-mêmes 2. »
Est-ce un prêtre qui parle ? Quel est son dieu ? L'Homme ! Qu'est-ce que le divin ?
C'est l'humain ! Le prédicat n'a fait en définitive que prendre la place du sujet; la
proposition « Dieu est l'amour » devient « l'Amour est divin » ; continuez à appliquer
le procédé : « Dieu s'est fait Homme » vous donnera « l'Homme s'est fait Dieu », etc.,
et voilà une nouvelle — Religion.
1 Wesen des Christentams, zw. Aufl., p. 402.
2 Ibid., p. 403.
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 56
« Tous les phénomènes de la vie morale constituant les moeurs ne sont moraux, ne
prennent une signification morale, que s'ils ont en eux-mêmes (sans que la bénédiction
du prêtre les consacre) une valeur religieuse » Le sens de la proposition de
Feuerbach : « La théologie est une anthropologie », se précise et se réduit à : « La
religion doit être une éthique, l'éthique est la seule religion. » Feuerbach se contente
de renverser l'ordre du prédicat et du sujet, de faire un usteron proteron logique.
Comme il le dit lui-même : « L'amour n'est pas sacré (et n'a jamais passé pour
sacré aux yeux des hommes) parce qu'il est un prédicat de Dieu, mais il est un
prédicat de Dieu parce qu'il est par lui-même et pour lui-même divin. » Pourquoi
donc ne déclare-t-il pas la guerre aux prédicats eux-mêmes, à l'amour et à toute sacrosainteté
? Comment peut-il se flatter de détourner les hommes de Dieu, s'il leur laisse
le divin ? Et si, comme il le dit, l'essentiel pour eux n'a jamais été Dieu, mais ses seuls
prédicats, à quoi bon leur enlever le mot si on leur laisse la chose ?
Il proclame d'autre part que son but est « de détruire une illusion 1 », une illusion
pernicieuse « qui a si bien faussé l'homme, que l'amour même, son sentiment le plus
intime et le plus vrai, est devenu, par le fait de la religiosité, vain et illusoire, vu que
l'amour religieux n'aime l'homme que par amour de Dieu, c'est-à-dire aime en
apparence l'homme et en réalité Dieu ». Mais en est-il autrement de l'amour moral ?
S'attache-t-il à l'homme, à tel ou tel homme en particulier, par amour de lui, cet
homme, ou par amour de la Moralité, de l'Homme en général, et, en définitive —
puisque Homo homini Deus —, par amour de Dieu ?
*
**
La marotte se manifeste encore sous une foule d'autres formes ; il est nécessaire
d'en énumérer ici quelques-unes.
Parmi elles, le renoncement, l'abnégation sont communs aux saints et aux nonsaints,
aux purs et aux impurs.
L'impur renonce à tout bon sentiment, « renie » toute pudeur, tout respect humain;
il obéit en esclave docile à ses appétits. Le pur renonce au commerce du monde,
« renie le monde », pour se faire l'esclave de son impérieux idéal. L'avare que ronge
la soif de l'or renie les avertissements de sa conscience, il renonce à tout sentiment
d'honneur, à toute bienveillance et à toute pitié ; sourd à toute autre voix, il court où
l'appelle son tyrannique désir. Le saint fait de même ; impitoyable aux autres et à luimême,
rigoriste et dur, il affronte la « risée du monde » et court où l'appelle son
tyrannique idéal. De part et d'autre, même abnégation de soi-même : si le non-saint
abdique devant Mammon, le saint abdique devant Dieu et les lois divines.
Nous vivons en un temps où l'impudence du Sacré se fait sentir et se révèle
chaque jour davantage, parce qu'elle est chaque jour plus obligée de se découvrir et de
s'exposer. Peut-on rien imaginer qui surpasse en insolence et en stupidité les argu-
1 Wesen des Christentums, zw, Aufl., p.408.
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 57
ments que l'on oppose par exemple aux « progrès du temps »? La naïveté de leur
effronterie passe depuis longtemps toute mesure et toute attente ; mais comment en
serait-il autrement ? Saints et non-saints, tous ceux qui pratiquent l'abnégation doivent
prendre un même chemin, qui, d'abdication en abdication, conduit les uns à
s’enfoncer dans la plus ignominieuse dégradation, et les autres à s'élever à la plus
déshonorante sublimité. Le Mammon terrestre et le Dieu du ciel exigent exactement
la même somme de — renoncement.
