J’ai dit dans le premier chapitre de cet ouvrage, que les citoyens possédaient des droits individuels, indépendants de toute autorité sociale, et que ces droits étaient la liberté personnelle, la liberté religieuse, la liberté d’opinion, la garantie contre l’arbitraire, et la jouissance de la propriété. Je distingue néanmoins les droits de la propriété des autres droits des individus. Plusieurs de ceux qui ont défendu la propriété, par des raisonnements abstraits, me semblent être tombés dans une erreur grave : ils ont représenté la propriété comme quelque chose de mystérieux, d’antérieur à la société, d’indépendant d’elle. Aucune de ces assertions n’est vraie. La propriété n’est point antérieure à la société, car sans l’association qui lui donne une garantie, elle ne serait que le droit du premier occupant, en d’autres mots, le droit de la force, c’est-à-dire un droit qui n’en est pas un. La propriété n’est point indépendante de la société, car un état social, à la vérité très-misérable, peut être conçu sans propriété, tandis qu’on ne peut imaginer de propriété sans état social. La propriété existe de par la société ; la société a trouvé que le meilleur moyen de faire jouir ses membres des biens communs à tous, ou disputés par tous avant son institution, était d’en concéder une partie à chacun, ou plutôt de maintenir chacun dans la partie qu’il se trouvait occuper, en lui en garantissant la jouissance, avec les changements que cette jouissance pourrait éprouver, soit par les chances multipliées du hasard, soit par les degrés inégaux de l’industrie. La propriété n’est autre chose qu’une convention sociale ; mais de ce que nous la reconnaissons pour telle, il ne s’ensuit pas que nous l’envisagions comme moins sacrée, moins inviolable, moins nécessaire, que les écrivains qui adoptent un autre système. Quelques philosophes ont considéré son établissement comme un mal, son abolition comme possible ; mais ils ont eu recours, pour appuyer leurs théories, à une foule de suppositions dont quelques-unes peuvent ne se réaliser jamais, et dont les moins chimériques sont reléguées à une époque qu’il ne nous est pas même permis de prévoir : non-seulement ils ont pris pour base un accroissement de lumières auquel l’homme arrivera peut-être, mais sur lequel il serait absurde de fonder nos institutions présentes ; mais ils ont établi comme démontrée une diminution du travail actuellement requis, pour la subsistance de l’espèce humaine, telle que cette diminution dépasse toute invention même soupçonnée. Certainement chacune de nos découvertes en mécanique, qui remplacent par des instruments et des machines la force physique de l’homme, est une conquête pour la pensée : et d’après les lois de la nature, ces conquêtes devenant plus faciles, à mesure qu’elles se multiplient, doivent se succéder avec une vitesse accélérée ; mais il y a loin encore de ce que nous avons fait, et même de ce que nous pouvons imaginer en ce genre, à une exemption totale de travail manuel ; néanmoins cette exemption serait indispensable pour rendre possible l’abolition de la propriété, à moins qu’on ne voulût, comme quelques-uns de ces écrivains le demandent, répartir ce travail également entre tous les membres de l’association ; mais cette répartition, si elle n’était pas une rêverie, irait contre son but même, enlèverait à la pensée le loisir qui doit la rendre forte et profonde, à l’industrie la persévérance qui la porte à la perfection, à toutes les classes, les avantages de l’habitude, de l’unité du but et de la centralisation des forces. Sans propriété, l’espèce humaine existerait stationnaire et dans le degré le plus brut et le plus sauvage de son existence. Chacun, chargé de pourvoir seul à tous ses besoins, partagerait ses forces pour y subvenir, et courbé sous le poids de ces soins multipliés, n’avancerait jamais d’un pas. L’abolition de la propriété serait destructive de la division du travail, base du perfectionnement de tous les arts et de toutes les sciences. La faculté progressive, espoir favori des écrivains que je combats, périrait faute de temps et d’indépendance, et l’égalité grossière et forcée qu’ils nous recommandent, mettrait un obstacle invincible à l’établissement graduel de l’égalité véritable, celle du bonheur et des lumières. La propriété, en sa qualité de convention sociale, est de la compétence et sous la juridiction de la