Différences entre les versions de « Benjamin Constant:Commentaire sur l'ouvrage de Filangieri - Deuxième partie »

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On pense bien qu'en m'exprimant de la sorte, je n'attaque pas les intentions d'un auteur que j'estime, et auquel m'attachent à la fois et la conformité d'opinions sur beaucoup de points et le souvenir d'une amitié ancienne et durable ; mais je crois que l'enthousiasme avec lequel il a adopté le système de M. Malthus, et le désir de rendre ce système plus applicable en pratique que ne l'avait essayé l'auteur anglais, l'ont entraîné dans des erreurs graves. Il a voulu faire par la loi ce qu'il est impossible de faire par la loi ; et comme il arrive aux meilleurs esprits trop fortement préoccupés d'une idée, ne voyant point d'efficacité dans les moyens que M. Malthus avait proposés, il a cru résoudre le problème en invoquant l'intervention à laquelle on recourt toujours en désespoir de cause, et qui, lorsqu'elle sort de sa sphère, fait habituellement plus de mal que de bien, je veux dire l'intervention directe et menaçante de l'autorité.
On pense bien qu'en m'exprimant de la sorte, je n'attaque pas les intentions d'un auteur que j'estime, et auquel m'attachent à la fois et la conformité d'opinions sur beaucoup de points et le souvenir d'une amitié ancienne et durable ; mais je crois que l'enthousiasme avec lequel il a adopté le système de M. Malthus, et le désir de rendre ce système plus applicable en pratique que ne l'avait essayé l'auteur anglais, l'ont entraîné dans des erreurs graves. Il a voulu faire par la loi ce qu'il est impossible de faire par la loi ; et comme il arrive aux meilleurs esprits trop fortement préoccupés d'une idée, ne voyant point d'efficacité dans les moyens que M. Malthus avait proposés, il a cru résoudre le problème en invoquant l'intervention à laquelle on recourt toujours en désespoir de cause, et qui, lorsqu'elle sort de sa sphère, fait habituellement plus de mal que de bien, je veux dire l'intervention directe et menaçante de l'autorité.
== Chapitre 7. D'une inconséquence de Filangieri ==
''« Au lieu d'engager ses sujets à abandonner leur patrie, elle (l'Angleterre) devrait par des règlements sages mettre obstacle à leur fréquente émigration. »
                                                                    Liv. II, chap. III, p. 57.''
Ce que nous venons de dire sur les inconvénients et les avantages de la population, nous oblige à retourner en arrière pour indiquer une étrange inconséquence de notre auteur italien. D'après le principe qu'il a reconnu lui-même, et qui est en effet d'une vérité incontestable, je veux dire le rapport nécessaire et constant qui existe entre la population et les moyens de subsistance, il est clair que l'émigration est ce qui favorise le plus la multiplication de l'espèce humaine. Partout où il y a une place vide, une naissance la remplit ; et cependant le même écrivain qui voudrait voir la population s'accroître sans bornes, exhortait l'Angleterre, quelques pages plus haut, à empêcher que ses sujets n'émigrassent. Mais il arrive sans cesse que les hommes oublient une moitié de leurs opinions, quand ils veulent faire prévaloir l'autre moitié. Ils les prennent chacune en particulier comme autant de dogmes ; et quand ils ont rassemblé tout ce qu'ils croient avoir à dire sur un sujet, ils pensent s'être acquittés de leur tache, et recommencent le même travail sur une question nouvelle, sans trop se mettre en peine ni même s'apercevoir des contradictions dans lesquelles ils peuvent tomber. Il est vrai de dire que l'inattention des lecteurs vient au secours de celle des écrivains, et qu'au milieu des distractions qui se croisent et des intérêts qui nous entraînent, chaque idée nous sert comme un amusement ou comme une arme, sans que nous n'éprouvions le besoin d'en former un ensemble, satisfaits que nous sommes d'avoir atteint le but ou pourvu à la conversation du moment.