Le dégradé et le sublime aspirent tous deux à un « bien », l'un à un bien matériel,
l'autre à un bien idéal, et finalement l'un complète l'autre, l' « homme de la Matière »
sacrifiant à sa vanité, but idéal, ce que l’ « homme de l'Esprit » sacrifie à une jouissance
matérielle, le confort.
Ceux-là s'imaginent dire énormément qui placent dans le coeur de l'homme le
« désintéressement ». Qu'entendent-ils par là ? Quelque chose de très voisin de l’« abnégation
de soi ». De soi ? De qui donc ? Qui est-ce qui sera nié et dont l'intérêt sera
mis de côté ? Il semble que ce doit être toi. Et au profit de qui te recommande-t-on
cette abnégation désintéressée ? De nouveau à ton profit, à ton bénéfice, à charge
simplement de poursuivre par désintéressement ton « véritable intérêt ».
On doit tirer profit de soi, mais ne pas chercher son, profit.
Le bienfaiteur de l'humanité, comme Franke, le créateur des orphelinats, ou
O'Connell, l'infatigable défenseur de la cause irlandaise, passe pour désintéressé, de
même le fanatique comme saint Boniface, qui expose sa vie pour la conversion des
païens, Robespierre, qui sacrifie tout à la vertu, ou Körner, qui meurt pour son Dieu,
son Roi et sa Patrie. Leur désintéressement est chose admise. Aussi les adversaires de
O'Connell, par exemple, s'efforçaient-ils de le représenter comme un homme cupide
(accusations auxquelles sa fortune donnait quelque vraisemblance), sachant bien que
s'ils parvenaient à rendre suspect son désintéressement, il leur serait facile de détacher
de lui ses partisans. Tout ce qu'ils pouvaient prouver, c'est que O'Connell visait un
autre but que celui qu'il avouait. Mais qu'il eût en vue un avantage pécuniaire ou la
liberté de son peuple, il est en tout cas évident qu'il poursuivait un but et même son
but : dans un cas comme dans l'autre il avait un intérêt, seulement il se trouvait que
son intérêt national était utile à d'autres, ce qui en faisait un intérêt commun.
N'existe-t-il donc pas de désintéressement et ne peut-on jamais en rencontrer ? Au
contraire, rien n'est plus commun ! On pourrait appeler le désintéressement un article
de mode du monde civilisé et on le tient pour si nécessaire que lorsqu'il coûte trop
cher en étoffe solide on s'en paie un de camelote : on singe le désintéressement.
Où commence le désintéressement ? Précisément au moment où un but cesse
d'être notre but et notre propriété et où nous cessons de pouvoir en disposer à notre
guise, en propriétaire, lorsque ce but devient un but fixe ou une — idée fixe, et
commence à nous inspirer, à nous enthousiasmer, à nous fanatiser, bref, quand il
devient — notre maître. On n'est pas désintéressé tant qu'on tient le but en son pouvoir
; on le devient lorsqu'on pousse le cri du coeur des possédés : « Je suis comme ça,
je ne saurais être autrement, et qu'on applique à un but sacré un zèle sacré.
Je ne suis pas désintéressé tant que mon but reste à moi et que je le laisse perpétuellement
en question au lieu de me faire l'instrument aveugle de son accomplisseMax
Stirner (1845), L’unique et sa propriété 58
ment. Je peux ne pas déployer pour cela moins de zèle que le fanatique, mais tout
mon zèle me laisse, en face de mon but, froid, calculateur, incroyant et hostile ; je
reste son juge, parce que je suis son propriétaire.
Le désintéressement pullule là où règne la « possession », aussi bien sur les possessions
du Diable que sur celles du bon Esprit : là, vice, folie, etc.; ici, résignation,
soumission, etc.
Où tourner ses regards sans rencontrer quelque victime du renoncement ?