société. La société possède sur elle des droits qu’elle n’a point sur la liberté, la vie et les opinions de ses membres. Mais la propriété se lie intimement à d’autres parties de l’existence humaine, dont les unes ne sont pas du tout soumises à la juridiction collective, et dont les autres ne sont soumises à cette juridiction que d’une manière limitée. La société doit en conséquence restreindre son action sur la propriété, parce qu’elle ne pourrait l’exercer dans toute son étendue, sans porter atteinte à des objets qui ne lui sont pas subordonnés. L’arbitraire sur la propriété est bientôt suivi de l’arbitraire sur les personnes : premièrement, parce que l’arbitraire est contagieux ; en second lieu, parce que la violation de la propriété provoque nécessairement la résistance. L’autorité sévit alors contre l’opprimé qui résiste ; et, parce qu’elle a voulu lui ravir son bien, elle est conduite à porter atteinte à sa liberté. Je ne traiterai pas dans ce chapitre des confiscations illégales et autres attentats politiques contre la propriété. L’on ne peut considérer ces violences comme des pratiques usitées par les gouvernements réguliers ; elles sont de la nature de toutes les mesures arbitraires ; elles n’en sont qu’une partie et une partie inséparable ; le mépris pour la fortune des hommes suit de près le mépris pour leur sûreté et pour leur vie. J’observerai seulement que, par des mesures pareilles, les gouvernements gagnent bien moins qu’ils ne perdent. " les rois, dit " Louis Xiv dans ses mémoires, sont seigneurs absolus et ont " naturellement la disposition pleine et libre de tous les biens " de leurs sujets. " mais quand les rois se regardent comme seigneurs absolus de tout ce que possèdent leurs sujets, les sujets enfouissent ce qu’ils possèdent ou le dissipent ; s’ils l’enfouissent, c’est autant de perdu pour l’agriculture, pour le commerce, pour l’industrie, pour tous les genres de prospérité ; s’ils le prodiguent pour des jouissances frivoles, grossières et improductives, c’est encore autant de détourné des emplois utiles et des spéculations reproductrices. Sans la sécurité, l’économie devient duperie, et la modération imprudence. Lorsque tout peut être enlevé, il faut conquérir le plus qu’il est possible, parce que l’on a plus de chances de soustraire quelque chose à la spoliation. Lorsque tout peut être enlevé, il faut dépenser le plus qu’il est possible, parce que tout ce qu’on dépense est autant d’arraché à l’arbitraire. Louis Xiv croyait dire une chose bien favorable à la richesse des rois ; il disait une chose qui devait ruiner les rois, en ruinant les peuples. Il y a d’autres espèces de spoliations moins directes dont je crois utile de parler avec un peu plus d’étendue. Les gouvernements se les permettent pour diminuer leurs dettes ou accroître leurs ressources, tantôt sous le prétexte de la nécessité, quelquefois sous celui de la justice, toujours en alléguant l’intérêt de l’état : car de même que les apôtres zélés de la souveraineté du peuple pensent que la liberté publique gagne aux entraves mises à la liberté individuelle, beaucoup de financiers de nos jours semblent croire que l’état s’enrichit de la ruine des individus. Honneur à notre gouvernement qui a repoussé ces sophismes et s’est interdit ces erreurs par un article positif de notre acte constitutionnel ! Les atteintes indirectes à la propriété, qui vont faire le sujet des observations suivantes, se divisent en deux classes. Je mets dans la première les banqueroutes partielles ou totales, la réduction des dettes nationales, soit en capitaux, soit en intérêts, le paiement de ces dettes en effets d’une valeur inférieure à leur valeur nominale, l’altération des monnaies, les retenues, etc. Je comprends dans la seconde les actes d’autorité contre les hommes qui ont traité avec les gouvernements, pour leur fournir les objets nécessaires à leurs entreprises militaires ou civiles, les lois ou mesures rétroactives contre les enrichis, les chambres ardentes, l’annulation des contrats, des concessions, des ventes faites par l’état à des particuliers. Quelques écrivains ont considéré l’établissement des dettes publiques comme une cause de prospérité ; je suis d’une tout autre opinion. Les dettes publiques ont créé une propriété d’espèce nouvelle qui n’attache point son possesseur au sol, comme la propriété foncière, qui n’exige ni travail assidu, ni