On ne met point obstacle à l'émigration par des règlements, et le conseil que Filangieri adresse ici au gouvernement anglais décèle encore l'erreur d'un philosophe qui considère l'homme comme un agent passif entre les mains de l'autorité. Filangieri sans doute, en parlant de règlements sages, les concevait doux et modérés ; mais par cela même que les peines trop sévères seraient écartées de ces règlements, ils se verraient plus facilement enfreints. Leur infraction forcerait le pouvoir à accroître la rigueur des peines, et de la sorte, avec quelque réserve que l'autorité fut entrée dans cette route, elle serait amenée au dernier terme de la violence à la sévérité. Les seuls règlements à faire pour mettre obstacle à l'émigration, ce sont les constitutions libres, les lois équitables, les garanties solides. Assurez ces biens à un peuple, et vous pouvez être certain que ses citoyens n'émigreront pas. Refusez ces biens à un peuple, tous vos règlements n'empêcheront point qu'il ne quitte un pays où son existence sera précaire, ses droits menacés, son industrie entravée. Je le demande à tout homme de bon sens et de bonne foi ; par quelle mesure retiendra-t-on sur le sol anglais ces prolétaires affamés, auxquels les lois ne permettent pas de gagner leur subsistance et celle de leur famille ? Et si, par impossible, on parvenait à leur fermer toute issue, qu'en résulterait-il pour la prospérité de la paix publique ? En détail, des brigandages ; en masse, des séditions.
Je ne considère ici la question que sous le point de vue politique. Que n'aurais-je point à dire, si je me livrais à des considérations morales ?
La société, telle qu'elle existe, a consacré le droit de propriété, c'est-à-dire a voulu que le sol appartint sans contestation à celui qui l'occupe de temps immémorial, ou d'après une transmission dont elle a prescrit les formes ; elle a voulu de plus que les productions, fruit du travail, appartinssent, soit au producteur, soit à ceux qui, par des conventions légales, lui fournissent les matériaux et les moyens de produire.
La nécessité excuse ce qu'a fait à cet égard la société ; mais la condition néanmoins est dure et sévère. Les trois quarts de l'espèce humaine naissent déshérités ; les biens, communs à tous dans l'ordre naturel, deviennent dans l'ordre social le monopole de quelques-uns ; et ces derniers pour les conquérir ne se donnent, comme on l'a dit énergiquement, que la peine de naître.
Enfin la chose est ainsi. Deux compensations restent, et consolerait la classe dépouillée ; l'une est le travail, l'autre l'émigration.
Par la première, le pauvre trouve dans ses bras, dans son industrie, un équivalent à la propriété dont les détenteurs oisifs sont forcés de lui abandonner une portion, pour qu'à leur profit il fasse valoir le reste. Par la seconde, si, dans un pays, ses efforts sont inutiles, il peut chercher ailleurs un ciel plus propice et des circonstances plus favorables.
Qui le croirait ? L'autorité lui a fréquemment disputé ces deux ressources. Des lois prohibitives ont gêné son industrie au-dedans, et des décrets contre l'émigration lui ont défendu de porter cette industrie au-dehors. Avec une législation pareille, je le déclare, il n'y a aucun excès qu'on ne doive attendre, il n'y a pas de désordre qui nous puisse étonner.
Dira-t-on que nous exigeons des gouvernements une indifférence et une apathie qui blessent leurs intérêts ? Qu'ils ne sauraient se résigner à voir leur pays se dépeupler, leurs terres rester en friche, leur industrie dépérir faute de biens, toutes les fois que ce qu'ils appellent la manie de l'émigration s'empare de l'esprit d'une classe ignorante et crédule, que séduisent des écrits mensongers et de trompeuses promesses ? Nous répondrons que la manie de l'émigration ne s'emparera d'aucun peuple ni d'aucune classe, si le gouvernement, par ses vexations, par les entraves qu'il oppose au développement des facultés humaines ; en un mot, parce qu'on pourrait nommer, à plus juste titre, la manie réglementaire et législative, ne contraint pas cette classe ou ce peuple à émigrer.


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