En face de chez moi habite une jeune fille qui depuis tantôt dix ans offre à son
âme de sanglants holocaustes. C'était jadis une adorable créature, mais une lassitude
mortelle courbe aujourd'hui son front, et sa jeunesse saigne et meurt lentement sous
ses joues pâles.
Pauvre enfant, que de fois les passions ont dû frapper à ton coeur, et réclamer pour
ton printemps une part de soleil et de joie ! Quand tu posais ta tête sur l'oreiller,
comme la nature en éveil faisait tressaillir tes membres, comme ton sang bondissait
dans tes artères! Toi seule le sais, et toi seule pourrais dire les ardentes rêveries qui
faisaient s'allumer dans tes yeux la flamme du désir.
Mais, soudain, à ton chevet se dressait un fantôme : l'Âme, le salut éternel !
Effrayée, tu joignais les mains, tu levais vers le ciel ton regard éploré, tu — priais.
Le tumulte de la nature s'apaisait et le calme immense de la mer s'appesantissait sur
les flots mouvants de tes désirs. Peu à peu la vie s'éteignait dans tes yeux, tu fermais
tes paupières meurtries, le silence se faisait dans ton coeur, tes mains jointes
retombaient inertes sur ton sein sans révolte, un dernier soupir s'exhalait de tes lèvres,
et — l'âme était en repos. Tu t'endormais, et le lendemain c'étaient de nouveaux combats
et — une nouvelle prière.
Aujourd'hui, l'habitude du renoncement a glacé l'ardeur de tes désirs et les rosés
de ton printemps pâlissent au vent desséchant de ta félicité future. L'âme est sauve, le
corps peut périr. Ô Laïs, ô Ninon, que vous eûtes raison de mépriser cette blême
sagesse ! Une grisette, libre et joyeuse, pour mille vieilles filles blanchies dans la
vertu !
*
**
« Axiome, principe, point d'appui moral, autres formes sous lesquelles s'exprime
l'idée fixe.
Archimède demandait, pour soulever la terre, un point d'appui en dehors d'elle.
C'est ce point d'appui que les hommes ont sans cesse cherché et que chacun a pris où
il l'a trouvé et comme il l'a trouvé. Ce point d'appui étranger est le monde de l'Esprit,
le monde des idées, des pensées, des concepts, des essences, etc., c'est le Ciel. C'est
sur le ciel qu'on s'appuie pour ébranler la terre, et c'est du ciel qu'on se penche pour
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 59
contempler les agitations terrestres et — les mépriser. S'assurer le ciel, s'assurer
solidement et pour toujours le point d'appui céleste, combien a peiné pour cela la
douloureuse et inlassable humanité !
Le Christianisme s'est proposé de nous délivrer du déterminisme de la nature et de
la fatalité des appétits, Son but était donc que l'homme ne se laissât plus déterminer
par ses désirs et ses passions, ce qui n'implique pas que l'homme ne doit pas avoir de
désirs, de passions, etc., mais qu'il ne doit pas se laisser posséder par eux, qu'ils ne
doivent pas être dans sa vie des facteurs fixes, incoercibles et inéluctables.
Mais ce que le Christianisme (la Religion) a machiné contre les appétits, ne
serions-nous pas en droit de le retourner contre l'Esprit (pensées, représentations,
idées, croyances, etc.), par lequel il prétend que nous soyons déterminés ? Ne
pourrions-nous exiger que l'Esprit, les représentations, les idées, ne pussent plus nous
déterminer, cessassent d'être fixes et hors d'atteinte, autrement dit « sacrées »? Cela
aurait pour effet de nous affranchir de l'Esprit, de nous délier du joug des représentations
et des idées.
Le Christianisme disait : « Nous devons bien posséder des appétits, mais ces
appétits ne doivent pas nous posséder. » Nous lui répondons : « Nous devons bien
posséder un esprit, mais l'Esprit ne doit pas nous posséder. » Si cette dernière phrase
ne vous offre pas de prime abord un sens satisfaisant, réfléchissez au cas de celui chez
qui, par exemple, une pensée devient « maxime » de telle sorte qu'il s'en fait luimême
le prisonnier : ce n'est plus lui qui possède la maxime, c'est plutôt elle qui le
possède. Et lui, en revanche, possède dans cette maxime un « solide point d'appui ».