spéculations difficiles, comme la propriété industrielle, enfin qui ne suppose point des talents distingués, comme la propriété que nous avons nommée intellectuelle. Le créancier de l’état n’est intéressé à la prospérité de son pays que comme tout créancier l’est à la richesse de son débiteur. Pourvu que ce dernier le paye, il est satisfait ; et les négociations qui ont pour but d’assurer son payement, lui semblent toujours suffisamment bonnes, quelque dispendieuses qu’elles puissent être. La faculté qu’il a d’aliéner sa créance le rend indifférent à la chance probable, mais éloignée, de la ruine nationale. Il n’y a pas un coin de terre, pas une manufacture, pas une source de productions, dont il ne contemple l’appauvrissement avec insouciance, aussi longtemps qu’il y a d’autres ressources qui subviennent à l’acquittement de ses revenus. La propriété dans les fonds publics est d’une nature essentiellement égoïste et solitaire, et qui devient facilement hostile, parce qu’elle n’existe qu’aux dépens des autres. Par un effet remarquable de l’organisation compliquée des sociétés modernes, tandis que l’intérêt naturel de toute nation est que les impôts soient réduits à la somme la moins élevée qu’il est possible, la création d’une dette publique fait que l’intérêt d’une partie de chaque nation est l’accroissement des impôts. Mais quels que soient les effets fâcheux des dettes publiques, c’est un mal devenu inévitable pour les grands états. Ceux qui subviennent habituellement aux dépenses nationales par des impôts, sont presque toujours forcés d’anticiper, et leurs anticipations forment une dette : ils sont de plus, à la première circonstance extraordinaire, obligés d’emprunter. Quant à ceux qui ont adopté le système des emprunts préférablement à celui des impôts, et qui n’établissent de contributions que pour faire face aux intérêts de leurs emprunts (tel est à peu près de nos jours le système de l’Angleterre), une dette publique est inséparable de leur existence. Ainsi recommander aux états modernes de renoncer aux ressources que le crédit leur offre, serait une vaine tentative. Or, dès qu’une dette nationale existe, il n’y a qu’un moyen d’en adoucir les effets nuisibles, c’est de la respecter scrupuleusement. On lui donne de la sorte une stabilité qui l’assimile, autant que le permet sa nature, aux autres genres de propriétés. La mauvaise foi ne peut jamais être un remède à rien. En ne payant pas les dettes publiques, l’on ajouterait, aux conséquences immorales d’une propriété qui donne à ses possesseurs des intérêts différents de ceux de la nation dont ils font partie, les conséquences plus funestes encore de l’incertitude et de l’arbitraire. L’arbitraire et l’incertitude sont les premières causes de ce qu’on a nommé l’agiotage. Il ne se développe jamais avec plus de force et d’activité que lorsque l’état viole ses engagements : tous les citoyens sont réduits alors à chercher dans le hasard des spéculations quelques dédommagements aux pertes que l’autorité leur fait éprouver. Toute distinction entre les créanciers, toute inquisition dans les transactions des individus, toute recherche de la route que les effets publics ont suivie, et des mains qu’ils ont traversées jusqu’à leur échéance, est une banqueroute. Un état contracte des dettes et donne en payement ses effets aux hommes auxquels il doit de l’argent. Ces hommes sont forcés de vendre les effets qu’il leur a donnés. Sous quel prétexte partirait-il de cette vente pour contester la valeur de ces effets ? Plus il contestera leur valeur, plus ils perdront. Il s’appuiera sur cette dépréciation nouvelle pour ne les recevoir qu’à un prix encore plus bas. Cette double progression réagissant sur elle-même réduira bientôt le crédit au néant et les particuliers à la ruine. Le créancier originaire a pu faire de son titre ce qu’il a voulu. S’il a vendu sa créance, la faute n’en est pas à lui que le besoin y a forcé, mais à l’état qui ne le payait qu’en effets qu’il s’est vu réduit à vendre. S’il a vendu sa créance à vil prix, la faute n’en est pas à l’acheteur qui l’a acquise avec des chances défavorables : la faute en est encore à l’état qui a créé ces chances défavorables, car la créance vendue ne serait pas tombée à vil prix si l’état n’avait pas inspiré la défiance. En établissant qu’un effet baisse de valeur, en passant dans la seconde main à des conditions quelconques que