Les leçons du catéchisme deviennent peu à peu, sans qu'on s'en aperçoive, des
axiomes qui ne permettent plus le moindre doute ; leurs pensées ou leur — Esprit
deviennent tout-puissants et aucune objection de la chair ne prévaudra plus contre
eux.
Ce n'est cependant que par la « chair » que je puis secouer la tyrannie de l'Esprit,
car ce n'est que quand un homme comprend aussi sa chair qu'il se comprend entièrement,
et ce n'est que quand il se comprend entièrement qu'il est intelligent ou
raisonnable.
Le Chrétien ne comprend pas la détresse de sa nature asservie, l'« humilité » est sa
vie ; c'est pourquoi il ne murmure point contre l'iniquité lorsque sa personne en est
victime : il se croit satisfait de la « liberté spirituelle ». Mais si la chair élève la voix,
et si son ton est, comme il doit l'être, « passionné », « inconvenant », « malintentionné
», « malicieux », etc., le Chrétien croit ouïr des voix diaboliques, des voix
contre l'Esprit (car la bienséance, l'absence de passion, les bonnes intentions, etc.,
sont — Esprit) ; il fulmine contre elles, et avec raison : il ne serait pas chrétien s'il les
écoutait sans révolte. N'obéissant qu'à la moralité, il stigmatise l'immoralité ; n'obéissant
qu'à la légalité, il bâillonne, il muselle la voix de l'anarchie : l'Esprit de moralité
et de légalité, maître inflexible et inexorable, le tient captif. C'est l ce qu'ils appellent
la « royauté de l'Esprit » — c'est en même temps le point d'appui de l'Esprit.
Et qui messieurs les Libéraux veulent-ils libérer ? Quelle est la liberté qu'ils
appellent de tous leurs voeux ? Celle de l'Esprit, de l'esprit de moralité, de légalité, de
piété, etc. Mais messieurs les Antilibéraux n'ont pas d'autre désir, et le seul objet de la
dispute, c'est l'avantage, que chacun ambitionne, d'avoir seul la parole. L'Esprit reste
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 60
le maître absolu des uns et des autres, et s'ils se querellent, c'est uniquement pour
savoir qui s'assiéra sur le trône héréditaire de « lieutenant du Seigneur ».
Ce qu'il y a de meilleur dans l'affaire, c'est qu'on peut rester tranquille spectateur
de la lutte, avec la certitude que les bêtes féroces de l'histoire s'entre-déchirent juste
comme celles de la nature ; leurs cadavres en se putréfiant engraisseront le sol pour
— nos moissons.
Nous reviendrons par la suite sur une foule d'autres marottes : Vocation, Véracité,
Amour, etc.
*
**
Si j'oppose la spontanéité de l'inspiration la passivité de la suggestion, et ce qui
nous est propre à ce qui nous est donné, on aurait tort de me répondre que, tout tenant
à tout et l'univers entier formant un tout solidaire, rien de ce que nous sommes ou de
ce que nous avons n'est par conséquent isolé, mais nous vient des influences ambiantes
et nous est en somme « donné » ; l'objection porterait à faux, car il y a une grande
différence entre les sentiments ou les pensées que ce qui m'entoure éveille en moi, et
les sentiments et les pensées qu'on me fournit tout faits. Dieu, immortalité, liberté,
humanité, sont de ces derniers : on nous les inculque dès l'enfance et ils enfoncent en
nous plus ou moins profondément leurs racines ; mais, soit qu'ils gouvernent les uns à
leur insu, soit que chez les autres, natures plus riches, ils s'épanouissent et deviennent
le point de départ de systèmes ou d'oeuvres d'art, ce n'en sont pas moins des sentiments
que nous avons toujours reçus tels quels, et jamais produits ; la preuve en est
que nous y croyons et qu'ils s'imposent à nous.