le gouvernement doit ignorer, puisqu’elles sont des stipulations libres et indépendantes, on fait de la circulation qu’on a regardée toujours comme un moyen de richesse, une cause d’appauvrissement. Comment justifier cette politique, qui refuse à ses créanciers ce qu’elle leur doit et décrédite ce qu’elle leur donne ? De quel front les tribunaux condamnent-ils le débiteur, créancier lui-même d’une autorité banqueroutière ? Eh quoi ! Traîné dans un cachot, dépouillé de ce qui m' appartenait, parce que je n’ai pu satisfaire aux dettes que j’ai contractées sur la foi publique, je passerai devant la tribune d’où sont émanées les lois spoliatrices. D’un côté siégera le pouvoir qui me dépouille, de l’autre les juges qui me punissent d’avoir été dépouillé. Tout payement nominal est une banqueroute. Toute émission d’un papier qui ne peut être à volonté converti en numéraire est, dit un auteur français recommandable, une spoliation. Que ceux qui la commettent soient armés du pouvoir public, ne change rien à la nature de l’acte. L’autorité qui paye un citoyen en valeurs supposées, le force à des payements semblables. Pour ne pas flétrir ses opérations et les rendre impossibles, elle est obligée de légitimer toutes les opérations pareilles. En créant la nécessité pour quelques-uns, elle fournit à tous l’excuse. L’égoïsme bien plus subtil, plus adroit, plus prompt, plus diversifié que l’autorité, s’élance au signal donné. Il déconcerte toutes les précautions par la rapidité, la complication, la variété de ses fraudes. Quand la corruption peut se justifier par la nécessité, elle n’a plus de bornes. Si l’état veut mettre une différence entre ses transactions et les transactions des individus, l’injustice n’en est que plus scandaleuse. Les créanciers d’une nation ne sont qu’une partie de cette nation. Quand on met des impôts, pour acquitter les intérêts de la dette publique, c’est sur la nation entière qu’on la fait peser : car les créanciers de l’état comme contribuables payent leur part de ces impôts. En réduisant la dette, on la rejette sur les créanciers seuls. C’est donc conclure de ce qu’un poids est trop fort pour être supporté par tout un peuple, qu’il sera supporté plus facilement par le quart, ou par le huitième de ce peuple. Toute réduction forcée est une banqueroute. On a traité avec des individus d’après des conditions que l’on a librement offertes ; ils ont rempli ces conditions ; ils ont livré leurs capitaux ; ils les ont retirés des branches d’industrie qui leur promettaient des bénéfices : on leur doit tout ce qu’on leur a promis ; l’accomplissement de ces promesses est l’indemnité légitime des sacrifices qu’ils ont faits, des risques qu’ils ont courus. Que si un ministre regrette d’avoir proposé des conditions onéreuses, la faute en est à lui, et nullement à ceux qui n’ont fait que les accepter. La faute en est doublement à lui ; car ce qui a surtout rendu ses conditions onéreuses, ce sont ses infidélités antérieures ; s’il avait inspiré une confiance entière, il aurait obtenu de meilleures conditions. Si l’on réduit la dette d’un quart, qui empêche de la réduire d’un tiers, des neuf dixièmes, ou de la totalité ? Quelle garantie peut-on donner à ses créanciers, ou se donner à soi-même ? Le premier pas en tout genre rend le second plus facile. Si des principes sévères avaient astreint l’autorité à l’accomplissement de ses promesses, elle aurait cherché des ressources dans l’ordre et l’économie. Mais elle a essayé celles de la fraude, elle a admis qu’elles étaient à son usage : elles la dispensent de tout travail, de toute privation, de tout effort. Elle y reviendra sans cesse, car elle n’a plus pour se retenir la conscience de l’intégrité. Tel est l’aveuglement qui suit l’abandon de la justice, qu’on a quelquefois imaginé qu’en réduisant les dettes par un acte d’autorité, on ranimerait le crédit qui semblait déchoir. On est parti d’un principe qu’on avait mal compris et qu’on a mal appliqué. L’on a pensé que moins on devrait, plus on inspirerait de confiance, parce qu’on serait plus en état de payer ses dettes ; mais on a confondu l’effet d’une libération légitime et celui d’une banqueroute. Il ne suffit pas qu’un débiteur puisse satisfaire à ses engagements, il faut encore qu’il le veuille, ou qu’on ait les moyens de l’y forcer. Or, un gouvernement qui profite de son autorité pour annuler une partie de sa dette, prouve qu’il n’a pas la volonté de payer. Ses créanciers n’ont pas la faculté de l’y contraindre, qu’importent donc ses ressources ? Il n’en est pas d’une dette publique comme des denrées de première nécessité : moins il y a de ces denrées, plus elles ont de valeur. C’est qu’elles ont une valeur intrinsèque, et que leur valeur relative s’accroît par leur rareté. La valeur d’une dette au contraire ne dépend que de la fidélité du débiteur. ébranlez la fidélité, la valeur est détruite. L’on a beau réduire la dette à la moitié, au quart, au huitième, ce qui reste de cette dette n’en est que plus décrédité. Personne n’a besoin ni envie d’une dette que l’on ne paye pas. Quand il s’agit des particuliers, la puissance de remplir leurs engagements est la condition principale, parce que la loi est plus forte qu’eux. Mais quand il est question des gouvernements, la condition principale est la volonté. Il est un autre genre de banqueroutes, sur lequel plusieurs gouvernements semblent se faire encore moins de scrupules. Engagés, soit par ambition, soit par imprudence, soit aussi par nécessité, dans des entreprises dispendieuses, ils contractent avec des commerçants pour les objets nécessaires à ces entreprises. Leurs traités sont désavantageux, cela doit être : les intérêts d’un gouvernement ne peuvent jamais être défendus avec autant de zèle que les intérêts des particuliers ; c’est la destinée commune à toutes les transactions sur lesquelles les parties ne peuvent pas veiller ellesmêmes, et c’est une destinée inévitable ; alors l’autorité prend en haine des hommes qui n’ont fait que profiter du bénéfice inhérent à leur situation ; elle encourage contre eux les déclamations et les calomnies : elle annule ses marchés : elle retarde ou refuse les payements qu’elle a promis ; elle prend des mesures générales qui, pour atteindre quelques suspects, enveloppent sans examen toute une classe. Pour pallier cette iniquité, l’on a soin de représenter ces mesures comme frappant exclusivement ceux qui sont à la tête des entreprises dont on leur enlève le salaire ; on excite contre quelques noms odieux ou flétris l’animadversion du peuple ; mais les hommes que l’on dépouille ne sont pas isolés ; ils n’ont pas tout fait par eux-mêmes ; ils ont employé des artisans, des manufacturiers qui leur ont fourni des valeurs réelles ; c’est sur ces derniers que retombe la spoliation, que l’on semble n’exercer que contre les autres, et ce même peuple qui, toujours crédule, applaudit à la destruction de quelques fortunes, dont l’énormité prétendue l’irrite, ne calcule pas que toutes ces fortunes, reposant sur des travaux dont il avait été l’instrument, tendaient à refluer jusqu’à lui, tandis que leur destruction lui dérobe à lui-même le prix de ses propres travaux. Les gouvernements ont toujours un besoin plus ou moins grand d’hommes qui traitent avec eux. Un gouvernement ne peut acheter au comptant comme un particulier ; il faut ou qu’il paye d’avance, ce qui est impraticable, ou qu’on lui fournisse à crédit les objets dont il a besoin : s’il maltraite et avilit ceux qui les lui livrent, qu’arrive-t-il ? Les hommes honnêtes se retirent, ne voulant pas faire un métier honteux ; des hommes dégradés se présentent seuls : ils évaluent le prix de leur honte, et prévoyant de plus qu’on les payera mal, ils se payent par leurs propres mains. Un gouvernement est trop lent, trop entravé, trop embarrassé dans ses mouvements, pour suivre les calculs déliés et les manoeuvres rapides de l’intérêt individuel. Quand il veut lutter de corruption avec les particuliers, celle de ces derniers est toujours la plus habile. La seule politique de la force, c’est la loyauté. Le premier effet d’une défaveur jetée sur un genre de commerce, c’est d’en écarter tous les commerçants que l’avidité ne séduit pas. Le premier effet d’un système d’arbitraire, c’est d’inspirer à tous les hommes intègres le désir de ne pas rencontrer cet arbitraire, et d’éviter les transactions qui pourraient les mettre en rapport avec cette terrible puissance. Les économies fondées sur la violation de la foi publique ont trouvé dans tous les pays leur châtiment infaillible dans les transactions qui les ont suivies. L’intérêt de l’iniquité, malgré ses réductions arbitraires et ses lois violentes, s’est payé toujours au centuple de ce qu’aurait coûté la fidélité. J’aurais dû peut-être mettre au nombre des