Qu'il y ait un Absolu, et que cet Absolu puisse être perçu, senti et pensé, c'est un
article de foi pour ceux qui consacrent leurs veilles à le pénétrer et le définir. Le
sentiment de l'Absolu est pour eux un datum, le texte sur lequel toute leur activité se
borne à broder les gloses les plus diverses. De même le sentiment religieux était pour
Klopstock une « donnée » qu'il ne fit que traduire sous forme d'oeuvre d'art dans sa
Messiade. Si la Religion n'avait fait que le stimuler à sentir et à penser, et s'il avait pu
prendre lui-même position en face d'elle, il eût abouti à analyser et finalement à
détruire l'objet de ses pieuses effusions. Mais, devenu homme, il ne fit que ressasser
les sentiments dont avait été farci son cerveau d'enfant, et il gaspilla son talent et ses
forces à habiller ses vieilles poupées.
On comprendra à présent de quelle valeur pratique est la différence que nous faisons
entre les sentiments qui nous sont donnés et ceux dont les circonstances extérieures
ne font que provoquer en nous l'éclosion. Ces derniers nous sont propres, ils
sont égoïstes, parce qu'on ne nous les a pas soufflés et imposés en tant que sentiments
; les premiers, au contraire, nous ont été donnés, nous les soignons comme un
héritage, nous les cultivons et ils nous possèdent.
Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 61
Qui a pu ne pas remarquer ou tout au moins éprouver que toute notre éducation
consiste à greffer dans notre cervelle certains sentiments déterminés, au lieu d'y
laisser germer au petit bonheur ceux qui y auraient trouvé un sol convenable ?
Lorsque nous entendons le nom de Dieu, nous devons éprouver de la crainte; que l'on
prononce devant nous le nom de Sa Majesté le Prince, nous devons nous sentir
pénétrés de respect, de vénération et de soumission ; si l'on nous parle de moralité,
nous devons entendre quelque chose d'inviolable ; si l'on nous parle du mal ou des
méchants, nous ne pouvons nous dispenser de frémir, et ainsi de suite. Ces sentiments
sont le but de l'éducateur, ils sont obligatoires ; si l'enfant se délectait, par exemple,
au récit des hauts faits des méchants, ce serait au fouet à le punir et à le « ramener
dans la bonne voie ».
Lorsque nous sommes ainsi bourrés de sentiments donnés, nous parvenons à la
majorité et nous pouvons être « émancipés ». Notre équipement consiste en « sentiments
élevés, pensées sublimes, maximes édifiantes, éternels principes », etc. Les
jeunes sont majeurs quand ils gazouillent comme les vieux ; on les pousse dans les
écoles pour qu'ils y apprennent les vieux refrains, et, quand ils les savent par coeur,
l'heure de l'émancipation a sonné.
Il ne nous est pas permis d'éprouver, à l'occasion de chaque objet et de chaque
nom qui se présentent à nous, le premier sentiment venu ; le nom de Dieu, par exemple,
ne doit pas éveiller en nous d'images risibles ou de sentiments irrespectueux ; ce
que nous devons en penser et ce que nous devons sentir nous est d'avance tracé et
prescrit.
Tel est le sens de ce qu'on appelle la « charge d'âme » : mon âme et mon esprit
doivent être façonnés d'après ce qui convient aux autres, et non d'après ce qui pourrait
me convenir à moi-même.
On sait combien il faut se donner de peine pour acquérir une façon à soi de sentir
vis-à-vis de bien des noms que l'on prononce même tous les jours ; on sait aussi
combien il est difficile de rire au nez de celui qui attend de nous, lorsqu'il nous parle,
un air pénétré et un ton de bonne compagnie. Ce qui nous est donné nous est
étranger, ne nous appartient pas en propre ; aussi est-ce « sacré » et est-il malaisé de
se dépouiller du « saint émoi » que cela nous inspire.
On entend beaucoup vanter aujourd'hui le « sérieux », la « gravité dans les sujets
et les affaires de haute importance », la « gravité allemande », etc. Cette façon de
prendre les choses au sérieux montre clairement combien déjà invétérées et graves
sont devenues la folie et la possession. Car il n'y a rien de plus sérieux que le fou
lorsqu'il se met à chevaucher sa chimère favorite ; devant son zèle, il ne s'agit plus de
plaisanter. (Voyez les maisons de fous.)


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