atteintes portées à la propriété, l’établissement de tout impôt inutile ou excessif. Tout ce qui excède les besoins réels, dit un écrivain, dont on ne contestera pas l’autorité sur cette matière, cesse d’être légitime. Il n’y a d’autre différence entre les usurpations particulières et celle de l’autorité, sinon que l’injustice des unes tient à des idées simples, et que chacun peut aisément concevoir, tandis que, les autres, étant liées à des combinaisons compliquées, personne ne peut en juger autrement que par conjecture. Tout impôt inutile est une atteinte contre la propriété, d’autant plus odieuse, qu’elle s’exécute avec toute la solennité de la loi, d’autant plus révoltante que c’est le riche qui l’exerce contre le pauvre, l’autorité en armes contre l’individu désarmé. Tout impôt, de quelque espèce qu’il soit, a toujours une influence plus ou moins fâcheuse : c’est un mal nécessaire ; mais comme tous les maux nécessaires, il faut le rendre le moins grand qu’il est possible. Plus on laisse de moyens à la disposition de l’industrie des particuliers, plus un état prospère. L’impôt, par cela seul qu’il enlève une portion quelconque de ces moyens à cette industrie, est infailliblement nuisible. Rousseau, qui en finances n’avait aucune lumière, a répété avec beaucoup d’autres, que dans les pays monarchiques il fallait consommer par le luxe du prince, l’excès du superflu des sujets, parce qu’il valait mieux que cet excédant fût absorbé par le gouvernement que dissipé par les particuliers. On reconnaît dans cette doctrine un mélange absurde de préjugés monarchiques et d’idées républicaines. Le luxe du prince, loin de décourager celui des individus, lui sert d’encouragement et d’exemple. Il ne faut pas croire qu’en les dépouillant, il les réforme. Il peut les précipiter dans la misère, mais il ne peut les retenir dans la simplicité. Seulement la misère des uns se combine avec le luxe de l’autre, et c’est de toutes les combinaisons la plus déplorable. L’excès des impôts conduit à la subversion de la justice, à la détérioration de la morale, à la destruction de la liberté individuelle. Ni l’autorité qui enlève aux classes laborieuses leur subsistance péniblement acquise, ni ces classes opprimées qui voient cette subsistance arrachée de leurs mains, pour enrichir des maîtres avides, ne peuvent rester fidèles aux lois de l’équité, dans cette lutte de la faiblesse contre la violence, de la pauvreté contre l’avarice, du dénûment contre la spoliation. Et l’on se tromperait en supposant que l’inconvénient des impôts excessifs se borne à la misère et aux privations du peuple. Il en résulte un autre mal non moins grand, que l’on ne paraît pas jusqu’à présent avoir suffisamment remarqué. La possession d’une très-grande fortune inspire même aux particuliers des désirs, des caprices, des fantaisies désordonnées qu’ils n’auraient pas conçues dans une situation plus restreinte. Il en est de même des hommes en pouvoir. Ce qui a suggéré aux ministères anglais, depuis cinquante ans, des prétentions si exagérées et si insolentes, c’est la trop grande facilité qu’ils ont trouvée à se procurer d’immenses trésors par des taxes énormes. Le superflu de l’opulence enivre, comme le superflu de la force, parce que l’opulence est une force, et de toutes la plus réelle ; de là des plans, des ambitions, des projets, qu’un ministère qui n’aurait possédé que le nécessaire n’eût jamais formés. Ainsi, le peuple n’est pas misérable seulement parce qu’il paye au delà de ses moyens, mais il est misérable encore par l’usage que l’on fait de ce qu’il paye. Ses sacrifices tournent contre lui. Il ne paye plus des impôts pour avoir la paix assurée par un bon système de défense. Il en paye pour avoir la guerre, parce que l’autorité fière de ses trésors, veut les dépenser glorieusement. Le peuple paye, non pour que le bon ordre soit maintenu dans l’intérieur, mais pour que des favoris enrichis de ses dépouilles troublent au contraire l’ordre public par des vexations impunies. De la sorte, une nation achète, par ses privations, les malheurs et les dangers ; et dans cet état de choses, le gouvernement se corrompt par sa richesse, et le peuple par sa pauvreté.
Benjamin Constant:Principes de politique - Chapitre 15
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Chapitre 15 : De l’inviolabilité des propriétés
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